«JE NE SUIS PAS POUR UN MODELE DEMOCRATIQUE BASE SUR CE QUE LES OCCIDENTAUX ONT FAIT»
HORIZON Claudy Siar, journaliste, producteur
Du 17 au 21 juin 2021, la deuxième édition du Dakar music expo a posé ses valises à l’Institut français de Dakar. Invité d’honneur de cette édition, Claudy Siar, l’animateur emblématique de Radio France Internationale, a accepté de partager sa vision du futur de l’Afrique. Entre la Françafrique, le franc Cfa ou le racisme, sans langue de bois, Claudy partage sa philosophie «d’une Génération consciente». Il analyse également les violents évènements de mars dernier en ramant à contrecourant de ceux qui refusent toute idée de 3e mandat. Pour Claudy Siar, l’Afrique doit se construire son propre modèle de démocratie.
Vous êtes l’invité d’honneur de cette deuxième édition du Dakar music expo (Dmx) qui s’est tenue du 17 au 21 juin. C’était important pour vous de soutenir ce genre de rencontres ?
Pour moi déjà, toutes les entreprises, les manifestations qui soutiennent et mettent en exergue l’identité de la culture et donc l’estime de soi, ça me paraît essentiel de rendre compte de ce qu’elles font. Le Dmx a une saveur particulière pour moi. On est en une période charnière de l’histoire de l’humanité, une période où il y a tellement de tensions entre les Peuples, de replis identitaires. Il y a à la fois la magnificence de la technologie qui permet à des êtres humains de regarder la planète, d’envoyer des photos, d’inventer des choses extraordinaires, des appareils dont on se sert tous les jours, des moyens de communication. Et dans le même temps, une extrême violence entre les Peuples. Et l’Afrique est un peu laissée pour compte de tout ça. On est dans une période où on n’est plus en train de demander aux autres de faire pour nous et heureusement. Mais c’est nous qui devront faire pour nousmêmes, par nous-mêmes. Et cela ne veut pas dire se couper des autres, ça ne veut pas dire aussi refuser ce que les autres peuvent avoir d’intéressant pour nous. Et le Dmx, c’est ça. On va réfléchir à comment faire pour mettre en valeur nos créateurs, comment faire pour être performants, comment faire pour être de grands professionnels dans tous les domaines et comment faire pour que le savoir et l’expérience se partagent entre les uns et les autres. Lorsque je vois ce que Doudou Sarr veut en faire… Je m’en fous de savoir si c’est le plus grand festival du monde. Ce qui est important, c’est ce qui va germer dans ce festival et qui va permettre aux créateurs d’exister.
Et là, dans les discussions, on a parlé du numérique. Qu’est-ce que ça pourrait représenter justement dans cette période ?
Je dis toujours que le streaming a tué les pirates. Mais dans le même temps, il y a une grande question sur le numérique. Ça existe, mais nous n’en sommes pas encore les tenanciers. Et ça, c’est notre gros problème. Aujourd’hui, on utilise souvent des plateformes qui ne nous appartiennent pas, qui sont encore occidentales. Je trouve que l’Afrique doit pouvoir créer ses propres plateformes. Et des plateformes performantes. L’Afrique doit être capable aussi d’inventer des systèmes, de mettre en place des choses qui lui ressemblent et qui soient adaptées à notre mode de fonctionnement. Et c’est en ça que le Dmx est important parce qu’on discute, on échange, on dialogue et on va voir ce que ça peut apporter.
De la France où vous êtes, quel écho avez-vous de la musique sénégalaise ?
Mon regard, il est évidement celui de quelqu’un qui aime les créateurs. Et dans le même temps, je ne juge pas une musique en général. Je regarde les créateurs, ils ont des individualités et je les juge comme tel. Et je suis heureux de voir le Sénégal comme d’autres pays, car il y a des talents extraordinaires. Et j’aimerais que les pouvoirs politiques comprennent qu’il faut aider la culture. Nos pays ne seront jamais probablement les Usa, le Canada, le Japon, l’Angleterre ou encore la France. Ce n’est pas ce qu’on cherche en réalité. J’ai toujours prôné l’exemple de la Jamaïque. La Jamaïque, qu’est-ce qui fait sa force ? C’est sa musique ; donc sa culture, son reggae, son sport aujourd’hui. Il faut sortir de l’histoire de la colonisation, être nous-mêmes maintenant, être capables de construire un monde qui nous ressemble et nous rassemble. Et ça commence par la culture et l’identité.
Cet amour de soi, c’est ce que vous philosophez dans la Génération consciente ?
