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26 avril 2025
Développement
par Souleymane Gueye
RENIEMENT PERPÉTUEL ET INVARIABLES CHIENS DE GARDE
De Wade à Diomaye, la politique sénégalaise reste marquée par des promesses non tenues que des "experts" s'empressent de justifier par des arguments techniques. Une trahison systémique des valeurs fondamentales du pays
Au Sénégal, la parole donnée est sacrée. C’est une valeur fondamentale, ancrée dans notre culture, qui définit l’honneur d’un homme. Mais en politique, cette règle ne semble pas exister. Pire encore, chaque reniement est couvert, justifié, légitimé par une caste bien organisée : les chiens de garde du système qui veille à ce que rien ne change vraiment.
Des promesses envolées, des excuses bien rodées
Abdoulaye Wade jurait qu’il ne ferait pas de troisième mandat ? Il a tenté le coup, et ses sbires ont trouvé une astuce juridique pour nous le vendre.
Macky Sall s’était engagé à réduire son mandat à 5 ans ? Il a renié sa parole, et une armée d’experts est sortie de l’ombre pour nous expliquer que « c’était techniquement impossible ».
Diomaye avait promis de sortir le président du Conseil supérieur de la magistrature et Sonko lors des législatives d’annuler la loi d’amnistie ? Aujourd’hui, ils reculent… et comme par magie, les mêmes voix s’élèvent pour nous dire que « le contexte a changé ».
À chaque reniement, le même scénario : on nous endort avec du jargon technique, on nous fait croire que nous ne comprenons pas les « réalités du pouvoir »
Les chiens de garde du système
Ces experts, hauts fonctionnaires, consultants et juristes ne servent pas la démocratie. Ils servent le pouvoir. Leur mission ? Tuer dans l’œuf toute réforme qui pourrait réellement changer le système. Ils ne sont ni neutres ni objectifs : ce sont les gardiens du statu quo, ceux qui trouvent toujours une raison pour nous dire « ce n’est pas possible ».
Quand un président trahit sa parole, ce ne sont pas les électeurs qui protestent le plus. Non. Ce sont ces technocrates qui viennent nous faire la leçon : « Vous ne comprenez pas les réalités de l'Etat ».
Une caste d’experts au service du prince nous explique, avec un jargon compliqué, pourquoi « c’est plus compliqué que prévu ».
Mensonge ! Quand on donne sa parole, on la tient. C’est une question d’honneur, pas de technicité !
Ce qui a besoin de trop d’explications techniques n’est ni démocratique ni populaire
La démocratie repose sur une idée simple : le peuple décide et doit comprendre les choix faits en son nom. Or, chaque fois que l’on nous inonde de jargon et d’arguments techniques pour justifier une trahison, c’est une tentative d’éloigner le peuple du débat. Une loi, une réforme, une décision politique doivent être accessibles à tous. Si un gouvernement a besoin de longues explications complexes pour légitimer ses décisions, c’est qu’il sert des intérêts cachés et non la souveraineté populaire.
Une vraie réforme n’a pas besoin de justifications interminables : elle doit pouvoir être expliquée en une phrase. Si ce n’est pas le cas, c’est qu’elle ne vise pas l’intérêt du peuple, mais celui de quelques privilégiés.
Le peuple doit reprendre le pouvoir
Les Sénégalais doivent cesser d’accepter ces reniements sous prétexte qu’un expert leur a dit que c’était normal. La démocratie ne fonctionne que si le peuple exige des comptes !
Un président fait une promesse ? Il doit la tenir !
La technostructure s’oppose aux réformes ? On la balaie !
On nous dit que le système est trop complexe ? On le simplifie !
Assez des chiens de garde du pouvoir ! Assez de ces traîtres à la parole donnée ! Le Sénégal mérite mieux qu’une élite qui protège ses privilèges pendant que le peuple attend, toujours déçu, toujours trahi.
Les belles feuilles de notre littérature par Amadou Elimane Kane
ROUGES SILENCES DE FATIMATA DIALLO BA OU L'INTENSITÉ D’UN RÉALISME MAGIQUE
EXCLUSIF SENEPLUS - L’auteur semble nous dire toute l’importance de notre patrimoine éducationnel, celui qui nous aide à maintenir l’architecture de notre maison, même quand celle-ci chavire sous la tempête et les tremblements de la vie
Notre patrimoine littéraire est un espace dense de créativité et de beauté. La littérature est un art qui trouve sa place dans une époque, un contexte historique, un espace culturel, tout en révélant des vérités cachées de la réalité. La littérature est une alchimie entre esthétique et idées. C’est par la littérature que nous construisons notre récit qui s’inscrit dans la mémoire. Ainsi, la littérature africaine existe par sa singularité, son histoire et sa narration particulière. Les belles feuilles de notre littérature ont pour vocation de nous donner rendez-vous avec les créateurs du verbe et de leurs œuvres qui entrent en fusion avec nos talents et nos intelligences.
Il existe des romans, fonctionnant en fragments, qui s’apparentent à la nouvelle en reprenant les codes narratifs du texte court. Dans sa définition, la nouvelle est un genre littéraire qui est un récit court et qui comporte une action unique et intense, avec peu de personnages, et où le lecteur est immergé rapidement au cœur du récit. De manière classique, la résolution de la nouvelle est plutôt inattendue. La nouvelle peut être réaliste, fantastique ou provoquer un suspense intense jusqu’à l’acmé fulgurant du récit.
Rouges silences, le roman de Fatimata Diallo Ba, fonctionne comme un récit réaliste en fragments avec des passages qui relèvent du réalisme magique et qui produisent une voix narrative à part entière. Chaque personnage est très incarné et occupe un chapitre avec des formes variées entre narration extérieure et narration intime. La psyché des personnages et leurs contradictions humaines sont animées de pensées dont le style est propre à chacun.
Composée dans un style très fluide, la construction narrative est cependant astucieuse car elle utilise des variations hybrides avec une forme réaliste et fantastique à la fois.
Elle décide d’ouvrir les voix du vent, des arbres et des oiseaux. Le grand cèdre du Liban s’avance majestueusement et lui glisse son approbation aux oreilles.[1]
Ce procédé fait avancer le récit tout en produisant une surprise poétique et lyrique, tout en créant une écriture au langage singulier et qui s’apparente au réalisme magique.
On dit que celui-ci est venu de la littérature latino-américaine. Mais avec ses thèmes de solitude, d’amour, de temps et d’identité, le réalisme magique a rapidement transcendé les frontières. Dans le réalisme magique, les règles de la réalité sont flexibles et surprenantes. Les événements fantastiques sont acceptés comme une partie naturelle du monde décrit. Par exemple, un personnage peut converser avec des fantômes en toute simplicité ou une pluie de fleurs peut tomber du ciel sans que cela ne soulève de questions.
On peut dire également que la littérature africaine s’inspire de ce modèle depuis des décennies, voire que ce procédé est à la source de ses écrits littéraires.
