BÀMMEELU KOCC BARMA, POUR UNE RÉVOLUTION CULTURELLE
EXCLUSIF SENEPLUS - Boubacar Boris Diop nous appelle à un remodelage de ce monde injuste - Les « intellectuels organiques » comme lui, qui écrivent dans leur langue maternelle, mettent leurs congénères « engagés » devant leurs responsabilités
Paru aux éditions EJO, Bàmmeelu Kocc Barma, le second roman en wolof de Boubacar Boris Diop, est en librairie depuis ce lundi. L’éditorialiste de SenePlus, Ousseynou Bèye, l’a lu pour vous. Nous vous proposons la seconde partie de sa présentation. La première partie a été publiée ici, sous le titre BÀMMEELU KOCC BARMA, LA RÉCIDIVE DE BORIS.
À quelque chose malheur est bon, car la tragédie a révélé Ngañ-Demba à lui-même et il se pose toutes sortes de questions. Comment, se demande-t-il, par exemple, un peuple peut-il en arriver à oublier sa propre histoire ? Il nous donne lui-même la clé de l’énigme en nous renvoyant à un texte ardent, L’aventure ambiguë, qu’il ne se lasse pas de relire : « Yaaŋ ciy dégg de, Njéeme ? Fekk booba, lenn doŋŋ la Tubaab bi jàngal goney Jàlloobe yi : fàtte. Raxas xel. As xel. Ana lu gën a yomb ŋacc yóoru gone, gas suul ? Xale yi daldi fay jóge doon ay xotti nit kese, summi seeni dàll sànni te dàll yiñ leen solal jotuñ leen. Xale ya waroon a màgg xàll yoon wu bees dëkkee soox ak a gaññ, di jàmbat fuñ tollu metitu tànk. (‘Tu m’entends bien Njéeme ? Pendant ce temps, le Toubab n’avait appris qu’une seule chose aux enfants du peuple Diallobé : l’oubli. Laver les cerveaux. Aspirer les cerveaux. Quoi de plus facile que de vider le cerveau d’un enfant de son contenu ? Devenus des êtres sans âme, les jeunes Diallobé se débarrassèrent de leurs chaussures pour en porter de nouvelles qui n’étaient hélas pas à leur mesure. Et voilà comment ceux qui devaient montrer à leur peuple la voie à suivre s’avérèrent eux-mêmes incapables de marcher, se plaignant sans cesse de douleurs aux pieds.»)
Interrogeant le devenir de son pays, l’auteur ne se prive pas non plus, par la voix de son héroïne, d’investir le monde de la Culture au Sénégal, en Afrique, aux Amériques, convoquant au passage, pêle-mêle (avec une générosité qu’on pourrait juger débridée) écrivains, musiciens-chanteurs… et aussi les vedettes du football !
L’auteur fera cependant la part belle part à ceux qu’il admire le plus : Kocc Barma Fall ; Serigne Moussa Kâ ; le vieux Aladji Gaye (ponkal mi) louant Fatou Gaye, sa défunte épouse, à travers un très long et mémorable poème à vous donner des frissons (‘Bi ma dalee jàng i taalif ba tey, benn rekk a ma ci mas a jooyloo’) ; Birago Diop, David Diop, Cheikh Anta Diop, Ousmane Sembène, Mariama Bâ (dont les accents de l’échange épistolaire entre ses deux héroïnes de Une si longue lettre se retrouvent ici dans une missive que Kinne Gaajo adresse depuis le pays de Mandela à Njéeme Pay), Cheikh Hamidou Kane (‘… kenn mënul a fàtte La Grande Royale !’), Maam Yunus Jeŋ, Aram Faal, le linguiste Momar Cissé (dont un poème populaire extrait de son oeuvre sera repris ici par le romancier), Cheik Aliou Ndao (‘Fentaakon bi, Njéeme, day gis di wone, day dégg di jottali… Na bët yiy bëtt lépp ba ca yax ba, nopp yiy dàjji bunti patt-pattaaral yépp, nay firi lees waxul… Seet ko ci Séex Aliyu Ndaw. Bindkat bu xam àddinaa ngoog, moo tax liñ koy dégg bariwul.’)…
Et parmi les artistes, une place à part sera réservée à Mada Thiam, chantant « son » Laye Niakh, humble chauffeur de taxi dakarois sorti de l’ombre par le miracle de l’art et de l’amour ; on croise aussi le langoureux Percy Sledge et Ndiaga Mbaye célébrant son ami Laye Mboup, météore de la musique sénégalaise (‘Meew mu wayul dem na noonu’)
Certains se demanderont sans doute comment autant d’histoires, de thèmes et de centres d’intérêt ont pu être réunis dans un seul roman de 240 pages. N’était-ce pas prendre le risque de lasser le lecteur ou de l’égarer ? Questions légitimes… sauf que, tout se dessine, se façonne, se forge, se modèle avec clarté et précision sous la plume expérimentée de Boubacar Boris Diop, qui sait guider son lecteur dans le labyrinthe, alternant gravité et humour, interpellant sans cesse sa vigilance et l’invitant sans désemparer à la réflexion sur la condition humaine et le futur de notre société.
Relevons une autre originalité formelle de Bàmmeelu Kocc Barma : toute l’histoire, divisée en deux parties (la première narrée par Njéeme Pay et la seconde par Kinne Gaajo), nous est relatée en une journée, celle-ci étant bien périodisée : Njël (l’aube), Njolloor (début d’après-midi), Tàkkusaan (fin d’après-midi), Timis (le crépuscule).
