QUI MÈNERA LA RÉVOLUTION ?
EXCLUSIF SENEPLUS - La colère de la jeunesse est-elle uniquement provoquée par la condamnation d'Ousmane Sonko ? La récurrence des crises politiques mettant en opposition la jeunesse et les partis au pouvoir depuis 1961 nous invite à explorer les causes
Le Sénégal traverse, actuellement, une crise politique qui a entraîné la mort de nombreuses personnes. 23 selon Amnesty International. Cette tragédie s'ajoute à celle de mars 2021. À ce moment-là, animés par notre inquiétude concernant la trajectoire de notre pays, nous avons lancé un appel à la République. Nous avions affirmé que ces événements ne pouvaient pas et ne devaient pas être oubliés. Hélas, des vies humaines ont été perdues à nouveau.
Nous nous habituons à la vue du sang versé, ce qui représente une dangereuse dérive pour notre pays. La justice doit enquêter sur ces décès et sanctionner tous ceux qui ont froidement ôté la vie à des citoyens Sénégalais. Des enfants et des jeunes ont été utilisés comme boucliers. Un activiste a été torturé de manière barbare. D'autres exactions ont été commises. Ce n'est pas de la justice et cela n'a pas sa place dans un État de droit. Les responsables du gouvernement, notamment le ministre de l'Intérieur, qui depuis mars 2021 disculpe les forces de l'ordre de toute faute, doivent revenir à la raison. Personne n'est dupe : les rapports d'autopsie à Ouakam ou Ziguinchor contredisent certaines déclarations officielles. Lorsque, en plus, des nervis ternissent ouvertement l'image de notre police et de notre gendarmerie, il ne nous reste plus qu'à déplorer l'état de notre pays. Les familles des victimes doivent voir un jour la justice du Sénégal se tenir à leurs côtés.
Piètre démocratie
Après le "wax waxeet" d'Abdoulaye Wade, nous sommes témoins du silence, tout aussi dévastateur, de Macky Sall. Au-delà du respect de la démocratie et de ses valeurs, la parole donnée, sacrée dans notre culture ceddo, est bafouée par ceux qui devraient la protéger en priorité. Cela illustre un fait tragique : nos élites détruisent constamment nos valeurs négro-animistes les plus positives et universelles. Les sens de l'honneur et de la dignité, fondamentaux dans notre culture, sont piétinés. Malgré les nombreux reproches que l'on peut adresser aux gouvernements de Léopold Sédar Senghor et d'Abdou Diouf, les deux derniers régimes, ceux d'Abdoulaye Wade et de Macky Sall, ont systématiquement attaqué l'identité distincte de notre nation. Leurs bilans, tant immatériels que spirituels, sont catastrophiques. Une perversion sévit dans notre pays, dégradant notre âme ontologique et toutes nos structures sociales d'organisation, de confiance et d'éducation. Macky Sall a plus été dans la tactique, dans la politique des gains de voix, de la massification, de l'élection qui arrive, oubliant presque les défis civilisationnels.
En outre, il est fréquent d'entendre dire, par les temps qui courent, que le seul responsable de ce que nous vivons est le président Macky Sall et son ambition présumée de briguer un troisième mandat consécutif. Si nous voulons rester fidèles au débat politique central et immédiat : oui, le silence assourdissant de Macky Sall nuit grandement au Sénégal. Avec ses turpitudes, il nous a plongés dans cette situation insoutenable. Comment un chef d'État peut-il mener une campagne référendaire en jurant qu'il n'y aura pas de troisième candidature de sa part, écrire dans un livre qu'il ne briguera pas de troisième mandat, et laisser une armée de courtisans dire le contraire ou punir ceux dans son camp qui sont contre un troisième mandat ? La responsabilité personnelle de Macky Sall dans l'aggravation de la situation politique nationale est indéniable. Pour apaiser le pays et le maintenir dans la plus grande sérénité, il aurait suffi, depuis longtemps, de répéter ce qu'il avait déjà dit, à savoir qu'il en est à son deuxième et dernier mandat et qu'il n'en briguera pas un troisième, ce qui serait contraire à l'esprit de la Constitution de 2001 ainsi qu'à la révision constitutionnelle de 2016.
