LE LONG CHEMIN D'AND-JËF VERS LES GEÔLES DE DAKAR
Retour sur le 5 juillet 1975 lorsque Le Soleil révélait une vaste opération policière ayant conduit à l'arrestation de douze militants du mouvement clandestin, dont Eugénie Rokhaya Aw, Mamadou Diop Decroix, Ibrahima Wane entre autres
Le 5 juillet 1975, le journaliste Papa Amet Diop révèle dans les colonnes du "Soleil" les dessous d'une vaste opération policière ayant conduit à l'arrestation de douze militants du mouvement clandestin And Dieuf. Tout commence sur la route Kaolack-Mbour, où un simple contrôle routier permet l'interpellation d'Ibrahima Wane, porteur de documents compromettants. De fil en aiguille, les enquêteurs remontent jusqu'au cœur de l'organisation, dévoilant une structure sophistiquée dirigée par Landing Savané, un haut fonctionnaire des statistiques.
Au fil des perquisitions, la police découvre dans une baraque de Grand-Dakar le quartier général clandestin du mouvement, équipé de ronéos et de machines à écrire servant à imprimer "Xarébi", le journal du groupe, en français et en wolof. Parmi les personnalités arrêtées figurent une journaliste du "Soleil", Eugénie Rokhaya Aw, des fonctionnaires, un professeur et même un greffier de tribunal. Du 10 au 23 juin, ces douze militants aux profils variés prennent tour à tour le chemin du parquet, marquant ainsi la fin d'un mouvement qui rêvait de "démocratie nouvelle" au Sénégal.
L'article ci-dessous, lève le voile sur les rouages internes de cette organisation née en avril 1975, héritière du mouvement Réni-Rew, et sur son démantèlement progressif par les services de sécurité.
"Arresrations
Papa Amet Diop du « Soleil » le Samedi 5 Juillet 1975
« Plusieurs militants du mouvement clandestin « Xaré bi » ont été arrêtés. Ils appartenaient à un mouvement clandestin
Douze personnes sont sous les verrous pour appartenance à un mouvement subversif. Douze, très exactement. Dès qu'une affaire de cette nature éclate, «cancan» a tôt fait de s'en emparer et d'«il paraît que» et «es-tu au courant de» en «sais-tu que», les faits réels prennent une dimension qui n'est pas la leur.
Ainsi, pour cette affaire, que l'on peut appeler «affaire Xarébi», le bruit a couru sur l'arrestation de plusieurs personnes qui auraient, par la suite, été relaxées. Or, d'après nos informations, en dehors des personnes actuellement en détention, une personne, une seule, a été interpellée, interrogée et rendue aussitôt en liberté. Sa présence dans des locaux de la police n'aurait pas excédé en tout et pour tout, une heure. Il s'agit de Mme Landing Savané. Et l'on comprendra que la police ait éprouvé le besoin de l'entendre si l'on sait que son époux, M. Landing Savané, cadre statisticien actuellement en détention, est impliqué dans une précédente affaire considérée comme fortement liée à celle qui nous intéresse ici, pour ne pas dire qu'elle en est en fait l'origine.
