«IL FAUT VIVRE DES EMOTIONS POUR POUVOIR LES PARTAGER»
Riche d’une carrière international, Naby Ibrahima Condé veut être prophète chez lui. Au Sénégal depuis un an, il a concocté un album de 15 titres.

Riche d’une carrière international, Naby Ibrahima Condé veut être prophète chez lui. Au Sénégal depuis un an, il a concocté un album de 15 titres. En prélude à la sortie officielle de cet opus, il compte mettre dans les bacs un EP Extended Play de cinq titres. Entretien
Quelle est la dernière actualité de Naby?
Je suis très heureux de me retrouver au Sénégal. Je veux juste retranscrire et transmettre tout ce que j’ai vécu dans l’Art. Je comptabilise vingt ans de carrière musicale… Il y a un peu de vécu et de bagage derrière ce parcours. Je veux partager tout cela avec les jeunes artistes sénégalais. Je veux aussi faire plaisir à mon public qui demande tout le temps ce que je deviens et ce que je fais. Je suis toujours en quête d’inspiration pour pouvoir parler au public.
Depuis votre premier album, «Demna», publié en 2009 et le Prix découvertes RFI, vous avez disparu des radars
Après avoir remporté le Prix découvertes RFI, j’ai eu à gagner d’autres prix. C’est ainsi que j’ai reçu le « Prix Francophonie du Canada » et le « Prix Visa pour la Création ». J’ai aussi remporté un autre prix qui m’a permis de me produire en Asie, au Canada dans ses dix-huit régions, au Vietnam et au Cambodge. J’ai également fait un album avec Passi. Il s’agit de son dernier album, « Air Afrique ». Ce qui nous a permis de faire des concerts un peu partout et dans la sous-région. Après tout cela, je me suis mis en retrait pour pouvoir mieux travailler. Je voulais surtout avoir de l’inspiration et repartir sur de nouvelles bases et faire la paix avec moi-même. Le Prix découvertes RFI a un peu freiné mon inspiration. Parce que c’est venu trop vite et juste comme ça. C’est après la sortie de mon premier album solo que j’ai pu remporter tous ces prix-là. Il fallait que je me remette en place pour aller chercher de l’inspiration. Il me fallait aussi chercher un vécu, parce que tout ce que tu ne vis pas, tu ne peux pas en parler. C’est tout cela qui a fait que j’ai été en retrait pour un bon moment.
Certains disent que le succès a été très difficile à gérer et cela s’est particulièrement ressenti sur la suite de votre carrière…
Effectivement c’est vrai et je le concède. Je n’ai pas pu et su gérer tout ce qui m’est arrivé en 2009. C’était brusque. Ça m’a un peu fait peur. Ça a amené des problèmes dans mon groupe. On ne s’est pas compris sur beaucoup de choses. C’était trop intense. On avait trop de boulot.
N’avez-vous pas prêté le flanc ?
Non, pas du tout ! Je ne peux pas faire cela car je suis un talibé et un vrai Baye Fall
Des erreurs ?
Bien sûr ! Tout le monde fait des erreurs. Mais en ce qui me concerne, cela m’a servi énormément. C’est grâce à mes erreurs que je suis devenu ce que je suis aujourd’hui. J’ai commis des erreurs qui m’ont bien massacré et mis presque à terre. La vie quotidienne m’a bien éprouvé. La vie familiale aussi m’a vraiment causé du souci.
Issu du mouvement Hip Hop, vous avez par la suite continué dans le sillage du reggae…
J’ai librement opté pour le Reggae. C’est quelque chose qui est bien ancré en moi. J’aime bien le « One Drop » qui symbolise le battement du cœur. Le reggae est une musique qui aime user de paraboles et de devinettes. Il délivre des messages codés qu’il faut aller déchiffrer et c’est cela qui me plait dans ce genre musical popularisé par Bob Marley. C’est ce jeu de questions réponses qui force l’artiste à penser à celui qui écoute la musique. C’est pour cela que j’aime le reggae. C’est une musique vraie et de vérité.
Comment comptez-vous faire la promotion de cet album dans un contexte de crise sanitaire?
