L’HONNEUR DES POÈTES : CETTE VÉRITÉ QU’ON NE SAURAIT LES EMPECHER DE DIRE
En refusant de taire cette vérité qui dérange, Boubacar Boris Diop, Felwine Sarr et Mouhamed Mbougar Sarr n’ont fait que remplir leur mission d’alerte
Permettez-moi, au seuil de mon propos, de m’incliner devant la mémoire de toutes les personnes, manifestants, hommes de main et membres des FDS, qui sont décédées à l’occasion des troubles de la semaine dernière. Je m’indigne aussi devant les nombreux saccages et destructions de biens qui ont causé des pertes incommensurables. J’espère que les responsables et les commanditaires des actes de vandalisme, ceux qui ont recruté et armé les nervis assassins, seront, un jour, traduits devant la justice terrestre. Au ciel, ils ont été déjà jugés !
Venons-en maintenant à l’objet de mon propos.
Depuis que Boubacar Boris Diop, Felwine Sarr et Mouhamed Mbougar Sarr ont exercé leur droit inaliénable de citoyen en donnant leur avis sur ce qui se passe au Sénégal, une horde de thuriféraires de Macky Sall, aveuglée par les privilèges, s’est donnée pour mission de répliquer par un propos amphigourique et des arguments trop peu impersonnels pour être objectifs. Leurs attaques ad personam visent tout simplement à déplacer le débat sur les personnes qui portent un discours différent parce qu’ils sont allergiques à la contradiction. Ces répondeurs automatiques dénient à ces dignes fils du pays le droit de donner leur avis sur les dérives de nos dirigeants politiques actuels. Ne pouvant se reposer sur aucun argument objectif et factuel, ils débitent des inepties et des arguties sous la forme d’un discours calomnieux qui se caractérise par un déni maladif de la réalité totalitaire que Macky Sall est en train d’installer au Sénégal. Oubliant que « chaque parole a une conséquence, chaque silence aussi. », ces censeurs d’un autre genre entendent décrédibiliser l’œuvre de ces grandes figures de la pensée africaine.
Je leur pose les questions suivantes :
En quoi ces trois écrivains n’ont-ils pas le droit de donner leur avis ?
Pourquoi ne doivent-ils pas prendre parti ?
Je suis certain que ces gens-là n’auraient pas eu le même discours si le texte de nos écrivains allait dans le sens de leur désir. En refusant de taire cette vérité qui dérange, Boubacar Boris Diop, Felwine Sarr et Mouhamed Mbougar Sarr n’ont fait que remplir leur mission d’alerte. En cela ils sont conscients d’une chose : l’écrivain est non seulement engagé, mais il est embarqué dans la même galère que ses concitoyens.
L’histoire a toujours condamné les intellectuels et écrivains qui, sclérosés par les privilégies ou la peur, ont oublié leur devoir envers le peuple qui les a enfantés. Quelle image auraient donné à la postérité Paul Eluard et Robert Desnos s’ils s’étaient limités à dresser la liste des différentes responsabilités dans l’éclatement de la deuxième Guerre Mondiale ? Même les élèves de première savent que Mongo Béti ne pouvait que dénoncer les dérives du système colonial devant l’iniquité qu’il constitue. Si Le Discours sur le colonialisme de Césaire est devenu un texte emblématique de la pensée décoloniale, c’est parce qu’il a fait un diagnostic sans complaisance de cette machine destructrice qu’a été la colonisation européenne en Afrique et dans les Antilles.
Ignorant tout cela, les contempteurs de nos trois écrivains n’hésitent pas à ressortir, avec une malhonnêteté intellectuelle sans pareille, l’histoire du prix du roman gay décerné à De purs hommes de Mbougar, en omettant de dire que l’auteur avait refusé ce prix et s’était prononcé contre le fait qu’il soit décerné à un livre publié depuis 5 ans. On peut ne pas être d’accord avec l’approche de ce jeune auteur par rapport à l’homosexualité, mais on doit toujours partir du factuel sans volonté de masquer la vérité. Le président que ces détracteurs alimentaires pensent servir en l’attaquant ne l’avait-il pas élevé, en même temps que Felwine Sarr, au rang de Chevalier de l’ordre national du Lion ? Pourquoi les actions pour lesquelles ils avaient reçu la reconnaissance de la nation par la voix du chef de l’État sont subitement devenues de piètre qualité ?
Un de ces ignares éreinteurs qualifie Duke University d’université de seconde zone dans le seul but de rabaisser Felwine Sarr. Il suffit d’un petit tour sur internet pour voir que cet établissement, l’un des plus prestigieux aux Etats-Unis, se positionne généralement entre la 20ème et la 25ème place dans les classements mondiaux les plus crédibles. Cette université, qui n’est pas appelée par hasard « la Harvard du Sud », est la, 4ème institution universitaire des États-Unis d’Amérique. Dénigrer cette université par le mensonge uniquement pour enlever à un fils du Sénégal le mérite qu’il a eu d’y être admis relève de la méchanceté gratuite et d’une mauvaise foi manifeste.
Les auteurs de ces torchons qui servent de réponses font également des raccourcis assez simplistes pour présenter Boubacar Boris Diop comme un hypocrite qui soutiendrait un régime dictatorial tout en parlant de dérive autoritaire dans son propre pays. Ils oublient que le Rwanda vit une réalité totalement différente de la situation au Sénégal. Ce pays frère ayant vécu la pire tragédie de l’humanité avec le génocide perpétré contre sa population tutsi, la prudence et l’urgence du moment sont à la stabilisation et à la pacification, piliers sans lesquels tout processus de démocratisation et de développement ne pourra prospérer. Comparaison n’est pas raison, les collines vertes du Rwanda sont encore tellement rouges du sang du million de personnes assassinées ! Si le président du Rwanda a sorti son pays de l’abîme, Macky Sall y précipite le sien.
Ainsi, il y a problème quand on fait table rase de tout le travail de mémoire que Boubacar Boris Diop fait au Rwanda et partout dans le monde pour avertir sur les dangers d’une politique ethniciste et d’un régime basé sur des compromissions avec l’ancien colonisateur. Il est l’un des rares écrivains à tirer sur la sonnette d’alarme depuis plus de 20 ans pour dire qu’aucun pays, même le nôtre, ne doit dormir sur ses lauriers en pensant qu’il ne pourrait jamais sombrer dans la même folie que le Rwanda en 1994. Ce qui s’est passé dans les rues jadis paisibles de Dakar semble lui avoir donné raison.
Chers donneurs de leçon, vous avez le droit de donner votre opinion, mais répondez aux gens en apportant des éléments objectifs. Vous devez, chers microcéphales, dire à votre chef que les Sénégalais qui, comme moi, sont nés dans un pays de démocratie n’accepteront pas qu’on les terrorise et qu’on les empêche de donner leur opinion. Ceux qui, comme Boris, Felwine et Mbougar, moi-même et tant d’autres, ne sont d’aucun parti politique, ne se tairont pas parce qu’on ne veut pas entendre leur vérité.
Serigne Seye est enseignant-chercheur (Université Cheikh Anta Diop de Dakar), Chercheur associé du CNRS et de l’ENS de Paris (ITEM).