LE DRAME SOCIAL DU REFUS DE LA PATERNITÉ
Bien des familles se remettent difficilement de ce déchirement exacerbé par les considérations socioreligieuses et un environnement juridique laissant peu de possibilités d’action à la femme
La naissance d’un enfant est pour beaucoup un rayon d’espoir ; et pour d’autres, une descente aux enfers surtout quand celui qui est supposé en être le père refuse la paternité. Bien des familles se remettent difficilement de ce déchirement exacerbé par les considérations socioreligieuses et un environnement juridique laissant peu de possibilités d’action à la femme.
Arame Faye voyait la vie en rose jusqu’au jour où elle a basculé pour en faire une douloureuse traversée. «Une erreur de jeunesse» l’a plongée dans les vicissitudes de l’existence humaine. Le récit de cette femme d’âge mûr exacerbe la déchirante douleur d’une époque tumultueuse : «J’ai eu un enfant hors des liens du mariage. Quand j’en ai parlé à la mère de mon amant, elle n’y a pas cru. Mon fils, aujourd’hui âgé de 25 ans, connaît la famille de son père mais n’entretient aucune relation avec elle. Pire, lorsqu’il y va, on le traite comme un pestiféré. En le déclarant, je lui ai donné le nom de sa famille paternelle. Son père ne s’occupe même pas de lui». Cette femme ne larmoie plus sur son sort mais reste affectée par celui qui frappe son fils et l’insensibilité de ce vieil amour de jeunesse. «Je suis passée par toutes les émotions : le dégoût, la haine, la résignation, l’apaisement… J’en ai voulu à l’homme qui prétendait m’aimer, puis j’ai détesté mon fils. Je me suis faite violence avant d’accepter cette situation et de la vivre dignement. Mais ce sont des choses qui ne s’oublient pas. Les gens seront toujours là pour te rappeler que tu as mis au monde un enfant naturel», confie-t-elle, le regard perdu.
De douloureux souvenirs refluent quand elle repense à ce qu’elle assimile à une «erreur de jeunesse» commise en pleine période de vacances sur l’enflammée Petite Côte. Soutenu par sa mère, le «géniteur» nie être l’auteur de la grossesse. Le monde s’arrête pour Arame Faye. Comme pour la narguer, celui qui lui promettait monts et merveilles se marie avec une autre femme. Une autre dame, qui préfère garder l’anonymat, a vécu la même mésaventure. Elle entretient son fils de trois ans dans la douce illusion d’un long voyage de celui qui n’a jamais reconnu être son père. «Ceux qui me courtisent ne voient jamais en moi une fille sérieuse. Ils cherchent juste à passer du bon temps car, pour eux, je suis une personne souillée qui n’a rien à préserver comme si je ne devais pas à cet enfant un minimum de dignité», dit la jeune mère, amère.
«Je suis comme un boulet pour mon prétendu père»
Les enfants naturels sont également en proie au chagrin. En plus de porter le poids du regard de la société, le rejet de la famille paternelle peut être un violent choc psychologique. Gilbert continue d’en subir les conséquences. «À l’âge de 17 ans, j’ai voulu me rapprocher de la famille de celui qui est censé être mon père. Celui-ci, issue d’une famille musulmane, a été plus réceptif à mon approche que ses parents. Ayant été élevé par ma grand-mère de foi chrétienne, je me suis toujours consacré à cette religion. Cela n’a sans doute pas facilité les choses. Le fait que cette famille soit plus nantie que la mienne a certainement jeté la suspicion sur une visée ambitieuse alors que je ne cherchais qu’à connaître celui que ma mère, dans la confidence, m’avait présenté comme mon père», confie ce quadragénaire à la mémoire suppliciée. Aujourd’hui, Gilbert a renoncé par découragement. Son orgueil était plus fort que ce désir ardent de connaître davantage son père qui ne l’a jamais reconnu, pour, pense-t-il, «sauvegarder son prestige social. J’étais comme un boulet pour lui. Ma mère, stoïque, a souffert en silence jusqu’à son dernier souffle. C’est la douloureuse impression que j’ai eue quand, pour la première fois, j’ai vu mon père. J’ai fait le premier pas mais je crois que la pression familiale a été plus forte que son envie de rectifier le tir».