C’est la philosophie de la Génération consciente. Je dis toujours qu’aujourd’hui il y a beaucoup de jeunes militants panafricanistes sincères qui ont des propos très forts. Lorsque je rencontre certains d’entre eux, je leur dis : ‘’Arrêtez parfois de vous en prendre à d’autres panafricanistes. On est là pour construire et pas pour détruire. Sauf si vous chercher juste une existence sociale à exister parce qu’aujourd’hui il y a les réseaux sociaux.’’ A l’époque, lorsque j’ai commencé ma première manifestation en France en 1991, il n’y avait pas des réseaux sociaux, il y avait que des coups à prendre. Lorsqu’en 93 j’ai participé à la première marche de commémoration de l’abolition de l’esclavage en France, je me suis fait tapé partout et il n’y avait même pas les gens de ma communauté, il n’y avait pas de victoire médiatique à gagner. Il y avait juste de l’engagement sincère. C’est important pour moi et c’est ça l’esprit de la Génération consciente. Lorsque je vois des militants qui font des choses, même si je ne suis pas d’accord sur la manière de faire, je me dis toujours, le pas qu’ils font, c’est un pas supplémentaire, c’est le pas que d’autres n’auront pas à faire. Il faut savoir apprendre la solidarité et ne pas croire qu’on a raison. D’ailleurs, je dis aujourd’hui que je ne veux pas avoir raison. Je ne veux plus avoir raison. Je veux juste trouver l’espace où les uns et les autres soient d’accord ou pas d’accord, qu’on puisse trouver des points de convergence pour avancer ensemble. Et l’esprit de la Génération consciente c’est ça : ‘’S’unir pour bâtir, c’est grandir ensemble.’’
Dans votre radio, vous avez justement une fenêtre où vous parlez directement aux jeunes Africains. Avez-vous l’impression qu’ils vous entendent ?
Je pense que oui. Aujourd’hui, les militants comprennent ce que j’ai accompli depuis le 13 mars 1995, en parlant dans mon émission chaque jour à tous ces jeunes. Et beaucoup d’entre eux que je rencontre sont souvent dans des postes stratégiques, importants ou pas d’ailleurs et qui me disent : «Tu n’imagines pas lorsque moi je t’écoute à la radio.» Je n’ai jamais été insultant, je ne suis pas raciste, je ne sais même ce qu’est le racisme. Je ne suis pas sexiste, je ne suis pas un dictateur. Et même au sein de Rfi, beaucoup de gens de la direction n’étaient pas d’accord avec ce que je disais, mais ils savaient qu’ils n’avaient aucun argument pour me contrer parce que ce que je disais, c’était des faits historiques ou faits sociaux que tout le monde pouvait constater. Et ça a fait avancer des mentalités au sein de la société. Et je sais que tout ce que je dis depuis tant d’années, ce sont des petites graines qui ont été portées dans l’esprit de beaucoup. Je vois l’attachement que certains me témoignent. C’est pour ça en réalité. Je n’écris pas les chansons des artistes que je présente. Mais en revanche, j’écris ce que je vais dire et je dis ce que je crois être juste et qu’il faut partager. Donc oui, je pense qu’ils écoutent, une grande partie écoute.
En mars dernier, le Sénégal a connu des violences alors qu’on pensait que c’était un pays stable. Quelle leçon faudrait-il en tirer ?
Je pense que le problème de l’Afrique et des pays d’Afrique francophone en particulier et même anglophone, c’est de calquer leur mode de gouvernance sur les anciennes puissances coloniales. Aujourd’hui, je le répète, on doit pouvoir construire un monde qui nous ressemble, qui nous rassemble. Les réalités du Sénégal et des autres pays ne sont pas celles de l’Occident. Et donc nous devons inventer des modèles démocratiques qui nous correspondent, qui correspondent à cette jeunesse foisonnante, à cette jeunesse qui n’a pas de travail, à cette jeunesse qui a un sentiment de ne pas être entendue. Et donc oui, on a été étonné. Certains ont été étonnés. Mais moi, je n’ai pas été étonné et ça peut se reproduire partout. Et ça se reproduit déjà ailleurs. On voit ce qui s’est passé au Tchad, on voit ce qui s’est passé en 2016 au Gabon, ce qui se passé au Cameroun, en Côte d’Ivoire. Enfin, à un moment donné, il va falloir que cette classe dirigeante africaine gouverne autrement, qu’elle dialogue autrement avec la population. Je sais que parfois certains sont tellement opposés à Paul Kagamé (Rwanda). Mais ce que je peux reprocher au Président Kagamé, c’est ce qui se passe à l’Est de la Rdc. Mais dans le même temps, jamais je n’ai entendu un chef d’Etat africain avoir un tel discours que celui qu’il a donné il y a quelques semaines sur sa vision pour le Rwanda, sa vision pour les Rwandais. Il a dit que le Rwanda sera le phare du monde. Il y aura les meilleures universités au Rwanda, les meilleures compétences seront au Rwanda. J’entends un chef d’Etat qui a une telle fierté de son pays, qui ne voit qu’une chose, la grandeur de son pays. Je ne connais aucun autre chef d’Etat en Afrique qui a un tel discours. Donc, nous devons changer et nos mentalités doivent évoluer.
