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24 avril 2025
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EXCLUSIF SENEPLUS - Héritages ngi dalal Bubakar Bóris Jóob, bindkatu téereb nettali bu ñu ràññee te am taxawaay gu mat ci aar mbatiitu Afrig - HÉRITAGES AVEC BOUBACAR BORIS DIOP - DI BINDKAT DI BAÑKAT (ÉCRIVAIN ET COMBATTANT)
Héritages Sénégal |
Paap Seen |
Publication 07/09/2020
Pour son premier numéro, « Héritages » reçoit l’écrivain et militant des langues nationales Boubacar Boris Diop auteur de plus d’une dizaine de romans.
L’entretien, conduit par l’éditorialiste de SenePlus, Paap Seen, a porté entre autres sur le parcours de l’auteur, sa relation avec le Pr Cheikh Anta Diop, son passage fondateur dans le Rwanda post-génocide, ainsi que sur l’art de l’écriture de cet ancien lauréat du Grand Prix du Chef de l’Etat pour les lettres.
L'emission est en wolof, sous-titrée en français.
L'IDENTITÉ NOIRE NE SE RÉSUME PAS À LA TRAITE
Même si elles ont bouleversé les sociétés africaines, la traite et la colonisation n’ont finalement constitué qu’un bref épisode dans l’histoire du continent. Pour l’historien Mamadou Diouf, les cultures ont su se réinventer sans perdre leur essence
Même si elles ont bouleversé les sociétés africaines, la traite et la colonisation n’ont finalement constitué qu’un bref épisode dans l’histoire du continent. Pour l’historien sénégalais Mamadou Diouf, les cultures ont su se réinventer sans perdre leur essence. Entretien extrait de L'Atlas des Afriques, un hors-série de La Vie et du Monde, disponible en kiosque ou à commander en ligne.
En quoi la traite négrière (XVIe-XIXe siècle) et la colonisation ont-elles transformé les modes de vie des sociétés africaines de cette époque ?
Traite et colonisation sont des moments importants de rupture pour l’Afrique. Elles ont transformé aussi bien la géographie économique que les cadres politiques du continent. Avant le développement du commerce des esclaves, les échanges commerciaux, culturels étaient contenus à l’intérieur du continent, sauf aux lisières du Sahara/Sahel, en Afrique du Nord et sur les régions arabe, indienne et persane de l’océan Indien. Après la traite, un basculement s’est opéré : en raison de l’interaction avec les Européens et de leur entrée dans une nouvelle économie mondiale, l’économie atlantique, les sociétés côtières africaines ont gagné en puissance. Elles sont devenues les vecteurs les plus importants de l’organisation, nouvelle et durable, des économies africaines, rendues de plus en plus dépendantes de la demande externe au continent. Cette conjoncture est caractérisée par ce que le philosophe congolais Valentin-Yves Mudimbe appelle la « structure coloniale », dont les trois éléments sont : la conquête territoriale ; l’incorporation des économies africaines à celles des métropoles et la réformation de l’esprit indigène (The Invention of Africa, 1988).
Certaines sociétés africaines ont-elles réussi à tourner à leur avantage la longue période de la traite ?
Dans son livre Africa and Africans in the Making of the Atlantic World, 1400-1680 (Cambridge University Press, 1992), l’historien américain John K. Thornton montre que les Africains n’ont pas uniquement été les victimes de la traite. Certaines sociétés ont pu, à cette occasion, créer une base économique et militaire qui leur a permis de donner naissance à des royaumes esclavagistes puissants – tels les royaumes wolofs du Walo, du Cayor et du Baol, nés de la dislocation du royaume du Dyolof sous l’effet de la présence européenne –, capables parfois d’imposer eux-mêmes les termes du commerce atlantique aux Européens.
La colonisation s’est heurtée à de vives résistances. Quelles ont été les plus marquantes ?
On peut aujourd’hui lire ces résistances protéiformes en prenant le pouls de l’Afrique moderne et en identifiant les héros de chaque communauté. La plupart d’entre eux se sont battus lors de résistances qui ont joué un très grand rôle dans les idéologies nationalistes des années 1950-1960. Lat Dior (1842-1886), héros national des Sénégalais, s’est opposé avec force à la mise en place d’une liaison ferroviaire entre Dakar et Saint-Louis et à l’implantation de l’arachide. El-Hadj Omar (1797-1864), fondateur de l’Empire toucouleur sur le territoire des actuels Guinée, Sénégal et Mali, a levé une armée contre les forces coloniales françaises, un combat poursuivi par son fils Ahmadou Tall (1833-1898), qui tenta de fédérer les musulmans de la région. L’almamy Samori Touré (v. 1830-1900), résistant à la pénétration coloniale de l’Afrique occidentale, a dirigé une révolte dans les régions entre la Guinée et la Côte d’Ivoire. Citons aussi les animateurs du mouvement Mau-Mau au Kenya (1952-1956) ; le prince Louis Rwagasore (1932-1961) du Burundi… Après la conférence de Berlin en 1885 (voir page 82), les États européens sont parvenus, dans une certaine mesure, à assurer leur domination territoriale et politique sur l’Afrique. Cependant, les sociétés « égalitaires » constituées en villages sans autorité centrale ont été plus difficiles à soumettre. En effet, dans le cas des États centralisés, la défaite militaire entraîne la signature d’un traité ; dans celui des sociétés où la chefferie est plus floue, signer un traité ne rime à rien. Les Diolas de la Casamance, par exemple, ont résisté jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. Ce fut le cas du peuple de l’Indénié en Côte d’Ivoire, des Sérères au Sénégal, des Samos, des Markas, des Bobos en Haute-Volta. Et de bien d’autres.
COUSINAGE À PLAISANTERIE, PUISSANT GARANT DE STABILITÉ SOCIALE
Le cousinage à plaisanterie, qui a cimenté des liens entre différentes ethnies dans notre pays et un peu partout en Afrique, continue de jouer un rôle fédérateur
Le cousinage à plaisanterie, un concept bien populaire dans notre pays, renvoie à ces plaisanteries entre « roi » et « captif » au sein de membres d’ethnies différentes. Chacun aime se prévaloir d’être le roi, taxant l’autre d’être son esclave. Cette pratique bien courante entre Peuls et Sérères ou entre Sérères et Diolas a des racines bien ancrées dans la société sénégalaise. Quand un Sérère croise un parent peul, il l’appelle, avec un sourire amusant, « matioudo » (esclave), s’attendant à une riposte, et vice-versa. Ce n’est pas fortuit si le Toucouleur nourrit le sentiment d’être chez lui en milieu sérère. Les réactions similaires sont notées entre Diolas et Sérères. Et les exemples de ce genre sont tout aussi multiples.
« À longueur de journée, que ce soit dans les rues ou dans les transports en communs, l’on assiste à des scènes de provocation entre personnes qui ne se connaissent même pas souvent. Parfois, il suffit d’entendre un patronyme, par exemple Camara ou Diop, pour que parte une flèche ou une attaque…fraternelle. La conversation s’installe, l’atmosphère se détend », explique la sociologue Selly Bâ. Les Sénégalais ont tenu à préserver la sacralité d’une tradition présentée comme un vecteur de stabilité et de paix sociale. Elle a permis d’huiler des rapports et de créer un rapprochement entre « kal » pour parler comme les Wolofs ou « gamou » pour reprendre l’expression pulaar ou sérère.
« Sous l’étiquette de « gamou », un Wolof peut taquiner un Peul ou vice-versa sans que cela ne soit source de conflit. L’un des rôles du cousinage à plaisanterie, c’est qu’il est fédérateur et garant de la stabilité sociale », explique le socio-anthropologue Pape Ngor Sarr Sadio. Il évoque, à cet effet, la célèbre légende d’Aguene et de Diambogne qui encadre l’interaction sérère/diola. Cette histoire renvoie au voyage en pirogue de deux sœurs qui ont été séparées par le naufrage de leur barque. Leur pirogue a chaviré aux environs de Sangomar, dans la région de Fatick. Diambogne se retrouve dans les îles du Saloum, fief des Sérères, et Aguène atterrit au sud du pays, chez les Diolas. Un cousinage bien établi entre Sérères et Diolas l’est aussi pour les Peuls. Ces derniers auraient cohabité avec leurs parents sérères dans la vallée du fleuve avant que ceux-ci ne prennent la décision de poursuivre leur voyage à l’intérieur du pays.
L’alliance à plaisanterie est aussi pratiquée par des membres d’une même ethnie qui ont des patronymes différents. L’explication est donnée par Étienne Smith dans une publication intitulée « La nation par le côté. Le récit des cousinages au Sénégal ». Il y indique que les liens de cousinage constituent le « ciment » entre les différentes composantes ayant un « air de famille ».
Il cite des exemples bien populaires dans notre pays. C’est le cas entre Ndiaye et Diop, Mbaye, Wade, Samb, Mboup, Mbacké, Ndaw, Bousso, Fall, Niang, Guèye, Diagne, Ndoye, Thioune, Mbengue, Niang ; Sène, Diouf, Faye, Ngom ; Cissé, Kébé, Touré, Mbaye ; Guèye, Seck ; Sow, Dièye, Sall, Sarr, Thiam, etc.
UCAS JAZZ BAND, NOSTALGIE D'UN PASSÉ HAUT EN RYTHMES
Il fut un temps où le groupe était incontournable sur la scène musicale sénégalaise. Avec la disparition de plusieurs des membres, les prestations sont rares. L'occasion de préparer la relève pour préserver le patrimoine
Amadou Lèye Sarr, ce nom est bien familier aux Séedhiois. À Sédhiou, n’importe qui des générations 1960, 1970 ou 1980 pourrait apporter une pluie de témoignages et d’anecdotes sur l’homme. En effet, Amadou fait partie de la deuxième génération de l’orchestre de l’Ucas Jazz band. Enveloppé dans un boubou traditionnel, traits du visage tirés par l’âge, l’artiste vit toujours la passion de ses débuts. Ses yeux valsent entre ses interlocuteurs et ses carnets de notes où sont couchés les dates et moments de gloire du groupe. C’est l’expression de la passion. Malgré une corde vocale affaiblie, Amadou Lèye Sarr n’hésite pas à fredonner quelques airs de vieilles chansons en manding.
Le groupe Ucas Jazz band de Sédhiou a été créé le 4 octobre 1959. « C’est l’un des premiers orchestres africains à combiner instruments traditionnels et modernes. Nous avons très tôt adopté ce savant dosage», soutient l’artiste musicien. Aux heures de gloire, les 16 membres de ce groupe avaient proposé une douzaine d’albums aux mélomanes et des tournées internationales dont cinq en Europe. Hélas, son aura a été freinée par le décès de douze des seize membres fondateurs. « La plupart de nos compagnons sont décédés. Il n’en reste que quatre, le bassiste Ibou Diayité, le batteur chanteur Diams, un autre et moi-même », informe Amadou Lèye Sarr qui, durant toute sa carrière, a chanté en Peul, en Mandingue, en Balante, en Diola, en Français et en Espagnol, le plus souvent, avec de grands noms de la musique sénégalaise dont Alias Diallo. Le passé de l’orchestre Ucas Jazz band de Sédhiou, il le raconte avec une grande fierté tant les expériences sont belles et croustillantes.
