BOUBACAR BORIS DIOP : QUAND IL GRIFFE, QUAND IL CARESSE
À l'occasion de son 70e anniversaire, portrait intimiste et élogieux du grand homme de lettres, loin des clichés. Il dévoile les traits attachants d'un être rare, marqué par la générosité et le goût de la découverte des talents
Samedi dernier, 9 juin, à la Maison Binaf, à Sacré cœur, s'est déroulée une cérémonie, à l'initiative de quelques amis de l'auteur de "Murambi - Le livre des ossements", dont Toni Morison à dit : "Ce roman est un miracle". Elle oscillait entre une journée d'étude sur le fameux roman, (Neustadt International for litterature), un hommage à Boubacar Boris Diop, et la présentation-dédicace d'un ouvrage collectif, "Cercle autour de Murambi" (édition Harmattan-Sénégal), signé par de prestigieux noms d'intellectuels, universitaires et/ou écrivains africains. Cérémonie à l'initiative du Comité pour le Renouveau africain (Cora), avec à la baguette pour son organisation Koulsy Lamko et Ndongo Samba Sylla.
Caché parmi la petite foule de passionnés, j'avais un peu renoncé à prendre la parole, parce que le texte que j'avais exhumé d'un vieux projet, un portrait le plus humain possible de Boris, pour le proposer à l'assistance, sortait du format des interventions. SenePlus m'offre l'occasion de me rattraper.
Bon, bon, bon ! Pour commencer, on va dire : « Joyeux anniversaire Grand Boris », sans souci pour la banalité d’une introduction trop parfaitement usinée pour être honnête. Parce qu’il y aurait plus à craindre ici ; et ce serait d’avouer que j’ignorais la date de naissance de Boris, jusqu’à ce que Mame Less Camara [notre très regretté ami ] m’appelle – deux jours avant la date de livraison de ce papier - pour me parler de cette initiative destinée à célébrer, en le tenant à l’écart pour lui en faire la surprise, le soixante-dixième anniversaire de notre ami commun. Autre aveu, qui expliquerait en premier la banalité de cette introduction convenue, c’est que je n’avais aucune envie d’écrire ce papier. Peut-être doutais-je tout simplement de le pouvoir, d’en avoir les moyens… je vais dire moraux. Parce que j’ai une grande admiration pour Boris - je laisse de côté ce qui est entendu ici, notre amitié, qui justifie qu’on m’ait offert le privilège de mêler ma voix à ce concert de voix prestigieuses, pour témoigner affection et amitié à ce singulier personnage … je vais y venir.
L’admiration a au moins ceci de commun avec l’amour qu’elle a du mal à s’exprimer convenablement ; facilement elle bafouille, facilement elle s’égare, grandiloquente, emphatique, ou confuse. Ma grande crainte est donc née de cela. Cette conscience claire que j’ai de mon admiration pour Boris, a fait que j’ai douté de pouvoir porter quelque témoignage sur lui, le célébrer, avec suffisamment de grandeur, et sans aucune vanité. Ajoutons à cela que l’on parle d’un homme dont je connais l’aversion pour les complimenteurs, et la méfiance devant les éloges circonstanciés, conventionnels. En plus, pour qui connaît la sanction appliquée par Boris à ce type d’écart – le vieil ours qui se réveille en lui en ces circonstances sait alors donner un coup de griffe agacé – l’exercice devient encore plus délicat. L’ironie ravageuse dont il fait alors montre, pour ramener l’encenseur à la raison, fait des dégâts tout à fait équivalents à ceux de la griffure invoquée.
Je le vois d’ici rire, de ce petit rire mi-amusé, mi-dubitatif, curieux aussi - très différent de son grand éclat de rire, rare mais dont il n’est pas avare du tout pour qui partage son intimité et découvre, peu à peu, son humaine condition dépouillée du poids de sa célébrité, de son autorité intellectuelle, de son talent d’écrivain… C’est quand, hôte d’une délicatesse sans pareille, il veille sur votre séjour chez lui, vous fait à manger, vous sert un café, ou le thé, et vous éconduit gentiment de la cuisine, quand vous croyez devoir donner - « quand-même », vous dites-vous – un coup de main, ne serait-ce que pour débarrasser la table. Auparavant, réveillé aux aubes, il a marché en chaussettes dans les couloirs pour ménager votre sommeil. La veille, il était venu voir si votre moustiquaire était bien en place, avant de s’assurer que dans la salle de bain, il y avait un savon et tout ce dont un hôte pouvait avoir besoin pour son confort.
Je sais, je fais rêver quelques admirateurs et surtout les nombreuses groupies d’ici et d’ailleurs qui n’ont de plaisir, néanmoins si grand et précieux, que de lire ses écrits, ou, parfois, lors de cours, colloques et conférences, d’admirer de plus près celui qui, pour eux, restera un astre inaccessible … ou peut-être sont-ils sceptiques, et doutent-ils de ce que je raconte. Ceux, et surtout celles-là doivent, à me lire, se poser des questions aussi terribles que celle du poète : « Qui pourrait concevoir une biographie du soleil ? ». Je ne suis en train que d’esquisser un portrait, le plus humain possible, de quelqu’un avec qui j’ai le privilège d’avoir travaillé autour de journaux comme « Démocraties », « Le Matin », et dont j’ai le bonheur de compter parmi les amis, depuis plus de 2O ans. Cependant, face à cette épreuve de devoir écrire sur lui, qui m’oblige à l’observer d’une distance impossible à évaluer, je crains d’être tantôt Icare, tantôt gnome souterrain - trop près, mais pour brûler ; ou exilé sous terre, pour être aveuglé au moindre rayon.
