BOUBACAR BORIS DIOP, ÉLOGE DE LA DISSIDENCE
Le journaliste et écrivain revient sur l’héritage de Cheikh Anta, évoque Senghor sans complaisance, parle de la mondialisation et de la néocolonisation sans oublier de recommander aux lecteurs quelques auteurs - ENTRETIEN
Les devenirs africains sont au cœur des débats sur le continent. 60 ans après les indépendances, comme des marronniers en journalisme, les mêmes sujets reviennent continuellement. Franc CFA ou pas Franc CFA, langues nationales ou langues de l’ancien colon, enracinement ou ouverture, pour n’en citer que quelques-uns. En toile de fond, toujours, l’émancipation de l’Afrique. Parmi les intellectuels et penseurs contemporains qui interviennent le plus souvent sur la nécessité pour le continent de se prendre en charge, figure en bonne place Boubacar Boris Diop. L’écrivain nous a reçu dans les locaux de la maison d’édition en langues nationales, EJO, fondée il y a trois ans avec quelques amis.
Dans cette seconde et dernière partie de notre entretien, Boris Diop revient sur l’héritage de Cheikh Anta Diop, évoque Senghor sans complaisance, nous parle de la mondialisation et de la néocolonisation sans oublier, à notre demande, de recommander à nos lecteurs quelques auteurs.
Le temps passe et la discussion n’a pas l’air d’avoir commencé tant elle est passionnante. Parfois, le téléphone interrompt notre entretien. Parmi ces appels, celui de sa « sœur » Aminata Dramane Traoré avec qui il a écrit en 2014 La Gloire des imposteurs. Nous abordons plusieurs autres questions. Toujours les devenirs africains au cœur. La colonisation, les indépendances, la néocolonisation, la mondialisation sont au menu.
La colonisation, les indépendances, la néocolonisation, la mondialisation
Sur les indépendances Boubacar Boris Diop, même s’il comprend que nous en sommes encore aux « douleurs de l’enfantement d’une nation », n’en constate pas moins que « les pays anglophones sont beaucoup plus libres et souverains que les pays francophones. Chez eux l’ancien colonisateur n’a pas voix au chapitre et c’est une différence fondamentale avec ce qui se passe dans la Françafrique ». Il parle en connaissance de cause, ayant enseigné pendant quatre ans à l’Université américaine du Nigéria.
« Boris Johnson, alors ministre des Affaires étrangères, y est passé quand j’étais là-bas et les journaux ont à peine mentionné son séjour. »
Il raconte aussi une anecdote significative de l’état d’assujettissement des élites francophones. Un ancien ambassadeur de Grande-Bretagne à Dakar, devenu un ami proche, lui a confié :
« Avant de venir ici, j’ai été en poste à Abuja et si j’avais eu là-bas le même comportement que l’ambassadeur de France au Sénégal, on m’aurait égorgé dans mon propre bureau ! «
Senghor était un être à la fois complexe et complexé
Poussant plus loin son analyse, il observe que la France a eu la chance de pouvoir compter dans son pré carré sur les services d’un homme comme Senghor.
« C’est une chose de contrôler un pays en étant obligé de pactiser avec des soudards brutaux comme Bokassa ou Eyadéma et c’en est une autre de pouvoir s’assurer la même docilité de la part d’un Senghor, grand poète, personne intègre et digne de respect à tous points de vue. Ce qui importe pour le colonisateur, c’est que le résultat est le même, le Sénégal de Senghor n’était pas plus maitre de son destin que le Gabon de Bongo. »
Nous lui rappelons que dans son recueil d’essais L’Afrique au-delà du miroir, il en est un intitulé « Le Sénégal entre Cheikh Anta Diop et Senghor » et il dit avoir fait de son mieux pour être juste avec l’enfant de Joal. Il ne se gêne pourtant pas pour rappeler le fond de sa pensée.