Nous verrons pourquoi. En attendant, venons-en au processus même qui a amené les arrestations successives qui font qu'aujourd'hui douze jeunes sont à l'ombre. Douze jeunes qui sont:
- Ibrahima Wane, employé à l'ONCAD de Kaolack
- Ismaïla Diakhaté, ex-employé à la direction de la Statistique
- Abdourahmane Kounta, chef comptable à la SOSAP, trésorier du mouvement
- Amadou Top, programmeur à l'ONCAD de Dakar, secrétaire à l'organisation
- Mamadou Diop, dit «Decroix» ancien étudiant
- Mamadou Sow, dit Abdou, secrétaire d'administration au ministère de l'Intérieur
- Mme Sow, née Eugénie Rokhaya Aw, journaliste au «Soleil»
- Abdou El Mazid Ndiaye, ingénieur à BUD-Sénégal
- Joseph Diop, dit Jo, professeur au CNEPS de Thiès
- Moussé Guèye Seck, employé de régie des chemins de fer à Thiès
- Boubacar Keïta, assistant à la faculté des sciences
- Sadel Ndiaye, greffier au tribunal de Tambacounda
Le bon bout
C'est l'arrestation du premier nommé Ibrahima Wane, interpellé pendant qu'il était porteur d'un important lot de «Xarébi» qui, de fil en aiguille, ou, plus exactement d'interrogatoires en perquisitions, amènera l'arrestation de ses camarades. Cela s'est passé le 2 juin 1975, sur la route de Kaolack-Mbour. Au cours d'un contrôle de routine, Wane fut trouvé en possession de documents on ne peut plus compromettants.
Le paquet de tracts dont Wane était porteur va être dès lors à l'origine d'une patiente enquête riche en rebondissements. Il apparaîtra ainsi qu'Ibrahima Wane était un agent de liaison. Son interrogatoire débouchera sur l'arrestation de Ismaïla Diakhaté, sous le lit duquel il était allé prendre le paquet de tracts avant son départ de Dakar pour Kaolack.
L'interrogatoire de l'agent de liaison et de la «boîte aux lettres», amènera l'arrestation du secrétaire à l'organisation, Amadou Top. A partir de cet instant, les enquêteurs pouvaient considérer qu'ils tenaient le bon bout. Et il en sera effectivement ainsi. La confrontation des trois premiers est suivie de l'arrestation de Kounta, Trésorier qui va lui-même révéler que l'impression des tracts était le fait de Mamadou Sow et de Mazid Ndiaye. Une perquisition chez Sow dont on saura qu'en fait le domicile servait de siège au mouvement, qui en payait la location, fera découvrir une ronéo et de nombreuses rames de papier. Les précautions par l'organisation pour se servir d'un domicile anonyme comme couverture parfaite de son siège n'auront en définitive pas servi à grand chose. Pas plus celles prises en louant dans le populaire Grand-Dakar, une baraque qui abritait un important matériel de duplication.
Et à Grand-Dakar, ce sera la saisie de trois ronéos, de trois machines à écrire, encore d'importantes quantités de papier, des exemplaires du journal du mouvement «Xarébi», des exemplaires d'un «livre blanc» sur «l'opération Xarébi» intitulé «Nous sommes tous en liberté provisoire», et le procès verbal du congrès constitutif du mouvement dont le nom exact apparaît ainsi comme étant : « Organisation des ouvriers, paysans et intellectuels révolutionnaires de type nouveau.»
Ce procès-verbal, en date du 28 décembre 1974, atteste de la présence de délégués venus de toutes les régions du Sénégal ce qui laisse croire que si le mouvement n'a pas à vrai dire une véritable assise populaire, elle n'a pas manqué de partisans dispersés à travers le territoire national.
Une des caractéristiques essentielles de ce mouvement est le cloisonnement rigoureux qui a toujours été appliqué très strictement. D'ailleurs, chez eux, le secret était statutairement une obligation. Il semble avoir été si bien respecté, que certains membres ne savent qu'aujourd'hui avec nous, que Mamadou Diop, dit «Decroix», était chargé de traduire (avec une étonnante compétence, m'a-t-on dit) les textes destinés à l'édition en ouoloff arabisé (ouoloffal), des deux derniers numéros de «Xarébi»; qu'Eugénie Rokhaya Aw rédigeait des articles, aidait à la correction des épreuves et au tirage à la ronéo; que le trésorier Kounta n'était guère ménagé quant à ses propres deniers pour que fonctionne l'organisation, lui qui n'hésitait pas d'y aller de sa poche à chaque fois par exemple qu'il fallait de l'essence pour les déplacements d'un agent de liaison chargé d'aller, ici ou là, distribuer des paquets de tracts ou des journaux.