Le refus de paternité est un drame social qui frappe plusieurs familles sénégalaises. Les pesanteurs sociales et le rapport à la religion poussent certains hommes au déni de la réalité. Lamine Daff est de ceux qui ont confessé leurs torts quand le remords est devenu obsédant et que l’âge a porté conseil. «J’étais un fougueux et insouciant jeune homme qui croquait la vie à pleines dents. J’ai engrossé une fille à l’âge de 21 ans. Pour ne pas m’embarrasser de cette responsabilité, j’ai nié en être l’auteur. Quand la petite et innocente fille a eu cinq ans, il devenait difficile de ne pas reconnaître l’évidence, mais je m’obstinais à ignorer cette ressemblance qui attirait les railleries de mes amis», dit-il, heureux toutefois d’être revenu à la raison. Cependant, le mal était déjà fait. La mère refuse toute relation entre le père et le fils gagné par la «rancune». La société sénégalaise avait trouvé des réponses à la question de la paternité lorsque la conception d’un enfant avait blessé les convenances. «Avant, lorsque cette situation se produisait, la famille de la fille allait voir celle du garçon afin de trouver un terrain d’entente. Si le garçon accepte, on lui propose alors de l’épouser après l’accouchement. S’il ne choisit pas cette option, l’enfant portera quand même son nom. Rares sont les fois où l’homme refusait car toute sa famille prenait part aux discussions. Il faut aussi regretter l’attitude des filles volages qui sèment le doute dans l’esprit de leurs amants», laisse entendre la griotte Ndèye Samb qui déplore l’éclatement de la cellule familiale où les jeunes sont, de plus en plus, laissés à eux-mêmes. Et d’innocents enfants à leur sort et égarement.
Le Code de la famille encourage-t-il le phénomène ?
Au Sénégal, le refus de paternité est courant car les possibilités judiciaires ne sont pas trop larges pour les mères célibataires. Le Code de la famille en offre davantage aux hommes. L’article 196 du dudit code précise que la recherche de paternité est interdite. Ainsi, l’établissement de la filiation paternelle est interdit à tout enfant qui n’est pas présumé issu du mariage ou n’a pas été volontairement reconnu par son père. Selon le professeur en Droit, Isaac Yankhoba Ndiaye, «c’est inadmissible que dans un pays comme le Sénégal qu’on refuse à un enfant de rechercher son père. Pire, il n’y a aucune possibilité judiciaire». Si le père décide de ne pas reconnaître son enfant, assure cet éminent juriste, aucun rapprochement paternel ne sera fait. La loi l’interdit. Isaac Yankhoba Ndiaye préconise une mise à jour du Code de la famille qui date de 1972. «Entre temps, la science a évolué et permet de déterminer avec précision la filiation paternelle», avance-t-il. D’après lui, «l’enfant naturel perd tous ses droits au Sénégal dans la mesure où il ne succède à personne». Ceci est, pour lui, un paradoxe dans la mesure où le Sénégal a ratifié toutes les conventions relatives à l’enfant interdisant toutes formes de discrimination.
Toutefois, le législateur a prévu une exception. L’article 211 prévoit que «l’enfant pourra établir sa filiation paternelle si le prétendu père a procédé ou fait procéder à son baptême ou lui a donné un prénom. Toutefois, ne pourront être entendues comme témoins que les personnes ayant assisté au baptême invoqué ou à l’imposition du prénom. La preuve contraire pourra être rapportée par tous moyens», indique le Code de la famille.
L’abrogation de l’article 196 préconisée
De l’avis d’Awa Cissé, membre de l’Association des juristes sénégalaises (Ajs), le Code de la famille permet la non reconnaissance d’un enfant naturel. «Ni le juge ni aucune autre personne ne sauraient y obliger le père.» Ainsi, la solution pour mettre fin au refus de paternité repose sur la refonte juridique notamment du Code de la famille. L’Ajs plaide pour l’abrogation de l’article 196 pour une harmonisation avec la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant, de même que la convention des Nations unies sur les droits de l’enfant.