« Senghor était un être à la fois complexe et complexé, c’est ce que j’ai retenu de l’importante biographie que lui a consacrée l’américaine Janet Vaillant. On peut avoir du respect pour l’homme Senghor, un être humain tout à fait décent et honnête qui n’a pas détourné les biens du pays mais qui, tout à son envie de servir la France, a violenté non pas les corps mais les esprits. Il a voulu faire de nous des Français à peau noire. Cette servitude volontaire est tout à fait incompréhensible. Je ne suis pas en train d’exprimer une rancœur personnelle, je n’ai vraiment pas de ressentiment contre Senghor mais tout de même celui qu’on veut nous présenter comme le libérateur de ce pays a clairement clairement exprimé son hostilité à l’indépendance. En témoigne ce passage de son discours de 1950 au Parlement européen de Strasbourg : ‘Au siècle polytechnique de la bombe atomique, le nationalisme apparait dépassé et l’indépendance n’est qu’une illusion.’ Il se fera plus sarcastique en 1956 dans cette déclaration reprise par Marcien Towa dans Léopold Sédar Senghor : Négritude ou servitude : ‘Parler d’indépendance, c’est raisonner la tête en bas et les pieds en l’air, ce n’est pas raisonner. C’est poser un faux débat. » Et Boris Diop de conclure :
« Inutile d’en dire plus, c’est la clarté même des propos de Senghor, la forte conviction qui s’en dégage, qui rendent sa cause si peu défendable. On ne va revenir sur son choix de diriger un pays souverain en continuant à se prévaloir de la nationalité de l’ancienne puissance occupante. »
Les dérives des politiciens ne disent rien de l’âme d’un peuple
Naturellement, Cheikh Anta Diop arrive dans la discussion. Pendant toute leur vie, Senghor et Diop se sont opposés sur la vision, sur la philosophie et sur la démarche capable de tirer l’Afrique du sous-développement. Notre interlocuteur appelle cela « une adversité fondatrice » et revient sur le sort injuste fait à l’auteur de Civilisation ou barbarie.
« Bien avant que le mot ne soit aujourd’hui à la mode, Cheikh Anta Diop a été confiné dans son laboratoire de l’IFAN par celui qui avait mis tout l’appareil de propagande de l’Etat au service de son propre prestige littéraire. En ce temps-là, il n’y en avait, on le sait bien, que pour lui. Mais le verdict de l’histoire est tombé et il montre à quel point ces manœuvres étaient finalement dérisoires. La postérité de Cheikh Anta Diop est tout simplement glorieuse, elle est à l’échelle du monde. En termes de projet pour la jeunesse africaine, celui qui a une proposition, c’est bel et bien Cheikh Anta Diop. »
Que dire alors des résistances et des forces qui, encore aujourd’hui, à l’image des défenseurs de Faidherbe ou du Franc CFA, sont favorables au statu quo ? Quid de ceux qui convoquent à tout bout de champ la mondialisation et le village planétaire pour canaliser les ardeurs d’une jeunesse africaine en quête de liberté et d’identité ? Pour Boris Diop, cela n’a aucun sens de gommer les identités particulières. Il rappelle une phrase de Birago Diop « Ce n’est qu’en enfonçant ses racines dans la terre nourricière que l’arbre s’élève vers le ciel ». En d’autres termes, on ne peut être universel qu’en étant soi-même »…Et notre interlocuteur de préciser :
« On a parfois l’impression que les intellectuels africains, et peut-être surtout les francophones, sont particulièrement friands de la globalisation, de ce monde débarrassé de ses aspérités identitaires vues comme des nuisances. Vous avez tous ces textes à la fois mièvres et prétentieux, faussement savants et qui au fond n’en finissent pas de supplier l’Occident : ‘Ne faites pas attention à la couleur de ma peau, c’est le soleil qui m’a brûlé !’ J’espère que l’actuelle pandémie ouvrira les yeux des plus honnêtes parmi ces gens. Par une chance à peine croyable, le Covid-19 est moins virulent avec nous qu’avec les autres mais qui ne voit, dans cette atmosphère de sauve-qui-peut universel, que même si nous devions y passer tous, faute par exemple de vaccin, cela n’intéresserait personne ? »
Pour être universel il faut être soi-même
À son avis, la mondialisation bien comprise n’a rien à voir avec l’occidentalisation du monde, qui est en fait le rêve secret de certains. Et Diop, semblant réfléchir à haute voix de se demander s’il ne faut pas mettre tout cela en lien avec les traumatismes d’une histoire particulièrement violente. « Nous avons survécu à la Traite négrière et à la colonisation mais nous n’en sommes apparemment pas sortis indemnes. » fait-il remarquer avec une certaine retenue. Une des qualités de cet intellectuel, c’est son effort pour analyser les phénomènes sociaux et historiques avec fermeté mais en restant pondéré. C’est le cas lorsque, pour conjurer la tentation de l’afropessimisme, Boubacar Boris Diop nous fait remarquer que « les dérives des politiciens ne disent au fond rien de l’âme du peuple sénégalais ». Pour l’anecdote, c’est ce qu’il aurait dit dans un pays européen à des jeunes de la diaspora qui n’arrêtaient pas de taper sur les citoyens sénégalais jugés presque tous malhonnêtes, cupides, paresseux et sans courage.
