FATOU KANDÉ SENGHOR, ARTISTE SANS ÉTIQUETTE
Une femme exceptionnelle - Elle est une artiste sans case et cependant trouve place partout

La Sénégalaise Fatou Kandé Senghor est une femme exceptionnelle. Elle est une artiste sans case - elle ne tient dans aucune - et cependant trouve place partout.
Vous la rencontrez à peine que cette femme joviale de 46 ans, aux yeux comme des dessins d'enfant, vous embarque dans des échanges sur ses réflexions et ses univers, qu'elle raconte en texte, images, sons. Dans une conversation en français, elle peut virer sans crier gare à l'anglais, foncer sur le wolof si l'interlocuteur le comprend, piler net et s'exclamer en pidgin, "l'anglais cassé" du Nigeria, puis repartir en puisant dans le français assaisonné aux épices de ses divers pays d'enfance, "y a foye"! ("Il n'y a rien", comme ils disent en Côte d'Ivoire.)
Fatou Kandé Senghor est à la fois photographe, plasticienne, scénographe, cinéaste, auteure, femme de média (elle a dirigé une radio où elle a animé une émission de rap pendant un an), éducatrice (elle forme en vidéo des étudiants et des jeunes en rupture avec l'école) et on pourrait encore allonger la liste.
Elle a exposé à Dak'Art, une des plus importantes manifestations des arts visuels en Afrique, et à la Biennale de Venise, considérée comme un des évènements artistiques parmi les plus grands en Europe et dans le monde. Le film documentaire "L'autre en moi" ("The Other In Me", 2012), c'est elle - de même que quelques dizaines d'autres. Les costumes pour les films "Faat Kiné" de Sembène Ousmane (2000) et "Madame Brouette" de Moussa Sène Absa (2000), c'est également elle.
(S')Etonner
Waru Studio, qui existe depuis 2001, c'est encore elle. C'est à la fois une société de production et un lieu ouvert à des projets d'autres créateurs, à des échanges avec des artistes d'ailleurs, dans le quartier Mermoz, à Dakar. Pour y faire et y voir éclore des merveilles, des choses qui étonnent, comme le laisse entendre le vocable wolof dans le nom, "waaru", "étonner, s'étonner". Le livre "Wala Bok, une histoire orale du hip-hop au Sénégal" (Editions Amalion, 2015) et la plupart des photos qui illustrent cette anthologie, c'est toujours elle."
Je me décris toujours comme une artiste d'abord. Je suis une artiste pluridisciplinaire, touche-à-tout, qui s'intéresse à tout", résume-t-elle lors d'un entretien qui, au lieu d'une heure ou deux d'échanges, tourne en yendu (quand on passe la journée avec l'hôte) à son domicile à Thiès, à environ 70 km à l'est de Dakar. C'est là, dans cette maison spacieuse, agréable, pleine de vie et d'œuvres d'art, coiffée de bougainvilliers en fleurs, qu'elle vit "depuis huit ans maintenant", ayant choisi de s'éloigner de Dakar, explique-t-elle, "pour avoir un recul et ruminer tout ce que j'avais accumulé dans mes séjours, mes voyages, mes entretiens, mes rencontres."
"J'ai un parcours intéressant parce qu'il vient de l'aventure du voyage et de l'école, de l'université ; il vient du système éducatif des pays que j'ai fréquentés, le Nigeria en particulier où j'ai passé 12 ans de ma vie étant adolescente," indique cette femme de forte corpulence s'exprimant d'une voix calme.
Globe-trotteuse
Si elle est née au Sénégal en 1971, Fatoumata Bintou Kandé - son vrai nom - a vécu longtemps à l'étranger, au gré des affectations professionnelles de son père, un diplomate, puis sur le chemin de ses études et activités postuniversitaires : Etats-Unis, Nigeria donc, Ghana, Bénin, Togo, Cameroun, France, Burkina Faso... Pour avoir "sillonné les vagues anglophone et francophone", affirme-t-elle, "j'ai quasiment créé ma manière d'être entre les deux. Donc, j'ai développé un art qui se focalise moins sur la discipline que le sujet. Quand un sujet me tient à cœur, (...) je laisse presque le médium s'imposer à moi."
