LA DÉMOCRATIE EN TROMPE-L'ŒIL
Le scrutin du 17 novembre 2024 exclura au moins cinq millions d'électeurs, élira des députés sans véritable légitimité démocratique et maintiendra une répartition des sièges inéquitable
Malgré le constat, au sortir de l’élection présidentielle du 24 mars 2024, d’un processus électoral biaisé qui prive de vote des millions d’électeurs Sénégalais, et d’un système électorale inéquitable qui crée des majorités fictives (non conforme à la réalité), il n’a pas été observé l’amorce d’une quelconque dynamique de réformes électorales en vue des législatives du 17 novembre 2024.
En effet, le dialogue promis par le président nouvellement élu pour examiner les reformes électorales à implémenter, n’a pas encore été convoqué, plus de 6 mois après ce premier discours à la nation, qui laissait penser que la consolidation de la démocratie serait un axe prioritaire de sa gouvernance.
Plutôt que de s’engager, conformément à sa promesse du 3 avril 2024, dans un dialogue inclusif pour des reformes électorales qui garantissent que la voix de chaque électeur Sénégalais compte dans le choix des représentants du peuple, nous libérant ainsi d’élections au suffrage censitaire, le nouveau président s’est plutôt attelé avec célérité à organiser des législatives huit (8) après la présidentielle de mars 2024.
Se pose alors la question de savoir si les conditions qui permettent au peuple de s’exprimer ont été créées par des reformes qui tendent à rendre les élections plus démocratiques, suite à l’évaluation du processus électoral et du système électoral du scrutin du 24 mars 2024.
Au-delà des justificatifs avancés pour dissoudre l’Assemblée Nationale, la véritable motivation est de profiter des effets des scrutins de proximité, c’est-à-dire, de l’agencement temporel, planifié et décidé, entre l’élection présidentielle et les élections législatives, qui produit des effets d’entraînement notoires de la présidentielle sur le scrutin législatif.
En effet, les scrutins de proximité et le scrutin majoritaire à un tour ont toujours accouché systématiquement d’une large majorité parlementaire au Sénégal, et que les effets de l’introduction d’une portion congrue de proportionnelle sont minimes et sans effets. Sous cet angle, le nouveau président tirera avantage du scrutin de proximité, mais aussi, de la position qu’il occupe dans l’espace politique, faisant figure de « vainqueur de Condorcet », pour obtenir, dans quelques semaines, une large majorité parlementaire.
Il apparait déjà dans une estimation des résultats des législatives du 17 novembre 2024 que la coalition politique au pouvoir, sur la base des résultats par département de l’élection présidentielle du 24 mars 2024 obtiendrait une majorité absolue à l’Assemblée nationale avec 105 députés. Il est à noter que c’est un exercice toujours fragile, qui incite à la prudence quant aux projections de résultats annoncés.
Des élections législatives anticipées sont donc organisées, 8 mois après la présidentielle de 2024, sans aucune réforme du cadre légal et institutionnel, ni du système électoral, ni du processus électoral. La gouvernance des élections en vigueur depuis les législatives de 2007 est maintenue tel quel.
Le scrutin du 17 novembre 2024 sera ainsi marqué par l’exclusion du vote d’au moins cinq millions d’électeurs, des députés élus par une minorité d’électeurs qui ne peuvent prétendre à la légitimité démocratique et enfin par une répartition des sièges de députés déséquilibrée produisant des inégalités de suffrages contraires à la Constitution.
La répartition des sièges qui résulte du décret n° 2022-1051 du 03 mai 2022 portant répartition des sièges de députés à élire au scrutin majoritaire départemental pour les élections législatives du 31 juillet 2022 qui porte atteinte à l’égalité de suffrage est conservé intact, sans aucune modification, pour les législatives de 2024.
Le Décret n° 2024-1982 du 13 septembre 2024 portant répartition des sièges de députés à élire au scrutin majoritaire départemental pour les élections législatives anticipées du 17 novembre 2024 stipule le maintien de la même répartition des sièges que celle retenue pour les dernières élections législatives de 2022.
Par voie de conséquence, une répartition de sièges qui non seulement est inégalitaire, mais en sus, elle ne tient pas compte de l’accroissement de la population est utilisée. Une telle décision indique qu’en sus des limites de l’article L.151 sur la méthode à utiliser, des données démographiques périmées sont la base statistique de répartition des sièges de députés à élire au scrutin majoritaire départemental des législatives de 2024.
L’évolution démographique aurait dû conduire à une nouvelle répartition des sièges pour atténuer la répartition disproportionnelle des législatives de 2022. Dans cette perspective, le département de Mbacké, étant le plus peuple du Sénégal, obtiendrait le plafond de sept (7) députés plutôt que Dakar dont la population a baissé.
Le département de Goudiry avec une population de 170 816 habitants, atteignant ainsi le quotient national, disposerait de deux (2) députés plutôt que d’un (1). Celui de Rufisque passant de 592 630 à 822 105 habitants bénéficierait de quatre (4) députés à l'instar de Thiès, 880 266 habitants, plutôt que de deux (2).
Comment justifier que le département de Pikine avec une population de 758 554 habitants puisse avoir 5 députés pendant que Rufisque avec 822 105 habitants et Keur Massar 759 849, n'en compte que deux (2).
