VIOLENCE COLONIALE DANS LES OTAGES, CONTRE-HISTOIRE D’UN BUTIN COLONIAL
Pour importante que soit la « restitution » d’œuvres culturelles à certains pays africains, elle n’en doit pas moins faire oublier la dure réalité silencieuse qui se cache derrière ces objets. L’histoire doit prendre tout son sens en servant de leçon
Contrairement à l’énorme battage médiatique ayant accompagné la « restitution » d’objets culturels - par l’ancienne puissance coloniale -, qui a commencé, en Afrique, par le Sénégal, avec le sabre douteusement attribué à El Hadj Oumar Tall, avant de se poursuivre avec le Bénin, avec des trésors du royaume d’Abomey – parmi lesquels les fameuses statues anthropomorphes, mi-homme mi-animal, des rois Ghézo, Gléglé et Béhanzin -, et prochainement avec la Côte-d’Ivoire, avec le Djidji Ayokwe (le tambour parleur des Ébriés), très peu a été dit sur la violence qui caractérisait le pillage de ces objets par les forces coloniales françaises. Aussi la lecture de l’œuvre de Taina Tervonen[1], Les otages, contre-histoire d’un butin colonial, offre-t-elle l’opportunité de prendre connaissance de l’une de ces histoires : la prise de Ségou par les troupes de Louis Archinard en avril 1890.
L’histoire d’Abdoulaye, celle de sa famille et de bien d’autres personnes évoquées dans le livre peuvent illustrer à merveille les humiliations et la violence physique, psychique, morale et matérielle que faisaient subir les colonisateurs aux ressortissants des pays conquis. Après la chute de Ségou, capitale de l’Empire toucouleur, occupée par les troupes de Louis Archinard, Abdoulaye, alors âgé d’une dizaine d’années, a été séparé de sa famille et expédié en France avec le butin de guerre : 96 bijoux en or et en argent, des ustensiles, 518 manuscrits…Les siens, quant à eux, furent dispersés, à l’exception de son père, Ahmadou Tall, fils d’El Hadji Oumar Tall, qui avait pu s’enfuir avec quelques-uns de ses soldats. Ainsi, dans un télégramme envoyé au gouverneur du Sénégal, le 23 juillet 1890, Louis Archinard expose la répartition des femmes du roi vaincu. Il comptait les offrir à d’autres chefs. Certaines parmi elles étaient accompagnées de leur mère ou de leurs enfants. Ce qui constituait un groupe de vingt-six personnes, qui furent toutes dispersées[2].
Exiler Abdoulaye comportait un double objectif : d’une part, éviter plus tard une possible tentative de vengeance d’un potentiel adversaire de la France, et d’autre part, créer un acculturé, qui pourrait être utilisé ultérieurement comme relai au niveau local contre ses propres frères. Cette stratégie pouvait être mise en œuvre en dernier ressort, si l’on pensait que l’École des fils de chefs, anciennement appelée École des otages, créée par Faidherbe en 1955, ne suffisait pas à transformer un « élève » récalcitrant en un soumis ou un futur allié. Ce fut le cas des deux fils de Mamadou Lamine, dont la tête a été tranchée par le colon. C'est ce qui ressort de cet extrait d’une lettre d’Archinard envoyée au gouverneur du Sénégal: « Il est fâcheux pour la tranquillité que ces enfants n’aient pas disparu dans la bagarre et qu’on ne les ait pas absolument dépaysés (…) Nous avons élevé deux petits serpents, qui sont intelligents, qui parlent français, l’écrivent de manière à pouvoir être compris (…) Pour mon compte personnel, je suis absolument persuadé que ces enfants que je connais depuis un an, avec l’entourage que je leur connais et les sentiments qu’on manifeste à leur égard, seront pour nous, un peu plus tard, des adversaires d’autant plus dangereux qu’ils auront vécu près de nous. Je ne vois qu’un moyen de nous débarrasser pour l’avenir de deux prêcheurs de la guerre sainte qui sans doute donneront de nouveaux soucis à quelques-uns de mes successeurs et nous imposeront quelques nouvelles insurrections à refréner, ce serait d’envoyer ces deux jeunes gens dans un lycée de Paris. Ils deviendront suffisamment français pour ne plus s’occuper de guerre sainte et pourront être des fonctionnaires précieux ; en tout cas, un séjour de quelques années au milieu de nous leur enlèvera tout prestige religieux aux yeux de leurs compatriotes.