Heureusement, le poète, Baudelaire, pour ne pas le nommer, répond lui-même à sa terrible question : « C’est une histoire qui, depuis que l’astre a donné signe de vie, est pleine de monotonie, de lumière et de grandeur ». La biographie du soleil ressemblerait donc à celle de n’importe quel homme, de n’importe quel grand homme, précisément ?
Revenons, alors, à l’heureux hôte reçu par Boris. Avant dîner, il lui avait servi un jus de gingembre ou d’hibiscus, lui avait tenu un discours enflammé sur les vertus de l’huile d’olive, lors de la mi-temps d’un match du Barça retransmis à la télé que Boris ne raterait pour rien au monde ; même sa sacro-sainte sieste y passerait. C’est que l’enseignant qu’il est, le journaliste et écrivain, auteur des inoubliables Tambours de la mémoire, Le Temps de Tamango, Le Cavalier et son ombre, et d’autres romans et essais, ainsi que des nouvelles et pièces de théâtre, reste ce gamin de la Médina, bon footballeur lui-même et, surtout, est un supporter, inconditionnel et passionné, de l’équipe catalane. Un véritable aficionado du foot, transporté de ferveur pour Lionel Messi, et qui, quand la rivalité Réal de Madrid/ Barcelone, comme souvent, atteint ses sommets, n’hésite pas à clamer : « Je déteste Ronaldo ».
Comme mon fils, Ousmane qui, a 14 ans, quand il me sortait ça, se voyait enjoint, en pleine retransmission du derby, de quitter le salon ; parce que, moi, je suis de l’autre camp, celui du Réal de Madrid de CR7. Et pendant que j’y pense, Boris et moi, qui parfois avons passé des nuits entières à ne pas être d’accord sur tel ou tel chose, politique ou autre, forcément dans la plus grande courtoisie, n’avons jamais regardé ensemble un match Barça contre Réal. Bien sûr, pour ma part, sans y penser, et je suis sûr que lui sera surpris « d’apprendre » ça, ici - parce que nous en avons regardé bien d’autres, des matches de foot -, c’est dire… Et je me demande si, l’un ou l’autre, tous les deux peut-être, inconsciemment, ne nous doutions pas qu’assumer quelque contradiction politique ou philosophique, nous serait plus endurable qu’un tête-à-tête, 90 minutes durant, entre supporters excités, même respectueux l’un de l’autre, des deux équipes espagnoles monstrueusement rivales.
Voici donc Boubacar Boris Diop loin de l’intellectuel à la discrétion distinguée, qui, lors des rencontres autours de livres ou d’idées à débattre où il arrive sobrement habillé d’un bogolan, d’une chemise en wax aux couleurs discrètes, ou plus rarement d’un veston sombre, se perd, tant que cela lui est possible, dans la foule assise face aux conférenciers et débatteurs. Compte-t-il parmi ces derniers, il a l’art de se faire oublier – ses interventions sont courtes, sobres …- ; jusqu’à ce qu’une de ces dissipations qui ont la particularité de le tirer de sa courtoise réserve ne soit commise d’un côté ou de l’autre de l’estrade. Il a l’art de se faire entendre alors, quitte à être désagréable, sans jamais taper sur la table ! La discrétion, chez Boris, est une seconde nature, presque une idée fixe.
Le bouquet de textes que des amis à lui ont décidé de collecter auprès d’autres amis à lui, pour le lui offrir à l’occasion de ses 70 ans, cette attention particulière, va certainement le toucher et produire l’effet de surprise escompté. Seulement, et je ne me moque qu’à peine, Boris sera encore plus surpris de se rendre compte qu’il a 70 ans. Eternellement en révolte, contre ceci ou cela, pourvu que soit entretenue sa rage contre la médiocrité dans toutes ses déclinaisons, Boris a depuis longtemps oublié son âge. Intellectuel exigeant, d’abord envers lui-même, travailleur acharné, sur sa machine dès cinq heures du matin, il est resté un jeune homme au sourire d’enfant. Et de l’enfant, il n’a pas que le sourire !
Ambivalent, comme nous tous autres, êtres humains, son sens de l’amitié domine tout, sauf, et cela peut surprendre beaucoup de monde, ses dispositions à l’admiration. Boris tombe en admiration devant le moindre embryon de talent, la moindre esquisse de courage, n’importe quel début d’engagement de la part de ces nombreux jeunes et moins jeunes gens pressés, manuscrits hâtifs sous le bras, qui le sollicitent, éprouvent ses yeux, plus très jeunes, le distraient de son propre travail. Il faut le connaître autant qu’on puisse connaître un être humain pour déceler dans ses yeux, chaque fois, cette lumière étonnante, révélatrice de cette disposition tout aussi étonnante chez quelqu’un qui se donne tant de mal lui-même, prend tout le temps qu’il faut, pour écrire la préface du texte le plus anodin, ne parlons pas de ses créations auxquelles il consacre plus que du temps, de la durée...
Cette disposition, cette main tendue, cette quête enchantée du nouveau talent, chez lui, à la fin des fins, révèle tout franchement une générosité presque débridée, une générosité de gamin, ayant certainement quelque chose à voir avec ce culte de l’écriture qui l’habite, et qui l’emplit d’une confiance presque naïve, charmante à la fin, dans les capacités de chaque être qui prendrait une plume, à offrir au monde un bouquet d’espérance…