Rouges silences raconte une histoire assez simple, celle d’une famille déracinée. Il y a le père Mor et la mère Yandé, mariés à leur insu, qui quittent le Sénégal pour s’installer à Paris en France. Ils ont deux filles, Sarra et Marie, nées en France qui se distinguent par leur appréhension culturelle et le monde qui les entoure. L’une est ancrée dans le désir d’apprendre et l’héritage africain tandis que l’autre se révolte et côtoie les limites en s’infligeant des violences. En arrière plan, il y a un personnage extérieur à la famille, Claudie, une femme prostituée, qui se dessine comme un contre-point à l’unité du récit.
Au moment où débute le récit, Mor est réduit à la solitude qui le ramène à ses démons et craint d’être tombé malade.
Mor a peur. Une peur sourde et intime l’étreint à chaque fois qu’il pose le regard sur les correspondances étendues sur le buffet blanc. [...] Mor a peur. Il n’ose pas ouvrir les lettres posées là, sur le buffet. Elles sentent la mort. S’il les ouvre, à coup sûr, il trouvera la confirmation du mal mystérieux dont il souffre.[2]
Mais la venue d’un homme le fait basculer dans l’horreur de la mémoire brisée par les violences de l’enfance. Et l’écriture de Fatimata Diallo Ba est là pour traduire ce qui ne peut être dit et qui s’est réfugié dans le corps de Mor comme une brutalité incontrôlable.
Ses sens perçoivent les grondements de la mer qui vient se briser en milliards de gouttes nappées d’écume blanche. Au loin des vagues furieuses et noires avancent, menaçantes vers les terres avant de se raviser et de mourir de dépit sur la plage. Une cabane perchée sur les hauteurs du village saturé d’odeurs de poissons séchés ou frits.[3]
Au même moment, Yandé est dans l’avion qui la ramène du Sénégal d’où elle est allée puiser la force de continuer. Son mariage avec Mor lui a été imposé et la violence a constitué leur union. Mais Yandé, éprise de justice et habitée de voix ancestrales, cherche à comprendre la férocité qui agite les actes de son mari, issus de la maltraitance de l’enfance. Chaque personnage est dessiné en fonction du tableau imposé par l’éducation et les affres qu’ils ont subies. Yandé reçoit la parole des ancêtres comme des voix qui exposent la vérité et qui l’aident à se relever.
Puis c’est un concert de claquements, de sifflements, de grondements, de frôlements qui occupe le silence de l’habitacle et enveloppe la jeune femme. Ah! Ces harmonies célestes qui saisissent son âme. Elle se glisse dans un espace clos où chantent en chœur plusieurs personnes qui semblent avoir le même âge.[4]
Ainsi les deux êtres que forment ce couple n’ont pas la même vision. Mor est emporté dans la profondeur de son passé qui se transforme en terreur tandis que Yandé se défait de ses tourments par la lumière spirituelle et de ce que l’on lui a enseigné.
Ici, l’auteur semble nous dire toute l’importance de notre patrimoine éducationnel, celui qui nous aide à maintenir l’architecture de notre maison, même quand celle-ci chavire sous la tempête et les tremblements de la vie. Les filles de Mor et Yandé ont pris de l’un et de l’autre. Sarra est du côté de l’éclat maternel transis que Marie se débat avec le feu qui l’habite, comme une héritière des déchirements de son père.
Ainsi la fonction spatio-temporelle du roman est renversée régulièrement par les va-et-vient entre la dureté du monde réel, l’obscurité du passé et la possibilité d’une éclaircie qui chevauche ce qui va advenir. Yandé est à la source des valeurs et malgré ses ressentiments envers Mor, elle l’accompagne sur la voie de la paix.
Le récit, qui se situe à Paris, apporte son lot de souffrances : exil, discriminations, mariage subi, violence conjugale, misère morale, prostitution et invisibilité humaine. Mais Yandé, force féminine et volontaire, s’accroche à la beauté de la terre africaine, aux symboles et aux rites pour transcender son quotidien. Le mythe revisité par la culture devient un soutien dans sa force évocatrice. Yandé possède la bonté du soin des corps et des âmes pour réparer le mal qui a été fait. Tout comme elle s'accroche à la lecture et à l’écriture pour comprendre le monde. De cet héritage, elle en fait un trésor qu’elle transmet à ses filles et à son entourage, comme une évidence.
Malgré la maladie, la mort et la difficulté à être dans un monde qui ne reconnaît pas la différence, l’issue du récit est plutôt tournée vers l’espérance. L’auteur nous dit que toute vie est un combat mais que celui-ci est affaire de chacun et de tous, arriver à former le chemin de sa destinée à travers les mots, à travers l’amour, à travers le pardon et espérer encore et toujours.
Rouges silences de Fatimata Diallo Ba est un roman qui bouleverse par les émotions qui traversent les personnages et qui sont traduites dans un style épuré mais tourné vers un cheminement poétique. La variation entre le réel et l’imaginaire constitue ici l’unité du récit. Fatimata Diallo Ba possède une vision littéraire singulière et surprenante qui s’inspire du caractère composite de la littérature africaine contemporaine qui, métissée par les espaces et le temps, propose un univers où les voix plurielles produisent des échos puissants et renaissants.
KHADY DIENE GAYE VEUT METTRE LES ACTEURS DE LA LUTTE AU PAS
Invitée de l'émission "Objection" ce dimanche, la ministre des Sports met fin au laxisme dans l'organisation des combats de lutte. Désormais, le dernier coup d'envoi sera sifflé à 18h30, sans exception
La ministre de la Jeunesse, des Sports et de la Culture, Mme Khady Diene Gaye, était l'invitée de l'émission "Objection" sur Sud FM ce dimanche 23 mars 2025. Parmi les sujets abordés, la question de l'indiscipline dans la lutte a particulièrement retenu l'attention.
Face aux problèmes récurrents de sécurité lors des combats de lutte, Mme Gaye a annoncé une série de mesures strictes qui seront désormais appliquées. "J'ai reçu l'ensemble des acteurs, les promoteurs, les associations de lutteurs, ainsi que le CNG de lutte, et plusieurs résolutions ont été adoptées," a-t-elle expliqué.
"Désormais, le dernier combat devra commencer au plus tard à 18h30, pour une fin à 19h, ce qui permettra à tous les spectateurs d'évacuer le stade en toute sécurité." Elle a insisté sur le fait que cette règle devra être "scrupuleusement respectée par les différents acteurs."
Autre point crucial abordé par la ministre : le respect des itinéraires prédéfinis pour les cortèges des lutteurs. "Très souvent, les champions demandaient le changement d'itinéraires au dernier moment, ce qui entraînait des problèmes de planification et de sécurisation," a-t-elle précisé. Dorénavant, "les lutteurs devront se conformer strictement aux itinéraires tracés en amont."
Concernant la billetterie, Mme Gaye a confirmé que les promoteurs n'émettront jamais plus de 20 000 billets pour l'arène nationale, dont la capacité est de 22 000 places. Les places restantes seront réservées aux accompagnants des lutteurs, aux membres du CNG et aux personnes concernées par le combat.
La ministre a également annoncé la création de portes d'entrée supplémentaires pour les lutteurs. "Souvent, ils se croisent au niveau de la même porte d'entrée à la même heure, ce qui était à l'origine d'échanges verbaux aboutissant parfois à des bagarres," a-t-elle expliqué.
