SUR LES INDÉPENDANCES AFRICAINES
Nos pays sont allés à l’indépendance avec un hymne national et un drapeau mais sans des attributs de souveraineté aussi forts que la langue et une monnaie nationale. Notre problème a moins été l’indépendance qu’une absence totale d’indépendance
En mai 2007, Nicolas Sarkozy est élu président de la République française. Dès le 26 juillet, il se rend en visite officielle au Sénégal. Le temps fort de son séjour est un passage à l’université de Dakar. Il y prononcera un discours resté célèbre pour de bien mauvaises raisons et qui le privera quelques années plus tard, face à François Hollande, de plusieurs milliers de voix, celles des Africains de France. L’université où il est reçu porte un nom, celui de Cheikh Anta Diop. Le chef de l’Etat français pousse la mesquinerie jusqu’à s’interdire de le prononcer une seule fois. Il n’est pas le seul dans son pays à éprouver une haine sourde et intense pour le savant sénégalais.
Aux yeux de l’establishment universitaire occidental, le crime de Cheikh Anta Diop, ce n’est pas seulement d’avoir placé les Négres à l’origine et au centre de l’évolution humaine. On lui en veut aussi d’avoir décrypté avec force et clarté les mécanismes d’une aliénation qui semble à certains moments presque incompréhensible. Les fameuses « Indépendances africaines » restent au fond une énigme historique.
Pour bien montrer que le ver était dès l’origine dans le fruit, Cheikh Anta Diop choisit de remonter, en bon historien, à la scène fondatrice. Ainsi décrit-il une intéressante cérémonie sur la Place de la Concorde : le 14 juillet 1960 le général de Gaulle remet à chaque dirigeant africain ami de la France – autant dire à tous les francophones, moins l’insolent Sékou Touré – le drapeau de son futur Etat indépendant. De Gaulle serre la main de chacun, le gratifie d’une tape affectueuse sur l’épaule en marmonnant un vague compliment puis passe au suivant…
Après avoir été ainsi adoubés, nos curieux « combattants de la liberté « et autres « pères de la Nation » retournent dans leurs pays et les gouvernent de la manière désastreuse que l’on sait… Exactement cinquante ans plus tard, jour pour jour, bis repetita dans un décor quasi identique. Dans la même capitale française, le même spectacle tout aussi hallucinant : au cours d’un défilé conjoint de soldats français et de troupes des anciennes colonies, les successeurs des premiers présidents africains que nous avons vus il y a un instant à l’œuvre, renouvellent ouvertement leur allégeance au successeur du général de Gaulle, Nicolas Sarkozy. 14 juillet 1960, Place de la Concorde. 14 juillet 2010, Avenue des Champs-Élysées.
La boucle est bouclée, le cercle de l’infamie quasi parfait. Un symbole d’une telle pureté, ça laisse pantois mais les faits sont, hélas, incontestables. Au vu de tout ce qui précède, il est logique qu’en 2010 ce demi-siècle de fausse souveraineté ait été davantage fêté en France que dans nos pays. De nombreux ouvrages collectifs ont été publiés dans l’Hexagone et l’Etat français a mis la main à la poche pour financer des centaines de salons, colloques et festivals littéraires pour que soit fait un bilan du « cinquantenaire des indépendances africaines ». Un tel état des lieux était normal et même souhaitable, compte tenu de la situation difficile du continent africain. Il n’a malheureusement été ni serein ni nuancé. Bien au contraire, il a surtout été l’occasion de jugements à l’emporte-pièce, simplistes et vulgaires. On peut les résumer ainsi : « Ils ont exigé l’indépendance, nous les avons pris au mot et ces cinquante années de souveraineté ont été pires que tous nos siècles de colonisation… » Et puisque l’homme dominé est presque toujours le plus actif complice de sa propre aliénation, le propos peut être renversé sans rien perdre de son sens.
Voici ce que cela a donné dans la bouche de quelques intellectuels africains en vue : « Nous avons exigé l’indépendance, ils nous ont pris au mot et nos cinquante années de souveraineté ont été pires que tous leurs siècles, etc. » Le reste, hélas, sans changement ! Bref, la dignité, ça n’a pas été le bon choix, Modibo Keita, Julius Nyerere et Ben Bella ont été vraiment idiots de s’épuiser dans de si rudes combats pour la libération de leurs peuples ! Tout le monde a d’ailleurs rappelé en telle ou telle circonstance la fameuse anecdote, probablement apocryphe, d’on ne sait quel paysan malien s’écriant au comble du désespoir : « Mais quand donc finiront-elles, ces maudites indépendances ? »
Il est presque étonnant qu’aucun de nos vaillants «penseurs» n’ait ouvertement souscrit à l’idée, agitée par quelques Think Tanks occidentaux, d’un retour pur et simple à l’ordre colonial. Ça serait super : on aurait plus d’écoles et d’hôpitaux, les routes seraient praticables et la bonne gouvernance enfin de rigueur partout... Vivement les jours heureux où on va raser gratis ! Pour parler plus sérieusement, une petite remise en perspective ne serait peut-être pas de trop. Tout d’abord, l’événement politique qu’on appelle « les indépendances africaines » concerne au mieux les anciennes colonies françaises d’Afrique subsaharienne, autrement dit l’ex-AOF et l’ex-AEF. Ce simple rappel montre à quel point il est absurde d’étendre à la totalité du continent un processus d’émancipation dont ont été exclus, entre autres, l’Afrique du Sud et l’Ethiopie et qui, de toute façon, a été vécu d’une toute autre manière par l’Afrique du Nord ainsi que par les pays anglophones et lusophones.
Dans les faits, la libération a été de pure forme, surtout dans l’espace francophone. Nos pays sont allés à l’indépendance avec un hymne national et un drapeau mais sans des attributs de souveraineté aussi forts que la langue et une monnaie nationale. Conscients d’être des fantoches ayant besoin de protection contre leurs propres peuples, les dirigeants installés au pouvoir par la France ont signé avec elle des accords de défense dont les clauses les plus importantes étaient… secrètes. Mais c’était un secret de Polichinelle : elles donnaient à l’ancienne puissance coloniale le droit d’intervention militaire. Elle ne s’en est pas privée chaque fois que de besoin. Cela a garanti aux nouveaux régimes une totale impunité tant qu’ils agissaient en faveur des intérêts de Paris. Au demeurant, des assistants techniques français, installés dans les palais présidentiels africains, y constituaient, pour reprendre l’expression de Cheikh Anta Diop, un « gouvernement parallèle », détenant le véritable pouvoir de décision politique et économique.
Au final, notre problème a donc moins été l’indépendance qu’une absence totale d’indépendance, rendue possible par un réaménagement subtil et efficace du système de domination coloniale. Un des architectes de cette embrouille historique, réputé pour son sens de la formule, est d’ailleurs passé aux aveux en observant avec cynisme : « Nous ne sommes partis d’Afrique que pour mieux y rester ». Peut-on être plus clair ? Au bout du compte, l’interrogation essentielle est occultée depuis le début : la souveraineté si durement reconquise n’a-t-elle pas prématurément sonné son propre glas ? N’a-t-elle pas annoncé le temps d’un nouvel asservissement, d’autant plus difficile à combattre qu’il ressemblait à s’y méprendre à un authentique printemps de la liberté ?