PASTEF S’ISOLE
L'alliance improbable entre la société civile, les adversaires politiques et même certains sympathisants du régime autour de l'exigence d'abrogation totale de la loi d'amnistie place Sonko dans une position délicate à la veille de l'examen parlementaire

Alors que le passage de la proposition de loi interprétative de la loi d’amnistie en commission technique de l’Assemblée nationale est prévu demain, vendredi 21 mars, le gouvernement se retrouve de plus en plus isolé. En effet, de nombreuses voix s’élèvent de pour dénoncer cette approche choisie par le régime en place, préférant une relecture partielle à une suppression pure et simple de la loi.
En optant pour une relecture de la loi d’amnistie au lieu de son abrogation complète, le régime Pastef estil en train de s’éloigner de sa position radicale contre cette loi, imposée à l’époque par l’ancien chef de l’État, Macky Sall mais qui avait permis à des centaines de jeunes sympathisants ainsi qu’à plusieurs responsables de Pastef, dont l’actuel président de la République et son Premier ministre, de passer de la prison aux commandes de l’État ? La question mérite d’être posée. En effet, le 26 février dernier, le bureau de l’Assemblée nationale, dans un arbitrage très controversé, a rejeté une proposition de loi du député non-inscrit Thierno Alassane Sall visant à abroger la loi d’amnistie. Cette abrogation était pourtant conforme au programme législatif de la coalition « Senegaal Kese », qu’il dirigeait lors des dernières législatives. Le rejet a été justifié par un « non-respect des exigences constitutionnelles en matière budgétaire ». Parallèlement, cet organe dirigeant de l’Assemblée nationale a jugé recevable la proposition de loi déposée par Amadou Ba, député du groupe majoritaire Pastef. Cette proposition se mue à une loi interprétative de l’amnistie, consistant en une abrogation partielle et une révision de certains articles de cette loi controversée.
Il faut dire que cette nouvelle donne tranche avec la position officielle, plusieurs fois affirmée et réaffirmée par le leader du parti au pouvoir, Ousmane Sonko. Devant la représentation nationale, le 27 décembre 2024 lors de son discours de politique générale, Ousmane Sonko avait annoncé que son gouvernement va élaborer un projet de loi portant abrogation de la loi d’amnistie votée le 6 mars 2024. « En plus de l’inscription budgétaire de crédits destinés aux victimes, il sera proposé à votre auguste Assemblée dans les semaines à venir un projet de loi rapportant la loi d’amnistie votée le 6 mars 2024 pour que toute la lumière soit faite et les responsabilités établies de quelque bord qu’elles se situent », avaitil indiqué avant de préciser dans la foulée au sujet de cette abrogation qu’«il ne s’agit pas d’une chasse aux sorcières, encore moins de vengeance » mais plutôt de « justice, pilier sans lequel aucune paix sociale ne peut être bâtie. » A travers ces propos, le chef du gouvernement et leader du parti Pastef a ainsi réitéré sa position vis-vis de cette loi d’amnistie, plusieurs fois affirmée, notamment lors de la campagne électorale des législatives anticipées du 17 novembre dernier. « Utiliser les moyens de l’Etat pour comploter, tirer, tuer des manifestants désarmés, on ne peut pas l’effacer comme si ça n’avait jamais existé. (…) Une loi d’amnistie qui crée l’impunité pour des assassins, on ne l’accepte pas !», avait-il lancé lors de son meeting à Ziguinchor en rappelant qu’il avait refusé de soutenir cette loi quand il était en prison.