Durant l'entretien, Mme Gaye a également abordé d'autres aspects de sa politique, notamment son plan d'investissement de 3,225 milliards FCFA pour la création de 25 plateaux sportifs multifonctionnels dans différentes communes, ainsi que ses projets pour le développement culturel.
Concernant la transparence dans la gestion, elle s'est engagée à mettre en place une revue trimestrielle de l'utilisation des fonds. "Je n'attendrai pas la fin de l'année budgétaire pour contrôler l'utilisation des ressources," a-t-elle assuré.
Native de Dakar mais ayant grandi à Joal-Fadiouth, Mme Gaye a rejoint le parti Pastef dès sa création en 2014. Après un an à la tête de ce ministère stratégique, elle reste convaincue que le sport et la culture sont des vecteurs essentiels de cohésion sociale et de développement pour la jeunesse sénégalaise.
SELON CAROLE DIOP, DIAMNIADIO EST UNE ERREUR
"Si on ne fait pas preuve de courage, Dakar finira par exploser". L'architecte dénonce l'absence de vision des autorités et l'impasse que représente Diamniadio, ville nouvelle construite sur des sols inadaptés et dépourvue des infrastructures essentielles
(SenePlus) - Dans un entretien accordé à Jeune Afrique, l'architecte Carole Diop, co-auteure avec Xavier Ricou de l'ouvrage "Dakar, métamorphoses d'une capitale", livre une analyse sans concession des défis urbanistiques que connaît la capitale sénégalaise. Entre préservation du patrimoine historique, frénésie immobilière et explosion démographique, Dakar se trouve à la croisée des chemins, et Diamniadio, la ville nouvelle censée désengorger la métropole, représente selon l'architecte "une erreur" stratégique majeure.
L'ouvrage, fruit de "deux personnes qui aiment vraiment cette ville, qui y sont nées et y ont grandi", comme le souligne Carole Diop, retrace l'évolution de Dakar depuis les premiers peuplements lébous jusqu'à ses défis contemporains. Xavier Ricou, co-auteur, partage ce sentiment de désarroi face aux transformations rapides : "Quand on a connu, comme moi, Dakar dans les années 1970-1980, on est forcément désemparé face aux changements de la ville, dans le domaine urbain, architectural et social."
Les chiffres parlent d'eux-mêmes : l'agglomération de Dakar occupe seulement 0,28% de la superficie du pays, mais concentre 22% de sa population et 80% de son activité économique, générant 60% du PIB sénégalais. Une hypercentralisation qui ne cesse de s'accentuer puisque, selon les projections citées dans l'entretien, l'agglomération comptera 7 millions d'habitants en 2030, contre 4 millions actuellement.
Face à cette pression démographique, les autorités ont misé sur la création de la ville nouvelle de Diamniadio pour désengorger la capitale. Une stratégie que Carole Diop critique sévèrement : "Diamniadio est une erreur. C'est une ville trop proche de Dakar, installée sur un terrain qui est plus propice à l'agriculture qu'à la construction."
L'architecte pointe notamment les problèmes techniques liés à la nature du sol : "Il comporte en effet beaucoup d'argiles gonflantes, ce qui nécessite l'utilisation de micropieux qui s'enfoncent à 15 mètres sous le sol." Au-delà de ces contraintes techniques, elle souligne l'absence des infrastructures essentielles à la vie urbaine : "Il lui manque aussi ce qui fait d'une ville une ville : des loisirs, des commerces, des écoles... Mais ce n'était pas la priorité des promoteurs."
L'entretien révèle également la tension permanente entre préservation du patrimoine et développement urbain. Carole Diop évoque les traces encore visibles de la présence historique des Lébous, premiers habitants de Dakar : "Certains 'péncs', ces villages mythiques traditionnels, composés d'un ensemble de concessions familiales qui regroupent des descendants d'un ancêtre commun, subsistent : il en reste six, toujours actifs, au Plateau, et six à la Médina, siège de la communauté lébou."
Cependant, elle constate que "la ville a pris le dessus sur ces sites. Les péncs sont devenus des espaces résiduels par rapport à ce qu'ils étaient." Cette évolution reflète une rupture plus profonde entre l'urbanisme moderne et les modes de vie traditionnels : "Dans l'habitat traditionnel, chaque membre de la famille a son espace privatif, et tous se retrouvent dans une cour intérieure ('heut', en wolof). La disparition de cet espace, autrefois réservé aux cérémonies religieuses et familiales, a entraîné le phénomène d'occupation des rues."
Au cœur des problèmes de Dakar se trouve le manque de planification, que les auteurs considèrent comme un "luxe réservé aux pays riches". Carole Diop insiste sur la nécessité d'une vision à long terme : "La planification d'une ville se fait sur un siècle ou un demi-siècle. Il y a des choses qui ne pourront pas être résolues, mais il faut arrêter les frais tant qu'il est encore temps."
Elle souligne également que "la démographie va plus vite que la planification de la ville" et exprime des doutes sur la destination réelle des nouvelles constructions : "Je doute que tous les immeubles qui sont en cours de construction soient destinés à ceux qui en ont vraiment besoin..."
Xavier Ricou partage cette inquiétude et lance un avertissement : "Il faut siffler la fin de la récréation. Ce n'est pas seulement une question de patrimoine, c'est une question de santé publique, de vivre-ensemble, une question économique. Si on ne fait pas preuve de courage, la ville finira par exploser, ou imploser."
Malgré ce constat alarmant, Carole Diop perçoit des signes encourageants dans l'attitude des nouvelles autorités. "L'Ordre des architectes réintroduit le dialogue avec le ministre de l'Urbanisme. Les nouvelles autorités se sont montrées ouvertes et à l'écoute, en attente de propositions et de solutions", affirme-t-elle.
Elle plaide pour un retour aux fondamentaux : "Si on respectait la réglementation et le rôle des architectes, ce serait déjà une bonne chose." Une approche qui rappelle l'époque de Léopold Sédar Senghor qui "avait une vision pour la ville : il a mis en place l'Ordre des architectes en 1972. Il a beaucoup travaillé avec des professionnels. Cela n'a pas été le cas de ses successeurs."
À travers cet entretien, Carole Diop et Xavier Ricou invitent à repenser fondamentalement le rapport à l'espace urbain. Comme ils l'écrivent dans leur ouvrage : "Nos villes doivent, dans leur architecture, leurs plans d'urbanisme et leurs élans, refléter les formes du vivre-ensemble que nous avons choisies. Ce qui suppose que nous ayons résolu la question de savoir, non pas qui nous sommes, mais plutôt qui nous voulons devenir."
POUR ERWAN DAVOUX, LE PARTI-ÉTAT ÉTOUFFE LA DÉMOCRATIE SÉNÉGALAISE
Journalistes intimidés, opposants persécutés, économie à l'arrêt : le Sénégal de Diomaye-Sonko inquiète. Le directeur de Geopolitics.fr analyse pointe "la dérive autoritaire" d'un duo obnubilé par sa" vengeance contre l'ancien régime"
(SenePlus) - Dans une analyse publiée sur le site Marianne, Erwan Davoux, directeur de Geopolitics.fr et ancien chargé de mission à la présidence de la République, dresse un bilan préoccupant de la première année de présidence de Bassirou Diomaye Faye. Son constat est sans appel : l'exercice du pouvoir par le Pastef révèle des tendances autoritaires inquiétantes qui menacent l'équilibre démocratique du pays.
