DIARY SOW A BOULEVERSÉ LA MATRICE ÉTHIQUE DE NOTRE SOCIÉTÉ
Après avoir alimenté les débats pendant plus de 15 jours, la disparition volontaire de l'étudiante est analysée d’un point de vue sociologique. Malgré les assurances de l'intéressée, elle aurait succombé à la pression, selon les spécialistes
La montagne a finalement accouché d’une souris. Après une quinzaine de jours de disparition, Diary Sow a refait surface. Comme une fleur, elle révèle être partie de son plein gré. Dans une lettre adressée à son parrain, le ministre Serigne Mbaye Thiam, la meilleure élève du Sénégal (2018-2019) dit être «consciente de l’audace et de la cruauté même de son geste», mais demande que cela soit considéré «comme un répit salutaire» dans sa vie. La jeune étudiante de 20 ans évoque un «désir irrépressible, irraisonné et si profondément irrationnel», tout en refusant d’utiliser le mot fugue qu’elle juge «péjoratif pour une quête si profonde». Diary Sow ne s’excuse pourtant pas d’être partie, mettant tout un pays en émoi. «Je ne suis pas désolée d'être partie, je suis désolée des gênes occasionnées par mon départ et des gens que j'ai fait souffrir.» De quoi s’interroger sur les conséquences d’un tel acte, surtout que, sociologiquement, un comportement pareil serait difficilement acceptable au Sénégal, où les notions de déprime, dépression, surmenage… ne sont pas pris très au sérieux. Elles sont, à la limite, considérées comme des caprices.
«Diary a montré que le schéma qu’on a établi pour elle ne lui convenait pas totalement»
«Nous sommes en présence d’une personne qui a connu un cursus scolaire et social jusque-là pratiquement exempt de faute, d’excellents résultats scolaires, un excellent comportement avec sa famille et au sein de sa communauté, et un bon parcours sur le plan éthique», campe d’emblée le professeur Djiby Diakhaté. Et le sociologue d’embrayer : «Il y a une voie et un schéma qui étaient établis pour Diary et non par elle. Cela fait qu’à partir d’un certain moment, elle même a alerté. Il y a quelque part en Diary Sow un génie réel qui existe et qui s’exprime. Elle nous a parlé à travers un ouvrage, dans lequel elle parle de fugue de l’héroïne, qui n’était pas comprise par son environnement, pour qui on avait tracé une voie qu’on considérait être la meilleure, d’abord pour son entourage et ensuite pour elle-même. Il y a cette situation qui se reproduit, une réplication du roman dans l’espace du réel, parce que Diary a montré que le schéma qu’on a établi pour elle ne lui convenait pas totalement. Ça peut lui convenir en partie peut-être, mais si cela lui convenait totalement, elle n’aurait pas quitté ce schéma. Ce qui signifie que nous sommes dans l’obligation de déchiffrer de décrypter son discours, de comprendre ses préoccupations et de l’accompagner dans sa dynamique.» Ce qui ne risque pas d’être chose facile dans le contexte social sénégalais. «Elle a besoin de notre accompagnement, mais malheureusement, nous sommes dans une société qui risque de refuser l’accompagnement, parce que la personne a refusé de s’enfermer dans le schéma qui était établi pour elle, regrette le sociologue. Et c’est ça le problème qu’il faut résoudre aujourd’hui. Le découragement n’a pas sa raison d’être ici, nous ne sommes pas en face d’une personne qui a bouleversé la matrice éthique de notre société, c’est quelqu’un qui, à mon avis, dit simplement qu’elle opte pour un autre schéma et qu’elle a besoin d’être comprise et accompagnée.»
«Diary ne pouvait plus être la même personne en France»
Pour le Dr Khaly Niang, l’affaire Diary Sow est une résultante de la forte médiatisation et d’une gestion politicienne du succès de celle qui a été désignée meilleure élève du Sénégal. «Ce succès, à l’image de la tunique de Nexus, est symboliquement un cadeau empoisonné. Diary, meilleure élève du Sénégal, en plus d’être écrivaine, en Prépa, ne pouvait plus être la même personne en France, où il y a une démocratisation de l’élitisme. Autrement dit, elle se retrouve d’un coup comme tout le monde. Malheureusement, elle n’a pas réussi à gérer sa nouvelle condition estudiantine. Son attitude relève d’une crise identitaire et d’un profond sentiment de déception. Du coup, ne pouvant pas rentrer au pays sans argumentaires convaincants, elle a choisi délibérément une autre voie, celle du black-out et du repli sur soi. Toutefois, elle était consciente des conséquences familiales, communautaires et sociales.» Pour le sociologue, il faut, dans l’analyse, essayer de comprendre le sens que Diary donne à son action.
Mais dans un contexte où les disparitions de jeunes filles sont de plus en plus fréquentes, même si elles se soldent souvent par des histoires rocambolesques de fugues pour retrouver un amoureux, l’acte de Diary Sow qui, selon elle, avait besoin d’une pause pour retrouver ses esprits, pourrait porter préjudice à celles qui ont réellement disparu. Dr Kaly Niang relativise cependant. «Les Sénégalais savent faire la part des choses. Le cas Diary Sow est vu comme un effet pervers du succès et de l’euphorie. Les disparitions seront notées dans des circonstances différentes et le mode de gestion ne sera pas forcément le même. Dans le cas Diary Sow, c’est tout un symbole et l’espoir d’une nation qui est en jeu. C’est ce qui explique cette forte mobilisation et ce sursaut national.»
«Il peut y avoir un besoin d’affranchissement et de séparation d’avec des goulots d’étranglement familiaux»
Poursuivant, il ajoute que l’explication de ces fugues fréquentes des jeunes filles est à rechercher dans le fonctionnement de notre société et surtout dans l’éducation. «Les dysfonctionnements issus du processus de socialisation expliquent certains comportements déviants ou qui s’écartent des normes socialement établies, indique Kaly Niang. La société a certes un regard, mais l’individu est autant responsable de ses actes, qui peuvent naître de frustrations relatives ou de rébellion. Il peut y avoir un besoin d’affranchissement et de séparation d’avec des goulots d’étranglement familiaux. Généralement, c’est une sorte de libertinage assumé qui est servi comme réponse à un besoin d’affirmation et même d’existence.» Mais selon Djiby Diakhaté, pour la meilleure élève du Sénégal 2018-2019, il s’agit moins d’une fugue que d’un choix assumé. «Beaucoup considèrent qu’une femme n’a pas le droit d’avoir des choix, qu’elle doit rester dans le carcan qui a été établi pour elle, et que la fugue pour une femme serait un danger, même si dans le cas de Diary, on ne peut pas parler de fugue à proprement dire. En réalité, c’est l’assumation d’une option, d’un choix qu’elle a fait, explique-t-il. Et c’est quelqu’un qui attend de tout le monde une compréhension. Maintenant à l’arrivée, on verra bien dans quoi elle est, mais je suis à peu près sûr qu’elle va nous parler, elle a sa propre façon de nous parler à travers des textes et des écrits, des signaux et des indices, on en attend encore pour qu’elle nous indique la voie dans laquelle elle est en train de se mouvoir.»