LA FRANCE CONFIRME LE TCHAD DANS SON STATUT DE CAMP MILITAIRE DE L’HEXAGONE
EXCLUSIF SENEPLUS - La légion nègre est indispensable pour l'armée française afin de crédibiliser le théâtre qui se joue dans cette région où le statut quo préfigure peu ou prou la réorganisation des territoires coloniaux
Triste tableau que celui d’Emmanuel Macron assis au beau milieu de sa Légion d’honneur nègre, la nouvelle Colonne du Tchad constituée de généraux d’opérette et autres galonnés, en apparat de circonstance autour de la dépouille encore chaude d’Idris Deby. Et le président français de reconnaître sans ambages, la transition militaire imposée par un Conseil National de Transition auquel il apporte son soutien indéfectible prenant de court la classe politique tchadienne, les forces rebelles auxquelles l’on attribue, semble-t-il à tort, l’assassinat de Deby, les instances régionales africaines dont fait partie le Tchad, l’Union Africaine. Lamentable image d’Épinal, cependant révélatrice de ce qu’il est convenu de désigner sous le vocable d’exceptionnalité du Tchad dans le dispositif sécuritaire et qui cristallise en un instantané, la vérité de l’histoire. Car pour peu que l’on observe les stratégies politiques que la Métropoli déploie depuis presque un siècle sur ce territoire dont la vastitude n’a d’égale que la profondeur de la désolation des peuples qui y vivent, le Tchad est un immense camp militaire français consacré.. Secret de polichinelle ? Oui ! Depuis presque un siècle, ce pays remplit à merveille les fonctions de réservoir de légionnaires nègres, recrutés et formés pour assouvir les desseins impérialistes de la France. Déjà en 1941, c’est de ce territoire que sont parties les premières colonnes de la résistance française pendant la seconde guerre mondiale sous le commandement du Colonel Leclerc, pour marquer la première victoire signifiante avec la prise de Koufra dans le Sud-est libyen. Le Régiment de Marche du Tchad était constitué, entre autres, de braves jeunes gens arrachés à leurs familles et à leurs champs et embarqués dans une guerre qui n’était pas la leur. Les recrues étaient pour la majorité, issues des zones centrales et méridionales du territoire. L’infanterie coloniale après des victoires mémorables au Fezzan se retrouvera associée à la Deuxième Division blindée et c’est ce Régiment de Marche du Tchad qui le premier livrera la bataille de Normandie avant d’entrer dans Paris qu’il libérera. Il en sera bien sûr payé en monnaie de singe. Ces jeunes gens ont été traînés par la suite sur tous les champs de répression des luttes de libération des peuples soumis aux conquêtes coloniales de la France, en Indochine, en Algérie, à Madagascar, au Cameroun où ils ont participé activement aux massacres des partisans de l’UPC… Depuis plus de quarante années maintenant, ce sont les régions septentrionales qui fournissent la chair à canon à leur tour… majoritairement. Au gré des mouvements de migration, de transhumance et d’alliances de groupes de rebelles, qui passent d’une faction à l’autre, des multitudes de groupes politico-militaires tous issus de la même famille générique du FROLINAT. Inépuisable vivier de desperados dont le seul apprentissage de la vie se résume au métier des armes. Et la rhétorique martiale d’encenser et de célébrer la bellicosité romantique des irréductibles guerriers du désert, invincibles spécialistes de rezzous ! Et les prouesses des chefs guerriers montées aux nues ! L’arbre qui cache la forêt : une jeunesse sacrifiée, mercénarisée à souhait qui joue au proxy et écume les champs de bataille du Sahel, au Mali, au Nigeria, au Niger, en Centrafrique, au Cameroun… et parfois jusqu’au Congo ! Une continuité historique sans conteste.
Que cherche la France au Tchad ? Tous les analystes de l’histoire de cet immense camp militaire français placé sous le regard permanent du ministère français de la Défense et de la DGSE, vous répondront que jamais il n’y eut de gouvernement au Tchad qui n’ait bénéficié pour s’installer, se perpétrer au pouvoir, ou en être éjecté, d’un coup de main de l’armée française ou celle des mercenaires français, services secrets ou de manipulateurs de constitution ou d’élection… Les noms sont connus. Évidemment, à ce jeu tout aussi bien notoire, jus d’orange pressé, peau d’orange jetée. L’installé adoubé et célébré à son arrivée est dégommé dès qu’il commence à tousser hors du masque et refuse d’obéir. Idriss Deby lui-même l’a encore redit quelques jours avant de succomber à l’ultime trahison. Et dans le sillage de ces mouvements de pièce de recharge ou de jeux de chaise, ce sont non seulement de centaines de jeunes qui crèvent, mais également un arrière-pays figé, pris en otage, statufié dans une misère moyenâgeuse. Et l’on agite le spectre de l’instabilité, l’épouvantail du chaos que l’on provoque soi-même ! Et dans la balance s’accumulent tous les arguments du chantage !
