UN PROCUREUR PEUT EN CACHER UN AUTRE
Avec une compétence exclusive sur les affaires dépassant 50 millions de FCFA, le PJF marginalise de facto les procureurs de droit commun. Cette centralisation soulève des interrogations sur l'équilibre du système judiciaire
La création du Pool Judiciaire Financier (PJF) par la Loi n°2023-14 du 2 août 2023 marque une refonte significative du paysage judiciaire sénégalais, redéfinissant les frontières des compétences entre cette nouvelle juridiction spécialisée et les procureurs de la République de droit commun. Cette réforme soulève des interrogations sur l’équilibre des pouvoirs et la cohérence des dispositifs procéduraux existants.
Le PJF constitue une véritable juridiction répressive qui centralisation la Justice en matière de droit pénal financier, prononçant des sanctions telles que des amendes, des peines d’emprisonnement ou des interdictions professionnelles à l’encontre des personnes jugées coupables.
- La compétence élargie du Pool Judiciaire Financier : une redéfinition des rôles
Le PJF se voit attribuer une compétence exclusive et concurrentielle sur un éventail d’infractions financières, économiques et criminelles, énumérées aux articles 677-93 et 677-94 du Code de procédure pénale (CPP), modifié à cet effet. Ces infractions incluent la corruption, le détournement de fonds publics, le blanchiment de capitaux, les infractions douanières et fiscales, l’enrichissement illicite, ainsi que des crimes plus graves comme le financement du terrorisme et le piratage maritime. Cette vaste compétence place le PJF au cœur du traitement des affaires financières au Sénégal.
Cependant, un débat légitime pourrait se poser sur la compétence du PJF lorsqu’un ministre est poursuivi pour enrichissement illicite ? Bien que la CREI ait été abrogée, le Pool judiciaire financier reste compétent pour traiter les affaires d’enrichissement illicite, y compris celles impliquant des ministres. Contrairement à la CREI, le PJF est une juridiction ordinaire rattachée au Tribunal de Grande Instance, et sa compétence concerne principalement les infractions financières, y compris la corruption et l’enrichissement illicite. Le débat sur la compétence du PJF par rapport aux ministres est donc fondé, mais il semble que dans le cadre des infractions financières, la poursuite de ministres reste possible sous la nouvelle juridiction. Si l’on déclare que le PJF n’a pas compétence pour juger des ministres ou des personnalités politiques de premier plan, cela pourrait être interprété comme une contradiction avec l’esprit de la loi, qui vise à traiter les infractions financières de manière impartiale, quelle que soit la fonction ou le statut de l’accusé.
- a) La compétence concurrentielle : vers un affaiblissement des procureurs de droit commun ?
L’une des innovations majeures du PJF réside dans sa compétence concurrentielle, qui lui permet d’intervenir sur des infractions auparavant traitées par les procureurs de droit commun. Cela soulève une question essentielle : dans quelles conditions ces derniers conservent-ils une autorité réelle et effective ? (L’article 677-98-100-101 du CPP) offre une base légale permettant au PJF de réclamer d’office et dans les 72 heures tout dossier entrant dans son champ d’application, alimentant ainsi un phénomène de “phagocytage” des compétences ordinaires.
Désormais, toutes les infractions financières ou économiques causant un préjudice supérieur ou égal à 50 000 000 FCFA relèvent du PJF, alors que les procureurs de droit commun conservent leur compétence uniquement pour des préjudices compris entre 1 000 000 mais n’excédant pas 50 000 000 FCFA (articles 140 et 677- 94 alinéas 9 et 10 du CPP). De plus, le PJF est également compétent pour des infractions telles que l’escroquerie et l’abus de confiance lorsque le préjudice atteint 50 000 000 FCFA ou plus, et que les faits impliquent plusieurs auteurs, complices, ou victimes, ou s’étendent sur plusieurs ressorts juridictionnels.
- Quelles compétences restent aux Procureurs de droit commun ?
