SOULEYMANE BACHIR DIAGNE EST À CÉLÉBRER
Que cherche-t-on à reprocher au professeur Souleymane Bachir Diagne ? On cherche à reprocher au professeur Diagne de ne pas avoir eu une voix audible au moment où le Sénégal combattait pour « sauvegarder sa démocratie »
Le Sénégal est ce pays assez spécial où même pendant le temps des fêtes, des esprits fertiles trouveront le soin de créer une polémique inutile, frisant l’indécence. Cette fois-ci, la polémique a voulu emporter le professeur et philosophe émérite Souleymane Bachir Diagne. Comme dans tout vulgaire agenda pour s’en prendre à des idoles, les éclaireurs auront été un peu partout sur les réseaux sociaux avec leur caisse de résonance pour s’indigner des interventions «récurrentes» du savant sénégalais sur la chaîne publique Rts1. Nos censeurs modernes ne veulent pas voir d’esprits libres sur les médias d’Etat et pensent qu’il faudrait sanctionner tout intellectuel, tout cadre, toute personnalité qui n’aurait pas pris position pour leur cause au moment où il croisait le fer avec l’Etat. Ils incarnent aujourd’hui l’Etat et devraient aviser leur soutien qu’il y a une tradition démocratique et une dynamique d’esprits libres que rien ne saurait briser dans ce Sénégal.
Que cherche-t-on à reprocher au professeur Souleymane Bachir Diagne ? On cherche à reprocher au professeur Diagne de ne pas avoir eu une voix audible au moment où le Sénégal combattait pour «sauvegarder sa démocratie». Les raccourcis bateau d’une lutte démocratique aux contours oiseux et aux promoteurs assez fourbes seront à discuter dans d’autres occasions. Mais, ce pays ne manquera pas d’exceller dans sa logique de détruire tout ce qui est plus grand que soi. Nul ne peut être prophète sur cette terre aux yeux de nos compatriotes, face à l’immensité d’un talent intellectuel, des qualités morales et académiques d’un autre monde, on préfère un nivellement par le bas. Cela aurait pu faire mal, mais quand on creuse pour peu sur les parcours et les accomplissements de souffleurs de braise, on se rend compte d’une vacuité qui ne se compense que par du vacarme bruyant et l’insulte à la bouche. Si on veut interdire à des intellectuels comme Souleymane Bachir Diagne de parler sur des plateaux sénégalais parce qu’il dépasse toute considération partisane et se fait violence de se prononcer quand tout peut mener au chaos, on est parti pour être dans un pays où aucune idée courageuse, aucune lumière universelle et aucune voix lucide ne pourra s’affirmer.
On a du mal à célébrer nos héros, j’ai eu à le dire et le redire plusieurs fois dans ces colonnes. Face aux tentatives de jeter l’opprobre sur le professeur Souleymane Bachir Diagne, je préfère lire à ses contempteurs les lignes suivantes de France Culture pour présenter en mars 2023 une série d’entretiens en cinq épisodes dans la collection A Voix Nue (toujours accessible en ligne) intitulée : «Souleymane Bachir Diagne : l’humanisme réinventé.» Le texte introductif disait ce qui suit : «Souleymane Bachir Diagne est une grande voix de la philosophie aujourd’hui et l’un des intellectuels les plus éminents de notre temps. Un homme qui tente de développer une pensée tournée vers un humanisme partagé. Une pensée sur trois continents : il est né à Saint-Louis du Sénégal en 1955 et a enseigné pendant vingt ans à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, mais il a fait ses études à Paris au lycée Louis-LeGrand avant d’intégrer l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, et depuis le début des années 2000, il est un professeur réputé aux Etats-Unis, d’abord à la Northwestern University de Chicago puis à l’université de Columbia à New York où il enseigne dans le Département de français et de philosophie, et où il dirige l’Institut d’études africaines. A côté de ce triple ancrage géographique, il faut signaler son appétence pour les langues, il en connait quelque chose comme sept, ce qui lui donne un avantage certain pour élaborer une philosophie de la traduction, véritable fil rouge de son parcours intellectuel.» Une présentation ne saurait être plus humblement vraie et élogieuse, d’autant plus que tout ce qui y est dit est palpable. C’est un Sénégalais d’exception qu’on a en la personne de Souleymane Bachir Diagne, on ne pourrait comprendre comment certains voudraient refuser à une telle voix de se faire entendre dans son pays natal, après avoir autant donné pour la formation des jeunes et pour le développement du savoir académique.
Notre pays traverse une ère d’acculturation où on pourrait penser qu’il est de tendance de prêcher la médiocrité intellectuelle et académique, au point de penser que l’intelligence, la culture, la réflexion et l’analyse lucide seraient des contre-valeurs. On aura lu dans cette polémique que le Sénégal n’a pas besoin de penseurs ni de philosophes, mais de travail. Le saut dans l’abîme peut être effrayant et effarant ! On est bien loin du Sénégal des années 1970 où un Président du nom de Léopold Sédar Senghor faisait lire à la radio et à la télévision nationales une lettre et un télégramme que son camarade de khâgne, le professeur Jean Bousquet, alors directeur de l’Ecole normale supérieure (Ens), lui avait envoyés pour l’informer qu’un jeune sénégalais du nom de Souleymane Bachir Diagne était devenu normalien. Le temps peut vraiment corrompre toute l’âme d’un pays !
Les 14 et 15 juillet 2024, un colloque était tenu à l’Ecole normale supérieure (Ens) à l’initiative des chercheurs David Chaillou, Alain Policar et Perrine Simon-Nahum, le directeur du département de philosophie de l’Ens. Ce colloque visait à mesurer «l’importance de la pensée de Souleymane Bachir Diagne dans son unité, sa question principale et essentielle aujourd’- hui, mais aussi son parcours et sa diversité». Toute la trajectoire du penseur sénégalais était étudiée et passée en revue, de l’Université de Dakar à Columbia University en passant par l’Ens, le Collège de France ou encore Northwestern University. Son apport dans la philosophie africaine, la pensée religieuse, la traduction et la promotion d’un universalisme était exposé à un parterre de chercheurs et non des moindres. Quand on voit tous ces hommages académiques, on peut se dire qu’il y a tout un travail à faire pour faire mieux connaître les fils et filles de ce pays qui excellent dans bien des domaines. Pour Souleymane Bachir Diagne, son œuvre doit être mieux connue et plus largement diffusée à nos compatriotes, une telle logique empêcherait à coup sûr certains amalgames. Face au torrent d’incongruités qui ont pu être dites sur le professeur Diagne, ma prière du Nouvel An serait d’inviter bien des jeunes de ma génération et certains de mes aînés d’aller lire Le fagot de ma mémoire de cet enfant de Saint-Louis qui aura grandi à Ziguinchor, avant de mûrir dans les rues de Dakar. C’est un témoignage d’humanité, un livret d’abnégation et une anthologie d’un vécu d’un Sénégalais à la conquête du monde à sa façon. Au professeur Diagne, merci de porter si haut l’étendard sénégalais dans les mondes académique, culturel, philosophique et religieux. Cette chronique ne peut faire justice à toute l’étendue de son œuvre.