FLASHBACK SUR LA CRISE DE MAI 68
Omar Gueye retrace avec force détails les péripéties qui ont fait chanceler, à l’époque, le régime du Président Senghor et comment ce dernier s’est employé à désamorcer la crise
Dans son ouvrage intitulé « Mai 1968 au Sénégal, Senghor face aux étudiants et au mouvement syndical », Omar Guèye, professeur au département d’Histoire de l’Université Cheikh Anta Diop, retrace avec force détails les péripéties qui ont fait chanceler, à l’époque, le régime du Président Senghor et comment ce dernier s’est employé à désamorcer la crise.
Un nouveau faisceau d’éclaircissements sur le Mouvement de "Mai 1968" au Sénégal. Omar Guèye, professeur au département d’Histoire de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), a réécrit « l’histoire » de cette contestation mondiale qui a mis le Sénégal et son président d’alors, Léopold Sédar Senghor, au-devant de la scène. Qu’est-ce qui peut le justifier ? L’auteur de l’ouvrage du livre intitulé : « Mai 1968 au Sénégal, Senghor face aux étudiants et au mouvement syndical » livre les raisons à travers ces lignes : « Le Sénégal, devenu indépendant en 1960, avait hérité de nombreux privilèges par rapport aux anciens territoires français, tant au plan des infrastructures, de l’éducation et de la précocité de la vie politique moderne ». Mais, l’exacerbation de cette crise sociale au Sénégal trouve sa racine dans la concentration de l’élite africaine au Sénégal qui était le berceau de la formation des cadres africains. « Replacée dans le contexte général de l’époque du Sénégal était très controversée pour deux raisons principales : d’une part, à cause de la continuation de la présence africaine et, d’autre part, à cause de l’attitude ambiguë de ses élites durant la procédure ayant conduit à l’indépendance. En effet, lors du référendum d’auto-détermination de septembre 1958, le Président Senghor et ses proches collaborateurs ne s’étaient pas clairement prononcés pour l’indépendance », écrit l’historien. La conséquence d’une position, c’est la mobilisation des organisations syndicales et des partis politiques souvent de gauche pour contester « leur hégémonie et plus tard leur mode de gestion du pouvoir qualifié de francophile voire néocolonial.
L’auteur reconstitue le fil des événements déclencheurs d’une contestation partie de l’université avant de gagner les organisations sociales et les formations politiques. Hier comme aujourd’hui, c’est le retard de paiement des allocations d’études qui pousse les étudiants à ruer dans les brancards. « La question des bourses fut donc le point de départ d’un cycle de manifestations qui se déclencha et connut son paroxysme dans la journée du 29 mai 1968, marquée par une intervention policière sur le campus », décrit l’auteur. Cette répression soulève d’autres vagues de contestations. Les élèves des lycées de Dakar, des organisations syndicales comme l’Union nationale des travailleurs du Sénégal (Unts) entrent en action. La contestation gagne d’abord des quartiers comme la Médina, puis d’autres villes de l’intérieur. Face à cette tension, les autorités instaurent alors un état d’urgence. Malgré tout, les organisations syndicales aussi bien estudiantines que syndicales campent sur leur position. Les différentes réunions et les tractations entreprises ne sont pas suivies d’effets. Le 29 mai 1968, les autorités décidèrent officiellement de fermer les lycées et les collèges de Dakar et de Saint-Louis où la grève était observée. La même mesure fut appliquée à l’université de Dakar avec l’évacuation des cités. Le 30 mai 1968 le président Senghor monte au créneau et livre un discours à 20 heures au ton de guerre. « Le président de la République prit la parole à 20 heures pour un long appel à la raison et à la modération…il dénonça une revendication politique dictée par « une nouvelle opposition, fabriquée par l’étranger et téléguidée de l’étranger ».