Bien que le PJF bénéficie d’une large compétence, les procureurs de droit commun conservent leur rôle pour les infractions de droit commun qui ne relèvent pas directement des compétences exclusives du PJF. Ils restent compétents lorsque les montants en jeu sont inférieurs à 50 000 000 FCFA, ou lorsque les critères d’extranéité ne sont pas atteints (article 677-94 al 11 CPP).
Cependant, l’intervention des procureurs de droit commun devient résiduelle, avec un nombre croissant de dossiers susceptibles d’être transférés au PJF. Cette situation soulève la crainte d’une marginalisation progressive de leur rôle au profit de cette nouvelle juridiction spécialisée, renforçant ainsi le risque d’une hypercentralisation de la justice financière.
- Droit comparé :Entre la France et le Sénégal :
La comparaison entre le Parquet National Financier (PNF) en France et le Pool Judiciaire Financier (PJF) au Sénégal met en lumière des similitudes dans leurs objectifs de lutte contre les infractions économiques et financières complexes, tout en révélant des différences notables dans leur cadre législatif et la portée de leurs compétences.
1- Le Parquet National Financier en France :
Créé en 2013 à la suite de l’affaire Cahuzac, le PNF a pour mission de traiter les infractions les plus graves touchant à l’économie et aux finances. Il se concentre principalement sur quatre grandes catégories d’infractions :
- Atteintes à la probité (corruption, détournement de fonds publics, prise illégale d’intérêts) ;
- Atteintes aux finances publiques (fraude fiscale aggravée, blanchiment d’argent) ;
- Atteintes aux marchés financiers (délit d’initié, manipulation de cours) ;
- Atteintes à la concurrence (ententes illicites, abus de position dominante).
2- Le Pool Judiciaire Financier au Sénégal :
Le PJF du Sénégal, bien que partageant des objectifs similaires à ceux du PNF, se concentre davantage sur des infractions liées à la gestion des ressources publiques, avec un accent particulier sur la lutte contre la corruption et les détournements de fonds publics. Sa compétence couvre une vingtaine d’infractions, bien plus large que celle du PNF.
La création du Pool Judiciaire Financier (PJF) au Sénégal marque une avancée significative dans la lutte contre les infractions économiques et fi-nancières, en redéfinissant les compétences des juridictions compétentes. Cette spécialisation permet une répression plus ciblée et efficace des crimes complexes touchant à l’économie nationale. Toutefois, l’élargissement des compétences du PJF au détriment des procureurs de droit commun soulève des questions légitimes sur l’équilibre des pouvoirs au sein du système judiciaire et le risque d’une centralisation excessive qui déboucherait à un bras de fer relatif aux poursuites soumis à l’appréciation souveraine du Procureur général près de la Cour d’Appel de Dakar à la diligence de l’un des procureurs. La logique institutionnelle voudrait d’éviter que le PJF ou le Procureur général de la Cour d’Appel ne monopolisent les décisions de poursuite. Cela garantirait la diversité des décisions et limiterait le risque de pressions hiérarchiques.
Si l’objectif principal de cette réforme est de renforcer la lutte contre la cor-ruption, le blanchiment d’argent, et autres infractions financières majeures, il est impératif de garantir que cette évolution n’entraîne pas une marginalisation des juridictions ordinaires. La complémentarité des rôles doit être préservée afin de maintenir un système judiciaire équilibré et fonctionnel.
De plus, cette nouvelle dynamique institutionnelle ne doit en aucun cas affai-blir les droits de la défense, qui sont des garanties fondamentales protégées tant par le droit interne que par les engagements internationaux ratifiés par le Sénégal. Les principes de procès équitable, de respect des droits de l’accusé et de l’accès à une justice impartiale doivent rester des priorités dans l’application de cette nouvelle législation. Il est essentiel que la justice financière soit non seulement rigoureuse dans sa répression, mais également exemplaire dans le respect des droits des justiciables, afin de garantir un sys-tème judiciaire à la fois efficace et équitable.
Bon à Savoir : Article 417 du Code de Procédure Pénale dispose que :
« Sauf dans les cas où la loi dispose autrement, les procès-verbaux et les rapports constatant les délits ne valent qu’à titre de simples renseignements »