C’est une situation difficile qui a surpris tout le monde. Cette pandémie a perturbé énormément de choses dans le monde entier. Cependant elle nous a trouvé en pleine phase de création. On était donc assez éloigné de la scène. Nous étions plutôt confinés en studio pour travailler dur. Ce qui signifie que cette situation ne nous a pas trop affectés, car on était en phase de création et de labeur. N’empêche, c’est une situation dure pour nous tous. Quelque part, ça brise ton élan. En tant qu’artiste, tu es bloqué sur beaucoup de choses et tu ne peux plus maîtriser ton calendrier. Cela pose problème. Mais je trouve que c’est un mal pour un bien. Il faut s’adapter et surtout apprendre beaucoup de choses de cette situation. Je ne parle pas seulement du monde artistique, mais de tout le monde. Je pense que le Sénégal a besoin d’un artiste comme moi. Partout où je me rends, on me demande de revenir. Pour certains, je leur ai fait goûter quelque chose avant de les sevrer brusquement.
Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? N’est-ce pas de la prétention ?
Pas du tout ! On ne peut pas du tout parler de quelque chose que l’on ignore. Le premier album « Demna », je l’ai fait en dix ans. Celui-ci aussi m’a pris dix ans de travail. Il faut vivre des émotions pour pouvoir les partager. La création ne se décrète pas. Cela prend énormément de temps. Si vraiment on veut proposer des œuvres intemporelles et de qualité, il ne faut pas que l’on se trompe. Je me rappelle les sages paroles de Djibril Diop Mambety qui disait qu’un tableau qui n’accroche pas pendant dix ans, n’est pas du tout un tableau. L’album « Demna » a fait plus de dix ans sur le marché et jusqu’à présent, on continue de l’écouter. C’est la même démarche que j’ai adoptée pour cet album. Je veux toujours produire des œuvres classiques que l’on peut écouter durant de nombreuses années.
Vous avez assuré des premières parties de grands artistes comme Tiken Jah Facoly et Angélique Kidjo. Qu’avez-vous appris à leurs côtés ?
C’était déjà grandiose d’assurer les premières parties de Tiken Jah Facoly et d’Angélique Kidjo. Nous avions tissé de très bons rapports. Ils sont devenus des amis et à chaque fois que l’occasion se présentait en Europe, on allait manger ensemble. Cela m’a donné de la « niac » et de trouver du tonus sur scène. Cela m’a permis d’être vrai. Tiken Jah est quelqu’un de très vrai. Angélique Kidjo est une très grande dame. Ces gens-là ne te disent que la vérité. Ils sont francs et très entiers. Ils te disent toujours comment tu dois être toi-même. Donc tu apprends énormément de choses avec eux. J’ai surtout appris la sagesse auprès d’Angélique. Cette dame est très sage. Après cela, il y a aussi beaucoup de choses à apprendre. Tu atteints un autre niveau. Tu vois une autre couleur. Il y a vraiment du professionnalisme à toutes les étapes.
Pouvez nous parler un peu de cet album ?
C’est un album dans lequel j’ai tout mis. J’ai vraiment utilisé toute ma force, tout mon cœur et toute mon âme pour le confectionner. J’ai sorti tout ce que j’avais appris sur le tas. C’est tout ce que j’ai vécu sur la route que j’ai voulu transmettre à mon public. Nous avons décidé de partager car c’est un travail d’équipe. Même si on reste dans le reggae, il y a beaucoup de couleurs dans ce disque. Pour l’EP qui va sortir en premier, nous allons publier cinq titres avant de mettre sur le marché l’album complet avec quinze morceaux…
Durant vos nombreux voyages qu’avez-vous appris au niveau des pays visités ?
C’était souvent trop rapide et le rythme était infernal. Cependant, j’ai appris beaucoup de choses au Congo Brazzaville. Au moment de notre passage, il y avait la guerre. Mais les jeunes avaient décidé de tout prendre en main. J’y ai rencontré un vieux qui m’a dit que l’Afrique est bancale. On devait reconstruire notre continent. J’ai vraiment appris cela auprès de ce vieux et c’était au Congo. Même notre clip avec Passi on l’a fait à Dolisie, la troisième ville du Congo, là où il y a eu la guerre. Je les ai trouvés en train de revivre et de reconstruire le pays. Au Vietnam aussi, j’ai trouvé que malgré la guerre, les gens refusaient de baisser les bras. Cela m’a beaucoup marqué.