Selon l'analyse d'Erwan Davoux, le parti majoritaire a réussi à concentrer un pouvoir considérable dans ses mains. Après la victoire de Bassirou Diomaye Faye à la présidentielle de mars 2024 avec 54% des voix, son parti a remporté une majorité écrasante lors des législatives d'octobre, s'attribuant "130 sièges sur les 165 que compte l'Assemblée nationale". Cette configuration politique inédite au Sénégal a mis fin à l'équilibre des pouvoirs qui caractérisait auparavant le pays.
"Au sein de la précédente Assemblée, une coalition de partis disposant d'une courte majorité invitait au compromis et au respect des droits de l'opposition. Tel n'est plus le cas", souligne l'auteur, qui cite comme exemple significatif l'abandon de la tradition qui voulait que la vice-présidence de l'Assemblée nationale revienne à l'opposition.
L'une des critiques principales formulées par Erwan Davoux concerne l'obsession du nouveau pouvoir pour le règlement de comptes avec l'administration précédente. "Tout le débat politique est monopolisé par les attaques contre l'ancien pouvoir alors que le Pastef est aux responsabilités depuis presque un an", note-t-il.
Au cœur de cette stratégie se trouve la question de la loi d'amnistie. Votée sous la présidence de Macky Sall, cette loi couvre "tous les faits susceptibles de revêtir la qualification d'infraction criminelle ou correctionnelle, commis entre le 1er février 2021 et le 25 février 2024" dans un contexte politique. Paradoxalement, cette même loi a permis à Diomaye Faye et à son Premier ministre Ousmane Sonko de sortir de prison avant les élections.
D'après l'analyste, "le Pastef avait claironné haut et fort qu'il l'abrogerait afin de mettre en cause les dirigeants précédents mais fait désormais machine arrière", probablement parce que l'abrogation "pourrait mettre dans une fâcheuse posture Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko qui en ont bénéficié".
L'article d'Erwan Davoux met également en lumière de graves atteintes aux libertés, notamment à la liberté de la presse. "Les journalistes qui entendent exercer leur métier avec une certaine indépendance sont dans le collimateur", affirme-t-il.
Le cas du site Dakaractu est emblématique : "l'un des [sites] plus suivis du pays a été contraint de fermer ses bureaux à Dakar et à l'exil, n'étant plus un média reconnu par le pouvoir". L'auteur rappelle également que le 4 octobre, le magazine Jeune Afrique s'interrogeait : "Sénégal : peut-on encore contredire Ousmane Sonko ?"
Le traitement réservé aux opposants politiques est tout aussi préoccupant. Davoux cite le cas du maire de Dakar, Barthélémy Dias, "ancien compagnon de route d'Ousmane Sonko avec lequel il est désormais brouillé", qui se trouve "interdit d'entrée dans son hôtel de ville" et a été "démis de ses fonctions de maire par un arrêté préfectoral".
Les députés de l'opposition ne sont pas épargnés : "Farba Ngom, un proche de l'ancien président, a vu son immunité levée dans des conditions pour le moins suspectes : aucune procédure judiciaire à son encontre mais un simple signalement effectué contre lui par une instance créée par le Pastef".
Pendant que le pouvoir se concentre sur sa "volonté de revanche", l'économie sénégalaise souffre, selon l'analyse. L'audit des finances publiques lancé par le nouveau gouvernement, qualifié de "bien tardif" par l'auteur, a eu des conséquences désastreuses : "L'effet indéniable et immédiat de ce document, qui poursuivait des fins avant tout politiciennes, a été de freiner les investisseurs, renforcer les difficultés à trouver un accord avec le Fonds monétaire international (FMI) et la dégradation de la note du Sénégal par l'agence de notation Moody's comme Standard & Poor's".
Le secteur du BTP est particulièrement touché : "En effet, il a été décidé l'arrêt des constructions dans une dizaine de zones du pays (afin de vérifier la légalité des permis de construire), dont le littoral de Dakar. Initialement prévue pour durer deux mois, cette situation perdure. Ce sont 10 000 emplois qui ont été perdus".
Sur la scène internationale, Erwan Davoux constate que "la voix du Sénégal, traditionnellement l'une des plus fortes sur le continent africain, grâce à l'excellence de sa diplomatie et à des chefs d'États emblématiques est quasiment atone".
Il rappelle que sous la présidence de Macky Sall, le Sénégal avait obtenu "que l'Afrique soit représentée au G20" et jouait "un rôle actif dans le dénouement de crises intra-africaines". Désormais, selon l'auteur, "tout cela appartient au passé" car le président et son Premier ministre "sont portés par un panafricanisme régional ambiant".
En conclusion, Erwan Davoux s'inquiète pour l'avenir de la démocratie sénégalaise. Il rappelle que "le Sénégal n'est ni le Mali, ni le Niger, ni le Burkina. C'est un pays à la tradition démocratique bien ancrée et dans lequel la conscience politique est élevée".
Face à cette situation, l'auteur s'interroge : "Pour l'instant, le duo qui dirige l'État résiste. Pour combien de temps encore ?"
par Thierno Alassane Sall
SUITE D’UNE HISTOIRE DE TROMPERIE
Contrairement à ce qu’ils racontent dans les médias depuis deux jours, la nouvelle proposition de loi interprétative demeure dans le même esprit que l’ancienne : Pastef veut une abrogation partielle de la loi d’amnistie
Nous avons pris connaissance de la nouvelle proposition de loi d’interprétation de la loi d’amnistie de Pastef qui prend la forme d’un amendement. Dans un document de six pages, le régime Pastef réécrit substantiellement le texte initial.
Cette modification est le signe que Pastef a compris le rejet de leur manipulation par les Sénégalais. En revanche, au lieu de se résoudre définitivement à réaliser la demande claire du peuple Sénégalais d’une abrogation totale de l’amnistie, Pastef continue dans la tromperie à travers la nouvelle mouture de sa proposition.
Contrairement à ce qu’ils racontent dans les médias depuis deux jours, la nouvelle proposition de loi interprétative demeure dans le même esprit que l’ancienne : Pastef veut une abrogation partielle de la loi d’amnistie. Leur « interprétation » s’inscrit dans cette logique en visant la modification du champ d’application de la loi d’amnistie. Leur faux débat sémantique sur la rétroactivité concerne alors également leur texte.
Nous y reviendrons dans les jours à venir dans une réponse détaillée à ce nouvel épisode du feuilleton de la tromperie.
LA VOIX DE L'AMÉRIQUE REFUSE DE SE TAIRE
Plusieurs syndicats et journalistes américains ont engagé une action en justice contre l'administration Trump pour contester la fermeture de l'Agence américaine des médias mondiaux, qu'ils qualifient d'attaque sans précédent contre la liberté de la presse
(SenePlus) - Des journalistes, fonctionnaires fédéraux et leurs syndicats ont déposé vendredi une plainte contre l'Agence américaine des médias mondiaux (USAGM), contestant la fermeture abrupte de cet organe crucial pour la liberté de la presse mondiale.