La relève se prépare
La dernière prestation du groupe Ucas Jazz band à Dakar remonte à 2010. Même si les musiciens encore actifs se sont produits lors du festival international de Sédhiou, en février dernier, le dynamisme n’est plus le même. Mais il est hors de question, pour Amadou et ses camarades, de laisser mourir ce qui est l’incarnation même de la culture de Sédhiou. Et pour perpétuer le legs, quoi de mieux que l’intégration progressive mais sûre des jeunes musiciens dans l’orchestre ? C’est la stratégie adoptée par les doyens en tout cas. « L’expérience de plus d’une moitié de siècle accompagne petit à petit la jeune génération. C’est comme une sorte de phase de transition. Nous sommes en train de passer le flambeau aux plus jeunes. La transition se fait à plusieurs niveaux. Il s’agit d’abord de faire en sorte que les jeunes de Sédhiou puissent s’intéresser à la culture, pour ensuite pérenniser le groupe », soutient Amadou Lèye Sarr.
Même s’il joue toujours, il est plus tourné vers la formation. « Je suis plus dans l’encadrement pour préserver le patrimoine. Nous formons les gosses, car beaucoup d’entre eux jouent bien mais n’ont pas la justesse qu’il faut. Ils passent souvent à côté, concernant les battements des temps », regrette-t-il.
Quand Mobutu les a confondus à des Congolais
Les souvenirs des spectacles sont encore frais dans la mémoire d’Amadou Lèye Sarr. C’est avec une joie et un sourire large qui laisse apparaître une dentition clairsemée qu’il replonge dans les instants de gloire de ce mythique orchestre. L’anecdote qui l’a sans doute le plus marqué, c’est la prestation du groupe à Ziguinchor. À l’époque, se souvient-il, le Président du Zaïre (actuel Rdc) était venu à Ziguinchor, hôte d’Assane Seck. Et il fallait lui faire découvrir une facette de la culture sédhioise. « C’est en cours de route entre Vélingara et Ziguinchor que nous avons composé deux chansons. L’une était un morceau de bienvenue, l’autre une reprise d’un célèbre morceau d’un mythique groupe congolais. C’était vraiment top. Nous l’avons réalisé en moins de deux heures. Le spectacle était impressionnant », se souvient-il. Selon lui, la reprise du morceau congolais était tellement réussie que Mobutu dit à son hôte, qu’il ne s’attendait pas à trouver des Congolais au Sénégal. Assane Seck lui répondit que ce n’étaient pas des Congolais, mais bien des Sénégalais.
Cet épisode est d’ailleurs loin d’être le seul instant de gloire de l’orchestre Ucas Jazz band de Sédhiou. Amadou Lèye Sarr et les autres musiciens ont, plusieurs fois, participé à des compétitions couronnées de succès. « Nous sommes la deuxième génération de l’orchestre fanion de Sédhiou. Nous avons remporté les médailles d’or du festival de la jeunesse de 1967, 1970 et 1972 », rappelle-t-il. À l’en croire, après ces nombreuses victoires, le groupe musical a été déclaré hors catégorie. L’Ucas a également été le premier groupe à représenter le Sénégal au Festival culturel panafricain d’Alger en 1969. « L’interprétation était notre force. L’autre chance, c’est d’avoir plusieurs leads vocaux », précise Amadou Lèye Sarr.
PAPE ET CHEIKH, L’AMITIE SUR SCENE
A travers le titre «Baxu maam», Pape et Cheikh s’interroge, pourquoi Grand père (Maam) n’est pas diabétique, ni cancéreux encore moins victime d’accident vasculaire cérébrale (avc).
A travers le titre «Baxu maam», Pape et Cheikh s’interroge, pourquoi Grand père (Maam) n’est pas diabétique, ni cancéreux encore moins victime d’accident vasculaire cérébrale (avc). La réponse est vite trouvée dans la chanson. Pape et Cheikh explique comment les recettes locales «mbaxalu salum, cere mbum, cere caxat, laxu bisap, laxu daxar, ceebu niebe, fonio,...» donnaient une santé de fer aux grands parents. Ainsi, dans ce contexte de reforestation, d’agro-écologie, les titres de Pape et Cheikh sont d’une pertinence actuelle.
La trajectoire des princes du folk, modèles d’amitié fidèle, loyale et durable. Pape Amadou Fall et Cheikhou Coulibaly se sont connus dès le bas âge. Ils ont grandi ensemble au quartier kasnack à Kaolack. Les regroupements de jeunes, ensuite les terrains de foot-ball, les séances culturelles les réunissaient dans leur Saloum natal.
Ensuite, les vicissitudes de la vie les séparent. Pape Fall apprend son métier de couturier et Cheikh prend le chemin de l’université de Dakar pour suivre des cours de droit. Mais, ces deux d’amis d’enfance, passionnés de musique, se retrouvent et prennent ensemble des cours de solfège au Conservatoire de musique de Dakar.
Après quelques années, nouvelles destinations différentes, Cheikh intègre des groupes musicaux dont celui de Ouza Diallo et Pape chante dans les hôtels avec d’autres musiciens. Grâce à Charles Caty, Pape et Cheikh se retrouvent dans le groupe «Santa Muna». Ils passent plusieurs années à Fimela dans la région de Fatick pour des recherches musicales et des prestations.
C’est en 1997, que les deux amis décident de mettre en place le groupe PAPE ET CHEIKH en intégrant d’autres musiciens. Avec des paroles riches, de belles compositions musicales, le groupe Pape et Cheikh multiplie des titres à succès. «Yaatal Geew», «Yërmende»,»Mariama», «Goorgui doli gnou», «Lonkotina» entre autres. En 2001, l’album “ Yaatal geew ” lance Pape et Cheikh sur la scène musicale sénégalaise. Des concerts en Europe, aux Etats-Unis d’Amérique en partageant la scène avec le groupe Baobab, Youssou Ndour, Tracy Chapman (cette dernière a chaleureusement félicité Pape et Cheikh), au Canada et en Asie notamment au Japon, etc.
En Angleterre, Pape et Cheikh enregistrent l’album international «Mariama» au studio de Peter Gabriel. Le succès de «Mariama» a occasionné des tournées européennes et particulièrement au Festival d’Allemagne où ils ont laissé une bonne impression.
Outre Pape Fall (guitare et chant), Cheikh Coulibaly (guitare solo); l’ossature du groupe est composée de talentueux musiciens, Dame Fall (guitare basse), Ismael Cissé (clavier), Boubacar Ba (batterie), Iba Ba (percussions), Adama Thiam (tama).
«INCITER LES JEUNES FILLES A ETRE PLUS CONSCIENTES»
«Expériences de vie: vers une aube nouvelle» de l’auteure Aïda Diop est un récit autobiographique de 209 pages, publié par les éditions Harmattan le 19 juin 2020 à Dakar.
Aïda Diop a vu le jour à Dakar en 1977. Licenciée en marketing et communication, elle a travaillé dans un cabinet d’avocat et s’est régulièrement livrée à sa passion d’écriture. «Expériences de vie: vers une aube nouvelle» de l’auteure Aïda Diop est un récit autobiographique de 209 pages, publié par les éditions Harmattan le 19 juin 2020 à Dakar. Le livre raconte le parcours de Dada, une femme introvertie qui observe son monde de son adolescence à l’âge adulte. Elle analyse dans l’oeuvre, sa vie de femme et de mère. Elle confie ainsi son vécu à un journal intime près de 22 ans, de 19 à 41 ans. Dans cet ouvrage, l’auteure y retrace ses expériences aussi belles, riches que douloureuses. Dans cet entretien, Aïda Diop répond aux questions du PATRIMOINE.
Si on vous demande de vous présenter à nos lecteurs que diriez-vous ?
Je m’appelle Aida Diop, épouse Ndiaye. Je suis née à Dakar où j’ai grandi. J’ai trois enfants et depuis quelques années, je suis femme au foyer. Il faut ajouter cependant que j’ai arrêté de travailler quand j’ai senti la nécessité de m’occuper davantage de l’éducation de mes enfants. J’ai accumulé une certaine expérience dans le monde du travail dans des secteurs très différents comme la recherche de petits boulots après mon baccalauréat, la mode (mannequinat), ou le monde judiciaire (cabinet d’avocats comme assistante de direction en quelque sorte) .
Et quelles sont les personnalités qui vous ont marquée ou influencée dans le secteur littéraire ?
Amadou Hampathé Ba que je considère comme le gardien de la Civilisation africaine m’a beaucoup marquée surtout son livre, Amkoullel l’Enfant Peul dans lequel il parle de la mère et de son importance dans la perception qu’on doit en avoir et le respect qu’on lui doit, il s’y ajoute le caractère autobiographique de son écriture. Je pourrais ajouter à cet intérêt celui que j’ai nourri pour Aspects de la Civilisation africaine. Ousmane Sembene. J’aime beaucoup le regard qu’il porte sur nos sociétés africaines, regard sans complaisance, mais chargé de beaucoup d’humanité. Martin Luther King. Le combat qu’il a mené durant toute sa vie pour la liberté des Africains Américains et qu’il livre avec beaucoup de vérités dans son autobiographie. Susan Cain la force des discrets : un livre qui m’a beaucoup parlée dans lequel elle décrit le comportement des personnes introverties dont je fais partie et c’est tout naturellement que je me suis retrouvée dans son écriture. La liste serait longue si je devais les énumérer tous et je ne peux pas passer sous silence l’étude de la vie de Fréderic Douglass esclave noir devenu personnage central dans la lutte des Africains Américains dans l’affirmation de leur liberté par l’étude, la connaissance et la lutte.
Nous sommes en pleine situation de pandémie liée au corona virus au Sénégal et dans le monde, est ce que ça vous confine à écrire ?
La covid 19 doit pousser tout le monde à réfléchir à toutes les conséquences qu’une telle catastrophe mondiale peut avoir sur l’humanité. Il m’arrive d’y réfléchir et de noter des idées qui pourraient un jour me servir dans l’écriture. Cela signifie que cette pandémie met au cœur de la réflexion le devenir de l’humain, or comme tout ce qu’on écrit ramène ou devrait ramener à notre humaine condition, je pense que si on était confiné cela permettrait de mettre à profit une nécessaire distance par rapport à la vie, à la considérer avec des yeux nouveaux et ça peut faire l’objet pourquoi pas d’un genre littéraire à définir. Ça me confine à écrire et me pousse à réfléchir davantage sur les effets d’après Covid.
Quelle appréciation globale faites-vous du contexte de la pandémie qui affecte la société, l’économie et les autres secteurs ?
C’est un phénomène mondial qu’on n’arrive pas encore à maitriser, une situation difficile qui touche tous les secteurs, y compris économique et au Sénégal, un pays sous développé, on le ressent davantage dans des mesures que le gouvernement ne peut pas prendre pour ne pas bouleverser des équilibres déjà fragiles. Il s’y ajoute que les Sénégalais ont du mal à accepter certaines mesures surtout celles qui ont trait à leur quotidien. Je pense par exemple à cette brave femme qui vend son couscous au coin de la rue pour assurer son quotidien, à cette brave femme qui se lève très tôt pour aller vendre son poisson et ramener de quoi nourrir sa famille. Tous les secteurs sont au ralenti et évidemment cela affecte tout un chacun et je prie pour toutes ces personnes qui en sont victimes et j’en appelle vraiment à la vigilance et à respecter les mesures recommandées. Je prie pour que bientôt tout ceci soit qu’un vieux souvenir.
