QUAND DONALD TRUMP RENIE L’HÉRITAGE DES LUMIÈRES ET FISSURE L’OCCIDENT
Sans revenir ici avec Georges Corm sur les divers récits mythologiques sur la naissance de l’Occident, il importe d’attirer une attention soutenue à des moments cruciaux dans la consolidation de la notion d‘Occident

Dans le contexte actuel où s’opèrent des mutations géopolitiques indéniables, cette interrogation de Georges Corm retrouve un regain d'intérêt : Comment un terme banal d’orientation géographique et astrologique, soit le mot « Occident », a-t-il pu devenir une aussi redoutable frontière de l’esprit, plus infranchissable que toutes les barrières naturelles séparant les sociétés ; un producteur de sentiment très variés d’altérité radicale ; un slogan porteur de tant d’espérances humanistes mais aussi de nombreuses réactions de révulsion ? »
Sans revenir ici avec Georges Corm sur les divers récits mythologiques sur la naissance de l’Occident, il importe d’attirer une attention soutenue à des moments cruciaux dans la consolidation de la notion d‘Occident.
Parmi ces tournants, il est parfaitement pertinent de retenir le triomphe de la Révolution française. Sa portée a été telle qu’elle a été saluée par le puissant philosophe allemand Hegel comme un magnifique lever de soleil en tant qu’elle témoignait de l’avènement d’une constitution désormais érigée surl’idée de droit. Plus prosaïquement, tout qui ne relevait pas de la raison était désormais déclarée nulle et non avenue !
Cependant, les principes constitutifs de l’État de droit, produits du rationalisme philosophique, véhiculaient déjà un dualisme préjudiciable au triomphe d’une République des citoyens que prétendait consacrer le triomphe de la Révolution de 1789. Ce dualisme, aux accents d’une contradiction quasi insoluble, se déclinait en termes d’opposition entre le droit de propriété et le principe de l’égalité dont les principaux antagonistes sont,respectivement, les Girondins et les Jacobins..
Leurs luttes fratricides déboucheront à la répression du 9 - ème thermidor qui restaure la primauté du droit de propriété et réhabilite la bourgeoisie libérale.
Dans cette mouvance, s’enclenche une relation étroite, qui frise l’osmose, entre l’économie de marché et l’État de droit, marques déposées du monde dit libre. Et ce univers, qui renvoie à l’Occident, n’est pas seulement libre mais il est aussi le seul à visage humain car ayant l’apanage de la Civilisation dont les critères sont exclusivement la science, la technique et le christianisme. Partant, tous les autres peuples hors de l’espace occidental sontravalés au rang de sauvages et de barbares. De cette bipolarisation naît la mission civilisatrice dont l’objectif déclaré est d’apporter aux indigènes les lumières, afin de les aider à se libérer du naturalisme dans lequel ils végètent.
Mais, comme pour rétablir l’ordre des raisons, cet ethnocentrisme, qui a accompagné en Europe toute la période d’accumulation primitive du capital, sera pris à partie par l’anthropologie culturelle américaine qui met en fonction la notion de relativisme culturel. Précisément, les animateurs de cette école, parmi lesquels Melville Herskovits, fustigent le projet anthropologique européen, en tant que prétention des Européens à juger les autres cultures à partir de catégories systématiquement connotées par leur propre vécu.
Cette critique a trouvé son prolongement dans le souci publiquement exprimé en 1947, par le Bureau Exécutif de l’American Anthropological Association, de voir comment la Déclaration des Droits de l’Homme en perspective, pourrait « être applicable à tous les êtres humains, et ne pas être une déclaration de droit conçue uniquement dans les termes des valeurs dominantes dans les pays d’Europe occidentale et d’Amérique ? »
En officialisant cette extension des droits de l’homme aux peuples colonisés, les USA en ont tiré une double dividende. Outre leur accès aux marchés jusqu’ici chasses-gardées de la vieille Europe, ils fortifient le monde occidental dont ils prennent le leadership. Du coup, ils s’installent dans une meilleure posture pour rivaliser avec l’URSS, laquelle, en prenant parti pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, s’impose comme l’alliée naturelle des pays en lutte pour leur indépendance.
Pour réaliser l’enjeu de cette prise de position, il convient de rappeler que l’alliance conçue pour vaincre le nazisme n’a pas mis un terme à la bipolarisation du monde. Au contraire, la Conférence, tenue à Yalta en 1945, dessine une carte géopolitique qui cristallise la réalité des deux blocs d’une forte adversité comme en témoignent les conflits qui ont émaillé la « guerre froide ». Le mythe d’un Occident, incarnation du monde dit libre opposé au camp socialiste, conçu comme l’empire du mal, s’incrusta dans bien des consciences.
Et la Conférence de Bandoeng de 1955 ne se contentera pas seulement de prendre acte de l’existence de ces deux pôles ; elle en a ajouté un autre, celui des Non-alignés.