Petite, Fatou Kandé Senghor n'imaginait pas ainsi son futur. "Je ne sais ce que j'imaginais et peut-être que je n'imaginais rien du tout parce, que je vivais dans une famille qui voyageait, qui arrivait dans de nouveaux espaces avec de nouvelles histoires. Parce que nous étions dans la représentation diplomatique, tout était frais et neuf à chaque fois, tout était beau. (...) J'étais comme Alice au pays des merveilles, je ne pensais même pas qu'un jour il aurait fallu sortir de ce cocon-là". Il l'a fallu, pourtant. Et pour Fatou-Alice, le retour à la réalité ne fut pas des plus doux. C'était même : "Ouh, la claque !", lâche-t-elle.
Cela lui est arrivé en France. Après le baccalauréat à Yaoundé, elle rejoint son frère et sa sœur à Lille (nord de la France). A la faculté, elle se retrouve à étudier les langues et civilisations anglophones. "Il y avait comme option la filmologie", qu'elle choisit.
Séance de choc
Elle se rappelle un cours l'ayant marquée, avec la projection d'un film du Français Jean Rouch, "Les Maîtres Fous" (1955), sur un rituel d'exorcisme et d'expiation au sein des Haouka (ou Hauka), une société secrète d'immigrés d'origine songhaï - venus du Niger et du Mali - au Ghana. Ce documentaire a été réalisé, selon Rouch, "au cours d'une mission de recherche du Centre national de la Recherche Scientifique et de l'Institut Français d'Afrique Noire". En concluant son récit, l'ethnologue français se demande si ces hommes "ne connaissent pas certains remèdes qui leur permettent de ne pas être des anormaux mais d'être parfaitement intégrés à leurs milieux, des remèdes que nous (Occidentaux, NDLR), nous ne connaissons pas encore."
Mais ce que la classe en retient, ce sont les scènes bouleversantes pour un public non averti : un malade battu, les libations et sacrifices d'animaux - un poulet, un bélier, un chien. Le chien parce que, "c'est un interdit alimentaire total. Si les Haouka tuent et mangent un chien, ils montreront qu'ils sont plus forts que les autres hommes, noirs ou blancs", précise Rouch. Dans le film, on montre les "possédés" dansant, en transes, yeux révulsés, morve au nez et écume de bave à la bouche ; on les montre buvant le sang du canidé fraîchement égorgé durant leur séance de ndëpp. Le lendemain, on les voit en hommes épanouis, heureux, travailleurs, "normaux"...
"On a regardé ça dans une classe où il y avait une Antillaise guadeloupéenne et moi comme Noirs. A la fin du film, on était (perçues comme) responsables du comportement de ces patients en psychiatrie" et tous les autres étudiants, peu familiers de l'Afrique et de sa diversité, "tout le monde nous regardait avec l'air de vouloir planquer son chien", ajoute Fatou Kandé Senghor, que ce souvenir semble émouvoir aujourd'hui encore.
Quête d'identité
C'est le choc pour la jeune femme, jusqu'alors "très space" (originale, singulière, peu commune) et qui avait toujours vécu dans des environnements multiculturels et multinationalités. "J'arrive en France et je réalise que les gens ne sont pas prêts pour quelqu'un comme moi. Ils voient 'les Noirs, les Africains, les Blacks'. Mon individualité sympa et branchée disparaît. Et je commence à rencontrer des trucs réels du genre : tu t'assois dans le métro, la Blanche d'à côté se lève ou alors, sans avoir rien fait, quelqu'un te traite de +noireaude+" dans la rue, se rappelle-t-elle. Des scènes de racisme qu'elle vit aussi à Paris, où elle s'est rendue après Lille. Oubliée, Fatou-Alice, place à Fatou-la-Noire. "Et ça m'a vraiment secouée. Je me suis dit : 'Ouh, I got to get the hell out of here' (Ouh, il faut que me casse d'ici !). Ce n'est pas un endroit où je vais fermer ma gueule pour faire hôtesse d'accueil, secrétariat ou balayeuse ou je ne sais pas quoi dans un Prisu (Prisunic, supermarché, NDLR). Il n'était pas question pour moi que je reste là très longtemps. Et je cherchais déjà la porte de sortie."
La quête de la porte de sortie, c'est aussi celle de son identité. Une quête de soi qui passera par le cinéma et qu'on retrouvera dans certaines de ses œuvres comme, selon ceux qui l'ont vu, le film "L'autre en moi". L'histoire de retrouvailles et interrogations de frères jumeaux, Etienne et Léopold Senghor, nés au Sénégal, ayant grandi aux Etats-Unis, dont l'un est rentré au pays, l'autre est demeuré à l'étranger. Etienne Senghor est, dans la vie, celui qui a donné à l'artiste le nom Senghor en l'épousant. Le couple a trois enfants, des filles : l'aînée a 19 ans, la benjamine, 9.