Il nous semble en outre découvrir dans Bàmmeelu Kocc Barma, comme une nouveauté dans la technique romanesque de Boris : l’écrivain nous a certes habitués à dialoguer avec son lecteur, mais ici il va jusqu’à lui faire des confidences sur sa lutte permanente avec les mots, se vantant d’apprivoiser les plus « rétifs » et d’expulser de son récit les plus « bavards » ou plutôt ceux qui n’attendent pas son commandement pour prendre la parole. Si ce procédé ne s’avère pas inédit, il est beaucoup plus marqué, voire systématisé dans ce roman. (‘Xaaju-guddi. Bu Caaroy gépp di nelaw ba fàttey boram laay yëg sama doole, sama xel gën a ubbeeku, samay xalaat gën a leer, kàddu gu ma soxla woo la nga tiit ci nelaw ne ma naam, ñëw tóojal ma ni góbi biy dox Dàqaar-Bàngo ba dajeek kapiteenam, lu ma la sant nga def ko. Taalif nag, daanaka kër gooy tabax la rekk, mbindeef yi fa yelloo dëkk di kàdduy askan wi te fàww mu am ci ñoom yu lay jéem a të, ëpp li nga leen di doye, yaradiku, foo tollu di leen dégg ñu dar seeni nopp di yuuxoo ka jàmbat. Waaye man lañ fiy fekk ! Man Kinne Gaajo, kàddu gu ma bëgg a tanqal ma dagg sa baat sànni ca xaj ! Réew mii may Buur di fi Bummi, man Kinne Gaajo, ku neexul baat, déggoo galan déggoo ndigal, neel muut mbaa mott !’)
Nous avons le sentiment - et des experts comme Soxna Aram Fal ne nous démentiront certainement pas - qu’entre Doomi Golo et Bàmmeelu Kocc Barma, Boubacar Boris Diop a fait un bond qualitatif extraordinaire dans sa maitrise du wolof et son aisance à en restituer le flux et les plus secrètes tonalités.
On le voit, il n’est pas aisé de faire le tour de Bàmmeelu Kocc Barma, cet ouvrage qui, à n’en pas douter, occupera une place à part dans l’œuvre déjà remarquable de l’auteur de « Murambi, le livre des ossements ».
N’est-il pas en effet une invite à la Révolution ? La Révolution culturelle, s’entend. Une Révolution qui concerne l’Afrique et les Africains. Il s’agirait alors pour ces derniers de se réapproprier leur Histoire et leur Culture, comme l’enseignait le Maitre, Cheikh Anta Diop. Il ne faut pas s’y tromper : l’usage des langues nationales dans la littérature conditionne leur développement à tous les niveaux de nos sociétés. En cela, il s’inscrit dans la perspective plus globale de ce que les marxistes appellent très justement la « question nationale », assimilable à celle de la souveraineté. C’est là un problème qu’il est impératif de résoudre avant de songer à se présenter à l’hypothétique Banquet de l’Universel auquel invitait, peut-être un peu trop hâtivement, Senghor. « Bala nga naan naam, ne fa.» (Pour contribuer, il faut d’abord compter parmi les présents).
Boubacar Boris Diop, nous le savons, est bien conscient de tout cela, c’est pourquoi il nous appelle sans relâche - par ses écrits et ses diverses interventions - à un remodelage de ce monde injuste où nous sommes simplement en transit. Les « intellectuels organiques » comme lui, qui écrivent dans leur langue maternelle, mettent leurs congénères qui se disent « engagés », singulièrement les militants de gauche, devant leurs responsabilités : il ne suffit pas d’épiloguer sur la « revalorisation » des langues nationales en citant à tout bout de champ Cheikh Anta Diop ou Cheik Aliou Ndao, il faut aussi prendre le temps de se former. D’apprendre le « b-a-ba » du wolof ou de toute autre langue nationale ou africaine !
Nous y voyons la voie royale vers la révolution nationale qui reste bel et bien à l’ordre du jour. Nous parlons ici d’une Longue Marche, africaine celle-là, entamée à la fin des années 50 par le « Groupe de Grenoble » constitué, entre autres compagnons de Cheikh Anta Diop, de Saliou Kandji, Assane Sylla et d’un certain Abdoulaye Wade. Le moins que l’on puisse dire c’est que cette aventure n’a pas encore connu son épilogue.
C’est à cela que nous invitent ces écrivains qui, par la littérature, prennent du plaisir (et nous en donnent !) à s’exprimer dans les langues du terroir. Bàmmeelu Kocc Barma perpétue ainsi, parmi d’autres écrits en seereer, en joolaa ou en pulaar, cette prise de conscience. Et la grande surprise, c’est que quand il choisit la langue de Kocc pour apporter sa contribution, Boris le fait de manière si savoureuse ! Ce wolof-là, pour reprendre une image célèbre de Cheikh Anta Diop, « ci dëgg-dëgg, dafa neex ni tàngal bu ñuy macc bay tàqamtiku. » (‘Pour dire la vérité, c’est aussi délicieux qu’un bonbon qu’on suce et dont on ne finit pas de se délecter’).
Il ne nous reste donc plus qu’à obtempérer à l’ordre de Njéeme Pay daldi ni walbit, topp la, yow Bóris - waxumaak Njéeme Pay, waxumaak Kinne Gaajo ! - te naan la gaawal génne ñetteel bi…!
(Nous faisons volte-face pour te suivre, toi Boris – nous ne nous adressons ici ni à Njéeme Pay, ni à Kinne Gaajo ! - tant il nous tarde de lire ton troisième ...!)