Selon un communiqué de presse publié le 21 mars 2025 par l'American Federation of State, County, and Municipal Employees (AFSCME), la poursuite judiciaire vise directement l'USAGM, son directeur par intérim Victor Morales et la conseillère spéciale Kari Lake.
La plainte, déposée devant le tribunal du district sud de New York, soutient que l'agence a failli à ses obligations légales et violé à la fois la liberté des journalistes et la séparation des pouvoirs. Les plaignants dénoncent une série de mesures drastiques : interdiction au personnel de se présenter au travail, suspension des contractuels, interruption des services et verrouillage des locaux de l'agence.
Parmi les plaignants figurent plusieurs organisations syndicales majeures, dont l'American Federation of Government Employees (AFGE), l'AFSCME, The NewsGuild-CWA, l'American Foreign Service Association (AFSA), ainsi que Reporters Sans Frontières (RSF) et sept employés individuels. La chef du bureau de la Maison Blanche de Voice of America (VOA), Patsy Widakuswara, est la principale plaignante.
"La VOA a été fondée pour diffuser la vérité et combattre la propagande des régimes autoritaires – il n'est donc pas surprenant que l'administration Trump tente de la démanteler", a déclaré Everett Kelley, président national de l'AFGE, dont le syndicat représente les employés de VOA et de l'Office of Cuba Broadcasting.
Lee Saunders, président de l'AFSCME, a qualifié cette action de "rien de moins qu'anti-américaine et une attaque de représailles contre les journalistes indépendants et les travailleurs qui ont consacré leur carrière à lutter contre les régimes oppressifs et la censure".
La plainte souligne l'importance historique de cette affaire : "Les journalistes de VOA ont consacré leur carrière à aider à construire les réseaux de l'USAGM en une force médiatique crédible avec des audiences mondiales de centaines de millions de personnes. Ce sont des fonctionnaires dévoués de la plus haute intégrité que les défendeurs ont calomniés sans fondement comme incompétents et, pire encore, comme des 'sympathisants terroristes'."
Les plaignants sont représentés par une coalition impressionnante d'organisations juridiques. Le Government Accountability Project représente les sept individus, tandis que le cabinet d'avocats new-yorkais Emery Celli Brinckerhoff Abady Ward & Maazel LLP représente 11 des 12 plaignants. Democracy Forward et leurs départements juridiques internes représentent l'AFGE, l'AFSCME, NewsGuild-CWA et l'AFSA. Le State Democracy Defenders Fund représente Reporters Sans Frontières, l'AFGE et l'AFSCME.
Jon Schleuss, président de NewsGuild-CWA, a rappelé l'importance fondamentale de cette bataille : "Le travail des journalistes de Radio Free Asia, Voice of America, Radio Free Europe et d'autres salles de presse garantit que ces libertés américaines fondamentales ne connaissent pas de frontières."
Pour Tom Yazdgerdi, président de l'American Foreign Service Association, "le démantèlement de l'Agence américaine des médias mondiaux sape le soft power de l'Amérique et sa crédibilité mondiale."
Clayton Weimers, directeur exécutif de RSF USA, a ajouté que "les régimes de censure autoritaires comme le Kremlin et le Parti communiste chinois applaudissent bruyamment à la mort de Voice of America."
Les plaignants demandent une réparation immédiate pour inverser la fermeture de l'Agence américaine des médias mondiaux. Andrew G. Celli, Jr., l'un des avocats, a déclaré : "La Voix de l'Amérique, ce sont de nombreuses, nombreuses voix ; nous sommes déterminés à faire entendre ces voix au tribunal – afin qu'elles puissent reprendre leur travail de communication avec le monde."
LA FIN DE L'USAID TELLE QU'ON LA CONNAÎT
"Plus sûr, plus fort, plus prospère" : c'est autour de ces trois piliers que l'administration Trump voudrait reconstruire l'architecture de l'assistance internationale américaine, au prix d'une transformation radicale de l'USAID
(SenePlus) - Un document détaillant une refonte complète de l'aide étrangère américaine circule à Washington, suscitant des réactions mitigées parmi les experts du développement international. Selon un article de Devex publié le 21 mars 2025 par Adva Saldinger et Elissa Miolene, ce plan viserait à réorganiser fondamentalement l'assistance américaine autour de trois piliers : "plus sûr, plus fort et plus prospère".
Le document de 13 pages, que Politico attribue à des conseillers du président Donald Trump, propose de remplacer l'USAID par une nouvelle "Agence américaine pour l'assistance humanitaire internationale" (IHA). Cette nouvelle entité, placée sous la tutelle du Département d'État, aurait un mandat beaucoup plus restreint, se concentrant uniquement sur la sécurité alimentaire, la santé mondiale, la réponse aux catastrophes et l'aide humanitaire.
L'efficacité de cette agence serait mesurée par des "indicateurs concrets" tels que l'endiguement des maladies, la prévention des famines et le nombre de vies sauvées, selon le mémorandum.
Le plan s'articule autour de trois axes principaux :
"Plus sûr" : La nouvelle IHA remplacerait l'USAID avec une mission strictement humanitaire.
"Plus fort" : Le Département d'État absorberait les programmes "à orientation politique" de l'USAID, notamment ceux promouvant la démocratie, la société civile, la liberté religieuse et l'autonomisation des femmes.
"Plus prospère" : La Millennium Challenge Corporation (MCC) et l'Agence américaine pour le commerce et le développement (USTDA) seraient intégrées à la Société financière internationale pour le développement (DFC), créant ainsi un contrepoids à l'initiative "La Ceinture et la Route" de la Chine.
Certains aspects de cette proposition reprennent des idées déjà existantes. Par exemple, les "accords de développement" mentionnés dans le document rappellent le modèle utilisé par la MCC depuis plus de vingt ans. De même, le financement basé sur les résultats est un concept déjà bien établi dans le secteur de l'aide.
Richard Crespin, du Center for Strategic and International Studies, estime que le mémo est "bien pensé" et reflète une compréhension approfondie des aspects législatifs et pratiques de l'aide étrangère.
Cependant, de nombreux experts expriment des préoccupations majeures. George Ingram, de la Brookings Institution, s'interroge sur le niveau d'aide que l'administration envisage de maintenir : "Quand on se débarrasse de 90% du personnel de l'USAID, cela limite considérablement la quantité d'aide et la façon dont on peut la fournir."
D'autres questions se posent sur la capacité du Département d'État à gérer l'aide humanitaire et sur le sort des milliers de programmes déjà supprimés. Larry Nowels, coprésident du Modernizing Foreign Assistance Network, qualifie la proposition de "malavisée", soulignant que les activités humanitaires et de développement sont intrinsèquement liées.
La proposition ne mentionne pas spécifiquement les effectifs, mais l'administration Trump a déjà réduit le personnel de l'USAID de 95% en deux mois. Un employé de l'USAID en congé administratif a exprimé des doutes sur la capacité d'une main-d'œuvre aussi réduite à superviser efficacement les programmes d'aide proposés.
Le document reconnaît que ces changements nécessiteraient l'intervention du Congrès pour modifier des lois de longue date. Certains observateurs notent que la proposition semble réduire considérablement la surveillance du Congrès sur l'aide étrangère.