J’ai l’honneur de vous prier, monsieur le Gouverneur, de vouloir bien transmettre cette lettre à Monsieur le Sous-secrétaire d’État des colonies. Je désire vivement qu’elle soit prise en considération. Je suis persuadé, si elle ne l’est pas, que l’avenir démontrera assez vite que je ne trompe pas aujourd’hui (…)[3]»
Les prières d’Archinard seront exaucées : ces deux jeunes hommes seront ultérieurement emmenés en France, d’après Taina Tervonen. Mais, contrairement à Abdoulaye, les archives qu’elle a visitées n’ont pas révélé ce qu’il était advenu d’eux.
L’objectif du colonisateur ayant toujours été de mettre entre lui et la population des pays conquis d’autres indigènes qu’il a formés, voire formatés, il était naturel chez lui de compter sur une élite locale. Des complices, des intermédiaires aliénés, que Jean-Paul Sartre, dans sa fameuse préface de Les Damnés de la terre de Frantz Fanon, qualifie d’êtres truqués, de mensonges vivants, qui, une fois retournés chez eux, ne parviennent plus à communiquer avec les leurs tant est devenu grand le fossé qui les sépare. Du coup, le séjour en métropole et le « lavage de cerveau » qui l’accompagnait faisaient partie de cette stratégie d’aliénation, et partant de domination. Ces objectifs n’ont toujours pas changé. Ils se sont juste modernisés, et ils s’actualisent, avec des moyens plus subtils et souvent très attractifs.
La violence coloniale ne se limitait pas seulement au niveau de la séparation des familles, comme du temps de l’esclavage, elle était aussi bien présente dans le vil prix que coûtait la tête d’un colonisé. Cette demande pour le moins cynique, méprisante et déshumanisante du Dr Hamy, directeur du musée d’Ethnographie du Trocadéro, en est la parfaite illustration : « Il reste beaucoup à faire sur ces populations à tous les points de vue. Leur anthropologie est à peine ébauchée, le Muséum de Paris (Jardin des plantes) n’a ni squelette ni crâne de Toucouleur, les Mandingues (Malinkés, Soninkés) n’y sont représentés que par une pièce, les Bambaras également. Rien du Bambouk, rien de la vallée du Niger ! Au musée d’Ethnographie, à part les pièces de Soleillet (…) et votre petite collecte, on n’a rien ou presque rien non plus[4]. Aussi pouvez-vous rendre de vrais services à ces deux établissements pour lesquels je prends la liberté de réclamer votre concours le plus actif...» Archinard fera exactement ce qu’on lui avait demandé, au nom de la science et des collections à compléter. En effet, en juin 1884, le directeur du muséum d’Histoire naturelle lui écrit et le remercie « pour le don (…) de deux crânes du Haut-Niger[5] »
Le mépris et le peu de valeur accordée aux vies des indigènes ne sont pas sans rappeler les enfumades du maréchal Bugeaud en Algérie, les propos sadiques du colonel de Montagnac, un autre parmi les conquérants d’Algérie: « Pour chasser les idées qui m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d’artichauts, mais bien des têtes d’homme[6] » et ceux du compte d’Hérisson : « Il est vrai que nous rapportons un plein baril d’oreilles récoltés, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis[7].» Ces monstruosités évoquées par Aimé Césaire dans le Discours sur le colonialisme ont fait dire à l’auteur du Cahier du retour au pays natal, à juste raison, que : « La colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propos du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral[8]… » ;
« (…) La colonisation, je le répète, déshumanise l’homme même le plus civilisé; que l’action coloniale, fondée sur le mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui l’entreprend : que le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête… [9]»
Abdoulaye, Naba Kamara – une petite fille prise à la suite d’une guerre coloniale, puis emmenée en France et confiée à une sœur d’Archinard par ce dernier –, les deux fils de Mamadou Lamine, à l’instar de beaucoup d’autres résistants africains, tels que Cheikh Amala, Béhanzin, Samory Touré, Aline Sitoe Diatta, Cheikh Ahmadou Bamba, Messali Haj, Boumezrag Al-Mokrani déporté en Nouvelle Calédonie et bien d’autres, étaient victimes de séparation d’avec leurs parents et leur terre natale. Toutefois, la seule différence dans le cas d’Abdoulaye est qu’il était très jeune au moment de son départ pour comprendre la portée de celui-ci. Si bien que, en toute innocence, il