Pourquoi écrivez-vous pour partager des expériences de vie ?
Pour que les lecteurs en tirent des leçons comme moi-même j’en ai tiré. Je veux également attirer l’attention et inciter les jeunes filles en âge de devenir à être plus conscientes et surtout leur ouvrir les yeux à ce stade de leur vie de passage d’un âge a un autre pour ne pas se laisser emporter par qui que ce soit ou quoi que ce soit. Ensuite, je veux faire comprendre à tout un chacun qu’il faut revoir les attitudes, les comportements, se parfaire et réfléchir sur les manières d’être en société et éviter de juger sans savoir et surtout de se garder de tout préjugé de quelque nature qu’il soit.
D’où viennent vos inspirations, ce sont les problématiques sociétales ?
J’observe beaucoup et je ne veux pas oublier tout ce que je peux engranger dans ma conscience immédiate des choses des situations et de ce que j’ai traversé. C’est ce qui fait que c’est un récit autobiographique soigneusement daté et je me suis rendue compte que tout ceci relevait de thématiques et de problématiques qui ont affecté plus ou moins mon vécu dans certains cas y ont laissé des traces. Le choix de publier ces réflexions muettes participe d’une volonté de partage et de sensibilisation pour que tout un chacun puisse en tirer le meilleur parti sans aucun jugement de valeur.
Avez-vous rencontré des obstacles pour publier « expériences de vie ?
Je remercie le ciel, je n’ai pas rencontré d’obstacles et j’ai bénéficié d’un concours de circonstances favorables. Chaque auteur aspire à être publié à être lu. Il faut ajouter que c’est un travail qui n’a pas été facile et qui s’est fait dans un laps de temps assez long (lecture, corrections, relecture, conseils etc…).
Quel est votre regard sur la situation littéraire et les contenus proposés ?
Je note avec intérêt qu’il y a beaucoup de productions littéraires et c’est tant mieux. J’en lis beaucoup et je suis frappée avec des traitements divers de la permanence de certains thèmes relatifs à la société et qui montrent qu’ils sont objet de préoccupations soutenues. Celles-ci peuvent être reprises ou tout au moins être prises en considération dans les politiques menées dans notre pays (éducative, économique et autres à caractère social. La récurrence des thèmes doit obéir à un traitement rigoureux qui, soit, ne lasse pas, soit, ne laisse pas le lecteur sur sa faim.
Comment appréciez-vous l’importance ou l’impact du livre et aussi de la lecture dans les sociétés comme la nôtre ?
Je trouve que le livre n’a pas encore trouvé sa véritable place dans notre société. Les gens ont perdu l’habitude d’aller acheter des livres.
Question de moyens, d’intérêt à susciter ou de priorité par rapport à d’autres urgences, voire même de culture ?
Il faut inciter les individus à lire en créant des bibliothèques un peu partout et faire des séances de lecture pour les jeunes ou même des concours afin de promouvoir la lecture dans notre société. Des structures comme la direction du livre et de la lecture participent de cela et il faut encourager cette politique. Vous avez assisté au vernissage de l’exposition de Ousmane Ndiaye Dago et de ses invités Kalidou Kassé, Kiné Aw, Daouda Ndiaye.
Comment appréciez-vous la vie culturelle à Dakar ?
Je voudrais saluer cette très belle initiative de l’artiste Ousmane Ndiaye Dago, qui a montré une autre manière de faire face à la pandémie en cultivant la vie et en respectant les mesures barrières. Cela donne du souffle et du courage dans ces moments de désarroi face à cette pandémie. Je salue le travail des artistes invités à cette exposition, qui ont du mérite en allant dans le même sens. La vie culturelle à Dakar n’offre pas beaucoup de choix, de manière générale en dehors de la covid 19. Il faudrait souhaiter que l’après covid soit des moments de relance de différentes activités culturelles enrichissantes pour tout le monde.
On dit que les jeunes lisent de moins en moins, que leur direz-vous ?
C’est vrai que les jeunes lisent de moins en moins à cause de l’internet et d’une absence d’éducation à la lecture en dehors d’œuvres qui sont au programme. L’internet agit de manière négative sur la maitrise de la langue ce que la lecture offre. Il faudrait éduquer ou rééduquer les jeunes et les plus âgés à la lecture, source d’enrichissement individuel et collectif et qui participe d’une socialisation progressive qui permet à l’homme de toujours être en situation de contexte par l’échange que cela suscite même si ce n’est pas partagé ou lors de séances de lecture/ discussion ou pendant des séances de cafés littéraires qui manquent cruellement dans notre pays. Je leur conseille de mettre un livre à leur chevet et se donner l’habitude de lire quelques pages avant de s’endormir, une très bonne habitude pour garder une mémoire fraiche. Un deuxième conseil, prendre l’habitude en lisant de noter au crayon et souligner des mots qu’on ne comprend pas, un conseil de ma mère. J’ai toujours procédé ainsi et l’habitude m’est restée.
L‘EPISODE DIA/SENGHOR N’EST JAMAIS RACONTÉ AVEC OBJECTIVITÉ AUX CITOYENS
Professeur de français et de technique d’expression, Abou Mbaye, est un homme politique qui vient de faire paraître un ouvrage. «Le long chemin d’un combattant» paru aux Editions Artige, est un message aux populations
Professeur de français et de technique d’expression, Abou Mbaye, est un homme politique qui vient de faire paraître un ouvrage. «Le long chemin d’un combattant» paru aux Editions Artige, est un message aux Sénégalais.
Vous venez de publier «Le long chemin d’un combattant». De quoi parlezvous dans cet ouvrage ?
«Le long chemin d’un combattant» retrace la vie d’un jeune de la banlieue qui, très tôt, a perdu son père et comprend que désormais, il doit se battre pour gagner sa vie. Diplômé sans emploi, ce jeune se bat quotidiennement, surmontant les obstacles pour atteindre ses objectifs. Son souhait le plus cher est de trouver un emploi. Ce qui m’a poussé à écrire ce roman, c’est parce que je voulais lancer un message à la jeunesse pour les encourager à aller jusqu’au bout de leurs objectifs en s’armant de détermination et d’un courage sans faille. Les thèmes que j’aborde dans cet ouvrage, ce sont les tares de la société sénégalaise mais surtout les défaillances de notre système éducatif et universitaire, la question de l’emploi qui est une problématique que malheureusement les régimes qui se sont succédé à la tête du pays n’ont pas pu résoudre et dont la conséquence est visible avec un chômage qui s’accroît d’une manière exceptionnelle. C’est un roman de 97 pages qui a été édité par une maison d’édition française du nom de Artige qui a une filiale ici à Dakar.
«Le Long chemin d’un combattant» est-il votre première production et combien de temps vous a suffi pour le boucler ?
Je compte dans mon répertoire trois ouvrages. «Le long chemin d’un combattant» est ma première production. J’ai écrit aussi un recueil de nouvelles qui est déjà en phase finale et un essai politique qui retrace les grands événements qui ont marqué l‘histoire politique du Sénégal. D‘habitude, l’écriture d’un roman peut prendre plusieurs années pour l’auteur mais cette première œuvre a été réalisée au bout seize mois, c’est à dire un an quatre mois. L‘essai politique qui est aussi prêt, a été écrit en un mois avec des recherches qui vont donner à l’ouvrage une valeur en termes d’investigation. J‘en ai profité pour plonger les Sénégalais dans l’histoire politique du pays en revenant sur l’épisode Dia et Senghor pour donner ainsi la vraie histoire dans cette affaire qui n’est jamais racontée avec objectivité aux citoyens sénégalais. C’est une manière aussi de rendre hommage à ce grand homme politique qui a abattu un grand travail pour la Nation sénégalaise par le biais de son fameux plan quinquennal méconnu du grand public. Mamadou Dia était un nationaliste et un patriote chevronné qui doit inspirer tous les jeunes sénégalais par ses valeurs, son éthique, sa vision et sa probité. J‘ai déjà vendu 465 exemplaires en trois semaines de parution et je suis sûr que je vais atteindre 1000 exemplaires.
Avez reçu l’appui des autorités dans le cadre de la production de votre nouvel ouvrage ?
C’est une occasion pour moi aussi de pointer du doigt nos autorités dans leur mauvais traitement des hommes de lettres. Dans notre pays, la littérature est reléguée au second plan par nos autorités voire même marginalisée. Le ministère de tutelle n’a même pas acheté un seul exemplaire ni apporté son appui de même que le maire de ma localité Guédiawaye. Aliou Sall n’a rien fait pour encourager les hommes de lettres et la culture d’une manière générale.
Vous êtes aussi le président du mouvement «Reccu Fal Macky». Ça ne dérange pas dans vos activités ?
Ils me refusent cette subvention à cause de mon statut d’opposant. Pourtant ils doivent faire la part des choses. Ces subventions, ce n’est pas leur argent mais celui du contribuable sénégalais donc ça ne doit pas être géré d’une manière partisane. Ça doit être à la portée de tous, sans discrimination, ni partialité. Il n’est pas facile d’avoir des idées et de les extérioriser par le biais de la plume. Donc ils doivent plutôt encourager l’écriture. Mais c’est le cadet de leurs soucis, tout ce qui les intéresse ce sont les activités folkloriques comme la lutte et la danse pour faire oublier aux Sénégalais leur mauvaise gestion du pays. Je suis par ailleurs président du mouvement Reccu Fal Macky. Le terme Reccu Fal Macky est le slogan le plus partagé par les Sénégalais vu les promesses non tenues, les nombreux scandales dont les Sénégalais sont témoins tous les jours, la mal gouvernance, les malversations financières tous azimuts, le bradage foncier jusqu’au vol de nos pauvres Oryx qui n’échappent pas au manque d’élégance de cet émirat Faye-Sall. La question de la crise malienne est une bonne alerte pour le Président Macky Sall, c’est pour lui montrer qu’on ne force jamais pour obtenir un pouvoir que le peuple refuse de nous donner. Sinon, attendons-nous à de sérieuses conséquences qui peuvent mettre en danger notre vie et celle de notre famille. Il faut se comporter comme un gentleman, sortir par la grande porte et éviter de sauter par la fenêtre pour sauvegarder l’image de notre pays qui est une référence en matière de démocratie.