En outre, on ne peut pas expliquer que des départements parmi les plus peuplés, tels que Rufisque (822 105), Keur Massar (759 849), Kaolack (665 008), Tivaouane (650 067), Nioro du Rip (513 181), Podor (487 220), Louga (477 887) puissent avoir le même nombre de deux (2) députés que les départements les moins peuplés : Medina Yoro Foula (185 575), Goudomp (188 537), Sedhiou (193 867), Bakel (190 501), Koumpentoum (199 457).
Enfin, ces écarts de représentations sont encore plus importants entre Sénégalais vivant dans le territoire national et ceux vivant à l’étranger. Comment expliquer que les départements de l’Afrique australe, de l’Asie et Moyen Orient avec un nombre d’électeurs respectifs de 3 379 et 3 615 peuvent chacun élire un (1) député pendant qu’une partie de la population des départements de Keur Massar au nombre de 589 849 et de Kaolack de 495 008 ne peuvent pas élire un (1) député. De même, comment justifier que 652 105 habitants de Rufisque et 480 067 de Tivaouane ne peuvent pas élire un (1) député alors que 30 909 électeurs du département d'Afrique du centre et 23 054 d'Amérique Océanie peuvent le faire.
Il découle ainsi de l’analyse que les écarts de représentativité observés aux législatives de 2022 sont creusés. D’abord, par la non prise en compte de la croissance démographique des départements, et ensuite par la différence de base de répartition des sièges entre les départements du territoire national et ceux de l’extérieur. Ces déséquilibres importants de la répartition des sièges entre départements produisent ensuite des écarts d’influence d’un électeur à l’autre, autrement dit, des inégalités de suffrage. Par conséquent, des atteintes au respect de l’égalité de représentativité.
La règle de la représentation minimale de deux députés pour tout département ayant 170 000 habitants et le recours aux électeurs pour repartir les sièges à l’étranger sont inconstitutionnels car ayant des effets qui dérogent au principe d’égalité de suffrage consacré par l’article 3 de la Constitution.
Aux termes de l'article 1er de la Constitution, la République du Sénégal « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race, de sexe, de religion. ».
Que l'article 3 de la Constitution dispose, dans son premier alinéa, que « la souveraineté nationale appartient au peuple sénégalais qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum » et, dans son troisième alinéa, que « Le suffrage peut être direct ou indirect. Il est toujours universel, égal et secret. ».
Que, selon le troisième alinéa de l'article 59 de la Constitution, « Les députés sont élus au suffrage universel direct. ».
Qu'il résulte donc de ces dispositions que les députés de l'Assemblée nationale élus au suffrage universel direct, doivent l’être sur des bases essentiellement démographiques selon une répartition des sièges de députés respectant autant que possible l'égalité devant le suffrage car l’égalité parfaite est impossible à atteindre.
Attendu que le deuxième alinéa de l'article L.151 du code électoral dispose que «Les départements dont la population est égale ou supérieure à 170.000 habitants obtiennent au moins deux (2) sièges. ». Que l’emploi de cette règle produit d’importants déséquilibres dans la répartition des sièges entre départements entraînant ensuite des écarts d’influence d’un électeur à l’autre, autrement dit, des inégalités de suffrage. Qu'il s'ensuit que les dispositions précitées sont contraires à la Constitution.
Attendu que le 1er alinéa de l'article L.151 du code électoral dispose que « Le nombre de députés à élire dans chaque département est déterminé par décret en tenant compte de l’importance démographique respective de chaque département. » ; et, dans son troisième alinéa, que « Le nombre de députés à élire dans chaque département de l’extérieur du pays est déterminé par décret en tenant compte de l’importance de l’électorat de chaque département. ».
Que ces dispositions, qui permettent de déterminer, de manière différente selon les circonscriptions, les bases démographiques à partir desquelles sont répartis les sièges de députés, méconnaît le principe d'égalité devant le suffrage. Qu'il s'ensuit que ces dispositions sont à considérer comme contraires à la Constitution.
A la lumière de tout ce qui précède, le Conseil Constitutionnel est à saisir d’une requête pour contester la conformité à la constitution des dispositions précitées de l’article L.151 du Code électoral.
Une vérification de la loi par rapport aux critères constitutionnels s’impose afin que soit intégralement censuré le décret n° 2024-1982 du 13 septembre 2024 portant répartition des sièges de députés à élire au scrutin majoritaire départemental pour les élections législatives anticipées du 17 novembre, qui n'a pas assuré au mieux l'égalité devant le suffrage dans la répartition des sièges entre les départements.
Légiférer sur une nouvelle méthode de découpage ou redécoupage électoral qui ne soit pas infectée de logiques partisanes, à des fins électoralistes, s’avère ainsi indispensable. Plus de « Gerrymandering » et plus de « Malapportionment » dans la carte électorale afin d’augmenter les conditions de victoire. In fine, plus de carte électorale réalisée en l’absence de toute règle et contrôle constitutionnel.
Pour une démocratie par et pour le peuple, pour une démocratie résiliente aux dérives autoritaires, telle que vécue par les Sénégalais de 2021 à 2024, les élections législatives de 2024 doivent être les dernières élections organisées avec le processus électoral et le système électoral en vigueur depuis 2007.