Société civile et acteurs politiques vent debout
Aujourd’hui, en optant pour une initiative parlementaire en lieu et place de celle gouvernementale pour interpréter ou abroger partiellement cette controversée loi d’amnistie, le régime Pastef s’isole davantage. En effet, alors qu’une réunion de la commission technique de l’Assemblée nationale portant sur une analyse approfondie de cette proposition de loi interprétative est annoncée pour le 21 mars avant la tenue d’une plénière le 2 avril, des voix s’élèvent de plus en plus pour dénoncer ce changement d’option du régime en place. Dans une déclaration rendue publique le 7 mars dernier, Seydi Gassama, directeur exécutif d’Amnesty International Sénégal est monté au créneau pour rappeler aux tenants actuels du pouvoir, leurs engagements vis-à-vis de cette loi. « Pendant la campagne électorale pour les élections législatives anticipées de novembre 2024, le Premier ministre Ousmane Sonko a promis d’abroger la loi d’amnistie pour rendre justice aux victimes des manifestations entre 2021-2024. Le 17 novembre 2024, la liste parlementaire dirigée par M. Sonko a remporté les élections législatives avec une marge importante. Les autorités sénégalaises doivent abroger la loi d’amnistie et rendre justice à toutes les victimes des violations des droits humains commises lors de manifestations ».
En conférence de presse ce mardi 18 mars, le mouvement "Y’en a marre" s’est également démarqué de cette proposition de la majorité en réclamant purement et simplement l’abrogation totale de la loi d’amnistie. Estimant que cette proposition est inopportune et en décalage avec les engagements du nouveau régime, Alioune Sané et ses camarades ont soutenu que « cette loi est plus dangereuse que le projet de réforme constitutionnelle instaurant un « quart bloquant » avec un seuil minimum de 25 % des voix pour élire un ticket présidentiel du président sénégalais Abdoulaye Wade en 2011 et qui était à l’origine des manifestations du 23 juin ». S’exprimant également sur cette proposition de loi interprétative de la loi d’amnistie, Alioune Souaré, ancien député et spécialiste du droit parlementaire s’est démarqué en martelant dans un texte partagé sur son profil Facebook que « le concept de la loi interprétative est juridiquement incompatible avec l'abrogation partielle ou totale ! »
Au-delà des personnalités de la société civile, certains acteurs politiques élèvent également la voix contre cette proposition de loi. C’est le cas de Doudou Wade, membre du comité directeur du Pds et ancien président du groupe parlementaire Libéral et Démocratique (Parti démocratique sénégalais). Dans une publication sur ses plateformes numérique le 14 mars dernier, l’ancien chef de file de la majorité parlementaire libérale dénonce une « Loi interprétative dissimulatrice et protectrice des auteurs organisateurs et complices des événements 2021/24 ». Abondant dans le même sens, l’ancien Premier ministre et leader de l'Alliance pour la Citoyenneté et le Travail (ACT), Abdoul Mbaye n’est pas allé par quatre chemins. « Quand on annonce être contre une loi on l’abroge dès qu’on en a le pouvoir. La maintenir en facilitant son interprétation cela signifie que l’on y tient. Abrogez donc la loi d’amnistie de 2024 et votez-en une autre prenant en compte vos nouveaux objectifs. Et ce sera plus clair pour tout le monde. Et ne pas oublier de se faire conseiller pour la nouvelle loi par la Cour Suprême et le Conseil constitutionnel, bref par de vrais sachants des grands principes du droit et de la justice. »
Dans un communiqué rendu public ce mardi 18 mars, l’ancien parti au pouvoir, l’Alliance Pour la République (APR) qui a toujours défendu le bienfondé de cette loi est monté au créneau à travers son Secrétariat exécutif national (Sen) pour non seulement dénoncer la manipulation politique mais aussi exiger l’abrogation pure et simple de la loi. A plusieurs reprises, le président de la République, son chef, le Premier ministre et les membres du gouvernement ont promis l’abrogation pure et simple de la loi d’amnistie en cas de majorité parlementaire. Mais comme, il fallait s’y attendre, ces gens, qui n’ont tenu aucune promesse, et qui sont dans le reniement permanent, reviennent sur leur engagement pris devant le Peuple sénégalais d’abroger la loi d’amnistie ».
Il faut dire qu’au regard de la plupart des réactions, le régime en place est parti pour être seul contre tous, sur cette question de révision de la loi d’amnistie. Une véritable patate chaude !