Que veut la France au Tchad ?
Le bon sens impose tout de même quelques questions pêle-mêle, devant tant de paradoxes. En effet pourquoi l’armée française a-t-elle stationné ses bases militaires dans les capitales d’une bonne partie de ses néo colonies ? On me répondra comme un leitmotiv : les accords de défense et monétaires qui cèdent à la France le monopole énergétique et celui de l’exploitation des ressources minières. Mais ces accords ont-ils été signés pour une vigueur et une validité ad vitam aeternam ? D’autre part, pourquoi donc l’armée tchadienne dont on dit qu’elle est extraordinairement performante, bien équipée au point d’assurer la défense des autres pays, n’est-elle pas capable de veiller à l’intégrité de son propre territoire ? Qui donc arme-t-il les djihadistes ? Qui donc a-t-il armé Boko Haram ? Le Nigeria, première puissance économique de l’Afrique et avec une population de 220 millions d’habitants (quinze fois celle du Tchad, avant-dernier pays dans le classement de l’indice de développement humain) aurait-il le bras trop court pour se délivrer d’une bande d’illuminés sanguinaires ? Qui donc l’en empêcherait-il ? Ont-ils tort ceux qui, constatant l’époustouflante qualité des armes et des costumes d’apparat de l’armée tchadienne, affirment que l’argent du pétrole est englouti par le négoce juteux de l’industrie d’armement française, belge, européenne ? Et Glencore dans tout ça ? A-t-on nécessairement besoin d’un intermédiaire qui par la ruse et l’instinct de prédation s’arroge une bonne partie des dividendes des ressources pétrolières ?
À la vérité, l’armée française invitée pour lutter contre les djihadistes au Sahel, si tel est son objectif en s’y éternisant, n’a pas besoin de militaires tchadiens pour mettre fin à la prétendue expansion terroriste. Nul secret pour personne que les forces d’intervention militaires, qu’elles soient celles de l’ONU ou celle des armées qui viennent à la rescousse des pays dont elles ont aidé à provoquer l’éclatement, n’interviennent que pour des intérêts économiques et/ou géostratégiques. Pyromanes et pompiers à la fois ! Que l’on ne prenne pas les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages ! Les djihadistes, la France les a armés par l’effet domino de la destruction de la Libye qu’elle a orchestré. La dissémination de l’arsenal de Kadhafi était prévisible et même annoncée si l’on se réfère aux analyses des think tanks tels que Crisis Group qui prévoyaient la déflagration de la Jamahiriya. (Ces mêmes analystes annonçaient déjà en janvier 2021, les fissures dans l’armée de Deby.) Les djihadistes, la France connaît très bien leur agenda. À preuve, le « Patron de la DGSE » qui semblait, il y a quelques mois, divulguer l’ordre du jour d’une réunion secrète de leurs chefs, réunion qui prévoyait leur avancée jusqu’au golfe de Guinée ! A priori, avec toute l’armada technologique de surveillance territoriale, la force de frappe aérienne, nourrie d’avions de chasse et de drones qui pullulent, l’armée française n’aurait pas vraiment besoin de ses légionnaires nègres tchadiens pour déloger et anéantir les forces du présupposé terrorisme. Cependant, la légion nègre est plutôt indispensable pour crédibiliser le théâtre d’ombres qui se joue dans cette région où le maintien du statu quo, avec les complicités tantôt balisées par les accords brinquebalants, préfigure peu ou prou la réorganisation des territoires coloniaux. Ce serait un euphémisme que d’évoquer juste la mise en branle d’accords bilatéraux de défense. Il s’agit d’occupation militaire programmée à partir d’analyses prospectives pour sécuriser les terres riches du continent. L’aliénation culturelle ne suffit plus pour contenir le pré carré des néo colonies dans le statut de la confortable vassalité francophone… non plus pour s’assurer le monopole des ressources ad vitam aeternam. Devant l’appétit vorace de la Chine dont on n’attendait pas de sitôt qu’elle devienne la première puissance économique du monde, devant la Russie pugnace que l’on croyait difficilement renaître de ses centres après le démantèlement de l’URSS, devant la Turquie qui se prend à jouer dans la cour des grands et enfin les USA qui révisent leur position d’antan relative au plan Marshall, il s’agit d’occupation militaire, de reconquête et redécoupage des territoires : le continuum de la Conférence de Berlin… Les multiples bases militaires françaises dans les capitales françafricaines sont soudain devenues trop étroites, sans doute. Pour les puissances, la stratégie du chaos est peut-être l’étape transitoire nécessaire à la reconfiguration.
