RAPPELER LES FAITS SUR LA CRISE DE LA RADIOTHERAPIE
Nous nous inclinons devant la mémoire de centaines de patients partis prématurément pour n’avoir pas bénéficié de traitement adéquat. Nous devons nous prononcer, au nom des autres qui souffrent en silence dans l’attente de radiothérapie.

Nous nous inclinons devant la mémoire de centaines de patients partis prématurément pour n’avoir pas bénéficié de traitement adéquat. Nous devons nous prononcer, au nom des autres qui souffrent en silence dans l’attente de radiothérapie.
L'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) estime à 12 000 le nombre de nouveaux cas de cancer annuels au Sénégal, dont seulement 3 000 sont pris en charge dans les structures sanitaires. Or, la radiothérapie est indispensable pour environ 80 % de ces patients. Entre 2017 et 2021, des efforts significatifs ont été consentis par l'État du Sénégal, avec plus de 10 milliards de francs investis dans des équipements. Ces avancées ont permis d’augmenter le nombre de patients traités dans les structures publiques de 350 en 2017 à 1 200 en 2021. Par ailleurs, le pays est passé de 3 médecins spécialistes en 2017 à 17 radiothérapeutes diplômés en 2024, faisant du Sénégal un centre formateur reconnu par l'Agence Internationale de l'Énergie Atomique (AIEA).
Une situation paradoxale et alarmante
Malgré ces progrès, nous faisons aujourd'hui face à une crise grave : une seule unité de radiothérapie fonctionne à travers tout le pays. Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Plusieurs facteurs sont en cause. L'augmentation du nombre de patients atteints de cancer, couplée à l'insuffisance des infrastructures et du personnel, a engendré une liste d'attente de plusieurs mois, mettant en péril la vie de nombreux malades.
La planification et l'optimisation des projets de cancérologie doivent être améliorées. Il semble utile d'avoir un cadre de coordination impliquant tous les acteurs afin d'assurer une cohérence entre les volets médicaux, infrastructurels, équipementiers et humains. La mise en place d'un Programme National Cancer, à l'image de ceux existant pour le paludisme ou la tuberculose, est une nécessité impérieuse.
Erreurs stratégiques et manque de concertation
Nous payons aussi le prix des erreurs initiales commises dans le choix des équipements, auquel les spécialistes pas été associés. L'exemple de l'appareil de radiothérapie de Touba, inadapté au traitement des cancers ORL qui constituent 25 % du recrutement, en est une démonstration flagrante. Pour autant, aucun des deux professeurs de radiothérapie du Sénégal n'est actuellement associé au suivi du projet du Centre National d'Oncologie de Diamniadio ! Cela n’explique pasque nos hôpitaux soient moins bien équipés que les services radiothérapie de pays frères comme la Mauritanie, le Mali, le Burkina ou la Côte d’ivoire ?Si rien n'est fait, nous risquons de perdre le statut de centre formateur de l'AIEA en 2025.
Les problèmes techniques du CHU Dalal Jamm
Le CHU Dalal Jamm, souffre de problèmes structurels graves, notamment en matière de stabilité électrique. Ces soucis sontconnus depuis plusieurs années. Un des accélérateurs ( appareil de traitement complexe) a subi 35 chocs électriques en trois ans, causant des dommages importants. La continuité des activités du service est compromisesi une solution pérenne n’est pas envisagée avec la SENELEC. Les mesures transitoires apportées pour la reprise immédiate des activités seront insuffisantes pour protéger durablement l’installation.Le risque de devoir encore arrêter les traitements, après les avoirs repris, pointe à l’horizon.
Parallélement , l’obsolescence du réseau informatique, indépendamment de l’environnement et du voisinage de l’océan, a accentué ces difficultés. Elle a entrainé un ralentissementdes traitements et des pertes de données critiques. Quatre mois après l’arrêt complet des activités du service, une solution a enfin été trouvée.
Un immobilisme qui perdure
Le coût supporté par l’hôpital pour la radiothérapie d’un cancer du col de l’utérus, est d’environ 700 000 F. Le patient paie 150 000 F. Par ailleurs, les hôpitaux utilisent 25 % de leurs recettes, à la motivation du personnel avant déduction des charges. Ils ne peuvent dès lors pas trouver, en interne, les moyensd’entretenir les équipements et les renouveler.
Après l'arrêt du service de radiothérapie du CHU Le Dantec en août 2022, les mesures jugées « urgentes » ne sont pas mises en œuvre à ce jour ; notamment l‘acquisition d’un nouveau système de planification de la dose à délivrer ; et l’achat de consoles dites de contourage, qui permettent la délimitation précise zones à traiter : 3 consoles sont disponibles pour 12 médecins spécialistes et 12 autres en formation. Cela oblige les praticiens à se relayer jusqu’ à des heures tardives de la nuit pour préparer les traitements. Les listes d’attente resteront longues si aucune mesure d’accompagnement n’est prise.Le ministère s’est tout de même engagé à y remédier.
En Juin 2024, la liste d’attenteatteignait 540 malades et les délais de traitement3 mois, avec un risque vital pour certains patients. Lesdécisionsà prendre pour éviter l’arrêt du recrutement de patients étaient listées. Les mesures requises ne sont pas toutes effectives, à ce jour. Les responsabilités sont partagées.