SUR LES RUINES DU FORT PINET LAPRADE
Aujourd’hui, sous le poids de l’âge, le « colosse » est presque à terre. Murs lézardés, toit menaçant de s’effondrer, Sédhiou veut réhabiliter et vendre sa culture à travers ce patrimoine, qui constitue l’une des plus grandes pages de son histoire
Oumar Fedior et Demba Dieng, Mbacké Ba |
Publication 03/09/2020
« Fort Pinet Laprade ». L’enseigne bleue, avec de minuscules cadres aux couleurs nationales, rayonne de loin, malgré la fine pluie qui s’abat sur Sédhiou en cette matinée du mercredi 19 août 2020. Elle présente un imposant bâtiment à deux étages. L’une des premières pièces en vue de ce vestige abrite un Centre de lecture et d’animation culturelle (Clac). De petites tables sont aménagées pour accueillir les Sedhiois soif de connaissances et de récits historiques. Ils sont bien servis avec des milliers de livres sur les rayons. Le vieil édifice, qui accueille aussi des femmes transformatrices de produits locaux, a perdu de sa superbe. Même si l’architecture qu’il partage avec ceux de Gorée, Rufisque et Saint-Louis réveille encore les souvenirs de l’ère coloniale, le Fort n’attire plus comme avant. Pour des raisons esthétiques et sécuritaires. Les murs sont défraîchis et lézardés, les toitures en ruines. Les tuiles se détachent une à une. Les plus résistantes souffrent de la poussée des herbes. L’étage, quant à lui, est définitivement fermé pour éviter une catastrophe. Classé patrimoine mondial de l’Unesco, le symbole est toujours fort. C’est l’un des plus grands atouts historiques de Sédhiou. Il doit son nom à l’ancien gouverneur français Emile Pinet Laprade, né en 1822 à Saint-Louis et décédé du Choléra en 1869. Ce fort, au cœur de Sédhiou, a été érigé à la suite de plusieurs expéditions contre les Mandingues et les Balantes. Les Français ont décidé de le construire en 1836. C’est le capitaine Pavent d’Angsbourg, à l’époque, directeur du génie militaire, qui a conçu le projet. Les travaux se sont déroulés entre mars 1838 et l’année 1844. Le fort a servi de tête de pont à l’expansion française en Haute Casamance. En outre, la bâtisse servait de lieu de stockage et de transport des marchandises durant la période coloniale. Mais aussi de lieux de refuge pour les populations durant les guerres tribales entre les chefs de la localité. « Le fort de Sédhiou avait une double vocation militaire et commerciale. Il demeure l’un des bâtiments les plus illustratifs d’un passé colonial très riche mais qui ne tient plus debout car sombrant à petit feu sous le poids de l’âge », explique Bouly Mané, professeur d’Histoire Géographie, membre de la plateforme « Sédhiou aide Sédhiou ».
Un espace culturel et intellectuel qui n’attire plus
Au-delà de la vocation culturelle et historique, le Fort était un espace de rencontre culturelle et intellectuelle. À un moment donné, c’était le carrefour d’éminentes personnalités casamançaises, du temps où elle était une école de formation pour instituteurs. De grands hommes à l’instar d’Emile Badiane, Assane Seck y ont fourbi leurs armes. « Cette école, en son temps, a formé la plupart des cadres de la Casamance surtout ceux qui étaient au Parti socialiste (Ps), anciennement Union progressiste sénégalaise (Ups). Je peux citer le Professeur Assane Seck, ministre de la Culture, puis ministre de l’Éducation nationale du Sénégal entre 1966 et 1978, actuel parrain de l’université de Ziguinchor, Emile Badiane qui fut le premier maire de la commune de Bignona, ancien responsable régional de l’Ups de Casamance et ancien ministre de l’Enseignement technique et de la Formation des cadres, puis ministre de la Coopération, a fait son passage ici », a rappelé M. Mané. Il cite, entre autres, l’ancien Directeur d’école, ancien ministre de la Santé et ancien député maire de Sédhiou, Dembo Coly.
Avec le temps, le Fort Pinet Laprade de Sédhiou a accueilli un Centre culturel et d’animation culturelle, implanté au rez-de-chaussée depuis 1987. « Au départ, Sédhiou ne devait pas en bénéficier. Mais c’est une des responsables, Lucie Alexandre, après avoir constaté qu’il n’y avait pas de bibliothèque à Sédhiou, qui a fait les démarches nécessaires. C’est ainsi que le Fort a abrité le Clac », témoigne un des dignitaires de la région. Cette même année, il a enregistré un record d’abonnés avec près de 2000 lecteurs. « C’était la crème, à l’époque, les gens lisaient », dit, d’une petite voix, le bibliothécaire et animateur culturel, Sékou Sonko. Riche aujourd’hui de 3000 ouvrages, le Centre de lecture et d’animation culturelle du Fort Pinet Laprade n’attire plus. On est loin de l’affluence des années 80 et 90. C’est même difficile de compter plus de dix lecteurs par jour, selon Sékou Sonko. « Lecture sur place ou prêt à domicile. Les deux options sont possibles. Le problème est que les jeunes d’aujourd’hui préfèrent les réseaux sociaux aux livres », regrette-t-il. Le fort est en train de perdre ses atouts culturels et historiques.
Appel citoyen pour la transformation du Fort en musée
« Il est vrai que, par moment, de petits entretiens ont été apportés à la bâtisse, mais, à mon avis, cela n’a jamais été fait à hauteur de la vraie valeur du bâtiment. Ces maquillages ne sauraient jamais guérir le « colosse » qui est en ruines », constate le président du mouvement « Sédhiou aide Sédhiou », Bouly Mané. À l’en croire, le Fort Pinet Laprade est un patrimoine à revaloriser. « Nous devons refuser de le laisser tomber en déliquescence, c’est une urgence capitale. Nous devons agir pour la réhabilitation, la revitalisation et la valorisation du Fort », ajoute-t-il. Selon lui, une transformation du Fort Pinet Laprade en musée pourrait permettre de capitaliser toute l’histoire de la Haute Casamance, voire celle de toute la région naturelle. « Ce musée pourrait même contenir une salle de spectacle pour les artistes de la région. Il pourrait, par exemple, être un lieu de mémoire de l’expansion coloniale française en Casamance, des secrets du règne du vaillant Fodé Kaba Doumbouya, des merveilles de l’histoire de l’empire du Gabou avec les irréductibles Nianthio, des secrets mystiques du Pakao, de l’histoire des royaumes d’Oussouye, du Cassa et du Blouff », propose Bouly Mané. Sans oublier, dit-il, le maintien en surbrillance du patrimoine culturel immatériel à savoir le Kankourang « qui a été élevé au rang de patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco en 2005, le Koumpo, le Jambadong, le Bougheur, le lendieng, le kindong ».
La mairie de Sédhiou pour une meilleure exploitation
Le Fort Pinet Laprade est l’un des atouts culturels de Sédhiou. Ainsi, la mairie pense-t-elle à rentabiliser l’édifice, selon le secrétaire municipal, Boubacar Biaye. L’équipe municipale veut construire, à côté, une esplanade qui pourra accueillir les activités culturelles et les conférences. Avec des besoins financiers estimés à plus de 100 millions de FCfa, la mairie y prévoit également l’aménagement d’un jardin public et d’un restaurant. « Nous sommes en train de travailler pour avoir un jardin et un restaurant derrière, au bord du fleuve. Ce qui pourrait contribuer au développement de la culture et du tourisme », indique M. Biaye. La mairie de Sédhiou veut aussi redonner au Fort sa vocation d’institution de formation. À en croire Boubacar Biaye, l’équipe en place pense à la capacitation des jeunes sur les métiers liés au numérique. « Il faut qu’on forme les jeunes sur les technologies. Nous avons des personnes ressources chevronnées capables de les accompagner», estime le secrétaire municipal.
UNE NOUVELLE DE BOUBACAR BORIS DIOP
BONNE NUIT, PRINCE KOROMA
EXCLUSIF SENEPLUS - L'intrégralité de la nouvelle version du récit de notre éditorialiste etécrivain-journaliste, "La nuit de l’Imoko" paru en 2013 aux éditions Mémoire d’Encrier
L’attente au bord de la route commençait à me paraître longue. De temps à autre un nuage de poussière rouge au-dessus des acacias et un bruit de moteur précédaient le passage d’une voiture. Je me levais alors dans l’espoir de voir arriver les visiteurs. Venant de la capitale, ils ne pouvaient entrer dans la ville que par le nord, du côté de Kilembe.
Peu avant le coucher du soleil, une Volvo bleue roulant à faible allure a éteint ses phares et s’est immobilisée près du banc en bois où j’étais assis depuis bientôt deux heures. Une portière a claqué puis le conducteur s’est avancé vers moi. Il était seul et malgré son air décidé j’ai d’abord pensé que c’était un voyageur égaré ou à la recherche d’un gîte pour la nuit. Il n’était ni l’un ni l’autre.
– Je m’excuse de mon retard, Monsieur Ngango, a-t-il dit d’une voix qui me parut plutôt inexpressive.
Je lui ai tendu la main mais, me voyant un peu perplexe, il m’a demandé si j’étais bien Jean-Pierre Ngango, le médecin-chef du district de Djinkoré. J’ai fait oui de la tête en continuant à le dévisager avec attention. Il était maigre et sec, et ses yeux ardents, comme en perpétuelle alerte, me firent penser à un homme de caractère, habitué à se faire obéir au doigt et à l’œil. Dès ce premier contact, je me suis senti mal à l’aise sans savoir pourquoi. Il s’est présenté à son tour :
– Je m’appelle Christian Bithege. Nous nous sommes déjà vus à une réunion dans le bureau du ministre du Développement rural, à Mezzara…
Je lui ai dit que je ne m’en souvenais pas et son visage s’est aussitôt fermé. Il y a eu alors un silence gêné et il a déclaré en baissant la voix :
– Je viens représenter le gouvernement à La Nuit de l’Imoko…
Dans son esprit, cette phrase était le mot de passe qui devait sceller notre complicité. À Djinkoré, petite ville un peu à part et perdue au milieu de la brousse, nous étions, lui et moi, les yeux, les oreilles et la bouche de l’État. J’étais donc censé comprendre qu’il venait me rejoindre en territoire plus ou moins hostile. Je connaissais bien la mentalité de ces fonctionnaires venus de Mezzara et je leur disais parfois que j’étais un agent double travaillant en secret pour nos administrés de Djinkoré. Ils me menaçaient de me coller au poteau d’exécution, puis nous rigolions joyeusement de mes douteuses blagues anti-républicaines. J’ai cependant vite deviné que l’étranger n’était pas du genre à apprécier de telles plaisanteries. C’était sûrement un fanatique, un de ces types toujours prêts à aller jusqu’au bout de leur folie. Convaincu qu’il avait devancé le reste de la délégation, je lui ai dit :
– Les autres vont arriver demain, je suppose…
– Les autres ?
– Oui… Vos collègues.
Ma question l’a visiblement agacé, sans doute parce qu’il s’y attendait.
– Je suis seul, comme vous voyez, a-t-il fait en pinçant ses lèvres minces.
