TROISIEME MANDAT : A QUOI SERT LE DROIT SOUS LES TROPIQUES ?
Déclarer que l’on ne ferait pas un troisième mandat et justifier un hypothétique changement de position par une modification de circonstances, au motif que le droit le permettrait aussi, interroge sur le sens que l’on donne au droit
« L’Homme est un animal métaphysique. Être biologique, il est d’abord au monde par ses organes de sens ». Ces mots de Alain Supiot rappellent à l’envi notre relation native aux signes et aux choses. Nous sommes des êtres de sens qui aimons attacher une signification à nos actions, pour devenir et rester être de raison. Tout, dans notre culture négro-africaine, entretient cette quête de sens, cette primauté de la métaphysique et du symbolique sur le construit techno-scientifique dont participe la science juridique.
Le débat sur la constitutionnalité d’un troisième mandat du président de la République fait ainsi appel à des arguments de sens, de morale et de raison, éléments intégrés dans la règle de droit mais qu’une certaine conception du droit (il nous est préférable de dire « droit » plutôt que « science juridique ») présente comme extérieurs à sa validité technique intrinsèque. L’axiologie, bien au contraire, n’est pas une donnée externe à la règle de droit. Le droit, à plus forte raison sa déclinaison constitutionnelle, relève d’un artefact fils de l’occidentalisation du monde et illustration d’un dogmatisme triomphant.
L’ingénierie constitutionnelle : prétention démesurée ou prestation sur mesure
Il n’est pas rare d’entendre des constitutionnalistes se réclamer « ingénieur constitutionnel », organiser des conclaves pour déclamer, à qui mieux mieux, l’originalité de l’ingéniorat constitutionnel, en méconnaissance totale de l’essence même du droit. Premièrement, le droit n’est pas une matière, au sens physique du terme, permettant, à la manière d’un tailleur constitutionnel, ingénieur constitutionnel déclassé, de faire des retouches et de fabriquer son patchwork constitutionnel, pour ne pas dire njaxas constitutionnel, sur commande et prise préalable de mesure du prince. Le droit est une science sociale, sa matière principale étant l’Homme. Dès lors, toute action sur le droit se ressent sur le corps social, y crée des remous et autres tensions.
La Constitution appartient au peuple et son cœur bat en son sein, son pouls y devient irrégulier en cas de retouches toutes aussi irrégulières. Oui, le constitutionnalisme est devenu populaire, il n’est plus l’apanage de savants agrégés empressés de fréquenter les salons du pouvoir. La Constitution, son sens, ses valeurs, sont devenus captives de « Y’en a marre », de « Balai Citoyen », du citoyen vigile. Elle appartient définitivement au peuple, seul souverain.
Le droit, c’est aussi la justice
Le droit n’est pas seulement une technique qui ne prendrait en compte que les données politiques et économiques en vigueur, une technique qui permettrait d’adapter son discours en fonction des circonstances de fait. Déclarer que l’on ne ferait pas un troisième mandat et justifier un hypothétique changement de position par une modification de circonstances, au motif que le droit le permettrait aussi, interroge sur le sens que l’on donne au droit. Si ce dernier n’est qu’un instrument, il justifie la critique marxiste d’une « technique de pouvoirs au service des puissants », puisqu’il permettrait ici de justifier une évolution du laïus. Dans ce cas précis, le droit ne sert à rien, seulement à justifier, techniquement et scientifiquement, l’indéfendable. Le vrai droit est celui qui protège les idéaux communs et préserve les conventions et accords sociaux.
J’entends d’ici les cris outrés des juristes dogmatiques qui se demandent de quel droit parle ce juriste défroqué, sociologue anthropologisant sans le savoir. Ma référence est le droit qui englobe la justice, le sens et la raison. La dogmatique juridique à l’œuvre est celle qui prétend à l’existence d’« un lieu de vérité légale, postulé et socialement mis en scène comme tel ». Présenter le droit comme une technique qui permet d’aller à rebours de ses propres déclarations publiques est une expression d’un totalitarisme instrumentalisant les faiblesses du droit et révélatrice d’une conception opportuniste de la discipline. Le droit n’est pas seulement la science de l’être, du prescriptif. Il est aussi la science du devoir-être. En ne le cantonnant qu’à sa dimension « être », on passe sous silence la dimension fondamentalement duale de l’individu, entre le prescriptif et le volitif.
Or, pour faire société, deux instruments sont convoqués par les juristes, la loi et le contrat. La loi, par son caractère prescriptif permet d’atteindre idéalement un objectif déterminé. Quant au contrat, il permet la négociation, la discussion, l’échange, afin de trouver la solution la plus profitable à tous. Une fois les données contractuelles stabilisées, elles sont immuables et ne peuvent changer que d’un commun accord. La référence au contrat nous permet d’installer la limitation du mandat présidentiel dans sa vraie nature de contrat social.
Pensons-nous seulement faire société lorsque nous instrumentalisons la loi, profitons de ses approximations pour fonder et justifier nos inconséquences ? Quel legs aux générations futures ? Le contrat social-qui est aussi un contrat moral- autour de la limitation du nombre de mandats du président de la république peut-il être dénoncé unilatéralement ? Quelles conséquences sur la paix, l’harmonie et la cohésion nationales ?