De plus, en nommant un magistrat à la tête d'un ministère ayant le pouvoir de priver des citoyens de leurs libertés, il a ouvert la voie à une judiciarisation excessive de l'espace politique. Cela se traduit par de multiples intimidations judiciaires dont sont victimes journalistes, activistes et citoyens. C'est une dérive autoritaire, dangereuse et sans précédent. Pour les dirigeants, la démocratie est un régime de gestion des conflits politiques qui exige une grande moralité. Elle impose à ceux qui détiennent le pouvoir d'accepter la contradiction et les excès qui y sont inhérents. Couper l'accès aux réseaux sociaux, puis à Internet mobile, pour des citoyens sénégalais dont il ne reste que ces espaces d'expression, est un acte profondément antidémocratique et liberticide. Même au plus fort de la crise des "Gilets Jaunes" en France, le gouvernement français, bien qu'il ait mis en place un maintien de l'ordre violent sur le terrain, n'a jamais osé franchir cette ligne rouge. Le pouvoir, au Sénégal, a franchi ce pas. En plus de priver les citoyens d'un espace de liberté, cette décision nuit aux petits commerces, ralentit les transferts d'argent et entrave le droit à l'information.
La liste des pays ayant coupé les réseaux sociaux et Internet est peu glorieuse. Et il est triste de voir le Sénégal rejoindre une telle liste. Les démocraties sont des démocraties dans la mesure où elles s'interdisent des régimes ou des mesures d'exception. Les appels au meurtre et à la haine - et il y en a eu - ne suffisent pas à justifier que l'on prive tout un pays de ses moyens de paiement, de ses espaces d'information et d'expression des multiples opinions qui le traversent. Concernant les hors-la-loi, que l'État fasse l'effort de les identifier, de les retracer et de les sanctionner selon les dispositions inscrites dans nos lois. Dans une démocratie, les opérations de privation de liberté doivent ressembler à de la chirurgie de haute précision et non à des opérations d'amputation aveugle. Nos libertés, dont celle d'opinion, sont sacrées. Le gouvernement non seulement les bride mais maintient une terreur de plus en plus alarmante.
Le régime sénégalais actuel est violent. Mais pouvait-il en être autrement ? Celui qui l'incarne n'a-t-il pas voté sans carte d'électeur ? Par déni de la réalité ; par dégagisme ; par sympathie pour un homme qu'un pouvoir jadis englué dans la corruption et la rapine a mis au ban ; par naïveté sincère, des hommes et des femmes d'une grande intégrité ont fait de l'actuel chef de l'État leur champion en 2012. C'était contestable pour beaucoup d'autres, qui pensaient qu'un dirigeant d'un pays comme le Sénégal, dont les structures sociales et culturelles sont encore fragiles, doit avoir une grandeur morale particulière. Sa plus grande aptitude doit être l'intégrité éthique et la loyauté en toutes circonstances à la République et à ses lois. Ensuite, il doit avoir des compétences avérées. Les passions aveuglantes ne durent pas. La contradiction principale ne doit pas entraver notre lucidité, lorsque notre boussole est l'amour d'un pays qui nous survivra.
Le sens démocratique et l'élévation républicaine dans la vie politique nationale, notamment en période de crise, sont exigés des dirigeants politiques au pouvoir. Cela doit être également le cas des opposants politiques. Pour une raison très simple : en démocratie, les opposants sont amenés à diriger un jour. La violence des milices du PDS lorsqu'il était dans l'opposition a perduré une fois que le PDS a accédé au pouvoir. L'attaque au marteau sur Talla Sylla, l'attaque contre Barthélemy Dias qui a entraîné un mort, et l'association avec des milices confrériques, en sont des exemples. Excuser, dans le tourbillon de l'émotion, tout acte du PDS sous prétexte qu'il subissait la violence d'Etat du PS a ouvert la voie à un exercice du pouvoir violent par le PDS.
