LA TRADUCTION DÉTRICOTE LES VÉRITÉS TOUTES FAITES
Si tout se passe comme prévu, l’homme fort de Kigali totalisera en 2034, 31 ans de pouvoir sans partage à la tête du Rwanda. Cela n’émeut évidemment l’intransigeant mandant sénégalais Boris Diop qui s’entend dire sans sourciller : « J’admire tant Kagame »
Le 13 juin dernier, le portail d'informations sur le Sénégal SenePlus.com publie la version en langue française de l’interview, en langue nationale wolof, que Boubacar Boris Diop a accordée au journal en ligne Lu Defu Waxu. Dans ce qu’il considère comme « la lecture globale des événements » survenus au Sénégal pendant les 72 premières heures du mois de juin 2023, l’écrivain insiste : « J’ai été gêné que depuis plus de deux ans, il ne soit question au Sénégal que d'une affaire de mœurs en lieu et place de sujets tels que l'éducation ou la santé des Sénégalais. »
Mais de tous les observateurs nationaux dont les écrits et les paroles figurent parmi les plus courus, l’invité de Pape Ali Diallo est celui qui a tenu en haleine les internautes sans discontinuer sur la période. Le nombre considérable de fois que Diop a prononcé et/ou écrit dans un texte le nom de la masseuse Adji Sarr pour disculper l’opposant Ousmane Sonko, accusé de « viol avec menaces de mort », montre qu’il ne se préoccupa du tout de l’éducation surveillée et de la santé psychologique de la jeune femme qui pouvait se passer de la charge implacable d’un juge d’instruction sans mandat.
En même temps, deux ans durant, Boubacar Boris Diop garda le silence sur tout ce qui se rapporte au péché originel du présumé agresseur qui ne se gêna pas de mentir devant les caméras du monde entier, soutenant ne s’être jamais rendu au salon de massage Sweet Beauté avant de se rétracter en invoquant un mal de dos insupportable qui le força de quitter son domicile en plein couvre-feu pour s’installer là où on l’attendait. Mentir pour se protéger contre une accusation a toujours existé comme mentir sans motif, connu ou non, n’a jamais existé.
Là s’arrête pour notre part tout ce que nous savons de la sale affaire qui nous ne empêcha pas de partager notre modeste contribution au débat politique et de rédiger notre dernier essai d’information et d’analyse sur la démocratie sénégalaise en proie aux pulsions putschistes de nouveaux débatteurs et au terrorisme extraordinaire qui éclate dès que Sonko et les siens ont fini de souffler sur les braises du terrorisme ordinaire des réseaux sociaux sur fond d’appel au soulèvement et au combat de rue.
Pas un mot, bien sûr, sur tout cela dans l’entretien mentionné plus haut mais dont la lecture et le commentaire choisi d’un internaute anonyme permettent de réintroduire la traduction dans le champ politique pour en discuter sérieusement dans un souci d'apaisement durable par le truchement d’un vrai débat d’idées. Programme contre programme à moins d’un an du scrutin du 25 février 2024.
De la traduction
« Merci, écrit Imhotep - un pseudo bien sûr dont il pouvait se passer -, les traducteurs qui ont fait un formidable travail. C'est à peine croyable ce que nos langues peuvent donner en sens, en style et en tonalité quand le talent des traducteurs rencontre l'intelligence de l'auteur. » La traduction de l’interview saluée par l’internaute est celle d’Ousseynou Beye et Ndèye Codou Fall, qui par leurs talents, ajoutés à celui de l’interprète, relance le débat sur les langues auquel Boubacar Boris Diop convia le philosophe Souleymane Bachir Diagne en septembre 2019. À la suite d’un premier échange épistolaire entre les deux intellectuels initié par Boris, Bachir répond à l’envoyeur qui consacra toute son énergie ou presque à démontrer dans une deuxième salve, à l’attention du penseur imperturbable, qu’il - Boris naturellement - écrit et parle l’anglais.
Trois langues déjà (le wolof, le français et l’anglais) dont le brillantissime auteur de Langue à langue (Albin Michel, Paris, 2022) soutient l’égale dignité grâce notamment à « l’hospitalité de la traduction ». De la traduction Souleymane Bachir Diagne dit qu’elle « contribue à la tâche de réaliser l’humanité, et même mieux : elle s’y identifie ». C’est ce qui, bien avant Bachir, a fait dire à l’écrivain kenyan de langue kikuyu et anglaise que « la traduction est la langue des langues ». Quid des traducteurs ? Diagne considère que « le travail du traducteur suppose que le locuteur et moi-même partageons la même logique et, ultimement, la même humanité ». Si, s’exprimant en anglais comme il sait bien le faire, le locuteur Boubacar Boris Diop partage la même humanité que l’intellectuel arabophone, le rayonnement de la langue arabe au Sénégal ne devrait pas être perçu par le wolofophile Boris comme une « arabisation du Sénégal », prélude à un salafisme soft, mais comme, à la suite de Diagne, une raison supplémentaire de « transformer notre dispersion en langues en notre rencontre en traductions ».