Je n’avais pas imaginé un instant qu’il pût être à lui seul toute la délégation. C’était d’une totale absurdité. J’ai insisté :
– Je parle de la délégation officielle envoyée chaque année par le gouvernement à La Nuit de l’Imoko…
Je me rends compte aujourd’hui, en essayant de me souvenir de ces événements pour les rapporter avec fidélité, que c’est à cet instant précis que la situation m’a échappé. Je tenais là une belle occasion de coincer le nouveau venu, de lui faire sentir que j’avais flairé son imposture et qu’il risquait gros. Malheureusement, je perds presque toujours mes moyens dans les moments décisifs et ça n’a pas loupé cette fois-là non plus. Il a vu qu’il m’intimidait et a jeté sur moi un regard à la fois ironique et compatissant. Je devais me rendre compte par la suite que Christian Bithege était un redoutable connaisseur de l’âme humaine. Nous avons repris le chemin de Djinkoré. Sa Volvo n’était plus en très bon état : le toit de la voiture était lacéré, des fils pendaient sous le volant et l’intérieur sentait l’essence. Il y avait aussi sur le plancher et entre les sièges des épluchures de mandarine et des petites bouteilles d’eau minérale Montana. Nous sommes restés silencieux pendant tout le trajet. Il avait une mine renfrognée et de toute façon je n’avais aucune envie de causer moi non plus. Toutes sortes de questions se bousculaient dans ma tête. Pourquoi le gouvernement avait-il décidé d’envoyer un seul fonctionnaire à la Nuit de l’Imoko? Jamais une chose aussi bizarre n’était arrivée auparavant. Bien avant d’être affecté dans cette ville, je savais que tous les sept ans les ministres, les députés, les chefs des grandes entreprises et le président de la République lui-même venaient en masse s’y faire filmer aux côtés du souverain de Djinkoré. Mes lecteurs savent autant que moi pourquoi il a toujours été si vital pour nos politiciens de plaire à ce vieux monarque fantasque et cupide. Je ne m’étendrai donc pas sur le sujet. En revanche, j’aimerais bien qu’on me dise pourquoi la nuit de l’Imoko avait soudain perdu de son importance aux yeux de ces gens. Aurait-on décrété à mon insu que l’on ne voterait plus dans notre pays ? Une chose me semblait en tout cas certaine : les habitants de Djinkoré, qui avaient fini par hisser la nuit de l’Imoko à la dimension d’un événement planétaire, allaient très mal prendre cette décision. J’ai commencé à avoir peur pour Christian Bithege et pour moi-même. Je ne le voyais tout simplement pas se lever et, face à toute la cour royale, faire un discours au nom du chef de l’État. Un affront d’une telle gravité pouvait lui coûter la vie sur-le-champ. J’étais un fonctionnaire comme lui, il allait loger chez moi, et cela me mettait en danger, moi aussi. À l’entrée de Djinkoré, je lui ai indiqué presque à contrecœur le chemin de ma maison. En le voyant poser ses affaires dans un coin du salon, je n’ai pas pu m’empêcher de revenir sur le sujet qui me tracassait tant :
– Vous savez, j’avais fait préparer plusieurs chambres pour vous et vos collègues...
– Une seule suffira, a-t-il répliqué sèchement.
Comme tous les fonctionnaires en poste à l’intérieur du pays, j’avais un logement assez vaste. J’ai voulu installer mon hôte dans la grande pièce réservée aux chefs de délégation, mais il l’a refusée après une brève inspection. Elle était trop proche, selon lui, de la cuisine. Gilbert, le boy, lui a aménagé une autre chambre. Le dîner a été maussade, comme je m’y attendais. Mon invité n’a presque pas touché aux plats de viande – des brochettes de mouton et de pintade –, mais s’est régalé de Biraan Jóob, ces mangues farineuses et sucrées, qu’il découpait avec soin en toutes petites tranches avant de les laisser fondre sur sa langue. Je lui ai proposé du vin. Il ne buvait pas et il me l’a fait savoir en désignant sa bouteille de Montana en face de lui. Les chichis de ce frugivore-buveur-d’eau, ça commen- çait à m’agacer sérieusement. J’ai surtout regretté, ce soir-là, certains dîners avec d’autres fonctionnaires de la capitale en mission à Djinkoré. Ceux-là étaient beaucoup plus drôles, il faut dire ; ils foutaient dès le premier soir un bordel pas possible chez moi, mais j’aimais ça. Ils faisaient au moins revivre la maison, devenue si triste depuis que Clémentine s’était barrée avec Sambou, un des infirmiers de mon service. Avec eux, la conversation ne manquait jamais de piquant. Ils se saoulaient de tiko-tiki, notre vin de palme qui est si fort comme chacun sait. Je les entends encore se jurer, de leurs voix pâteuses d’ivrognes, de moraliser la vie publique de notre pays. Ils allaient d’abord mettre un terme à la ronde infernale des alliances politiques contre-nature et des trahisons et rétablir la peine de mort, boum-boum pour les crimes économiques, l’hô- pital est mal construit, ses murs s’effondrent sur les malades, feu et feu encore sur l’entrepreneur véreux ! Voilà, ces choses-là devaient être dites une fois pour toutes, très clairement, les Blancs nous font chier avec leurs droits de l’homme, on n’a pas la même histoire, hé, hé, qu’ils se torchent longuement le cul avec les dollars de leur aide, ha, ha. Après avoir déroulé ces vigoureux projets de réforme politique, nous mettions la musique à fond, les filles de Djinkoré étaient là, on se trémoussait ensemble sur une piste improvisée et elles restaient dans nos bras jusqu’au lever du soleil. Je me souviens aussi que mes confrères de Mezzara posaient toutes sortes de questions, des questions parfois très naïves, sur les mœurs des habitants de Djinkoré. Bien sûr, ils voulaient toujours tout savoir sur la fameuse nuit de l’Imoko. Était-il vrai que personne n’avait jamais vu le roi de Djinkoré manger ou boire ? Et cette histoire de passer la nuit parmi les étoiles ? C’était vrai, ça, qu’il remontait au ciel avec la Reine-Mère qui n’en finissait pas de se plaindre de son arthrite pendant l’ascension et de dire qu’elle en avait plus que marre, que ce n’était quand même plus une occupation de leur âge ? Mes invités avaient toujours l’air plutôt sceptiques, tout ça leur paraissait un peu trop joli-joli, mais moi, je ne voulais pas me mêler de choses aussi compliquées. Je me contentais de leur répéter ce qu’ils savaient déjà.
À Djinkoré, tous les sept ans, les Deux Ancêtres se lèvent d’entre les morts et pendant une nuit entière, la nuit de l’Imoko, ils disent à leurs descendants comment ils doivent se comporter pendant les sept années suivantes. C’est aussi simple que cela. C’est la nuit où tous les criminels sont confondus, celle aussi où les femmes infidèles, les maris indignes et les chefs injustes sont rappelés à l’ordre par la voix courroucée et tonitruante des Deux Ancêtres. Djinkoré est alors pétrifié par la peur, car chacun redoute que dans leur colère les Deux Ancêtres ne fassent disparaître la ville sous les eaux ou sous une coulée de lave incandescente. Le royaume retient son souffle jusqu’à l’aube et, avant de retourner à leurs nuages, les Deux Ancêtres font connaître le nom de celui qui est appelé à s’asseoir pendant sept ans sur le trône millénaire de Djinkoré. Comme je l’ai dit, mes hôtes savaient déjà tout cela. Après tout, on ne les avait pas choisis au hasard pour représenter le gouvernement à la nuit de l’Imoko. Cependant, ils étaient toujours friands de détails insolites, le genre de choses qu’on aime raconter à ses amis après un long voyage. Certains d’entre eux s’extasiaient, par exemple, sur le fait que les Deux Ancêtres étaient un homme et une femme. Ils y voyaient la preuve d’un sens inné de l’équité chez les habitants de Djinkoré, une «approche genre» avant la lettre et, pour le dire sans fausse modestie, une magistrale leçon de «bonne gouvernance» au reste de l’humanité.
J’étais un peu choqué par la frivolité de mes collègues fonctionnaires, mais je les trouvais somme toute bien sympathiques et faciles à vivre. Comme ma soirée avec Christian Bithege était différente ! Sous la pâle lumière du salon, bien calé dans un fauteuil, il feuilletait ses documents en jetant de temps à autre un regard vide autour de lui. L’atmosphère était si lourde que Gilbert, mon boy, faisait sa tête des mauvais jours. Il m’a d’ailleurs dit par la suite qu’il avait détesté Bithege à la seconde même où il l’avait vu sortir de sa Volvo bleue.
Le lendemain, nous sommes allés acheter des bananes et des goyaves au marché. Gilbert aurait pu s’en charger à notre place, mais Bithege avait envie de découvrir le centre-ville de Djinkoré. Nous n’étions plus qu’à quatre jours de la Nuit et, de part et d’autre de la rue principale – en fait une large bande de latérite –, on s’affairait aux préparatifs de la cérémonie. Bithege et moi avons croisé plusieurs groupes de danseurs montés sur des échasses, sifflets à la bouche. Des jeunes femmes vannaient ou pilaient du mil en fredonnant de vieux airs. La nuit de l’Imoko était naturellement au centre de toutes les conversations. Quelques-uns pestaient contre la hausse soudaine des prix du sucre et de l’huile et d’autres pariaient que la Nuit ferait venir au moins deux millions de visiteurs à Djinkoré. Plusieurs personnes levèrent la tête de leur ouvrage pour nous saluer tout en observant mon compagnon à la dérobée. Bithege leur répondait chaque fois par un vague mouvement de la tête, mais il avait visiblement l’esprit ailleurs. Je me demande aujourd’hui, avec le recul, si certains n’avaient pas pressenti, dès cet instant, la tragédie qui allait survenir peu de temps après. Il faut dire qu’à l’approche de la nuit de l’Imoko, les habitants de Djinkoré ne sont plus tout à fait les mêmes. Attendre la venue des Deux Ancêtres est presque au-dessus de leurs forces et ils sont très tendus. Une fois redescendus sur la terre, les Deux Ancêtres sont bien obligés de parler : que vont-ils dire ? Nul ne le sait à l’avance et tout événement plus ou moins inattendu – la présence de Christian Bithege à Djinkoré, par exemple – est interprété, avec un mélange d’inquiétude et d’espoir, comme un présage.
– Les gens m’ont l’air un peu nerveux, a déclaré l’étranger. – Qu’est-ce qui vous le fait dire ?
– Ça se voit bien.
Ce type était réellement spécial.
– Vous avez raison, ai-je reconnu, il y a toujours une certaine tension dans l’air avant l’apparition des Deux Ancêtres. Ce sera ma troisième Nuit et je vais éprouver les mêmes sensations que la première fois, il y a quatorze ans. C’est une expérience qu’on ne peut pas oublier.
– Ne vous en faites pas, ça va très bien se passer.
Il s’était exprimé sur un ton assez méprisant. Il semblait dire que toute cette affaire, c’était du cinéma pour tenir en laisse le petit peuple. Je n’étais pas loin de penser comme lui, mais je me suis senti un peu vexé malgré tout.
Nous nous sommes arrêtés devant l’étal du vieux Casimir Olé-Olé, le vendeur de fruits. J’ai fait les présentations.
– Monsieur Bithege est venu pour la Nuit. Il représente le gouvernement cette année.