La violence verbale de certains sympathisants d'Ousmane Sonko envers toute opinion contraire est à la mesure de la virulence dévastatrice de ce dernier. Il a terni l'honorabilité de citoyens irréprochables et, par son discours, a pavé la voie à des incendies criminels de véhicules et de domiciles de militants politiques au pouvoir. Sa stratégie politique repose également sur la tyrannie de la suggestion, incitant chaque citoyen à prendre position, et poussant nombre de ses partisans à acculer et à dénigrer par la violence symbolique ceux qui sont en désaccord avec lui ou ne prennent part pour sa cause exclusive. Beaucoup craignent de dire ce qu'ils pensent pour ne pas être victimes de harcèlement virtuel ou physique, ou pour ne pas se mettre à dos l'opinion publique. La rhétorique d'Ousmane Sonko est-elle légitime ou humaniste ? La rigueur intellectuelle consiste à reconnaître que la violence verbale, et désormais physique, de beaucoup de jeunes a été instiguée par un leader charismatique, aveuglé lui aussi par la "victoire totale" qu'il se prédit en raison de sa popularité.
La dialectique révolutionnaire est un devoir exigeant. Elle ne consiste pas à ignorer les contradictions secondaires pour ne mettre en relief que la principale, sans aucune critique. Ousmane Sonko a une tendance sexiste, comme en témoignent ses propos envers son accusatrice. Il refuse l'intellectualisation de la différence et est peu ouvert à la dissidence au sein de son parti, de sa coalition et avec ses potentiels alliés de l'opposition. Sa capacité à être intolérant et sa propension à "décapiter" ses adversaires sont avérées. Est-ce que ce constat factuel peut lui valoir une exclusion de la course à la présidentielle ? La réponse est bien entendu négative.
Dans l'affaire Ousmane Sonko-Adji Sarr, le juge a estimé qu'il n'y avait pas suffisamment de preuves pour retenir les chefs d'accusation de viols et de menaces de mort contre Ousmane Sonko. Cependant, la requalification des faits ayant conduit à sa condamnation pour "corruption de la jeunesse", dans un contexte où des responsables politiques proches du parti au pouvoir sont relaxés, voire promus après avoir été épinglés pour leur gestion délictueuse et pénalement répréhensible de deniers publics, ou dans d'autres accusations, suscite justement la suspicion et la colère chez la grande majorité de la jeunesse. Aussi, il appartient aux Sénégalais de choisir leur président, même s'il s'agit de quelqu'un qui dit avoir le souverainisme comme boussole, mais reprend une rhétorique négrophobe (“fen ba ñuul kukk”) et misogyne et négrophobe (“dàngin”). Les Américains ont bien élu Donald Trump, promoteur des faits alternatifs et personnage grossier à souhait.
Après avoir dit cela, pouvons-nous échapper à l'interpellation de notre conscience ? Adji Sarr, à qui on demande de se taire, doit-elle être déshumanisée ? Pourquoi ne devrait-elle pas avoir son mot à dire ? Elle fait partie de la classe des orphelins, des déclassés et des laissés-pour-compte. Elle aussi est une victime dans cette affaire en raison de son origine sociale, de son statut de femme... Pourquoi vouloir la réduire au silence et à la réclusion ? Et le pire, c'est qu'elle risque de se retrouver à l'avenir dans un abandon total. C'est le sort des pauvres. Ceux qui soulignent ses incohérences n'ont jamais voulu entendre les incohérences de celui qu'elle accuse. Surtout, ils ne veulent discuter qu'à partir de leur fragment de vérité. C'est commode de tout ramener à l'hypocrisie ou à la détestation d'un homme politique. En tant que Sénégalais, je suis confus et je traverse une véritable crise existentielle ces deux dernières années vis-à-vis de mon pays et de ses élites. J'ai arrêté de croire naïvement au modèle sénégalais de paix, de dialogue, de tolérance. Notre pays est une piètre démocratie avec très peu de démocrates. C'est aussi une fausse République, où les républicains rasent les murs. J'espère, après cette histoire qui a plongé le Sénégal dans la tragédie et qui, souhaitons-le, ne fera plus de victimes, que la tâche urgente de notre nation sera de réparer sa Justice, sans laquelle rien n'est possible.
