ISSA SAMB JOE OUAKAM, RÉVOLUTIONNAIRE AUTHENTIQUE ET INTELLECTUEL ORGANIQUE
L’homme aux célèbres dreadlocks et à la fameuse pipe était un acteur majeur du Mai 68 sénégalais réprimé de manière sanglante par le régime senghorien. Il était à la fois peintre, sculpteur, poète, dramaturge, mais aussi philosophe et écrivain
De son vrai nom Issa Samb, il tire son surnom « Joe Ouakam » de son passé révolutionnaire. Chez les soixante-huitards dont il faisait partie en compagnie de feu Omar Diop Blondin, Sidy Guèye dit Noiraud ou encore…Alioune Sall Paloma et autres, il était de mise à l’époque de porter un surnom pour échapper aux tracasseries policières et à la dure répression qui s’abattait sur les communistes dès qu’ils étaient identifiés. Le régime du président Senghor se caractérisait alors par une chasse impitoyable contre les militants communistes et, à la moindre occasion, ils étaient arrêtés et jetés en prison s’ils n’étaient victimes de mort brutale et mystérieuse. Issa s’est fait appeler « Joe de Ouakam » et ses amis l’ont appelé tout simplement Joe Ouakam. Issa était né dans le village-quartier de Ouakam le 31 décembre 1945.
Dans ce village traditionnel lébou où il faisait partie des dignitaires traditionnels, on l’appelait Issa Souaré car il aurait de lointaines origines guinéennes. Dès ses vingt ans, il s’est engagé dans les mouvements révolutionnaires clandestins et participait nuitamment aux réunions organisées chez l’un ou l’autre des activistes. L’homme aux célèbres dreadlocks et à la fameuse pipe était un acteur majeur du Mai 68 sénégalais qui a été réprimé de manière sanglante par le régime senghorien. Ce que l’on retient moins de lui, c’est ce passé révolutionnaire. Car, les Dakarois connaissaient plus « Joe Ouakam » pour son engagement artistique, sa posture atypique et son caractère iconoclaste. L’homme était à la fois peintre, sculpteur, poète, dramaturge, mais aussi philosophe et écrivain.
Membre du « Comité Idéologique » du journal Le Politicien de feu Mam Less Dia, il est également l’un des fondateurs du laboratoire « Agit’Art » qu’il animait avec le plasticien El Hadj Sy, une autre figure de l’art décalé sénégalais, et dont l’objectif était de « transformer la nature de la pratique artistique pour passer d’une sensibilité formaliste, liée à l’objet, à des pratiques basées sur l’expérimentation et l’agitation, sur le processus plutôt que sur le produit en privilégiant l’éphémère à la permanence ». Il était aussi l’un des cofondateurs de la galerie Tënq au Village des arts de Dakar toujours avec El Hadj Sy dit Elsy. Son originalité, Joe la devait sans doute à son appartenance aux Lébous car, élevé par son grand-père, il avait grandi dans un environnement rempli de symboles, des symboles qu’il scrutait et analysait jusqu’à l’obsession. Il y puisera plus tard la source de son inspiration et de son art. A l’Université de Dakar, il étudie le droit et la philosophie comme auditeur libre. Puis il s’inscrit à l’Ecole nationale des Arts après quoi, jusqu’à sa mort, il s’est illustré dans les arts plastiques et la littérature.
Auteur de plusieurs livres de poésie et pièces de théâtres quelques fois sous le nom de Issa Ramangelissa (qui évoque la grande île de Madagascar), Joe Ouakam était de tous les combats révolutionnaires, artistiques et littéraires. Un de ses biographes le décrit comme « pas formaté » du tout par l’Université. Et d’ajouter : « Toujours méfiant envers les institutions et leur penchant pour la standardisation, l’uniformisation. Car, Joe est du genre iconoclaste. Un artiste à part, difficilement classable aussi bien en raison de son goût de l’interdisciplinarité que de ses inspirations artistiques.
Observateur, contemplatif, il se distingue jusque dans son style : pipe toujours vissée à la bouche, lunettes rondes vissées sur le nez, moustache à la Dali, barbe d’un poivre et sel rassurant, tenues colorées et éternelle écharpe nouée autour du cou. Taciturne souvent, mutique parfois, il n’en était pas moins empathique. Pour toute une génération de jeunes Dakarois, il était aussi – peut-être avant tout – l’un des membres les plus appréciés du jury de l’émission cultissime Oscar des vacances, présentée par Aziz Samb. « Quand son nom était prononcé, il était acclamé et, lui, saluait toujours, en se levant solennellement, son cher public ». Anticonformiste notoire, il n’a exposé ses œuvres que très rarement dans les grandes galeries, préférant les « cultiver » — comme il disait avec un humour flegmatique — dans son jardin, sa cour, comme on cultiverait des choux et des carottes dans son potager.
A de rares occasions cependant, il s’était laissé emporter par le conformisme en exposant en 1981 à Harare, au Zimbabwe, en 1985, au centre culturel français de Dakar, puis, en 2008, à l’occasion de la Biennale de l’art africain contemporain, Dak’Art, en 1995, à Londres dans le cadre de l’exposition « Africa 95, Seven Stories of Modern Art in Africa » à la Whitechapel Gallery. Et en décembre 2010, à l’occasion du 3e Festival mondial des arts nègres, la Galerie nationale d’art de Dakar lui avait consacré une rétrospective. Joe avait aussi une passion pour le cinéma. Son biographe le dépeint comme un « amoureux de l’ombre et la lumière ».
C’est ainsi qu’il apparaît dans de nombreux films : Hyènes de Djibril Diop Mambéty, une figure du cinéma sénégalais, en 1992 – et documentaires – Lumière sur Ndar de Mansour Kébé en 2010. Beaucoup de reportages lui ont également été consacrés. « Cet homme d’images aimait jouer avec sa propre image », confiait l’un de ses proches qui ajoute que Joe Ouakam « était de ces êtres qui attirent les lumières ». Joe ne déambulera plus dans les rues du plateau vêtu de ses « costumes de scène » la pipe visée sur la bouche car il a rejoint ses aïeux « les maam » le 25 avril 2017 à Dakar.
Plusieurs hommages funèbres lui ont été rendus : « Il était un artiste de dimension nationale et internationale. Rarement a-ton côtoyé dans notre pays un homme qui aura organisé sa vie comme une œuvre d’art », a déclaré Macky Sall dans son éloge funèbre, prononcé sous forme d’hommage national lors de l’enterrement de l’artiste. « Joe, c’était le totem de la ville de Dakar », a indiqué Cheikh Tidiane Gadio, l’ex-ministre des Affaires étrangères d’Abdoulaye Wade, avant d’exprimer le souhait que « les générations actuelles et futures s’en inspireront ».
Pour Youssou Ndour, Joe Ouakam était simplement « quelqu’un qui rassemblait tout le monde ».