En commençant par ces Présidents qui ne cherchent qu’à rester au pouvoir…
Non. Je ne veux pas être arc-bouté sur un modèle démocratique qui ressemble à l’Occident où les structures sont respectées par chaque citoyen. Des structures solides qui sont même ancrées, si je peux dire, dans les esprits, l’âme des gens. Je ne suis pas pour la dictature, mais je ne suis pas pour un modèle démocratique qui ne soit pas purement et simplement basé sur ce que les Occidentaux ont fait. Ce ne sont pas les chefs d’Etat qui doivent changer, ce ne sont pas les ministres qui doivent changer. C’est tout le monde, parce que les mentalités que l’on dénonce tout le temps chez les chefs d’Etat en les accusant, sont celles que vous retrouvez chez ceux qui aimeraient bien prendre le pouvoir, chez monsieur et madame tout le monde. Et là, on en vient à l’éducation. Il faut que le modèle éducatif change en Afrique. Il faut vraiment que ça change pour que dans 20, 30 ans on ait une nouvelle génération de jeunes qui n’aient pas chez certains de sentiment d’infériorisation et qui ne voient pas les autres, les Occidentaux comme leur étant supérieurs. Il faut que ça change, il faut que les mentalités changent et ça passe par l’éducation. Et l’éducation, c’est nous qui la décidons et pas quelqu’un d’autre. Lorsque je vois qu’en Afrique les ouvrages sont édités par des éditions françaises en Afrique francophone, j’ai un problème. Moi qui suis Français je ne voudrais pas qu’un éditeur américain décide de ce qu’il y a dans les manuels scolaires de France. Et pourtant, c’est ce que nous faisons en Afrique. Il faut que nos mentalités changent.
Pour vous, la Françafrique existe toujours ou bien ?
Oui, la Françafrique existe toujours. Mais elle n’existe pas que dans l’esprit des Français, que par les Français. Elle existe dans l’esprit des Africains et par les Africains. C’est une question de mentalité. Le problème, ce n’est pas qu’il y ait des relations entre la France et les pays d’Afrique francophone anciennement colonisés. Le problème, c’est que faisons-nous de ces relations-là ? Et même lorsque le Président Macron a voulu une rupture, dans le même temps, j’ai vu en Afrique des gens qui ne comprenaient pas l’idée. Donc finalement, lui qui voulait une rupture, il a senti que les gens en face ne sont pas capables de dire je ne veux pas ça. L’histoire du franc Cfa, à un moment donné, on ne peut pas demander à l’ancienne puissance coloniale de décider. Vous devez être capables vous-mêmes de vous réunir tous en disant : ‘’Depuis très longtemps, ça aurait dû être fait. On va arrêter, on va changer les choses parce qu’il faut qu’on évolue, qu’on se développe.’’ Et peut-être ça passe par l’argent. Même si je pense que le changement de mentalités ne passe pas par l’argent, mais par l’éducation. L’argent pour moi devient secondaire. Et si on n’a pas le mental, on ne peut rien faire. Celui qui pense que l’argent va changer les choses, c’est qu’il n’a rien compris à l’être humain et à ce que sont les sociétés humaines. On a besoin de cerveaux qui fonctionnent. Ce n’est pas le matériel. L’argent, c’est du matériel. C’est un moyen qu’on crée pour obtenir quelque chose.
Et parlant un peu du franc Cfa, quels sont aujourd’hui vos rapports avec Kémi Séba ?
