VOYAGE AU BOUT DES KALOUNAYES
EXCLUSIF SENEPLUS - L’aspiration à mieux vivre est le moteur essentiel de l’espoir, elle défie toutes les résignations. Il n’y a point de fatalité, nul génie que l’apprentissage et la familiarisation ne puissent s’approprier - LE RETOUR À COUBANAO
À midi dans les bols du déjeuner à Coubanao, seule l’huile de palme venait mettre un peu de couleur dans la monotonie et le règne du riz blanc. Plus rarement, on apercevait d’autres condiments, ou alors d’autres sauces à base de feuilles, qui ne s’enrichissaient que très rarement de viande ou de poisson. Le bol semblait ainsi, souvent, être un tableau épuré où le riz s’étalait au creux, en quantité modeste, et que plusieurs mains venaient grignoter.
Chez quelques rares familles, plus chanceuses, on voyait plus de couleurs, plus de poissons, souvent des tilapias racornis, voire du bœuf. Le reste du village lui, ne s’autorisait ce luxe que lors de quelques fêtes ou occasions spéciales, pendant lesquelles le festin offrait menus variés, diversité des ingrédients et abondance. Cependant ces jours trop rares ne faisaient, las, que souligner l’habitude des bols monochromes, sur la majeure partie de l’année.
Non pas que Coubanao manquât de bétail, d’élevage, de fruits. Il manquait un peu de légumes certes, du poisson aussi à cause du manque de rivières, mais le village regorgeait d’offrandes comestibles. La viande, malgré la profusion des cheptels, était pourtant un produit de fête. On pouvait la dégoter soit à la chasse, soit auprès des éleveurs qui consentaient – parfois seulement – à abattre leurs trésors et à vendre à des prix onéreux leurs pièces de boucherie, souvent à des occasions bien choisies.
Les éleveurs tenaient à leurs bêtes. Si la viande manquait, les bœufs et les vaches, eux, se dandinaient et ruminaient, narquois, leur repas aux yeux des carnivores humains. Seul leur lait, prisé, était commercialisé plus abondamment. Il était recueilli dans des traites savantes, expédié vers la ville, convoyé par des cyclistes de fortune qui remorquaient sur leur porte-charge les précieux fûts en métal qui contenaient l’or blanc du village. Ils pédalaient ensuite dans l’argile, longtemps, faisant quotidiennement le tour des Kalounayes, circuit dont dépendait cette petite économie.
Sans doute était-ce le pacte négocié avec les vaches : donner leur lait pour préserver leur vie. La viande était donc ainsi devenue à Coubanao un produit rare et couteux malgré la surpopulation de bovins. C’était bien curieux et bien drôle de voir cette cohabitation, alourdie de secrètes envies de chaque part, entre les humains et les bêtes. Les chasseurs, autres protagonistes, contournaient ce face-à-face, et offraient parfois leurs trouvailles au gré de leur fortune. Souvent bredouilles, ils ramenaient les bons jours des lapins sauvages, des biches, des porcs-épics. Et alors, sur la place centrale du village une boucherie improvisée prenait forme, on accourrait s’arracher les meilleurs morceaux. Mais à ce jeu, les plus riches raflaient la mise, et ainsi toujours point de démocratie de la viande.
Si la pénurie de viande frappait indistinctement tout le village, seuls les enfants filous, qui draguaient la forêt avec moins de pudeurs, arrivaient à avoir leurs rations de viande. Ils chassaient des écureuils, des rats palmistes, aidés par des chiens véloces et dégourdis. Ils s’offraient ainsi, à l’abri des regards réprobateurs, à l’ombre des arbres, des barbecues et autres grillades clandestines. Je fus de ces expéditions, pendant lesquelles à quatre ou cinq, nous nous disséminions dans un grand périmètre de la forêt. On se postait à différents endroits, pour traquer les trous susceptibles d’abriter des rongeurs. Quand un de nous flairait un bon coup, nous avions nos techniques pour communiquer. Des cris, aux intonations différentes, pour signifier aux autres là où il fallait se retrouver. A ce petit langage codé, Agustu était le plus fort. Sa voix portait. Quand avec notre chien Totala, il avait la certitude de toucher à la cible, il nous appelait ; sa voix claire, puissante, dominait alors le ciel, pour nous indiquer son emplacement. En quelques minutes, nous trouvions le point de ralliement, précisé par notre GPS vocal. On s’affairait alors à surveiller, à quadriller le périmètre, à le boucler, prêts à donner un coup de main à notre chien s’il galérait dans la course-poursuite. Et nous passions à table. Je cachais dans mes poches des oignons, Capitaine avait des allumettes, et le tour était joué. Totala se régalait avec la tête des rongeurs. Et nous rentrions rassasiés.