La responsabilité des médecins
La responsabilité des médecins est aussi engagée. Il existe un centre privé de radiothérapie à Dakar. Il permet d’amoindrir les effets de la crise liée l’activité discontinue du service dans le public. Ses tarifs élevésne sont pas subventionnés par l’Etat : 1 500 000 F pour traiter un cancer du sein contre 150 000 F dans le public !La régulation de l’activité privéeest nécessaire. Celle de médecins fonctionnaires est ainsi tolérée, en marge de la légalité. Il faudrait trouver un cadre réglementaire approprié pour organiser le privé et mettre les médecins dans les conditions adéquates de travail dans les structures publiques.
Les médecins radiothérapeutes du CHU Dalal Jamm exercent dans des conditions précaires. Ils n’ont même pas de bureau dans le service: ils s'entassent avec leurs étudiants dans une salle unique. Les aménagements prévus pour eux, depuis 2022, ne sont pas encore faits. Ces spécialistes, diplômés après 12 années d'études, pourraient s'expatrier sans difficulté. Les physiciens médicaux, maillon essentiel dans la planification des traitements, et denrée rare dans le monde, pourraient également les suivre.
La physique médicale : véritable talon d’Achille
Selon l’AIEA, il faut quatre physiciens médicaux par appareil de radiothérapie. L’hôpital Dalal Jamm en compte deux pour deux machines de traitement. Il a fallu dégarnir les services de Dakar qui souffraient déjà̀ d’un manque de personnel pour ouvrir le service de Touba. Qu’en sera-t-il pour le nouveau centre de Diamniadio ou l’Hôpital Principal quand on sait qu’il faut deux années pour recruter un master en physique et en faire un physicien médical ou une année pour faire d’un technicien en radiologie un manipulateur de radiothérapie. Si le parc des équipements augmente sans que l’on ait formé d’autres physiciens et manipulateurs, nous ne traiterons pas plus de malades et la qualité pourrait même baisser du fait de la surcharge de travail liée au contrôle journalier des machines.
Arrêtons-nous sur la situation des physiciens médicaux qui sont indispensables au fonctionnement des services .Il ont un niveau Bac +7. (Master II en physique + 2 ans de spécialisation en physique médicale). Ils n’ont pas de statut dans la fonction publique. Après plusieurs années de revendications, il leur avait été promis un traitement urgent de la question. Cela n’estpas effectif plus de deux années après. Ce n’est pas très motivant pourles physiciens médicaux de la diaspora qui envisagent un retour. Il faudra bien trouver une solution pour garantir la continuité et le développement des services. Seuls les physiciens peuvent nous assurer de la qualité des faisceaux de rayonnement produits par les machines de traitement.
Le temps des charlatans et rebouteux
Dans l’attente de la reprise de l’activité normale dans les services publics , les pauvres patients démunis continueront à subir les assauts publicitaires de rebouteux et charlatans ayant une activité médicale strictement illégale, en toute impunité. Et cela n‘a rien à avoir avec la médecine traditionnelle autorisée qui regorge de trésors que nous devons explorer avec une parfaite rigueur scientifique dans le cadre de projets de recherche que les universités doivent mettre en forme. Cependant, cela ne nous dédouane pas de permettre aux patients d’accéder à des soins de qualité, répondant aux normes internationales .
Se concerter et agir
Devant les problèmes récurrents, et après quatre mois d’arrêt du recrutement de nouveaux patients,le moment est propice à une réflexion sérieuse, inclusive, à l’échellenationale sur la radiothérapie. Il faudrait mettre tous les acteurs autour d’une table pour envisager:
- La reprise urgente d’une activité optimale et continue du service de radiothérapie de l’hôpital Dalal Jamm. Elle passe par la mise à niveau de l’installation électrique en accord avec la SENELEC et l’achat des consoles de contourage autant que des logiciels de planification, prévus depuis 2022 ;
- L’acquisition sans délai des équipements prévus pour l’hôpital de Touba, notamment le upgrading des logiciels et l’installation de la technique de curiethérapie, indispensable au traitement des cancers du col de l’utérus ;
- La programmation de l’achat de nouveaux accélérateurs en 2026 (ceux de Dalal Jamm sont âgés de 10 ans);
- Le plan d’urgence de formation des ressources humaines en physique médicale ;
- La remise en état de l’ancien service du CHU Le Dantec (Institut Curie) où des équipements devenus inopérationnels sont encore installés dans le bâtiment désaffecté. Il pourrait être un centre de formation des physiciens et techniciens, géré conjointement par l’Institut de Technologie Nucléaire appliquée (ITNA) et l’Institut du Cancer de l’université de Dakar qui y était anciennementlogé ;
- La rédaction de nouveaux contrats avec les fournisseurs intégrantla mise à jour automatique des logiciels.
Tous ces éléments peuvent être pris en compte par un Programme National Cancer, plus ambitieux qu’un plan stratégique. La radiothérapie, à côté de la chirurgie, la chimiothérapie et des nouveaux traitements, en est une composante , au même titre que la prévention, l’éducation et la formation, ou la mobilisation des ressources budgétaires. Notre pays dispose de toutes les compétences pour y réfléchir sous l’égide du ministère de la Santé.