Le fonctionnaire a hoché la tête et s’est incliné légèrement. Les deux hommes se sont jaugés sans mot dire pendant quelques secondes en se serrant la main. Le vieux Casimir Olé-Olé, c’était ce qu’on appelle un personnage. Il avait construit une cahute sur le seuil de sa maison, juste en face du marché, et restait assis là toute la journée, agitant sans cesse un chasse-mouches au-dessus de sa marchandise – mangues et ditax, tranches de noix de coco et poisson séché. Il se donnait un mal fou pour paraître niais et même complètement insignifiant, et je crois bien que son plus grand rêve était de se métamorphoser en ombre pour pouvoir se glisser partout et voir sans être vu. Il disait par toute son attitude : «Je m’appelle certes Casimir Olé-Olé, vous me voyez bien en face de vous, mais je vous en supplie, oubliez-moi, je n’existe pas.» Le rusé bonhomme faisait de même semblant d’être sourd. Quoi que vous puissiez lui dire, il vous demandait toujours de répéter votre phrase en plaçant, en un geste caractéristique, une main contre le lobe de son oreille droite. Mais pendant qu’il vous jouait sa petite comédie, ses yeux malicieux disaient clairement qu’il vous avait bel et bien entendu. Du reste, chaque fois que j’observais Casimir Olé-Olé à son insu, j’avais l’impression qu’il surveillait les allées et venues de tous les habitants de Djinkoré et qu’il avait à cœur de savoir ce que chacun d’eux pensait à chaque instant de sa vie. Soupçonneux et solitaire, Casimir Olé-Olé était pour moi une énigme absolue. Bien qu’il vécût dans la misère, je me disais parfois que le jour de sa mort on trouverait sous son matelas une très forte somme d’argent, des millions peut-être ; d’autres fois, j’étais à peu près convaincu qu’il travaillait en secret pour la police. Si je rapporte tout cela, c’est surtout pour faire comprendre à quel point j’étais excité par la rencontre entre Christian Bithege et Casimir Olé-Olé. Ce dernier allait-il enfin baisser la garde ? C’était la seule chose qui m’intéressait et, dans un sens, je ne fus pas déçu. De façon assez inhabituelle, Casimir Olé-Olé s’est montré plutôt prévenant envers notre hôte et a fait rouler la conversation, d’une voix neutre, sur la nuit de l’Imoko. À l’en croire, c’était faire preuve d’une grande sagesse que de laisser les morts décider de tout à la place des vivants.
– Je pense moi aussi que c’est une bonne idée, a déclaré Bithege en pesant lui-même les bananes qu’il venait de choisir une à une, avec beaucoup de soin.
Son ton était si neutre que je n’ai pas pu savoir s’il était sérieux ou s’il se moquait des habitants de Djinkoré. Il s’est toutefois un peu agacé quand Casimir Olé-Olé lui a demandé de répéter ce qu’il venait de dire. Il s’est exécuté et le marchand de fruits s’est écrié :
– Oui ! Comme ça au moins, on est tranquilles, les morts sont plus justes que nous !
L’étranger a alors fait remarquer que nulle part au monde on ne se comportait de la même façon que les gens de Djinkoré. Après quelques secondes de réflexion, il a ajouté d’un air entendu :
– Mais comment savoir qui a raison ?
Oubliant de jouer au sourd, Casimir Olé-Olé l’a regardé longuement et a dit :
– Moi, Casimir Olé-Olé, je ne sais pas qui a raison… Mais je dis ceci : pourquoi aurions-nous tort, nous de Djinkoré ?
Qui peut me dire pourquoi tous les autres auraient raison, d’une manière ou d’une autre, et pas nous ?
Au moment de payer, Bithege lui a remis un billet de cinq mille francs. Casimir Olé-Olé a essayé de le rouler en faisant semblant de ne plus avoir de menue monnaie. En une fraction de seconde, le fonctionnaire est entré dans une colère froide, terrifiante mais quasi imperceptible. Il a tout fait pour le cacher, mais j’ai décelé chez lui une violence subite et incontrôlée ; j’ai bien vu qu’il était prêt à faire du scandale et peut-être même à frapper Casimir Olé-Olé. La main tendue, il a insisté d’un air buté pour recevoir son dû. J’ai levé la tête vers le vieux marchand et quand nos yeux se sont rencontrés, j’ai compris que nous venions de communier dans une haine silencieuse à l’égard du nouveau venu. Il m’a semblé que Bithege s’en était rendu compte, mais qu’il s’en moquait bien. Lorsque nous nous sommes éloignés, il a observé :
– C’est un numéro, ce Casimir Olé-Olé.
Le marchand de fruits l’avait intrigué et il comptait sur moi pour mieux le cerner. J’ai éprouvé une mesquine satisfaction à ne pas lui rendre ce service. J’ignorais alors que l’étranger avait mis en place, avant même de venir à Djinkoré, son petit réseau d’informateurs. Il avait dû distribuer de gros billets de banque, car il s’était fait des amis jusqu’au Palais royal où, soit dit en passant, je n’avais jamais osé mettre les pieds. L’expression ‘’palais royal’’ fera peut-être sourire, mais je n’en connais pas d’autre pour désigner la maison du Roi, même si le souverain en question, alcoolique et extravagant, n’a d’autre souci que de faire voter ses sujets à toutes les élections nationales pour le candidat le plus généreux en tonnes de riz et billets de banque.
S’il est un jour que je n’oublierai jamais, c’est celui où j’ai entendu Christian Bithege prononcer pour la première fois le nom du Prince Koroma. Ce n’était pas un crime de prononcer le nom du Prince, mais ce n’était pas non plus très prudent. À Djinkoré, nous ne nous mêlons pas des affaires des grands du royaume, nous leur obéissons sans même prétendre savoir qui ils sont, où ils vivent et comment ils s’appellent. J’ai donc conseillé à Bithege de faire attention. Au lieu de se taire, il a voulu que je lui donne mon avis sur les chances du Prince Koroma de devenir Roi de Djinkoré.
– Les Deux Ancêtres n’ont pas encore parlé, ai-je répondu prudemment.
Il a déclaré, de l’air de celui qui n’était pas dupe :
– Allons ! Allons ! On sait toujours ces choses-là à l’avance.
– Eh bien, moi, je n’en sais rien, Monsieur Bithege.
J’étais de plus en plus excédé par ses manières arrogantes et je tenais à le lui faire savoir. Ça ne l’a pas empêché d’insister :
– Vous êtes ici depuis quinze ans, vous connaissez bien le Prince Koroma.
– Je vous l’ai déjà dit, votre comportement nous met en danger.
– Je dois tout savoir, vous comprenez ça ?
Il avait élevé la voix sans paraître particulièrement fâché.
– Je ne sais rien du Prince Koroma, ai-je dit sur un ton ferme. Parlons d’autre chose s’il vous plaît.
Mon mensonge a paru l’amuser.
– Eh bien, je vais vous le présenter, a-t-il lancé avec une désinvolture étudiée.
– Me présenter qui…?
– Le Prince Koroma.
– Ah oui ?
J’aurais bien voulu pouvoir me montrer d’une mordante ironie, mais mon cœur battait très fort. Il fallait que ce type fût complètement cinglé pour se comporter avec une telle légèreté.
– J’ai eu plusieurs discussions avec le Prince, a-t-il dit. Il a promis de venir me rendre visite ici.
Je me suis fait presque menaçant :
– Je n’aime pas qu’on se moque de moi, Monsieur.
Nous étions ensemble depuis quelques jours et c’était la deuxième fois que je l’appelais «monsieur ». Il m’a alors parlé avec gravité, presque comme à un ami :
– Je ne me moque pas de vous. J’ai rencontré le Prince à deux reprises. Parler avec les gens importants fait partie de mon travail. Il faut que vous le sachiez, je ne suis pas comme ceux qui venaient à Djinkoré avant moi.
Le message était sans ambiguïté : Christian Bithege me demandait de choisir mon camp. Après tout, j’étais au service de l’État, moi aussi. Peut-être touché par mon désarroi, il m’a confié sur le même ton bienveillant :
– Je vais avoir une troisième rencontre avec le Prince Koroma et il est important que personne ne nous voie ensemble cette fois-ci. Il viendra discrètement chez vous, mais il faut que cela reste entre nous…
À partir de cet instant, je me suis senti à la merci de l’étranger. Nous avons causé de tout et de rien pendant deux ou trois heures et, sans le vouloir tout à fait et sans avoir non plus la force de m’arrêter, je lui ai dit tout ce qu’il voulait savoir sur le Prince Koroma. Il m’a posé des questions très précises et j’ai bien vu à plusieurs reprises que nous étions en train de franchir la frontière qui sépare une conversation normale d’un interrogatoire en bonne et due forme. Au fil des minutes, il m’est apparu très nettement que ce qui se jouait, c’était le destin politique du Prince Koroma. Christian Bithege voulait que le Prince remplace son père quasi centenaire, mais l’apparente instabilité mentale de Koroma le faisait hésiter.
– Ce Prince Koroma, est-il vraiment… capable ?
Cette question était revenue plusieurs fois dans la conversation, de façon ouverte ou insidieuse. Elle signifiait : il saura certes ce qu’il nous doit, mais sera-t-il assez fort pour faire face aux intrigues de ses ennemis ? J’aimais le Prince Koroma et, pour plaider sa cause, je me suis décidé à révéler à Bithege une petite anecdote personnelle. Je lui ai dit que le Prince était déjà venu me voir à la maison. Il s’est aussitôt animé :
– Ah oui… ? Comment cela ?
Je ne l’avais pas encore vu aussi peu maître de lui.
– Voici comment c’est arrivé, ai-je répondu. Une nuit, on a frappé à ma porte vers trois heures du matin. J’ai ouvert. C’était le Prince Koroma. Il m’amenait le fils d’un des gardiens du Palais. Le gamin de cinq ou six ans avait eu une violente attaque de palu…
– Un gamin de cinq ou six ans… a-t-il répété sans me quitter des yeux. Ensuite ?
– J’ai fait une piqûre à l’enfant.
Bithege a eu un geste d’impatience. « Il doit penser que nous sommes tous deux de minables amateurs, le Prince Koroma et moi», me suis-je dit. Mon histoire ne l’intéressait pas et peut-être même la trouvait-elle ridicule.
– Il a très bon cœur, le Prince, a-t-il déclaré. Mais n’êtes-vous pas en train de me parler d’un grand rêveur ? N’est-il pas de ces jeunes idéalistes qui s’imaginent qu’on peut changer les hommes ?
Je me suis senti au pied du mur. Au fait, qui était-il, ce haut fonctionnaire venu de Mezzara ? Il ne m’avait pas encore dit en quoi consistait exactement son travail là-bas, dans les bureaux de la capitale, mais je commençais à avoir ma petite idée là-dessus. J’avais sans doute affaire à un haut responsable de la police politique. J’étais en tout cas bien obligé d’admettre qu’il avait percé à jour le Prince Koroma. Ce dernier n’était pas à sa place dans la maison royale de Djinkoré, déchirée par de sanglantes rivalités. Avec son air un peu mélancolique, le Prince, d’une bonté d’âme foncière, était comme un ange perdu dans cet univers impitoyable. Tout cela, Bithege le savait. Il en cherchait simplement la confirmation. J’ai souri intérieurement en songeant que la seule façon d’aider le prince Koroma, c’était de dire à Bithege : «Ce type, tout à fait entre nous, c’est un salaud de la pire espèce, il est prêt à tout pour arriver à ses fins et vous pouvez me croire, sa main ne tremblera pas au moment de s’abattre sur ses ennemis !»
