QUAND L'AFRIQUE S'ÉVEILLERA...
Sur le plan politique, l’autoritarisme se porte bien. Au Cameroun, les gens dans la rue rient quand on leur parle du plan Émergence 2035. Le slogan Africa rising sert à attirer les investissements étrangers - ENTRETIEN AVEC THIERY VIRCOULON
Le slogan Africa rising sert à attirer les investissements étrangers. Mais les relations de dépendance ont changé, notamment avec la stratégie impériale de la Chine, contre laquelle des États faibles ne peuvent lutter, et l’influence des Églises évangéliques, avec lesquelles ils tentent de s’allier.
Coordinateur de l’Observatoire de l’Afrique centrale à l’Institut français des relations internationales (Ifri), Thierry Vircoulon travaille depuis vingt ans sur l’Afrique et y a vécu onze ans, notamment en Afrique du Sud, au Kenya et en République démocratique du Congo. Familier de l’Afrique centrale et de l’Afrique australe comme de la région des Grands Lacs, il a collaboré à de nombreuses publications sur la réforme du secteur de la sécurité, la gouvernance des ressources naturelles ou encore les relations entre la Chine et l’Afrique. Pour cet entretien conduit en décembre 2019 (et révisé en juin 2020), nous avons souhaité l’interroger sur les relations contemporaines de l’Afrique avec le reste du monde, et l’inscription de celle-ci dans la mondialisation.
Dans le cadre de vos activités de consultant et de chercheur, vous avez constaté ces dernières années le succès du discours sur « l’Afrique émergente », puis le reflux de cette vague d’enthousiasme et le repli sur des analyses nettement plus réalistes sur la situation et l’avenir de l’Afrique. Quel lien existe entre ces discours et l’évolution des politiques d’aide internationale ? L’heure est-elle toujours au soutien à des réformes censées favoriser une meilleure « gouvernance » en Afrique ?
L’idée d’une « Afrique émergente » a d’abord été développée au début des années 2000, dans une perspective macro-économique. Elle a ensuite captivé la finance internationale, toujours intéressée à trouver de nouvelles opportunités d’investissement. Dans un troisième temps, ce discours a été repris par les pouvoirs publics des pays développés, et enfin par les pays africains eux-mêmes. Mais il ne faut pas oublier que la généalogie de ce discours relève de la doxa de l’économie néolibérale : « Africa rising » est un slogan quasi promotionnel, qui suggère que les investissements privés, et non plus les investissements publics, permettront le développement de l’Afrique. La question de la gouvernance reste à l’ordre du jour, mais elle est adaptée à ce nouveau contexte, c’est-à-dire réduite à ce que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international appellent le « climat des affaires ». La gouvernance du secteur public est moins importante que le comportement du gouvernement à l’égard du secteur privé, et en particulier des investisseurs étrangers.
Pour attirer les investissements privés, il faut donner une image favorable aux marchés. Le discours d’Africa rising vise ce but en expliquant que l’Afrique est open for business et qu’elle a un fort potentiel de croissance. Mais ce récit à destination des marchés financiers est en grande partie fallacieux. Le comportement prédateur de nombreux gouvernements africains et les problèmes sociaux et économiques structurels continuent à faire de l’Afrique une zone de risque élevé où existent des niches de croissance mais pas de croissance garantie. À titre d’exemple, une entreprise comme Nestlé, précisément parce qu’elle a fait sur ce point des analyses poussées, a revu à la baisse ses estimations de ventes en Afrique. De même, Samsung a fermé ses bureaux en République démocratique du Congo (Rdc) en raison de la concurrence des contrefaçons chinoises. La trajectoire du Mozambique illustre le mirage de l’émergence. Ce pays a été célébré pour un taux de croissance de 8 % pendant une décennie et sa libéralisation de l’économie ; en 2014, le Fonds monétaire international y a organisé une conférence sur le thème Africa rising ; en 2016, le scandale d’une dette cachée de deux milliards de dollars contractée par les dirigeants du régime a éclaté et, en 2017, le Mozambique était incapable de rembourser ses créditeurs et de nombreux donateurs suspendaient leur aide. L’émergence de l’Afrique est la nouvelle formulation, pour le xxie siècle, de l’ancienne question du développement qui est toujours d’actualité. Il est révélateur de voir qu’avant même la pandémie due au coronavirus le thème de la résilience avait supplanté celui de l’émergence dans le discours sur l’Afrique.
Si le discours sur l’émergence était sous-tendu par une logique de l’investissement privé, liez-vous son repli à la crise financière mondiale de 2008 ? Quelles ont été les répercussions de la crise sur le continent africain ?
La crise de 2008 a certainement marqué un coup de frein aux investissements vers l’Afrique. Mais le risque systémique de cette crise pour l’économie mondiale a été surmonté et le ralentissement des investissements n’a été qu’un dommage collatéral, l’Afrique étant peu intégrée dans les marchés financiers internationaux. En revanche, la crise des matières premières, qui a eu lieu entre mi-2014 et début 2016, a marqué un tournant. Pour les métaux de base (cuivre, aluminium, nickel, etc.) comme pour le pétrole, le ralentissement de la demande du premier acheteur mondial, la Chine, a pesé sur les cours. La chute des cours n’a jamais été véritablement surmontée et ceux-ci étaient déjà bas avant la pandémie due au coronavirus et la récession mondiale actuelle. La crise actuelle ne fait qu’accentuer le marasme financier dans lequel se trouvaient déjà les pays africains producteurs d’hydrocarbures et de métaux de base.