MEDIATION DES RELIGIEUX
Par la même occasion, Senghor dénonce « la conjonction d’une vieille tendance étudiante qui était trotskiste et anarchiste, maintenant maoïste, d’une part, et d’une poignée d’ambitieux déçus dont certains sont au service du capitalisme le plus rétrograde ». En dépit des mesures répressives, le pays baignait dans l’incertitude. Le chef d’Etat d’alors décida de réaménager le gouvernement. Parmi les changements illustratifs de la crise, il y a la suppression du ministère des Forces armées, lequel est rattaché à la Présidence, le ministre de l’Education, Amadou Makhtar Mbow, est remplacé par Assane Seck. En outre, les ministres des Affaires étrangères, Alioune Badara Mbengue et Racine Ndiaye ministre de la Culture, de la Jeunesse et des Sports passent le témoin respectivement à Karim Gaye et à Amadou Makhtar Mbow. La nouveauté dans ces réaménagements, c’est l’entrée de l’ex-gouverneur du Cap-Vert, Amadou Clédor Sall, dans le cabinet au poste du ministère de l’Intérieur, alors que Amadou Cissé Dia, « tout en conservant la suppléance du président de la République devint ministre délégué à la Présidence chargé des Relations avec les Assemblées et des Affaires religieuses. « Le départ de ces personnalités proches du chef de l’Etat pouvait plus ou moins surprendre mais obéissait à une logique de survie de la part du pouvoir qui mettait à côté certains états d’âme. En effet, le président Senghor qui avait apprécié la faible implication de certains responsables du parti pendant la crise avait dû agir en conséquence », raconte l’historien qui précise tout de même que le président Senghor « continua à montrer son attachement vis-à-vis de ses compagnons déchus qui furent mutés à d’autres postes ».
Le pouvoir religieux et le pouvoir temporel ont toujours entretenu des relations. Lors de cette crise, les élus, les notables, les marabouts ont lancé des appels à la fin de la grève. Le Khalife général des Mourides de l’époque, Serigne Fallou Mbacké, s’était exprimé en ces termes : « Disciples mourides, je vous donne l’ordre de ne pas suivre le mot d’ordre de grève illégale et négative. Je vous donne l’ordre de vous rendre à vos tâches quotidiennes de construction. Sachez que le chef de l’Etat est la vigie de la Nation et que ses désirs, que je sais tous dans le sens de l’intérêt de la Nation, sont des ordres que je vous demande d’exécuter ». Comme ce dernier, le marabout Serigne Cheikh Tidiane Sy a adressé des messages de soutien. D’autres guides religieux, El Hadji Modou Awa Balla Mbacké, Khalife de Mame Thierno Birahim Mbacké, de Darou Mousty, El Hadji Ibrahima Niass, chef religieux à Kaolack, en font autant. A la différence des chefs religieux musulmans, l’Eglise n’avait pas fait une déclaration officielle de soutien. « Contrairement aux religieux musulmans, l’Eglise catholique ne fit pas de déclaration officielle de soutien au président Senghor. Au contraire, la position exprimée, lors de l’homélie de la Pentecôte, fut assez critique vis-à-vis du pouvoir. En effet, les Pères dominicains du Centre Lebret apportèrent un soutien de taille aux étudiants pendant les « journées de braise », mentionne le professeur Omar Guèye. Après le passage de la tempête, le président Senghor s’employa à réorganiser son parti. Il prend en charge les questions économiques à l’origine de la crise.
DENOUEMENT DE LA CRISE
Le pouvoir avait décidé de négocier séparément avec les différentes organisations. Les préoccupations des syndicats qui étaient en mouvement par solidarité aux étudiants ont été évacuées d’autant plus que leur implication n’était pas partagée. C’était l’Union régionale de l’Unts du Cap-Vert qui était très engagée. Les négociations qui se sont déroulées les 8 au 12 juin sont suivies par la signature des accords le 13 juin. C’est l’acte de retour à la normale. « Avec ces accords, ce fut un soulagement pour le régime qui obtient une accalmie salvatrice, susceptible d’être mise à profit pour se pencher sur l’ensemble des questions à l’origine de la crise », renseigne le professeur au département d’Histoire de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. L’auteur analyse avec précisions les rôles des différents acteurs dans la crise y compris la position de l’armée. Du reste, "Mai 68" est à l’origine de profonds changements au plan politique, social et institutionnel. Dans l’histoire politique sénégalaise, avance l’auteur, "Mai 68" a été le moment d’une remise en cause de la pensée de Senghor, (négritude et socialisme africain), d’une critique du néocolonialisme, d’un débat idéologique alimenté par les différents courants du marxisme et d’une remise en cause des courants politiques traditionnels. « Mai 68 au Sénégal n’eut peut-être pas le même impact sociopolitique que dans d’autres pays, mais les réformes en profondeur survenues dans la société, suite à la crise, n’auraient peut-être pas eu lieu sans le mouvement des étudiants », a conclu le Pr. Omar Guèye dans son ouvrage de 309 pages paru aux Editions Karthala.