Dans le milieu du hip-hop au Sénégal, que Fatou Kandé Senghor a vu naître, grandir et dont elle connaît presque tous les acteurs, elle est réputée généreuse, ouverte, accessible, taquine, voire badine. "Mon père a toujours aimé les grosses fêtes, il aimait réconcilier les gens. Son sens de la négociation était très lié était à la rencontre, à la nourriture, à la discussion, à l'invitation, j'ai gardé ce côté festif et des rencontres", confie-t-elle en riant.
"Elle a la niaque"
Elle est aussi connue pour être quelqu'un de combatif et qui maîtrise son sujet. "C'est une femme passionnante et passionnée. Elle a la niaque", témoigne Aïsha Dème, activiste culturelle sénégalaise. "Etant une femme dans son milieu, ce n'était pas évident, mais elle a su s'imposer et ce, depuis des années. Elle est très respectée par tout le monde, ce qui est très difficile dans notre milieu culturel, particulièrement dans le milieu des arts visuels", déclare Dème, soulignant qu'elle est par ailleurs "une des rares" femmes et artistes au Sénégal "à avoir accès à certains endroits comme en Casamance (sud) dans les rituels qui sont consacrés aux hommes".
C'est dans cette région verdoyante, d'où est originaire son père, que Fatou Kandé Senghor a réalisé "Giving Birth" ("Donner naissance", 2015), portrait de la potière et sculptrice sénégalaise Seyni Awa Camara, une autodidacte. Selon le critique d'art sénégalais Massamba Mbaye, Awa Seyni Camara et Ousmane Sow, l'homme aux monumentales sculptures, étaient les artistes sénégalais les plus cotés dans le monde de l'art au décès de Sow en décembre 2016.
Retour au hip-hop. Pour le livre "Walabok...", Fatou Kandé Senghor a rencontré "en tout à peu près 300 groupes ou individus, même si tout le monde n'est pas dans le bouquin". "La plupart du temps, j'allais dans leurs quartiers pour comprendre leur univers aussi... Et ça a mis dix ans" à prendre forme, révèle l'auteur, qui a reproduit textuellement les propos de ses différents interlocuteurs, sur leurs débuts et différents sujets : éducation, politique et engagement, clashes...
"Donner la parole"
Si l'ouvrage a été généralement bien accueilli au Sénégal, certains lui ont reproché l'absence de synthèse et d'analyse. "Ce n'était pas mon objectif, que ce (le livre) soit complet. Mon objectif, c'était juste de donner la parole. Je suis encore dans cette cohérence de la parole : qui l'a, qui ne l'a pas, qui la donne, qui la prend, qui fait quoi avec", réagit Fatou Kandé Senghor, ajoutant qu'il existait déjà "des choses sur le hip-hop au Sénégal" faites par des universitaires, des chercheurs, qui "écrivent comme des scientifiques et font de l'analyse peu accessible à tout le monde. Je voulais faire un bouquin" permettant aux concernés de "raconter leur histoire. Pour moi, c'était à un Sénégalais de faire cette restitution, et je l'ai faite."
Le livre va avoir une petite sœur en 2018 : une série télévisée intitulée "Walabok, comment va la jeunesse ?", dont le pilote a déjà été réalisé. Elle sera tournée en wolof et doublée en français. Ses personnages "sont des protagonistes que tout le monde connaît : les enfants, les adolescents, les jeunes adultes, et les pauvres parents". Son décor, "c'est Pikine, un endroit où ma grand-mère a élevé ses enfants, dont ma mère. La maison familiale y est encore."
Certains de ses collègues et amis s'extasient sur le parcours de Fatou Kandé Senghor, le jugeant "extraordinaire" ou "impressionnant". Elle, humble, sourit quand on évoque son CV. "Je n'ai pas bien tenu les comptes mais j'ai fait des trucs vraiment géniaux", avance-t-elle, se réjouissant de pouvoir "apprendre des choses", à chaque fois, en toutes occasions. "Et pour moi, c'est ça qui fait la densité d'un être, ce ne sont pas des réalisations. Ce sont les pas gagnés à chaque fois pour devenir quelqu'un de dense, c'est faire ses armes."