Le giri japonais, qui est un devoir que toute personne assume vis à vis de l’autre, sans que cela ne soit inscrit dans un texte, un devoir de vérité, de bienséance qui structure la société nippone est un référent culturel à la hauteur de Gor, ca wax ja.
Le droit, dans toute société, postule à un entendement commun de la justice, du bien, du dicible et du faisable, une représentation partagée de l’idéal social. Malheureusement, sous nos tropiques, il reste, comme l’État, un legs du colonialisme permettant à des élites comprador, pour reprendre une expression chère au philosophe Adama Diouf, de s’accaparer des privilèges facilités par leurs positions. Dès lors, l’État et son droit sont synonymes de violence pour des populations qui n’ont avec eux que des rapports d’interdiction, de privation et de limitation en tous genres.
Dogmatique juridique et dialogisme parcimonieux
Pendant longtemps, les non-juristes ont considéré les juristes comme des plombiers. « On fait appel à eux quand il y a quelque chose qui coule ou qui risque de couler », de simples techniciens du droit, des experts du droit, comme aiment se nommer certain juristes. Partant, on peut constater une certaine insouciance voire une torpeur intellectuelle dans laquelle baigne la communauté du droit (professeurs, avocats, magistrats etc.), rappelant ce propos de C. ATIAS que « l’absence de toute « crise » (le grec krisis signifie choix) dans la science du droit a permis aux juristes de continuer à la pratiquer sans se demander ce qu’elle était, quelle était sa mission, quelle était son influence et quelles devraient être ses méthodes. Le besoin de la réflexion épistémologique ne s’est pas fait sentir » en droit.
La dogmatique juridique, telle qu’elle est à l’œuvre, permet de dire que l’utilité du droit est marginale, sauf à perpétuer un système colonial de domination des élites lettrées, issues de cercles identifiés. Il n’est assigné au droit aucune mission véritable de construction d’un État de droit dans lequel tous les acteurs sont soumis au droit. Les institutions judiciaires participent de la routine administrative mais sont incapables d’assumer une fonction normative. Il n’est pas demandé au juge de faire la loi, mais il peut participer à l’œuvre de justice.
A s’attarder sur le juge constitutionnel, sa fonction herméneutique est quasi-inexistante, son dialogue avec les autres juges peu développé. Le juge constitutionnel sénégalais développe une forme d’idiosyncrasie, une autarcie résultante d’une histoire politique qui serait différente. Pourtant, en se référant à ses homologues du Bénin, de l’Allemagne ou d’Espagne, le juge constitutionnel pourrait se donner un pouvoir créateur de norme, pour préserver les droits fondamentaux et les libertés individuelles. En définitive, comme le dit Michel Tropper, ce qui est important c’est moins la Constitution que l’interprète de celle-ci.
Le Conseil constitutionnel du Sénégal ne se donne tellement pas de pouvoir normatif que sa sempiternelle déclaration d’incompétence est connue et attendue. Aux États-Unis d’Amérique, où l’efficience économique est de rigueur, une telle institution aurait été supprimée parce que coûteuse et peu utile.
Si la disposition actuelle des choses interdit au Conseil constitutionnel de se comporter en véritable interprète, il faut vite le faire évoluer dans sa forme, ses compétences, sa composition et ses missions.
L’antienne du partisan et la fourche de la vérité du droit
Le partisan qui clame que son candidat a droit à un troisième mandat est dans son rôle. Il a droit à l’excès, à l’exagération et même à la manipulation, cependant que la vérité est ailleurs. Le « juriste de haute lutte » qui estime aussi que seul le Conseil constitutionnel est apte à dire si le Président de la république peut être candidat ou pas, il faudra lui faire remarquer le tropicalisme de son parti pris. Qui peut imaginer un instant le Président Biden (si jamais) ou Macron poser la question de la recevabilité d’un troisième mandat devant son organe national compétent ? Pourquoi demander ce que l’on sait déjà ? Pour s’entendre dire ce que l’on sait déjà ? Dans les Républiques non bananières, il est inconvenant, irrévérencieux et outrageant que de mettre le juge constitutionnel dans la posture de devoir arbitrer une joute politique qui ressemble plus à une corrida ensanglantée et meurtrière qu’à un débat juridique.
Tenu par la rigueur des principes, c’est un lieu commun que de répéter que la Constitution distingue le nombre de mandats de la durée des mandats. Ce qui est immuable et hors de portée de toute interprétation, c’est l’impossibilité absolue de faire plus de deux mandats, quelle qu’ait été la durée des mandats précédents.
Le droit n’est pas un instrument technique qui s’appuie sur une superstructure érigée en ordre (c’est-à-dire rang) judiciaire. Cette forme de droit et de justice demeure instituée, construite, pour se confondre avec la réalité. Le droit demeure une foi sertie de justice qu’un peuple se donne pour atteindre un but, grâce à un interprète qui assume son pouvoir normatif. C’est une vertu qui promeut et façonne le devoir-être. Lorsque l’on se réclame républicain, le fétichisme de la loi est un credo.
S’il n’a de fonction que l’utilitarisme, le droit est privé de sens et ne stimule pas nos imaginaires. Pour paraphraser le sociologue suisse Jean Ziegler : aucun savoir n’est neutre, comme toute science, le droit est un outil qui libère ou opprime.
Jean-Louis Corréa est Agrégé des Facultés de Droit Université numérique Cheikh Hamidou Kane (UN-CHK).