"Si cette proposition devait aller de l'avant, elle forcerait le Congrès à commencer à s'impliquer et à décider s'il veut exercer son autorité et son rôle constitutionnel," affirme Ingram.
Alors que certains législateurs semblent informés des discussions, d'autres, démocrates comme républicains, paraissent toujours dans l'ignorance des actions de l'administration ou de ses plans futurs.
POUR L’EUROPE, LA FIN DU PARAPLUIE AMÉRICAIN
Alors que 55% des Européens craignent un conflit sur le continent, l'idée d'une défense européenne autonome gagne du terrain et séduit désormais une large majorité des opinions publiques
(SenePlus) - Un récent sondage paneuropéen révèle une inquiétude croissante des citoyens européens concernant les risques de conflit et une méfiance prononcée envers Donald Trump, poussant une majorité d'Européens à souhaiter une défense européenne autonome.
Le baromètre de l'opinion publique européenne "Quelle défense pour l'Europe ?", réalisé en mars 2025 par Le Grand Continent et Cluster17 auprès de 10 572 personnes dans neuf pays de l'Union européenne, met en lumière un sentiment d'insécurité généralisé et une volonté d'indépendance stratégique face aux États-Unis.
Plus de la moitié des Européens (55%) perçoivent le risque d'un conflit armé sur le territoire de l'Union européenne comme "élevé" ou "très élevé", avec des disparités importantes selon les pays. Sans surprise, les pays de l'Est sont les plus inquiets : 74% des Roumains et 71% des Polonais considèrent ce risque comme élevé, contre seulement 49% des Italiens.
Cette perception de menace s'accompagne d'une défiance marquée à l'égard de Vladimir Poutine, qui recueille le plus faible niveau de confiance parmi les dirigeants mondiaux avec une note moyenne de seulement 1,5 sur 10. À titre de comparaison, Volodymyr Zelensky obtient une note de 4,8 sur 10.
Trump perçu comme une menace, pas comme un allié
La méfiance envers Donald Trump est particulièrement prononcée. Près de deux tiers des sondés (63%) estiment que son élection a rendu le monde "moins sûr", et 51% le considèrent comme "un ennemi de l'Europe". Seuls 9% le voient comme "un ami de l'Europe".
Cette perception négative se retrouve dans l'opinion des Européens vis-à-vis des entreprises technologiques américaines, que 62% des sondés considèrent comme "une menace pour la souveraineté européenne". Une défiance qui touche également Elon Musk, perçu négativement par 71% des personnes interrogées, avec 55% estimant qu'on ne peut "pas du tout" lui faire confiance.
Face à ces menaces, une nette majorité d'Européens (70%) estime que "l'Union européenne ne doit compter que sur ses propres forces pour assurer sa sécurité et sa défense", contre seulement 10% qui pensent pouvoir s'appuyer sur les États-Unis de Donald Trump.
L'idée d'une défense européenne commune recueille un large soutien : 60% des personnes interrogées considèrent qu'une "défense européenne, avec une armée commune pour les pays de l'Union européenne" constitue la meilleure solution pour assurer leur sécurité, loin devant l'OTAN (14%) ou une armée nationale (19%).
Cette volonté d'autonomie stratégique se traduit également par un soutien majoritaire (71%) à l'idée d'obliger les pays membres de l'UE à "se fournir uniquement dans l'Union européenne pour renforcer la souveraineté militaire européenne", plutôt que d'acheter des armements américains comme c'est actuellement le cas pour plus de la moitié des importations d'armement.
Des Européens prêts à des efforts pour leur défense
L'enquête révèle également que 43% des Européens sont favorables à une hausse significative des dépenses militaires, estimant qu'il est "urgent de passer à 5% du PIB de l'Union européenne investi dans la défense pour se protéger des menaces militaires extérieures", contre 34% qui jugent qu'il y a "d'autres dépenses plus urgentes".
Plus surprenant, 52% des sondés se disent favorables à "l'établissement d'un service militaire obligatoire de 12 mois pour garantir la défense de l'Europe", avec un soutien particulièrement fort en Allemagne (68%).
L'extension de la dissuasion nucléaire française à l'ensemble des membres de l'UE est également soutenue par 61% des personnes interrogées, bien que de façon paradoxale, les Français soient parmi les moins enthousiastes (52% de soutien).
Concernant l'Ukraine, les avis sont plus partagés. Si 54% des Européens se disent favorables à ce que l'UE "s'engage militairement davantage auprès de l'Ukraine" face au retrait américain, 47% estiment que l'Ukraine "doit accepter de signer un traité de paix même si cela doit la conduire à céder la partie de son territoire occupé par la Russie", contre 35% qui soutiennent un engagement militaire "jusqu'à ce qu'elle reprenne le contrôle de ses territoires occupés".
Malgré cette lassitude, une majorité d'Européens (56%) reste favorable à l'intégration de l'Ukraine dans l'UE d'ici 2030, avec des variations importantes selon les pays : de 69% au Danemark à seulement 45% en France.
Une classe politique jugée insuffisante
L'enquête met également en lumière un mécontentement vis-à-vis des dirigeants européens, puisque 64% des sondés estiment que "les leaders européens ne sont pas à la hauteur des défis posés par la situation internationale". Seuls 36% jugent qu'ils sont à la hauteur, avec le Danemark comme exception notable (74% de satisfaction).
Face à l'administration Trump, les Européens privilégient majoritairement une attitude de "compromis" (47%) plutôt que "d'opposition" (33%) ou "d'alignement" (13%).
Ce sondage, réalisé du 11 au 14 mars 2025 selon la méthode des quotas, offre un aperçu inédit de l'opinion publique européenne face aux défis géopolitiques actuels et révèle une aspiration grandissante à l'autonomie stratégique de l'Europe, dans un contexte international perçu comme de plus en plus menaçant.
par Rahmane Idrissa
SOUVERAINISME SAHÉLIEN, BILAN D'ÉTAPE
La prétendue libération du Sahel cache une régression politique : sous couvert de souveraineté retrouvée, les militaires ont marginalisé la société civile et restauré un ordre ancien où le citoyen redevient sujet
Quatre ans après, le moment est venu de constater que la prétendue vague souverainiste du Sahel n’était qu’une bulle – et une bulle qui a crevé. Il y avait des raisons pour qu’elle soit une vague ; et, de mon point de vue très biaisé (libéral-humaniste et progressiste, si l’on doit mettre des mots sur ce point de vue), il y avait des raisons de vouloir qu’il soit une vague, comme jadis la démocratisation. Mais il n’a pu l’être et ne le pouvait sans doute pas.
Il faut partir du fait que le souverainisme est un phénomène exclusivement sahélien : au moins, c’est ce que nous dit l’observation empirique. La bulle qui a d’abord paru une vague ne s’est développée que dans le Sahel central, c’est-à-dire au Mali, au Burkina Faso et au Niger (dans l’ordre chronologique) ; mais le discours souverainiste, assorti de quelques actes de rigueur – visant certains aspects du partenariat avec la France ou du passé colonial – est utilisé au sommet de l’État au Sénégal (le Sahel côtier) et au Tchad (le Sahel extrême), dans des contextes politiques d’ailleurs très différents, voire diamétralement opposés. Des turbulences ont même atteint le nord Nigeria – la seule section du Sahel qui fusse « anglophone » – par contamination du Niger : on y a vu flotter le drapeau russe, emblème du souverainisme du Sahel central.