En faisant nôtre l’humanité plusieurs fois sourcée des textes traduits, nous refusons de répondre au texte bâclé - vite fait quoi pour faire sensation - du multirécidiviste Boris, du récidiviste Felwine et du novice Mbougar qui s’invite, lui, au peloton d’exécution de la nuance et de l’humilité scientifique que confère la nécessaire conquête de faits têtus sur les présupposés hautement réducteurs. Et pour dire quoi ? Dans le but ultime d’envelopper la traduction d’une couche qui pénètre dans celles qui existent déjà pour donner naissance à la traduction fusionnelle ou à la fusion tout court qui fait que le produit fini devient la résultante de plusieurs souffles translatés. Une translation d’autant plus prégnante que les bribes ouolof, diola et pular, à titre d’exemple, transmutent pour n’être qu’une seule dans le rendu du traducteur talentueux décidé d’informer fidèlement un public chinois ou saoudien. Cette fusion est par excellence la conquête la plus considérable d’un collectif multilingue. Nous la considérons alors comme le stade suprême de la traduction. Tant pis pour Boris si Bachir, en quête d’universel, touche le vaste monde africain content de l’entendre dire qu’« il est important que le travail de traduction philosophique en Afrique se poursuive aujourd’hui dans les langues du continent ».
C’est que depuis deux ans, l’auteur, avec deux autres amis, de « Négrophobie » (les arènes, 2005), parle une langue politique « en noir et blanc sans nuances de gris » qui voue au chômage les traducteurs quand elle ne les envoie pas purement et simplement à la retraite anticipée, ne concédant aucune seconde de respiration au président Sall là où l’admirable homologue rwandais est assuré de se taper dix autres années après vingt-et-un ans de règne sans merci.
Adoration de Kagamé, détestation de Macky
Le 29 octobre 2015, le Parlement rwandais adopte à l’unanimité la réforme constitutionnelle qui annule la limitation à deux des mandats présidentiels d’une durée de 7 ans, permettant ainsi au président sortant Paul Kagame de briguer un troisième mandat de 7 ans en 2017 après avoir été élu pour la même durée en 2003 et réélu en 2010. En 2024, après 21 ans passés à la tête de son pays, M. Kagame peut briguer deux autres mandats de 5 ans chacun en vertu de l’article 172 de la Constitution correspondant à celle de 2003 révisée. Si tout se passe comme prévu, l’homme fort de Kigali totalisera, en 2034, 31 ans de pouvoir sans partage à la tête du Rwanda. Rien de tout cela n’émeut évidemment l’intransigeant mandant sénégalais Boris Diop qui s’entend dire sans sourciller : « J’admire tant Paul Kagame ». Bien sûr, aucun spécialiste sénégalais du droit public ne se risquerait à trouver de « pédantes arguties » - l’expression est empruntée à l’infatigable ricaneur Boris - pour expliquer le tour de passe-passe rwandais. L’inconditionnel de M. Kagame n’en veut même pas dès lors que l’adoration du président rwandais signifie juste la détestation compulsive de son homologue sénégalais.
Dans Le Savant et le Politique (1919), l’Allemand Max Weber (1864-1920) nous gratifie de ce qui suit : « Dans les sciences, l'intuition du dilettante peut avoir une portée parfaitement identique à celle du spécialiste, et même parfois plus grande. Nous devons d'ailleurs beaucoup de nos meilleures hypothèses et connaissances à des dilettantes. Les intuitions scientifiques que nous pouvons avoir dépendent donc de facteurs et de “dons” qui nous sont cachés. »
Selon Jules Lemaître (1853-1914) de l’Académie française (1895), « Être dilettante, c'est savoir sortir de soi, non peut-être pour servir ses frères humains, mais pour agrandir et varier sa propre vie, pour avoir, au bout du compte, délicieusement pitié des autres, et non, en tout cas, pour leur nuire. »
Le spécialiste et le dilettante ne font plus qu’un lorsque la traduction permet à tous les deux de détricoter les vérités toutes faites.
Abdoul Aziz Diop est membre du Secrétariat exécutif national de l’Alliance pour la République (APR) et Conseiller spécial à la présidence de la République.