La baraque de Grand-Dakar
Cette même règle de secret fera que sur les documents ne figurait aucun nom écrit en entier. Il y avait toutefois des mentions de pseudonymes et des initiales. Ces secrets là furent vite percés par l'instruction. Ainsi, toujours au cours de cette riche perquisition de la baraque de Grand-Dakar, après qu'avec ce qui a déjà été mentionné, plus les statuts de «And Dieuf» (l'Unité dans l'action), des paquets de tracts prêts à l'envoi furent saisis, les initiales qui les distinguaient furent autant d'indices qui amenèrent les arrestations précitées. Et une organisation qui s'était donné beaucoup de mal était amputée de ses éléments les plus actifs.
Il semble que les services de sécurité savaient pas mal de choses; mais il leur manquait l'essentiel, c'est-à-dire les moyens de prouver l'appartenance de tel ou tel suspect à un mouvement subversif. Il serait d'ailleurs plus proche de la réalité de parler de mouvements au pluriel. En effet, c'est bien en face du regroupement de plusieurs petites organisations gauchissantes, se disant «démocratiques» ou «révolutionnaires», que l'on s'est trouvé.
Parmi elles, la seule qui ait été considérée comme suffisamment structurée est «Réni-Rew» dans lequel le rôle de Landing Savané est tenu pour prépondérant - ce qui justifie nos propos du début. Nous croyons savoir que c'est vers le mois d'avril 1975 qu'autour de «Réni-Rew», organisation mère, que vinrent se regrouper plusieurs mouvements contestataires pour créer «And Dieuf». Avant cette période, seul «Réni Rew» diffusait son organe, «Xarébi». Depuis la création de «And Dieuf», on en était arrivé à deux éditions l'une en français, l'autre en «ouoloffall».
Mais ce qui prouve que les services de police avaient bien quelque idée de la situation c'est qu'une première vague d'arrestations a atteint les militants de «And Dieuf», alors même que Landing Savané, qui est considéré comme leur chef de file, était à l'étranger. Lui-même, rentré au Sénégal le 18 mars, sera arrêté dès sa descente d'avion sur mandat délivré le 13 mars par le juge d'instruction de la Cour de Sûreté de l'Etat.
En effet, on avait saisi chez son frère Alassane Savané - jusqu'ici en fuite, les statuts d'un parti qui se dénommerait «Réni Rew». Toutefois, il convient de préciser ici que Landing, lui, a soutenu qu'il s'agissait de l'ébauche de statuts d'un parti qu'il reconnaît avoir eu l'idée de créer. Ce parti, selon lui, devait être socialiste, puisque lui-même ne nie pas ses convictions socialistes. Mais, si ce parti qui devait être un parti d'opposition, se voulait socialiste, il n'était pas question, toujours selon Landing Savané, qu'il soit marxiste-léniniste.
C'est l'ébauche des principes qui devaient guider l'action de ce parti que Landing dira avoir envoyé à son frère. Toujours est-il que pour la première affaire comme pour celle-ci l'on considère Landing Savané comme l'élément moteur. C'est lui qui aurait trouvé les financements nécessaires à l'achat du matériel saisi et c'est lui-même qui aurait acheté ce matériel à l'étranger. On soutient encore que ce serait dans le cadre de ces déplacements hors du Sénégal, (Landing Savané était un haut-fonctionnaire du service national de la Statistique, et à ce titre se déplaçait beaucoup).
Péchés mignons
Ses relations personnelles dans certains milieux auraient même joué un rôle non négligeable dans le financement des activités du mouvement. Ici, il est nécessaire de préciser qu'en ce qui concerne le regroupement connu sous le nom de «And Dieuf», il ne semble pas y avoir eu de collusion entre d'autres groupes et le fameux P.A.I auquel d'aucuns pensent dès qu'il s'agit d'affaires de ce genre.