a été victime du Syndrome de Stockholm, en montrant toute sa reconnaissance à la France, et surtout à son ravisseur Archinard, à qui il adressait des mots affectueux dans les lettres qu’il lui envoyait. Mieux, il le considérait comme son bienfaiteur. Mais le mauvais traitement qu’il subit lors d’un voyage dans son pays natal, où il a été traité de fils de vaincu par certains colons, lui a permis de prendre conscience qu’il n’était pas comme les autres. Il était âgé d’une vingtaine d’années lorsqu’il mourut de tuberculeuse, quelque temps après avoir intégré Saint-Cyr. Sa dépouille sera rapatriée au Sénégal en 1995, c’est-à-dire deux années après la visite d’une délégation en France conduite par le khalife Tierno Mountaga Tall qui l’avait réclamée pour éviter qu’elle ne fût exhumée et incinérée – cimetière du Montparnasse - comme c’est le cas des concessions arrivant à terme. Il avait même lancé cette phrase : « Cet homme n’est pas fait pour le feu.[10]»
En définitive, pour importante que soit la « restitution » d’œuvres culturelles à certains pays africains, elle n’en doit pas moins faire oublier la dure réalité silencieuse qui se cache derrière ces objets. D’autant que les groupes des Républicains n’ont accepté de voter le projet de loi sur la restitution du sabre au Sénégal et des œuvres du Bénin, présenté devant l’Assemblée nationale le 2 octobre 2020 qu’accompagné d’un amendement réaffirmant « le principe d’inaliénabilité des collections muséales françaises[11]. » De plus, elle ne doit pas non plus détourner l’attention des questions les plus urgentes et les plus essentielles, telles que : la présence des bases militaires françaises en Afrique, la question du franc CFA et l’ingérence de l’ancienne puissance dans les affaires internes de certains pays sur le continent. Car elles constituent des enjeux sécuritaires, économiques et politiques pour les pays concernés. D’où cet appel à la prudence de Nadia Yala Kisukidi : « Cet activisme mémoriel institutionnel s’accompagne d’un ensemble de lots symboliques qui visent, à travers des engagements culturels et mémoriels, à produire un nouveau récit françafricain, neutralisant ainsi les critiques qui mettent au jour sa mécanique depuis un demi-siècle. Le paradoxe de ces usages politiques de la mémoire, c’est qu’ils ne visent pas à rappeler ce qui a été mis sous silence, ou tenu caché ; ils ressuscitent le souvenir pour faciliter l’oubli. Mettre en lumière pour tenir dans l’obscurité, c’est-à-dire tourner la page du passé colonial. Mobiliser jusqu’à saturation la mémoire, pour que les esprits revêches, sur le continent africain comme dans la diaspora cesse de faire des histoires.[12] » D’aucuns pourraient parler de victimisation ou de ressentiment en lisant ces rappels historiques, et voudraient même que l’on mette une croix sur ce passé pour le moins dérangeant pour certains afin de mieux braquer les regards sur l’avenir, il faudra juste leur rappeler ces propos de George Santayana: « Ceux qui oublient le passé se condamnent à le revivre.» Rappel d’autant plus important que nombre des descendants de ces anciens colonisés, maltraités, assassinés, déportés sont encore victimes de mépris, de racisme dans les pays de ceux qui avaient fait subir ces atrocités à leurs ancêtres. Par conséquent, l’histoire doit prendre tout son sens en servant de leçon et de guide.
[1] Journaliste, documentariste, Taina Tervonen est née et a grandi au Sénégal jusqu’à l’âge de 15 ans. Elle parle wolof, et c’est à l’école sénégalaise qu’elle a appris une autre version de l’histoire coloniale. Différente de celle enseignée dans les établissements Son œuvre est un véritable travail d’orfèvre, fruit de nombreuses recherches et enquêtes.
[2] Tania Tervonen, Les otages, contre-histoire d’un butin colonial, p.96
[3] Ibid, p.p. 82-83
[4] Ibid. p. 185-186
[5]Ibid. p.186
[6] Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire, p.19
[7] Ibid p.12
[9] Ibid, p.21
[10] Les otages, contre-histoire d’un butin colonial, Taina Tervonen, p.121
[11]Le piège africain de Macron, du continent à l’Hexagone, Antoine Glaser et Pascal Airault, p. 160
[12]Françafrique, mémoires vives, Nadia Yala Kisukidi, p.963, extrait de L’empire qui refuse de mourir, Une histoire de la françafrique,, sous la direction dfe Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat, Thomas Deltombe