Je n’ai pas pu m’y résoudre.
– À Djinkoré, les gens aiment le prince Koroma, ai-je au contraire martelé en désespoir de cause.
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas trop.
C’était une réponse absurde et il me l’a fait remarquer à sa façon sournoise :
– Il y a bien une raison… En quels termes parle-t-on le plus souvent de lui ?
– On dit ici qu’il respecte la religion de ses ancêtres. Voilà pourquoi il est si aimé par les habitants de Djinkoré.
– Il respecte la religion de ses ancêtres…
C’était comme si Bithege prenait mentalement note de cette information.
J’ai renchéri :
– C’est un jeune homme qui ignore le doute. Bien des membres de la famille royale jouent avec… avec…
J’avais du mal à trouver mes mots et il m’a encouragé à continuer :
– Allez-y, je vous suis très bien...
– J’admire sa force.
– Sa force ? Que voulez-vous dire ?
– Vous savez, quand on vous raconte que vos ancêtres morts depuis trente siècles reviennent tous les sept ans sur terre pour un brin de causette nocturne, vous avez beau y croire, il y a quand même des jours où vous vous demandez si tout cela est bien vrai.
– Je vois ce que vous voulez dire, a observé l’étranger avec un sourire ambigu.
– Eh bien, voilà, il faut être fort pour ne jamais douter. Vous avez des petits malins qui pensent que toutes ces histoires au sujet des Deux Ancêtres sont des blagues puériles, mais qui en profitent pour dominer leurs semblables et s’enrichir. Et puis vous avez des milliers de braves gens qui se tiennent, eux, dans la pleine lumière de l’espérance. Le Prince Koroma est de ceux qui n’ont jamais douté. Il est réellement persuadé que les Deux Ancêtres quittent leurs tombeaux pour venir se promener pendant une nuit dans les rues de Djinkoré.
– On peut aussi appeler cela de la naïveté, vous ne croyez pas ?
Son visage est resté impassible et je n’ai pas réussi à savoir s’il se félicitait ou non de la candeur du Prince.
J’ai répondu, après un moment de réflexion :
– C’est possible. Peut-être aussi que cela prouve surtout sa force morale.
Il a hoché lentement la tête, songeur :
– Mais tout de même, à quoi sert la force morale sans la force tout court ?
C’était difficile de savoir quoi répliquer à cela.
Il a ajouté :
– Pour le reste, je suis bien d’accord avec vous, des centaines de millions de gens sur la terre se débrouillent très bien avec des fables complètement délirantes. C’est ce que Casimir Olé-Olé a voulu nous dire hier... Accepter d’être les seuls à ne jamais avoir raison, ça n’a aucun sens, c’est nous résigner à une lente mort spirituelle. Chimères pour chimères, pourquoi ne pas nous fier à celles de nos ancêtres ?
Ce qu’il venait de dire là, c’était un bon point pour le Prince Koroma. J’ai enfoncé le clou :
– Le Prince Koroma fera de bonnes choses pour les habitants de Djinkoré. Le moment est peut-être venu pour ce royaume d’avoir à sa tête un être d’une aussi grande pureté d’âme. (FIN 3)
L’étranger a souri d’un air complice, sans toutefois rien laisser paraître de ses sentiments réels :
– Pureté d’âme… Vous êtes philosophe, vous, à ce que je vois.
La veille de la nuit de l’Imoko, j’ai trouvé Bithege assis au milieu de la cour. Il paraissait reposé et – pour la première fois depuis son arrivée à Djinkoré – d’humeur plutôt badine.
– J’observe ces lézards depuis quelques minutes, m’a-t-il dit, ils glissent le long du mur puis vont se perdre dans les hautes herbes…
J’ai approuvé de la tête sans rien comprendre à ses propos et il a poursuivi :
– J’aimerais bien savoir où ils vont après, les lézards. Où vont-ils, à la fin des fins ?
J’ai souri :
– Tiens-moi au courant quand tu le sauras, Christian. Moi, je file au dispensaire, nous sommes débordés en ce moment.
C’était la première fois que je le tutoyais.
– Ah ! Votre nuit de l’Imoko, bien sûr…
– Des diarrhées et des évanouissements. Rien de grave, mais nous devons être prévoyants.
Il a proposé de venir avec moi :
– Écoute, le Prince ne sera là que dans une heure, ça me laisse le temps de te déposer au dispensaire et de revenir ici.
– C’est bon, on y va.
– Alors je vais me changer en vitesse.
Pendant que je l’attendais dans la cour, j’ai entendu un cri tout près de la porte d’entrée. Il y a eu ensuite un silence qui m’a paru assez long. Bithege est aussitôt ressorti de sa chambre, une serviette autour des épaules.
– Que se passe-t-il ?
– J’ai entendu un cri.
– Tu ne sais pas ce que c’est ?
Je me suis peut-être fait des idées, mais j’ai eu l’impression qu’il me soupçonnait tout à coup de lui cacher quelque chose. La même petite lueur de méchanceté a brillé dans son regard fixe et dur. C’était effrayant comme l’expression de son visage pouvait changer d’une seconde à l’autre. Quand il y a eu un deuxième cri, encore plus fort, il a jeté sa serviette sur le canapé et s’est précipité dans la rue. Je l’ai suivi. Au bout de quelques mètres, je l’ai vu s’arrêter pour parler avec le Prince Koroma qui venait dans notre direction. Complètement hébété, le Prince tournait la tête de tous côtés en marmonnant des propos incohérents. Entre deux phrases, il répétait : «Je les ai vus… Je les ai vus…»
– De qui parlez-vous, Prince ?
– Ils s’amusaient comme des enfants ! Je vous jure que je les ai vus !
– Qui ? Qui donc ?
– Ils se moquent de nous… Savez-vous qu’ils se moquent vraiment de nous ? Comment osent-ils ?
– Dites-nous ce que vous avez vu, Prince Koroma. Qu’avez-vous vu ?
Aujourd’hui, près d’un an après les événements de cette journée, j’ai au moins une certitude : Bithege avait immédiatement perçu l’extrême gravité de la situation. Moi, j’étais en plein cirage. Je crois aussi que le Prince Koroma me faisait bien trop pitié pour que je puisse penser à autre chose. Son visage, habituellement d’une rayonnante douceur, s’était brusquement assombri. Il ne faisait aucun geste de trop ; son corps semblait se mouvoir avec précaution dans un invisible et dangereux labyrinthe. Ses yeux hagards étaient ceux d’un halluciné encore hanté par ses visions.
À force de patience, Bithege réussit à lui faire raconter son histoire.
Elle était toute simple.
Se promenant seul dans la forêt de Diandio, le Prince Koroma avait entendu un bruit inaccoutumé. Il s’était alors dissimulé derrière un buisson. Et là, il avait surpris les notables de Djinkoré en train de préparer à leur manière la nuit de l’Imoko. Pour le dire aussi crûment que possible, sans jouer avec les mots, les vieux salopards se répartissaient les rôles et mettaient au point leurs foutaises pour la nuit de l’Imoko. Toi, tu seras l’Ancêtre Numéro Un. Non, t’es vraiment con, ne marche pas aussi vite, tu as trois mille ans et tu viens de sortir du tombeau, alors voici comment tu dois te bouger, pareil pour toi Numéro Ancêtre Deux, n’oublie jamais que tu es censée être une charmante vieille dame, tu as cette fichue arthrite, etc., etc. J’ai forcé un peu le trait, je l’avoue, mais c’est juste pour rester fidèle au récit chaotique du Prince Koroma. Ce dernier, qui n’avait jamais été témoin d’une scène aussi affreuse, ajouta que les notables se livraient à leur comédie en se moquant de la crédulité de la populace. Ils chantaient et dansaient de manière grotesque entre deux larges gorgées de tiko-tiki. Celui qu’ils appelaient Ancêtre Numéro Un dut s’y reprendre à plusieurs reprises pour donner l’impression que sa voix, rauque et profonde, venait tout droit des profondeurs de l’abîme et ses complices le gratifièrent d’un tonnerre d’applaudissements. Tous se grimaient avec du kaolin, de la cendre et du charbon et se fabriquaient des vêtements avec des feuilles et des écorces arrachées aux arbres. De sa cachette, le Prince Koroma les entendit prononcer plusieurs fois son nom. Ils disaient avec des éclats de rire d’ivrognes que le Prince Koroma serait un bon roi pour eux, car c’était un parfait crétin. Bithege fit semblant d’être révolté par les révélations du Prince :
– Prince Koroma, connaissez-vous ces mauvaises personnes ?
– Tout ça, c’est le vieux Casimir Olé-Olé, répondit le Prince Koroma. Il est leur chef.
– Le chef de qui ? fit encore Bithege. Nous voulons connaître les noms des autres.
Mais le Prince Koroma n’était déjà plus avec nous. Il dit, très lentement cette fois-ci :
– Ainsi donc, toutes ces choses sont des inventions.
J’aurais voulu dire quelque chose, mais les mots se refusaient à moi. J’étais fasciné par la métamorphose du Prince Koroma : il venait de perdre la raison et il ne la retrouverait plus jamais.
– Calmez-vous, Prince, nous ne les laisserons pas faire, dit Bithege.
– Ce sont des mensonges, hurla le prince, ils font dire ce qu’ils veulent aux Deux Ancêtres ! Casimir Olé-Olé est leur chef !
– Casimir Olé-Olé… murmura Bithege.
Il ne semblait guère surpris d’apprendre que le vieux vendeur de fruits était au centre de toute cette histoire. Il restait cependant un peu tendu.
– Il faut tuer Casimir Olé-Olé, suggéra soudain le Prince Koroma avec un calme étrange.
– Mais pourquoi donc ? ai-je demandé, affolé.
Bien sûr, je n’aimais pas ce que les vieux notables de Djinkoré avaient fait, je n’aimais pas ça du tout, mais je ne comprenais pas non plus qu’on veuille les tuer. Je sais aujourd’hui ce qui me faisait tant paniquer à l’époque : c’était de sentir que j’allais bientôt être mêlé, d’une façon ou d’une autre, à un meurtre politique.
– La nuit de l’Imoko ! cria le Prince. La nuit de l’Imoko ! Je vais dire aux habitants de Djinkoré que c’est un mensonge ! Toutes ces choses, ce sont des mensonges !
Le plus calme de nous trois, c’était bien entendu Christian Bithege. Il tenait beaucoup à savoir si le prince avait eu le temps de raconter sa mésaventure à d’autres habitants de Djinkoré. Quand il eut la certitude que nous étions les seuls à en être informés, il lui dit avec un profond respect dans la voix :
– Prince, allons ensemble dans la forêt de Diandio. Casimir Olé-Olé et sa bande seront châtiés comme ils le méritent.