Au sein de ce P.A.I., qui doit être le plus ancien des mouvements se voulant révolutionnaires il semble même que certains problèmes se sont fait jour. Il s'agirait en gros d'un conflit que l'on pourrait appeler de générations. Les plus jeunes acculent les «vieux» de passivité, d'apathie et de tout un tas de péchés mignons, tandis que les «vieux», à leur tour, reprochent aux jeunes leur fougue désordonnée. Enfin c'est bien entre eux...
Ce qu'il convient pour nous de retenir, c'est que les services de sécurité semblent connaître certains des éléments qui gravitent autour des milieux suspects. Cela cependant ne peut être considéré comme constitutif d'un délit. Il s'agirait d'anciens membres de Mouvements comme le M.E.P.A.I (Mouvement Etudiants du P.A.I.) qui avait des cellules dans chaque faculté, de l'A.G.E.S, ou d'éléments ayant appartenu à d'anciens partis politiques ou encore d'anciens syndicalistes qui, tous idéologiquement, gardent leurs distances vis-à-vis des partis reconnus.
Le mouvement auquel appartiennent l'ensemble des douze personnes arrêtées, a en tout cas, malgré l'obligation de se développer dans la clandestinité, eu ses statuts, son programme, ses structures... Le tout noir sur blanc, ce qui franchement d'ailleurs m'a étonné... L'article 1 de leurs statuts stipule que leur but est (...) «d'élever le niveau de conscience politique des masses populaires (ouvriers et paysans en particulier) afin de les amener à assumer leurs responsabilités historiques». L'article 4 précise que «l'opportunisme, l'individualisme, l'indolence, l'aventurisme, le subjectivisme, l'apathie politique, le suivisme, l'absentéisme et le découragement sont les principaux ennemis du membre». Nous n'épiloguerons guère sur une telle énumération...
Précisons plutôt que «And Dieuf» a voulu son congrès national, ses congrès régionaux et, à sa base, des comités dans les «quartiers, les usines, les villages, les écoles». C'est dans de tels milieux que des efforts devaient être faits pour diffuser le programme qui s'élève en général contre l'emprise - selon eux du néo-colonialisme sur notre pays, sur les plans économique, politique, culturel, et qui s'élève en outre contre les formes actuelles des systèmes d'éducation, de l'appareil répressif policier et de l'appareil militaire etc... «L'organisation révolutionnaire ''And Dieuf'', dit-on, se fixe pour tâche politique immédiate le renversement du régime néo-colonial et son remplacement par un régime de démocratie nouvelle».
En fait «And Dieuf» n'a pas caché qu'il visait au centralisme démocratique, à partir des paysans et des ouvriers surtout. Mais il s'est trouvé confronté au problème de l'analphabétisme de ceux qu'ils voulaient contacter. Ils ne pouvaient le faire que de la façon qui seule pour eux pouvait présenter quelque garantie de sécurité. C'est-à-dire à travers les tracts et leur publication. Or on sait ce qu'il en est. C'est là d'ailleurs qu'il faut voir l'origine de l'édition de «Xarébi» en «ouoloffal». Fait qui a nécessité des efforts qui méritaient vraiment un meilleur usage.
Mais notre rôle ici n'étant pas de commenter, disons pour finir qu'Ibrahima Wane a été déféré au parquet le 10 juin. Il sera suivi le 17 juin par Diakhaté, Kounta et Top tandis que Abou Sow et son épouse les rejoindront le 20 en compagnie de Keïta et de Decroix. Le 21 juin, ce sera le tour des deux Thiessois, Joseph Diop et Moussé Guèye Seck. Le dernier à passer par le parquet sera le greffier de Tambacounda, Sadel Ndiaye, qui va rejoindre ses camarades le 23 juin. L'affaire suit son cours et nous nous efforcerons de tenir nos lecteurs de tout développement éventuel»."