La place des journalistes
Selon Boubacar Boris Diop, le journalisme est par essence la bonne passerelle entre les dirigeants, la société civile organisée et la population mais malheureusement, constate-t-il, le monde médiatique a tendance à s’identifier à l’élite, créant ainsi un entre-soi dont une grande partie de la population est exclue.
« C’est une vision plutôt étriquée de ce noble métier. Les journalistes n’ont souvent d’yeux que pour Dakar et les politiques ont toujours vu l’arrière-pays comme un réservoir électoral inerte. En fait, il y aussi la couverture de l’actualité africaine. J’ai appelé récemment un ami patron de journal pour m’étonner que RFI soit seule à commémorer le soixantième anniversaire de l’assassinat de Lumumba ou à rappeler les grands moments de la vie de Jerry Rawlings. En vérité nous avons, nous les intellectuels ‘francophones’ des comportements quelque peu énigmatiques. Je crois que la seule exception que je connaisse c’est Barka Bâ qui en plus d’un documentaire sur le génocide des Tutsi, connaît sur le bout des doigts la situation dans des pays comme la Guinée-Bissau, la Guinée-Conakry ou le Mali, pays où il se rend régulièrement » assure l’ancien Directeur de publication du Matin.
Il dirige aujourd’hui defuwaxu.com le premier journal en ligne de langue wolof de l’histoire du Sénégal, fondé il y a trois ans avec des amis et où un groupe de ses anciens étudiants de wolof de Gaston Berger jouent un rôle central. Tout est par ailleurs fin prêt pour le lancement ce 7 février 2021 de cours en wolof en ligne.
Un des projets d’après-covid de la maison d’édition est l’organisation d’ateliers d’écriture dont Boubacar Boris Diop assure qu’ils seront surtout pour lui une occasion de partager son expérience de romancier avec ceux qui veulent embrasser une carrière d’écrivain.
Quoi lire ?
La discussion est si intéressante qu’on ne voit pas l’heure filer. Nous culpabilisons un peu de retenir notre hôte sans doute pressé de retourner à son prochain livre en wolof – « Un roman nigérian », précise-t-il – qu’il compte faire paraitre au mois de mai. Et puis, comme on dit chez nous « Mag dañ koy sakkanal »…
Mais nous ne pouvons pas prendre congé de Diop sans lui demander de conseiller à nos lecteurs quelques auteurs.
« Pour dire le vrai, je suis en général plus attaché à des textes particuliers qu’à un auteur, je crois qu’il est possible de n’aimer vraiment qu’un seul roman de tel ou tel écrivain en détestant tout le reste de sa production. Cela dit, en fiction je conseillerais bien le ghanéen Ayi Kwei Armah, puissant brasseur de mondes et d’époques, les romans en wolof de Cheik Aliou Ndao mais aussi l’argentin Ernesto Sabato, qui raconte quelque part, d’une façon saisissante, les derniers instants de Che Guevara. Je suis littéralement fou d’un roman comme Disgrace du sud-Africain John Coetzee et je place très haut Pedro Paramo de Juan Rulfo et Le monde s’effondre de Chinua Achebe. Pour les essais, je mets en tête Cheikh Anta Diop, Aimé Césaire et le kenyan Ngugi wa Thiong’o. »
Il commence à se faire tard. Pape Moussa Diop, alias « Pappaa », l’assistant éditorial de EJO, nous propose un chocolat chaud. Il est d’autant plus bienvenu qu’en le dégustant, nous pouvons glisser deux ou trois autres questions… sans problème de conscience…
Nous en venons ainsi à évoquer, par exemple, l’affaire Diary Sow qui est à ses yeux « une réussite individuelle exemplaire qui a fini par symboliser notre naufrage collectif. Et cela a eu lieu sous le regard éberlué et un rien moqueur du monde entier. On a beau vouloir éviter les raccourcis mais parfois on a l’impression que certaines choses ne peuvent arriver qu’au Sénégal, que si on peut dire d’un pays qu’il est farfelu, le nôtre l’est assurément ».
Quand nous cherchons à savoir s’il y a selon lui des chances que la jeune fille reprenne une vie normale, il avoue, un peu surpris par la question, n’en rien savoir et ajoute : « Les choix de vie d’une personne majeure ne me regardent évidemment pas, à la fin des fins elle fera ce qu’elle voudra mais dans cette période de transition où elle se trouve, le plus urgent est de la protéger d’une société cannibale mais aussi, je crois, de son propre imaginaire. Mon sentiment est que, quoi qu’elle prétende, elle risque de se faire beaucoup de tort. Ce serait bien triste, car c’est l’une des plus belles intelligences produites par ce pays ».