Rappelons que, dès la fin de la seconde conflagration mondiale, l’Europe, qui en est sortie éprouvée, n’avait trouvé de mieux à faire que de se mettre docilement sous l’aile protectrice des Américains. En témoignent l’adoption du Plan Marshall pourle financement de sa reconstruction, l’adhésion à l’OTAN pour sa couverture sécuritaire et sa dépendance de l’industrie des armes de la nouvelle puissance économique, politique et militaire.
L’ordre issu du cycle dessiné par Yalta 1945 sera de rigueur jusqu’à effondrement du Mur de Berlin, en novembre 1989. Cependant, l’éclatement de l’empire soviétique laisse tout de même subsister une Russie suffisamment forte pour hanter la nuit des Occidentaux, toujours persuadés d’être les seuls porteurs des valeurs du monde libre. Cette conviction alimente le recadrage de la carte géopolitique mondiale. Ainsi, la théorie du fossé, née aux États-Unis, sera mise à contribution pour militer en faveur de la démocratisation des pays non-occidentaux. La sommation issue du Sommet de la Baule, en 1990, reste une version francophone de cette nouvelle stratégie géopolitique.
En dépit des tumultes et contradictions intérieures au camp occidental, tous les leaders, européens comme américains, ont scrupuleusement veillé à préserver cette identité de l’Occident. Mais, il reviendra à Donald Trump de franchir le rubicond par des mesures draconiennes qui participent de la partition de l’Occident. Ainsi, s’inscrivant en porte-à-faux contre le principe sacré du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à la proclamation duquel ses propres compatriotes anthropologues avaient apporté un précieux concours, il nourrit le projet d’annexer le Groenland et de faire du Canada le 51 -ème Ètat des USA.
Pire, convaincu que les Européens ont toujours fait de son pays leur vache à lait, Donald Trump les met en demeure de contribuer désormais à leur propre sécurité sous peine de les sevrer de toute assistance. Dans cette mème dynamique, il déclenche la guerre commerciale contre ses alliés, au risque même de porter préjudice aux citoyens américains.
L’Europe est d’autant plus meurtrie que ces mesures s’opèrent à partir d’une lecture déroutante qui autorise Donald Trump à laver de tout soupçon Vladimir Poutine pour désigner Volodymyr Zelensky comme président d’un pays agresseur. Cette prise de position sans précédent dans l’histoire qui porte le mythe de l’Occident, assortie d’une menace de quitter l’OTAN, a inspiré cette réflexion à Ursula Von Der Leyen, Présidente de la Commission européenne, : « L’Europe fait face à un danger clair et immédiat d’une ampleur qu’aucun d’entre nous n’a connue dans sa vie d’adulte … L’avenir d’une Ukraine libre et souveraine, d’une Europe en sécurité et prospère, est en jeu ». Aussi a - t-elle mis en demeure l’Europe de se « réarmer »,
Toutefois, cet appel au réarmement est plus facile à lancer qu’ à traduire dans les actes car, en plus des questions financières, juridiques et stratégiques, la concordance des avis reste une épineuse équation Il s’agit notamment de se demander comment trouver des plages de convergence entre la France, l’Allemagne et l’Italie qui ont des prétentions à faire prévaloir, la Turquie aux dents longues et l’Angleterre dont la sortie de l’Union européenne commande une singulière mode de coopération.
Cette interrogation en soulève cette autre : en attendant de faire prospérer ses propres industries d’armement dans quel pays l’Europe pourrait-elle se procurer des armes ? Le penchant de Trump pour la Russie conjugué aux coûts élevés des droits de douanes n’oblige-t-il pas les Européens à tourner le dos aux Américains qui en étaient jusqu’ici leurs principaux fournisseurs ?
En tout état de cause, l’Europe, qui avait déjà étalé sa fragilité avec ses milliers de victimes de la COVID 19, est dans une tourmente qui l’oblige à mener sa lutte d’émancipation.
Quant à Donald Trump, en mettant au rancart le rationalisme philosophique, lequel avait présidé à l’élaboration des principes de droits de l’homme, il est entrain de décliner un ordre fondé sur la puissance et la gloire. Sans coup férir, il reprend à son compte les méthodes prédatrices qui ont présidé à la conquête du Far West dont l’esprit guerrier est condensé dans cette chanson qui accompagne le feuilleton Dallas : « Dallas glorifie la loi du plus fort/ Malheur à celui qui ne l’a pas compris ».
De toute évidence, la montée de l’extrême droite, sous la houlette des leaders de la trempe de Trump, promeut la loi de la jungle au détriment de toute forme de rationalité. Ainsi, les faibles sont mis en demeure de se soumettre sous peine d’être exterminés. Dès lors, la curiosité est de savoir dans quelle mesure les peuples auront-ils cette intelligence positive de cette dynamique pernicieuse qui les permettrait de se mobiliser en renouant avec l'idéal de liberté, d’égalité et de fraternité.