Je n’ai pas de rapport avec Kémi Séba. En 2018, on était très lié, vraiment très lié. J’étais à l’invitation du Président Macron, du Président Macky Sall et la Banque mondiale sur le sommet qu’il y a eu autour de l’éducation en Afrique. J’ai un projet qui s’appelle «Mama Africa» sur l’éducation, la formation, la sensibilisation en Afrique. J’investis sur l’éducation parce que c’est un chemin important. Donc quand on m’invite à venir, je viens pour dire que les politiques éducatives doivent être décidées par les Africains. On peut amener de l’argent, mais ce sont les Africains qui décident de ce qu’il y a sur les manuels scolaires. Et donc Kémi Séba m’attaque sur Facebook alors qu’on est très liés, qu’on se parlait tous les 2 ou 3 jours. Moi je suis comme Mandela qui disait : «Ce qui est fait pour nous sans nous est en réalité contre nous.» Mais on s’est parlé, on a fait un communiqué ensemble et disons qu’il n’y a pas de problème. C’est apaisé et c’est fini. Et depuis, on n’a plus aucun contact et ça s’arrête là.
Vous avez été délégué interministériel pour l’égalité des chances des Français d’Outre-mer entre 2011 et 2012. Est-ce que vous n’avez pas regretté d’avoir répondu à l’appel de Sarkozy ?
Non, je ne regrette pas. J’ai l’esprit de quelqu’un qui peut être un peu suicidaire. C’est-à-dire pour les miens, dans le combat, je suis prêt à tout donner. Ce qui est important, c’est qu’est-ce que je fais en tant que délégué interministériel. Dans mon dernier rapport, j’ai dit que la France traite l’Outremer comme les confettis de son ancien empire colonial au regard des injustices sociales. Personne d’autre que moi n’aurait pu oser écrire un tel rapport mondial. J’ai réussi avec les Antilles à ce qu’il y ait plus d’illimités en téléphonie mobile parce qu’avant, l’Outre-mer était traité comme l’Afrique, comme l’étranger et moi j’ai réussi à régler ce problème et bien d’autres problématiques. J’étais un militant au sein de l’appareil d’Etat administratif français. Donc non, je ne regrette pas. Et si c’était à refaire, je le referais. Même si je devrais désobéir à ma mère qui ne veut pas que je fasse de la politique.
Depuis, est-ce que la façon dont les territoires d’Outre-mer sont traités s’est améliorée ?
Il y a eu des points d’amélioration. Mais l’injustice perdure toujours. Le candidat Macron, lorsqu’il était candidat à la Présidentielle, avait dit qu’il ferait en sorte que France O, la chaîne de télévision, soit forte. C’est une manière de réparer aussi l’esclavage et la colonisation. Ensuite, il m’a dit dans les yeux qu’il assumait la fin de France O et moi j’ai dénoncé ça. Je n’ai pas peur, je ne flatte pas un chef de l’Etat. Lorsqu’un chef d’Etat fait quelque chose qui me semble bien, je le dis.
Et la question du racisme est-elle bien adressée en France ?
On est dans un pays qui est dans un repli identitaire. Et depuis 2008, je le dis. En 2008, lorsque tout le monde parlait de la crise financière internationale, j’ai parlé de la crise identitaire de l’Occident. Le racisme s’exprime aujourd’hui sur les médias, à la radio, à la télévision, dans les chaînes d’information françaises. Je pense à Bfm Tv, Cnews qui appartient à Bolloré qui est très présent en Afrique. Et il le dit lui-même d’ailleurs, le plus gros de ses bénéfices, c’est en Afrique. Et il permet sur ses chaînes qu’on insulte à ce point-là. Dans le même temps, comment ses interlocuteurs africains ne lui disent pas que ça ne peut plus continuer comme ça. Voilà dans quel pays je vis. En France, le racisme n’est pas une opinion, c’est un délit. C’est dans la loi. Eh bien, on a le sentiment que chacun a le droit d’exprimer son racisme sur les médias. Moi je m’en défends, mais j’ai décidé de ne plus aller sur les plateaux de télévision pour dire que vous avez tort ou vous avez raison. Je ne veux plus, c’est une perte d’énergie et de temps. Ce que je veux, c’est créer un autre monde. Un monde qui nous ressemble et qui nous rassemble.
Vous pensez que Marine Le Pen sera Présidente un jour ?
Elle peut l’être en 2022.
Ça ne vous inquiète pas ?
Ça m’inquiète, mais ce qui m’inquiète d’autant plus, c’est qu’on lui a préparé le terrain. C’est qu’on favorise le propos raciste, le propos séparatiste en France. Il y a une loi sur le séparatisme en France. La diversité de la population française, c’est la somme de son histoire coloniale et esclavagiste. Et il faut l’assumer. Et si elle ne l’assume pas, c’est tant pis pour elle. Mais le jour où la France l’assumera, le jour où la France reconnaîtra tous ses enfants et acceptera tous ses enfants, elle redeviendra une Nation très forte. En attendant, c’est une Nation affaiblie. Et je le regrette.