Mais notre bonheur de mômes ne changeait rien à l’affaire. Le régime alimentaire qui dominait à Coubanao à midi était comme une réplique de la vie, de ses récurrences, de ses traditions, de l’enchainement monocorde des jours. Coubanao avait son calendrier, ses savoirs, ses valeurs, ses héritages, ses traditions et la vie s’écoulait dans le respect de ces éléments de la nature. Elle en devenait identique, une ritournelle qui ne sacrifiait à aucune joie, ou aucun génie local. Sans que cela tienne de la résignation, encore moins du manque d’ambition, les populations acceptaient de subir ou de cohabiter avec le destin, comme convaincues, qu’il y avait dans cette sagesse, un équilibre à préserver. La nature était comme un Dieu auquel il fallait faire allégeance, dans un avatar originel de l’écologie. Il y aurait sans doute un mérite à étudier cela, à confesser le parti-pris de vivre la vie comme elle vient, sans œillères racistes ni célébration outrancière de la vertu locale…
Je notais, à mesure que je m’établissais dans le village, que les valeurs et les traditions ne signifiaient pas la même chose pour tout le monde. Que l’argent, les classes sociales, les positions hiérarchiques, donnaient aux bols de midi des tons et des couleurs différentes. Les privilèges économiques, s’affranchissent de l’unité affichée, et chez certains l’argent avait fait pénétrer le droit de trahir la communauté tout en se présentant comme ses défenseurs.
Lénifiant mais suave, le discours sur les valeurs était calibré pour les pauvres, dont il sublimait les privations en les transformant en martyre grandiose. L’argent faisait éclater le mensonge de l’unité, car avec lui les droits devenaient grands, les devoirs négligeables, l’impunité tolérable. On le voyait dans ces bols de midi plus colorés que convoitaient les pauvres. Les pauvres, et je le voyais, je le vis encore récemment, payaient le tribut et le coût des valeurs, vernis qui les tient à distance de rêve ; les riches eux, s’habillent de valeurs pour cacher leur trahison.
A Coubanao, je fis partie des privilégiés. Nous ne manquions de rien. Ainsi, les nombreuses fois où je fus convié chez Agustu, j’appris banalement les privilèges sans mérites dont j’étais couvert. J’appris par conséquent, sans démagogie et sans culpabilité, ces inégalités sociales internes, grandes absentes des débats continentaux occupés à voir le continent comme une terre de malheur uniforme, alors que nombre de gens y vivent très bien, voire dans l’indécence. Le mérite du brassage, je le découvrais à Coubanao, n’est pas de niveler les avoirs, mais d’obliger à une lucidité pour créer une classe populaire médiane, majoritaire, qui puisse vivre dignement. Un idéal socialiste en somme, qui préfère à l’identité l’affinité de classe, pour la quête commune.
Un jour où nous manquions de poisson, Agustu, Capitaine et moi jurâmes d’en ramener à ma mère. Pour ce faire nous nous attelâmes à remonter avec nos petites pattes tous les villages en longeant le fleuve, pour trouver des tilapias. La mission s’annonçait rude et risquée. Quatre villages plus tard, plus de dix kilomètres, toujours rien. Epuisés, les semelles colorées par la poussière, nous trouvâmes à Djoubour, au bord du désespoir, un pêcheur qui tenait sept petits poissons qu’il nous céda au prix fort. Nous rentrâmes sous les vivats de ma mère et déjeunâmes ensemble. Depuis ce jour, Agustu et Capitaine, mangeaient régulièrement à la maison. L’huile fascinait Agustu. Ce gras, qui humectait ses lèvres, le rendait extatique. Pierre Desproges m’apprendra plus tard que « les aspirations des pauvres ne sont pas très éloignées des réalités des riches ». L’aspiration à mieux vivre est le moteur essentiel de l’espoir, elle défie toutes les résignations. Il n’y a point de fatalité, nul génie que l’apprentissage et la familiarisation ne puissent s’approprier. Point de pacte de race que ne puisse faire éclater l’argent.