Les événements des 1er et 2 juin derniers ont été violents. Ils témoignent aussi d'une colère volcanique qui aurait pu avoir des conséquences extrêmement graves sur la stabilité de notre tissu social. Le Sénégal reste une nation en construction, malgré les apparences. Certaines secousses peuvent le conduire au bord du précipice. Nous avons tort de penser que nous survivrons éternellement à la violence. La tolérance n'existe plus que de façade dans notre pays. Il y a une passion fanatique et aveugle qui s'est réveillée, qui n'a rien à voir avec la politique qui chante le progrès. Si elle n'est pas limitée dans l'espace du débat, dans le respect des différences d'opinion, elle sera difficile à contenir à l'avenir. Ce seront d'abord les plus vulnérables qui en subiront les conséquences. Mais soyons-en sûrs, la nation entière, dans toutes ses composantes, sera touchée. De toute façon, une fracture est née de ces événements que nous vivons depuis 2021. Une haine contre l'autre et contre l'adversaire a été imprimée dans les esprits. La conflictualité nourrie par les émotions destructrices a pris le pas sur la délibération citoyenne. Des digues jusque-là infranchissables ont cédé. Tout cela, les monstres de l'Apocalypse, qui nous regardent, le savent. Ceux qui comprennent cela et n'assument pas leurs responsabilités, en appelant à la lucidité et à la retenue républicaine, se trompent.
Pour conclure, il convient de répondre à la question suivante : la colère de la jeunesse est-elle uniquement liée à la condamnation d'Ousmane Sonko ? C'est certainement le déclencheur. Mais, la récurrence des crises politiques mettant en opposition la jeunesse sénégalaise et les partis au pouvoir depuis 1961 nous invite à explorer des causes plus profondes. Le pays, en l'état actuel, - sans justice sociale, sans espoir pour des millions de jeunes, sans égalité des chances, avec une éducation nationale disloquée et des structures traditionnelles de socialisation presque obsolètes - est invivable et court à sa ruine. Il faut en terminer avec la politique de l'autruche et faire notre aggiornamento. Nous devons construire une société où, à la place des rancœurs, des ressentiments, des faux-fuyants, de la misère surgissent des idées nouvelles ainsi qu'une voie véritable de prospérité partagée. C'est ainsi que la démocratie sera renforcée, et que la politique politicienne laissera place à la compétition qui promeut uniquement la construction nationale. C'est aussi par ce moyen que les intérêts claniques et les manipulations politiques s'estomperont grandement. C'est un chemin qui reste à tracer, au nom de toutes ces personnes qui sont mortes pour un Sénégal meilleur.
Le Sénégal est un pays socialement inégalitaire, traversé par des frustrations, des colères feintes et des névroses profondes dont personne ne veut lever le tabou. La déprime est partout. Les jeunes de l'informel et les précaires - tireurs de pousse-pousse, ferrailleurs, marchands ambulants, laveurs de voitures, conducteurs de charrettes, étudiants, débrouillards, chômeurs, etc. - qui sont descendus majoritairement dans la rue les 1er et 2 juin, veulent la révolution. Ils tiennent les barricades pour l'instant. Ils veulent en finir avec une vie de dèche, de désespoir, de promiscuité et au fond d'étouffement moral. Les nombreuses violences qu'ils subissent au quotidien ne peuvent être réparées ni par une société de rente, d'intermédiation et de prédation. Ni par une petite-bourgeoisie qui crie à la justice sociale mais refuse de se sacrifier, de se suicider. Ni par une bourgeoisie qui appelle au changement et à la liberté, mais n'a pas le courage de rompre avec les mœurs sociales grégaires qui empêchent l'expression de l'autonomie individuelle et collective. Ni par l'incurie de ses dirigeants. Ni par l'irresponsabilité ou l'opportunisme cynique de ceux qui aspirent à le diriger.