NOS LANGUES, À CONDITION QU’ELLES PARLENT FORTEMENT NOS IMAGINAIRES
EXCLUSIF SENEPLUS - Il y a un rapport idéologique à reconstruire avec sa propre langue : celle de sortir de la vision d’un Universel qui aplatit et détruit les divers cultuels, sociologiques, anthropologiques
À la suite de la lettre de Boubacar B. Diop et Ngugi wa Thiong’o au président Diomaye Faye
De Cabra Infante : « Qu’importe la langue, mais garde-toi de laisser la tienne. »
Dans la lettre de Boubacar Boris et de Ngugi wa Thiong’o au président Diomaye Diakhar Faye, une des recommandations est l’inscription et l’utilisation de toutes les langues du pays. Principiellement, il n’y a pas de langue faible, forte, riche. Toutes les langues se valent.
Ces deux écrivains, dans leurs prescriptions, posent la centralité d’une langue dans la continuation anthropologique d’une communauté pour la sauvegarde de son imaginaire. C’est par la langue que l’essence d’une communauté se prolonge. Pourquoi il n’y a pas de mots wolofs pour désigner millions, milliards ? La réponse est dans l’absence de propension exagérée d’accaparement et de richesses au-delà des besoins de survie. Pourquoi le mot « mbok » signifie de nos jours « parents » alors qu’il est de la même famille que « bokk » qui veut dire : « se partager, ou ce qui est à tous » ?
Dans la réalité du carnage foncier sous le régime de Macky Sall, ce qui est agité contre son illégalité est une expression, ce qui est à tous, « li ñepp bokk ». La communauté dépose dans les mots le sens fort d’un en- commun. Dans les autres langues africaines, longtemps résilientes aux valeurs capitalo-libéralistes, il y a des traces - mémoires d’un en-commun tenace. Donc, l’enseignement et la pratique de nos langues prolonge leur lente et forte volonté de porter l’identité, les cultures, les imaginaires propres à nos sociétés africaines.
Donc, aujourd’hui, parler, écrire nos langues sont, certes, un palier important dans la reconquête de nos cultures, de notre souveraineté. Mais sont-ils suffisants pour ne pas parler la culture dominante de l’autre ?
Nous vivons dans ce que Patrick Chamoiseau nomme un monde-relié où règne, de nos jours, une domination furtive. Dans la domination brutale, l’injonction était de remplacer sa langue, sa culture par celles des dominateurs. Aujourd’hui, la domination furtive se fait par la cybernétique, les réseaux « sociaux ». Les centres dominateurs ont anesthésié les communautés. Patrick Chamoiseau décrit l’époque dans laquelle nous vivons en ces termes : /…/ La domination furtive ne s’oppose à rien. Ses forces uniformisantes naissent de puissances dématérialisées qui se moquent des vieilles armes. Je pouvais parler ma langue. Hisser mon drapeau. Clamer mon Dieu./…/ Je demeurais la proie de pouvoirs commerciaux : images, médias, finances, médicaments, consommation… Leurs points d’impulsion ne sont plus seulement des États-Territoires, mais, au cœur du cyberspace, des nodules d’interactions qui propagent des standards auxquels tu devrais adhérer.
Si nous sommes dans ce monde de domination furtive du capitalo-libéralisme, parler et écrire sa propre langue ne suffisent plus. Les valeurs standards (l’individu, l’atomisation même en étant en groupe, l’argent, la marchandise, le marché, etc.) passent aussi dans et par nos langues.
Il y a, à mon avis, un rapport idéologique à reconstruire avec sa propre langue. Et Chamoiseau dit qu’il y a lieu de dire contre et à l’endroit de la langue dominante : « Cette langue, c’est ma patrie. Cette langue m’a choisi ou j’habite cette langue. » Cette bifurcation te met en garde de la parler en l’infusant d’énormément de mots d’emprunt d’autres langues comme le français, le wolof, etc. Le présentateur de télévision, de radio, le discoureur dans sa propre langue refuse sciemment le processus de créolisation de leur-s langue-s par des langues dominantes (français, wolof, etc. Ce rapport idéologico- affectif est tout aussi une conscience de se défaire des normes standardisées propagées par la domination furtive qui sont les filets de notre déshumanisation. Alors que nos langues nous parlent autre pour nous rappeler la tradition de notre en-commun : « Nit nitëy garabam », ((traduit difficilement par l’homme est le remède de l’homme), la préservation de notre patrimoine identitaire : ku wacc sa ànd ànd bo dem fekko mu toj » (celui qui abandonne sa culture est sans culture ». Et beaucoup, beaucoup d’autres choses.
L’autre bifurcation fondamentale est le recentrage dans nos langues de nos imaginaires, de nos cosmogonies qui pourtant se démerdent encore par des grouillements païens, traditionnels parce qu’il y a le contrôle d’autres langues, d’autres croyances religieuses. C’est dans ce sens que la prescription de Boubacar Boris Diop et de Ngugi wa Thiong’ o de mettre aux programmes de nos classes les thèses de Cheikh Anta Diop, de traduire nos monuments littéraires en langues nationales pour que les traces-mémoires de nos traditions qui s’y trouvent participent de la re-fondation de notre identité. Césaire nous parle de ne pas nous en faire des clichés de racisme, populisme : « Ce n’est pas par haine des autres races que je m’exige bêcheur (arrogant) de cette unique race (les noirs). »
Dans ce monde-en-relation, des langues disparaissent sous l’œil joyeux des langues dominantes. Des cultures, des cosmogonies aussi par le processus de l’unité universalisante, donc par la négation ou l’uniformisation de ces divers. La bataille idéologique est de sortir de la vision d’un Universel qui aplatit et détruit les divers cultuels, sociologiques, anthropologiques. À ce niveau, la bifurcation se fait par une conscience d’être comme dit Édouard Glissant (écrivain nègre) l’oiseau de son propre divers qui vole vers d’autres lieux qui cherchent pourtant à imposer leurs divers derrière le masque de l’Universel.
C’est quoi le divers que chacune de nos langues doit porter ? Hélas, je cite encore Chamoiseau (oiseau de Cham, l’ancêtre des noirs brûlés par Dieu selon l’imaginaire européen mais principalement méditerranéen, Chamoiseau est un fils de descendants d’esclaves noirs de Martinique). Il écrit : « le divers est ce qui me densifie et me disperse, m’éloigne et me ramène, me nomme et me dilue, m’a précédé et me prolongera. » Le seul véhicule des divers d’une communauté qui entre en relation avec d’autres est sa langue. Et pour continuer ce que nous fûmes, « les fils aînés du monde », sans se faire absorber et sans le faire à d’autres, Édouard Glissant nous parle : « Maintenir notre lieu dans le monde pour signifier le monde entier. »
Dr Cheikh Kasse est Enseignant-chercheur en littérature orale.