Est-ce qu’être Baye Fall constitue un refuge pour toi ?
La religion n’est pas un refuge. C’est quelque chose qui m’appartient et je l’accepte. C’est un legs de mes parents que j’ai trouvé sur place. Comme je suis musulman, je me vois bien dans la peau d’un Baye Fall. Le concept du Baye Fall est trop profond. C’est « Degeul », »Joubeul », »Leral », »Souk ». C’est juste se prosterner et accepter la Toute-Puissance divine. Je crois que c’est ce qui me plait le plus dans cette vision. Il ne faut surtout pas oublier que j’ai un très grand nom : je m’appelle Naby. Le Prophète des musulmans.
Avez-vous été soutenu par les autorités culturelles de votre pays.
Non ! Non et non ! Je le dis haut et fort. Je n’ai jamais été soutenu par qui que ce soit dans ma carrière. Je n’ai même pas été reçu par une autorité du ministère de la Culture après avoir gagné le Prix découvertes RFI et tous les autres. Malgré mon parcours et tout ce que j’ai fait, je n’ai jamais été reçu ou félicité par un agent du ministère de la Culture ou une autorité étatique. Pourtant au Gabon, j’ai eu à rencontrer le ministre de la Culture. J’ai eu à rencontrer l’ancien Président Abdou Diouf bien après son départ du pouvoir. Nous étions dans le même hôtel. Il n y a que l’institut Français qui était à mes côtés.
N’est-ce pas frustrant ?
Bien sûr ! A la limite, c’est révoltant... Au Sénégal chacun ne pense qu’à sa propre personne et c’est vraiment dommage. Il y a trop de copinage et de favoritisme dans la musique et cela tue notre Art. C’est pour cela que ça ne marche pas.
Que pensez-vous de cette nouvelle tendance des jeunes rappeurs à travers des histoires de clash ?
(Rires) Je trouve qu’ils sont perdus ! Ces clashs n’apprennent rien à personne. Toi qui n’as aucun vécu, comment peux-tu te permettre de raconter ta connerie ? C’est du n’importe quoi. Il faut être généreux et avoir le souci de partager son savoir. Ce n’est pas parce que tu as un audimat et que tu es suivi sur les réseaux sociaux, que tu dois te permettre de toiser ton monde et de faire du n’importe quoi. Ce n’est pas cool du tout. On ne devrait même pas les montrer à la télévision. Ils n’apportent rien au public. Nous n’avons pas besoin de faire comme les Américains. Eux, ils ont tout ce qu’il faut. Nous, on n’a rien. Nous avons besoin d’être un peu plus civilisés. On manque de civisme. C’est pourquoi tout ce qu’on fait, c’est vraiment un peu bancal et cela ne nous apporte rien. Ils ont besoin d’apprendre encore. Comme moi aussi j’ai besoin d’apprendre encore, car je ne sors pas du lot. Je n’ai pas atteint les sommets, mais eux ils n’ont pas encore atteint ce niveau et ils font leur malin…
Êtes-vous alors disposé à travailler avec eux ?
Je suis très ouvert. Je suis disposé à travailler avec eux, mais ça ne sera pas pour faire ce qu’ils font. Mais il y a aussi un autre mal pernicieux dans ce pays. Il suffit qu’un artiste plaque quelques accords, apparaisse à la télé pour qu’on en fasse une star. C’est vraiment des choses à éviter. On a tendance à encenser trop et très vite nos artistes. Cela leur rend un très mauvais service. Pour que les choses puissent marcher, il faut que chacun reste à sa place. Il faut éviter de toujours se focaliser sur l’argent car cela ne fait pas avancer les choses. Il faut que les stars du moment se remettent en question et partagent leur savoir. Si on continue de ne rien faire pour la jeune génération, notre musique ne pourra jamais aller de l’avant.