J’ai failli crier au prince Koroma : « Non, surtout ne faites pas cela ! Ne le suivez pas Prince !» Je n’en ai pas eu le courage. De toute façon, il ne m’aurait même pas entendu. Plus rien n’avait désormais de l’importance pour lui. Bithege m’a fait signe de monter à l’arrière de la Volvo et, tel un automate, le Prince s’est assis à ses côtés. Devant la forêt de Diandio, Bithege m’a prié de les laisser seuls un instant. Ce n’était pas nécessaire, je savais très bien ce qui allait se passer. Bithege prit une sacoche marron dans le coffre. Ses gestes étaient précis et de tout son être se dégageait une impression de farouche et sauvage résolution. Je l’ai regardé prendre le Prince Koroma par la main et s’enfoncer avec lui parmi les hautes herbes. Il est revenu seul au bout de quarante-cinq minutes.
– On y va, a-t-il dit en faisant tourner le moteur de la voiture.
«Je suis déjà bien en retard, ai-je pensé. Au dispensaire, ils vont se demander ce que je suis devenu.» J’essayais sans doute de me convaincre que la vie continuerait comme avant. Mais ce n’était pas si simple. Mon double ne me laissait pas tranquille, il martelait mon crâne avec la même question : «Que vas-tu devenir, après ça ?»
Bithege m’a brusquement annoncé qu’il rentrait le soir même à Mezzara. J’ai fait comme si je n’avais rien entendu et il a ajouté :
– La délégation officielle arrive demain. Elle sera conduite par le Big Boss en personne. Je lui fais mon rapport cette nuit.
Le Big Boss… Il s’était bien payé ma tête, en fin de compte, Christian Bithege. Le silence dans la voiture était pourtant moins pesant que le jour de son arrivée. Si je me taisais cette fois-ci, c’était moins par hostilité à son égard que pour me tenir loin des ténèbres qui risquaient de m’engloutir après le meurtre du Prince Koroma.
Bithege a dit ensuite, sans se tourner vers moi :
– C’était la seule solution…
– Je sais bien.
Même si j’avais du mal à l’admettre, je pensais sincèrement que, d’une certaine façon, ce fils de pute n’avait pas eu le choix. Sans doute encouragé par ma réaction, il a repris :
– Tout s’est passé très vite. Il n’a pas souffert.
– Vous êtes trop bon, Monsieur.
Je ne sais toujours pas d’où m’était venu subitement tant de mépris pour cet homme si sûr de lui. Il a reçu de plein fouet cette sorte de crachat à la figure et au moment où je sortais de la voiture il a dit simplement, avec calme :
– Merci pour tout. Adieu.
Il n’a pas attendu ma réponse, mais j’ai compris le sens de son dernier regard, qui m’a presque fait pitié : «J’ai fait ce que j’avais à faire, tant pis pour toi si tu ne l’as pas compris.»
La suite de mon histoire, je m’en souviens comme si c’était hier.
Les Deux Ancêtres sont descendus sur Djinkoré illuminée par un grandiose feu d’artifice et, au petit matin, la foule en délire s’est déchaînée : «Gloire à notre nouveau roi ! Gloire à Casimir Olé-Olé !» Le Président de la République est alors apparu aux côtés de Casimir Olé-Olé, raide, quasi pétrifié, avec sur le visage cet air de lassitude et de bienveillante sévérité qui ne le quitte pas depuis des années.
LA COHABITATION ETHNIQUE DANS LE FOULADOU
Dans cette localité, l’histoire des Mandingues et celle des Peuls se confondent. Si les premiers ont, pendant longtemps dominé, les seconds, sous l’impulsion d’Alpha Molo, ont su prendre le dessus. Une prise de pouvoir au forceps
Dans le Fouladou, l’histoire des Mandingues et celle des Peuls se confondent. Si les premiers ont, pendant longtemps dominé, les seconds, sous l’impulsion d’Alpha Molo, ont su prendre le dessus. Une prise de pouvoir au forceps et au prix de plusieurs rebondissements.
« Pays des Peuls » en mandingue, le Fouladou a une histoire étroitement liée au Mali. D’après le professeur Abdourahmane Diallo, poète, écrivain et chercheur sur le Fouladou, c’est entre le XIème et XIIème siècle que l’histoire a commencé. Pour aborder ce passé, difficile de trouver meilleur interlocuteur que celui que les gens de Kolda appellent affectueusement « Principal », le poste que M. Diallo occupe au Cem Bouna Kane. À l’époque, dit-il, le Fouladou était habité essentiellement par un peuple pacifique appelé les Baïnouks. « Au XIIIème siècle, alors que Soundjata Keita était l’empereur du Mali, un de ses généraux, Tiramagan Traoré, à la tête d’une expédition, précisément en 1234, traversa toute la partie orientale du Sénégal en passant par les provinces du Bundu et de la Haute Gambie pour s’installer en Casamance. Les Mandingues fondèrent ainsi le puissant empire du Mali de l’Ouest et chassèrent les autochtones Baïnouks vers la moyenne et la basse Casamance », explique-t-il, d’une belle diction et avec un sentiment de fierté palpable.
Enseignant à la retraite et guide spirituel du Fouladou depuis 2019, Ogo Mballo, malgré la forte pluie qui s’abat sur la ville, tient à honorer son engagement de partager un pan de l’histoire du Fouladou. Le récit qu’il en fait rejoint la version de M. Diallo. Il confirme la thèse de la présence originelle des Baïnouks dans la zone avant d’en être chassés par les Mandingues, les obligeant ainsi à refluer vers la Guinée-Bissau d’où ils sont originaires. « C’est comme ça que les Mandingues ont occupé la haute Casamance et l’Est de la Gambie. Ils étaient en lien étroit avec l’empereur du Mali. Ils ont été plus tard rejoints par les Peuls. Comme ces derniers avaient des troupeaux, ils ont été bien accueillis au début », renseigne-t-il.
Plus tard, cet empire devint le Gaabu. Les anciens princes Keïta et Traoré furent remplacés par de nouveaux dignitaires les Mané et Sané issus d’un métissage entre les Mandingues, les Diolas, les Baïnouks et les Balantes de la Casamance.
Les Sané et les Mané nouveaux dignitaires
Dès leur installation, les Sané et les Mané créent la capitale du Gaabu à Kansala, non loin de la ville de Pirada. Aujourd’hui, à cause du découpage administratif, cette ville se trouve en territoire bissau-guinéen. « L’empire mandingue s’étendait de la Gambie au nord jusqu’à la Guinée-Bissau, en passant par la Casamance. Le Gaabu était divisé en trente-deux provinces dirigées par des chefs mandingues appelés « Faring » soumis à l’autorité de Kansala, la capitale impériale », explique-t-il. Parmi ces provinces, il y a le Firdu, le Sofaniama, le Kamako, le Diega, le Jimara, le Patim Kibo, le Mamboua, le Kamako, le Bissabor, le Birassu, le Sankolla, le Patim Kanjay, le Kudora, le Kantoro, le Mamakunda, Niampaio, le Pathiana, le Pakane… Cependant, même si l’empire mandingue était puissant, il fera face à la percée des Peuls, pourtant minoritaires au début. Parce que, d’après le professeur Diallo, ces derniers étaient venus au XVèmesiècle par petits groupes à partir du Macina, du Xaaso, du Bundu avant de s’installer en haute Casamance devenue aujourd’hui le Fouladou. « Même s’ils ont créé plus tard leurs villages, ils sont restés sous l’autorité des princes mandingues, d’ailleurs ils payaient régulièrement des impôts en nature », dit Ogo Mballo.
La révolte des Peuls
Un incident bénin marque le point de départ de la révolte des Peuls contre la domination Mandingue. Selon le professeur Abdourahmane Diallo, un jour, le roi mandingue a voulu prendre de force un grand bélier que les Peuls avaient attaché à Soulabaly. Ces derniers s’y sont opposés. Renforcés par leurs cousins du Fouta Djalon, ils lancent ensemble la bataille de Kansala. « Le 13 mai 1867, le Mansa Dianké Waly Sané, le dernier empereur du Gaabu, fut encerclé à Kansala. La coalition des armées peules, forte de plus de mille combattants, ne put obtenir la reddition du roi qui refusa de se rendre et de se convertir de force à l’Islam. Il préféra mourir en héros en faisant sauter la poudrière dans laquelle il s’était réfugié avec ses derniers fidèles. La princesse Koumanthio Sané fut capturée par les peuls et exilée au Fouta Djalon. Elle se maria avec l’Almamy Ibrahima et devint la mère du grand roi peul Alpha Yaya Diallo. Ce fut le déclin de l’empire du Gaabu et l’avènement du royaume du Fouladou sur les cendres de l’empire mandingue », détaille avec éloquence le professeur Diallo.
Mais malgré cet assaut victorieux, dans la province Firdu, un chef mandingue, Karabunting Sané, avait son tata et sa capitale à Kansonko (capitale du Firdu). Il fallait aussi l’anéantir. Ainsi, au mois d’août 1869, Molo Egué (c’est lui qui est devenu Alpha Molo, le nom spirituel qu’il a pris quand il est devenu roi du Fouladou. Une autre version dit que c’est El Hadji Oumar qui lui a demandé de porter le nom d’Alpha) demanda à ses frères peuls d’attaquer les Mandingues pour libérer le Firdu. Beaucoup d’entre eux refusèrent car jugeant ce projet dangereux. Pour échapper à d’éventuelles représailles, Samba Egué (un des notables de Soulabali en dissidence avec Alpha Molo) quitta Soulabali avec sa famille pour se réfugier à Boguel à l’Ouest de Kolda. Alpha Molo parvint à vendre quelques taureaux offerts par ses partisans et à acheter des armes à feu en Gambie. « Après de longues discussions pour convaincre les Peuls hésitants, une attaque eut lieu à l’aube contre le Tata de Kansonko qui fut incendié. Molo Egué tua le roi Karabunting Sané. Pour se protéger de la riposte des Mandingues, il se replia à Ndorna, y construisit son tata et y installa la nouvelle capitale du royaume du Fouladou », explique le professeur Diallo.
Mais la bataille se poursuivra jusqu’en 1870. Renforcé par une armée venue du Fouta Djalon d’Alpha Ibrahima, Alpha Molo et ses hommes anéantissent les troupes mandingues de Famara Mané à Jana. « Le 03 novembre 1873, un traité de paix fut signé à Jana entre les Malinkés représentés par Fodé Maja et les Peuls du Fouladou dirigés par Alpha Molo Baldé. Le 6 novembre 1880, le dissident Samba Egué fut mortellement blessé et le village de Boguel incendié par les troupes d’Alpha Molo », indique Ogo Mballo.
Marqué par le poids de l’âge et une santé de plus en plus fragile, Alpha Molo se retranche en Guinée-Bissau pour attendre la fin de ses jours. Selon le professeur Diallo, même s’il a pris le soin de faire son testament avant sa mort, tout ne se passera pas comme prévu. En effet, selon la tradition, c’est Bakari Demba, frère d’Alpha Molo, qui devait lui succéder. Mais c’était sans compter avec la ténacité de son fils Moussa Molo qui eut le dernier mot sur son oncle.
Alpha Molo laissa ainsi à son fils Moussa Molo un vaste territoire. Toutefois, la lutte pour sa succession dura trois ans, de 1881 à 1883. Moussa Molo réussit, par la force, à écarter son oncle Bakari Demba, le successeur selon la tradition et son frère Dicory Koumba et devint le nouveau roi du Fouladou.