Ce marasme financier démontre que la dépendance économique n’a pas réellement changé par rapport au xxe siècle. La structure de l’économie de l’Afrique ne diffère pas de ce qu’elle a été auparavant : un continent exportateur de matières premières brutes non transformées et importateur de produits manufacturés. Comme dans les années 1970-1980, les gouvernements africains se sont révélés incapables de diversifier leur économie, c’est-à-dire de transformer la rente des matières premières en une dynamique d’industrialisation. L’Angola, le Gabon, l’Algérie, etc., ont tous eu des velléités de faire de la manne pétrolière un outil de diversification. Or leur économie est encore tragiquement dépendante des hydrocarbures. De ce fait, le rapport économique de l’Afrique avec le reste du monde n’a pas changé, même si les partenaires se sont diversifiés avec la Chine, l’Inde et des pays du Moyen-Orient. Structurellement, l’Afrique reste dans une économie de dépendance avec une clientèle internationale plus diverse aujourd’hui qu’hier. Cette évolution n’est pas tant due aux pays africains qu’aux nouveaux vrais émergents qui « découvrent » l’Afrique et organisent leur propre safari économique (Chine, Inde, Turquie, etc.). Ce qui se joue en Afrique aujourd’hui, ce n’est pas son émergence, mais l’émergence des nouveaux acteurs de l’économie mondiale qui semblent tout à fait disposés à répéter les erreurs du passé.
Comment cette réalité économique se traduit-elle, selon vous, en termes politiques ? La diversification des partenaires commerciaux ne facilite-t-elle pas des relations plus équilibrées parce que moins marquées par le passé colonial ?
La Chine n’a pas de passé colonial, et cela sert sa diplomatie en Afrique, mais elle rêve d’un futur impérial, et cela commence à la desservir aussi. La nouvelle relation de dépendance entre l’Afrique et la Chine commence à montrer ses propres contradictions. Plusieurs pays africains n’ont plus de ressources budgétaires et en sont réduits à quémander l’aide internationale, en particulier chinoise. La question qui se pose alors est de savoir comment ces pays pourraient conserver une souveraineté politique lorsque leur principal débiteur est le gouvernement chinois. Plusieurs exemples (comme le chemin de fer construit par des entreprises chinoises au Kenya) montrent que le principe de non-ingérence mis en avant par la diplomatie chinoise n’est qu’un leurre. Pékin joue un rôle clé dans la problématique du surendettement de certains pays africains, récemment mis en lumière par la proposition d’un moratoire sur la dette. Commençant à sentir l’emprise chinoise et l’hostilité populaire antichinoise qui monte à la fois en raison du racisme et de la concurrence chinoise sur le marché intérieur, certains gouvernements africains réagissent et essaient de limiter cette influence. Flairant un parfum de corruption, le Parlement nigérian vient de demander une enquête sur les prêts octroyés par la Chine depuis vingt ans, des lois interdisant aux commerçants chinois de faire concurrence aux commerçants locaux sont votées et la médiatisation du traitement des Africains en Chine pendant l’épidémie due au coronavirus a déclenché une vague de protestation sur le continent.
En réalité, la dépendance économique n’est pas la seule continuité par rapport au xxe siècle. L’Afrique reste le théâtre de compétitions internationales comme le démontrent les sommets africains organisés par plusieurs pays qui veulent créer une clientèle dans l’Afrique subsaharienne. Dans ces conférences, on retrouve souvent un continent entier face à un seul pays, et cette dissymétrie montre bien la position minoritaire de l’Afrique sur le plan politique international.
On serait donc passé de la vision d’un « continent à sauver » à celle d’un « continent des possibilités », puis de nouveau à une vision plus sobre, sans que la relation de l’Afrique avec le reste du monde en soit réellement modifiée ?
Malgré tous les effets d’annonce, il n’y a eu d’inversion des tendances de fond ni sur le plan économique ni sur le plan politique. Sur le plan économique, la diversification, l’amélioration de l’agriculture et le développement de l’industrie restent toujours hypothétiques et fragiles : rappelons à titre d’exemple que l’ensemble de l’Afrique subsaharienne produit autant d’électricité que la Corée du Sud. Au Cameroun, les gens dans la rue rient quand on leur parle du plan Émergence 2035 ! Et sur le plan politique, l’autoritarisme se porte bien. Dans les années 1990, de nombreux États avaient inscrit dans leur Constitution une clause limitant à deux le nombre de mandats pour un même président. Mais depuis le début du xxie siècle, nous assistons à un mouvement de révision ou de suppression de cette clause dans plusieurs pays (Djibouti, Congo-Brazzaville, Rwanda, Cameroun, Tchad, etc.) pour permettre aux dirigeants de se maintenir ad vitam aeternam au pouvoir. On assiste aussi au retour de l’autoritarisme dans certains pays que l’on pensait définitivement acquis à la démocratie, comme la Tanzanie et la Zambie. L’autoritarisme est même célébré sur la scène internationale à travers ses rares succès économiques sur le continent : le Rwanda de Paul Kagame et l’Éthiopie de Meles Zenawi. Ces deux pays sont régulièrement invités dans des forums internationaux (comme Davos) en raison de leurs performances économiques, en oubliant qu’il s’agit de dictatures durables. Ce n’est que depuis 2018 que le nouveau Premier ministre éthiopien essaie de tourner la page de la dictature et a entrepris un processus de libéralisation à la fois politique et économique. La question de la démocratisation des régimes africains est un dommage collatéral de l’accentuation des tensions géopolitiques mondiales entre la Russie, la Chine et les États-Unis. Dans ce contexte, elle n’est plus à l’agenda international comme cela avait été le cas dans les années 1990.