Autocritiques et victimes
Bien entendu, les ingrédients qui se sont concentrés pour former ce souverainisme sahélien existent ailleurs en Afrique, dans les consciences d’une section de la jeunesse et des élites. Pour bien le situer, il faut remarquer, en simplifiant un peu, que le débat africain doit se comprendre en une division entre les « Autocritiques » et les « Victimes ». L’origine du débat se trouve dans l’état désastreux du continent dans l’économie du monde, et la place au bas de l’échelle qui lui revient de manière systématique du point de vue d’à peu près tous les critères de vie collective que le système hégémonique actuel considère comme devant être standards. Cette réalité pose la question : à qui la faute ? Les Autocritiques répondent, « à nous » ; les Victimes, « aux autres, et surtout, aux Blancs, à l’Occident ».
Je dis que j’ai simplifié parce que, comme toujours, il s’agit ici d’un spectre, voire d’un kaléidoscope, plutôt que d’une opposition franche et tranchée. Il n’y a pas d’un côté ceux qui sont purement autocritiques et de l’autre ceux qui sont purement des victimaires. Plutôt, suivant les expériences, les sensibilités, les biais divers et variés, on est autocritique par rapport à un sujet donné, et victime par rapport à d’autres. Il est vrai que certains ont une plus grande tendance autocritique (c’est certainement mon cas) et d’autres une plus grande tendance victime. L’Autocritique va se focaliser sur les tares de nos sociétés et de nos systèmes politiques en les expliquant à travers nos fautes et erreurs, nos carences et incompétences, nos défauts intellectuels et moraux ; il appellera à une réforme en règle au plan social et individuel ; la révolution, à ses yeux, sera une révolution intérieure, une subversion des forces de retard, de stagnation et de division ; et son idéologie sera progressiste, ce qui revient à critiquer tout ce qui, au sein de nos sociétés, s’oppose à l’émancipation des plus vulnérables et à la remise en cause permanente que nécessite le désir de justice et d’inclusion dans un collectif très hétérogène, et tissu de contradictions. La Victime, au contraire, va se focaliser sur les étrangers hégémoniques (Occident) et le système international rendus responsables de notre misère à travers la domination (geo)politique, l’exploitation (géo)économique, les interventions et interférences en tout genre, la destruction ou l’oppression de notre identité par la volonté d’imposer des normes prétendument universelles ; il appellera à un retour à nos valeurs et fondements ; la révolution, à ses yeux, sera une révolution extérieure, une attaque contre les forces du mépris, du pillage et de la manipulation ; et son idéologie sera nationaliste, ce qui revient à mobiliser le peuple autour de l’identité nationale et du combat contre un ennemi fixe et permanent, qui, du point de vue des anciennes colonies françaises, est la France – coalisant toutes les déprédations et toutes les impositions contre lesquelles il convient de se révolter.
Ces deux positionnements entraînent toutes sortes d’implications et de conséquences au plan sociopolitique. Par exemple, le régime politique idéal de l’Autocritique est une sorte de démocratie, c’est-à-dire un régime politique qui reflète le fait que la société est hétérogène et pleine de contradictions ; personne ne détient à lui tout seul toute la vérité, si bien que le débat libre est nécessaire ; et la quête permanente de la justice nécessite une certaine flexibilité et fluidité du pouvoir politique, qui a tendance à stabiliser et ossifier les situations afin de protéger ses détenteurs du jour. Le régime politique idéal de la Victime est une forme de dictature, reflétant le fait que la société est moins importante que la nation, qui est un corps unifié qui a besoin d’un chef ; il y a une unanimité autour des valeurs et fondements, qui ne peuvent être remis en question, car cela saperait l’identité nationale ; et la lutte contre l’étranger dominateur et ses agents intérieurs implique une force, voire une violence ou cruauté du pouvoir, qui doit donc être rigide et concentré.
Le rapport à l’histoire est différent aussi : l’Autocritique cherche dans notre passé aussi bien les sources du retard et de l’entrave que les dynamiques de progrès et de l’émancipation, dans le but de combattre les unes et de s’inspirer des autres – si bien que l’histoire devient la mesure du progrès et des rechutes ; la Victime revit la geste éternelle et exaltante de la lutte entre l’oppression étrangère (occidentale) et de la libération, geste qui n’est jamais achevée, puisqu’on ne peut accepter qu’on a perdu, et reconnaître qu’on a gagné revient à cesser d’exister : la victime ne peut exister sans le bourreau, et donc le bourreau doit toujours exister.
Je précise à chaque fois « occidentale » parce que la psyché de la Victime, en contexte africain, ne reconnaît pas d’autre oppresseur, malgré quelques regimbements contre « les Arabes » (qui ont été de grands négriers) et les « Chinois ». (La psyché de la Victime pense à travers de telles grandes catégories essentialisantes, d’où les guillemets).
On peut trouver des meilleurs termes, bien sûr, que « autocritiques » et « victimes », mais ils décrivent bien le terrain. Et on voit que, par rapport à la réalité africaine, les « autocritiques » sont ce qu’il est convenu d’appeler ailleurs « la gauche », et les « victimes » sont la droite. À cet égard, j’ai toujours trouvé curieux que la gauche occidentale se coalise avec, et écoute plutôt les « victimes » que les « autocritiques », sauf dans les rares cas où les « victimes » vont jusqu’au bout de leur logique et dévoilent des couleurs sur lesquelles il est impossible de se tromper : des gens comme Kémi Séba révèlent alors que « les Africains » aussi peuvent être fascisants. Ce paradoxe s’explique sans doute par le fait que la gauche occidentale est plus préoccupée par sa bagarre avec la droite occidentale que par ce qui se passe en Afrique. Dans cette bagarre, les « victimes » sont plus utiles que les « autocritiques », qui paraissent même encombrants. En critiquant les sociétés africaines, les autocritiques peuvent apporter de l’eau au moulin des doctrinaires de droite en Occident, dans leur quête de validations pour leur racisme et leur arrogance identitaire ; tandis qu’en se prenant à l’Occident comme une entité impérialiste et raciste, les « victimes » confortent plutôt la position d’autocritique à travers laquelle la gauche se définit, tout en jetant une pierre dans le jardin de la droite. De l’autre côté, les « autocritiques » africains peuvent reconnaître une certaine vérité dans les critiques de l’Afrique en provenance de la droite occidentale, mais sans pouvoir y adhérer car ces critiques sont entachées d’un caractère systématique et racisant qui dénote une malveillance foncière vis-à-vis de l’Afrique. De ce fait, il n’y a pas de possibilité d’alliance structurante entre les gauches africaine et occidentale du fait de positionnements stratégiques différents sur leurs terrains respectifs.