Apprendre à sortir du cercle vicieux
Quant au peuple tchadien dont la porosité, sinon l’impuissance de l’État-nation est démontrée, assumée, tant les guerres civiles sempiternelles certifient à l’encan que les histoires de familles ne se sont pas encore faites… c’est aujourd’hui ou jamais l’heure de vérité. Ne nous voilons pas le visage : les communautés géographiques, ethniques ou confessionnelles, du fait d’une histoire violente faussement contée et manipulée dans tous les sens, se regarderaient-elles en chien de faïence, promptes à la moindre manipulation pour verser dans le chaos prédit ? Le malaise est là, qu’il faudra nommer, insidieux, profond, traînant dans les mots que l’on se jette au visage, les cœurs meurtris, les consciences, les attitudes, les actes. Mais, c’est sans doute aussi le moment de déjouer le jeu politicien du diviser pour régner en allant vers des retrouvailles d’Africains, de véritables kemit conscients des valeurs de solidarité, de fraternité, de dignité et de liberté. La nation n’est pas encore née, les manguiers et les dattiers sont en fleurs ; il s’agira de l’inventer.
Ou l’on devra remettre tout à plat et que la vérité soit dite… Même pour ce qui est d’interroger froidement la pertinence ou non de l’État néocolonial jacobin centralisé dont les pratiques autoritaristes hégémoniques sont constitutives, consubstantielles… Même, pour scruter plus attentivement ce poncif de « démocratie » que l’on agite à tout vent d’harmattan. Revenir aux fondamentaux ! L’eurocentrisme qui rattache la naissance de la démocratie à Athènes cache assez souvent que c’était une société esclavagiste où très peu d’hommes dits « libres » avaient le loisir de prendre la parole dans l’agora. La « prétendue démocratie » que nous impose l’Europe n’est qu’un détournement subtil qu’opère un certain type d’oligarchie qui s’érige entre le roi et le peuple avec la prétention de représenter le peuple électeur et dont il s’arroge les droits… C’est déjà dit, le système de démocratie libérale qui se targue d’équilibre entre les trois pieds du pouvoir en prétendant établir une séparation entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire, n’est qu’un leurre. Au-dessus de tout, aujourd’hui, trône le roi Finance. L’un des pouvoirs fabrique les lois à son bénéfice, le second les exécute, le troisième contrôle la machine pour que les lois soient bien mises en œuvre : une complémentarité complice… qui dure le temps qu’elle ne nuise aux intérêts du pouvoir dominant… à moins que l’on sorte du système… d’où les révolutions. Peut-être faudra-t-il alors creuser, fouiller, bêcher pour confectionner un système d’organisation politique qui permette aux collectivités, toute la force et la liberté de leur expression, de leur décision et la mise en œuvre de leurs projets de vie sans se vautrer une fois de plus dans l’imitation servile et la reproduction de l’État colonial dont on expérimente actuellement les limites ?
Ou l’on se complaira, hélas, dans l’arrogance, la peur et le mutisme complice qui ont permis que s’établisse pendant des décennies une oligarchie clanique adoubée soutenue et construite par des courtisans impénitents, et qui a jeté dans un violent dénuement les peuples dans leur ensemble qu’ils soient du sud, du nord, de l’est, de l’ouest ou du centre. La survie de tous en dépend. Il faudra en avoir du cran puisqu’il s’agira de couvrir dans un dépassement inédit, transcendant, les cris d’orfraie des moult repris de justice qui brandissent leurs crimes comme de fait d’armes les légitimant, ceux-là qui ont mis à sac les entreprises et trésors publics, pour se bâtir fortune, se tisser des réseaux de clientèles d’obligés, d’influence tous azimuts et qui sont tantôt conseillers ou fous du roi selon les dérapages des prestations minables, égotiques et frileuses qu’on leur entend dès lors que l’on s’approche trop de leurs prébendes.
Les Tchadiens ont-ils envie de vivre ensemble, ce sera à eux de devoir se retrouver pour en manifester le désir et en prendre l’engagement par des institutions qu’ils devront inventer conformément à leur vision et leurs nécessités diverses. Et ce ne sera pas drôle que cela se fasse avec la gâchette d’un bidasse galonné sur la tempe, sous le fallacieux prétexte d’une instabilité contre laquelle se prémunir. Ce n’est pas non plus à la France de le leur imposer. Il y en a qui ont pris les armes, mus par le désir de justice et d’équité, qu’ils les déposent et que l’on ne reproduise pas le vice du cercle itératif… comme si le colonisateur ne nous avait laissé de liberté que celle du vice. Et ce n’est pas nourrir un sentiment anti peuple français que d’exiger que chaque peuple, chaque pays ait le choix d’organiser son territoire comme il le souhaite et, qu’enfin cesse l’occupation militaire permanente gage d’exploitation de ressources des néo colonies et par ricochet, celui de la paupérisation extrême des peuples.
Une chose est sûre et certaine, au risque de se répéter et de l’ânonner, les ruptures avec la Françafrique, c’est aux peuples africains d’en prendre l’initiative ; coûte que cela coûte.
Koulsy Lamko est écrivain-Dramaturge et Enseignant, directeur de Hankili So África.