La question de la souveraineté se pose différemment du point de vue des Autocritiques et des Victimes. Si les deux sont d’accord sur le fait que, dans le monde comme il va, les diverses entités politiques africaines (États, regroupements régionaux) doivent faire bloc et se tailler une marge d’autonomie propice à la défense de leurs intérêts, ils ne s’entendent pas sur ce que faire bloc implique ; sur ce qu’est l’autonomie ; et sur ce que sont les intérêts. À tous ces niveaux, les Autocritiques sont guidés par l’impératif du progrès et de la justice, les Victimes par ceux de l’identité et de l’adversité. Par exemple, les intérêts, du point de vue des Autocritiques, c’est le bien-être (welfare) des populations, et donc tout ce qui, dans le monde des relations internationales, peut porter du tort à ce bien-être est sujet à contentieux et conflit. Par suite, (1) la critique des relations internationales est nuancée et fine, puisque dans le système d’échanges et de rapports, certaines tendances favorisent le bien-être des citoyens, et d’autres lui portent tort ; et (2) il faut reformer et renforcer les institutions et organisations étatiques et nationales pour leur permettre de soutenir la défense de cet intérêt par une capacité d’agir et de faire pression notable. De l’autre côté, chez les Victimes, les intérêts, sont définis par rapport à l’ennemi : ils sont le contraire de ce que l’ennemi défend. Ainsi, si l’ennemi défend les droits humains, il est de notre intérêt de les attaquer et de s’en débarrasser. L’ennemi essaie perpétuellement de nous dominer et de nous contrôler, l’histoire le montre : pour savoir ce qu’il est important pour nous de faire, il ne s’agit plus que de voir ce qu’il nous demande de ne pas faire. Dans cette optique, le travail intérieur de réforme et renforcement n’est pas essentiel tant qu’on est en capacité de rejeter l’ennemi, soit concrètement par des actes de rupture, soit symboliquement par des actes permettant de l’humilier et de l’embarrasser (au sens où l’anglais parle, en argot, de « to own »). La souveraineté des Victimes est ainsi plus facile à proclamer que celle des Autocritiques. La souveraineté, du point de vue de ces derniers, requiert un plan et une vision stratégique, et donc du travail pour atteindre une fin ; celle du point de vue des premiers peut se contenter d’une navigation à vue et d’escarmouches tactiques, qui n’a pas de fin en vue (comme indiqué plus haut, la défaite est inacceptable, la victoire impossible).
Comme je l’ai indiqué, ces attitudes peuvent être mêlées parmi les groupes et les individus, ce d’autant plus qu’elles n’ont jamais été clarifiées, comme l’ont été les attitudes de gauche et de droite en Occident, par des mobilisations partisanes, des références culturelles bien établies, et une longue histoire de combats et de positionnements par rapport à des enjeux décisifs. Mais il faut reconnaître que la tendance victime est, aujourd’hui, plus puissante que la tendance autocritique au sein des intelligentsias et de la jeunesse africains, quoiqu’elle ne le soit pas au sein de la population générale – ce qui crée une sorte de contradiction entre l’élite pensante et les publics africains. Cette puissance n’est pas récente, mais le fait qu’elle génère pratiquement une pensée unique, une doxa, l’est.
Dans les années 1960, les deux tendances étaient inextricablement mêlées. Il fallait construire des nations indépendantes sur des sociétés modernes, ce qui impliquait de blâmer la « nuit coloniale » (formule d’époque) du point de vue de l’identité nationale (tendance victime) et les héritages régressifs (la triade féodalisme/obscurantisme/parasitisme) du passé « archaïque et arriéré » (autre formule d’époque) du point de vue du progrès social et sociétal (tendance autocritique). Il y avait des slogans tonitruants contre l’impérialisme et des plans de développement qui étaient de véritables projets de société, non de simples programmes électoraux. Les pays étaient dirigés par des partis uniques, mais il y avait plus de pluralisme au sein de ces partis que parmi les différents partis de l’ère démocratique, parce que s’y joignaient des syndicalistes, des féministes, des paysans, etc. – tout cela sous le principe du centralisme démocratique, avec des débats moins libres que dans un contexte libéral, mais plus sincères que sous une dictature.
Cependant, à partir des années 1970, le progressisme a commencé à reculer, sans doute principalement parce que son principal objet, le développement social et politique, était entré dans des blocages et effondrements qui en signalaient l’échec patent. Au Sahel, il y a eu une ultime tentative de le raviver sous Thomas Sankara, au Burkina Faso, mais cela n’a pas réussi. L’échec du développement s’est notamment traduit par l’afro-pessimisme, ce moment délétère (années 1980-90) où l’autocritique était devenue très difficile parce qu’elle renforçait la critique des tares africaines qui provenait d’Occident avec une empathie très limitée (empathie limitée d’ailleurs non pas par malignité ou mauvaise intention, mais parce que l’expérience occidentale – la vie dans la prospérité du capitalisme avancé et ses innombrables et souvent invisibles dividendes – formait une barrière psychologique qui empêchaient une généralité d’Occidentaux de se reconnaître dans ce que vivaient les Africains). Cette période d’humiliation et de sentiment d’être en dernière instance gouverné par des gens qui ne vous comprennent pas et ne peuvent donc vous aimer a alimenté une rancune en sourdine, dans laquelle a infusé la tendance victime – qui, elle aussi, avait été un moment estourbie par la chute du développement (c’est un véritable évènement que cette chute du développement en Afrique, et qui attend son historien). Naturellement, des choses comme les programmes d’ajustement structurel ou les déclarations à l’emporte-pièce de personnalités ou médias occidentaux (en zone francophone, celles de Nicolas Sarkozy sur la France qui n’aurait pas besoin de l’Afrique, ou encore sur l’homme africain qui ne serait pas entré dans l’histoire), ont fourni des preuves empiriques à ce sentiment de marginalisation et de domination. Et si la démocratisation rapprochait l’Afrique de l’Occident au plan des valeurs politiques, il se produisait tout de même un mouvement divergent, au plan des valeurs sociales et sociétales entre les deux entités – particulièrement entre l’Afrique et l’Europe, plus qu’entre l’Afrique et les États-Unis. La psyché africaine (celles des élites surtout) devenait très darwinienne et libertarienne – en actes plutôt qu’en doctrine, ce qui est pire en quelque façon – au plan social, et très conservatrice au plan sociétal, alors même qu’en Europe (plus qu’aux États-Unis) on restait très socialiste au plan social, en dépit de la doctrine néolibérale de l’Union européenne ; et on devenait très « société ouverte » au plan sociétal (tout le tintamarre « LGBT » qui donne des crises d’angoisse aux bons pères de famille de Dakar, Abuja et Lusaka).
Bien entendu, cette division ne sépare pas « l’Afrique » de « l’Occident » comme le voudrait le discours de la tendance victime en Afrique : elle est transversale aux sociétés du monde et indique, de cette façon, que la mondialisation n’a pas seulement approfondi les interdépendances matérielles, elle a créé un public moral sans frontière – particulièrement à l’ère des réseaux sociaux – qui aiguise les affrontements autour des comportements et des valeurs, opposant le plus souvent ceux qu’on peut globalement considérer comme des libéraux-humanistes à ceux qu’on pourrait qualifier de conservateurs-identitaires, et ce à travers la planète, avec des inflexions particulières à chaque contexte. Ainsi, en Afrique, le libéral-humanisme est identifié à « l’Occident » tandis que les conservateurs-identitaires sont ceux qui définissent leurs attitudes et opinions à travers l’essence culturelle de l’Afrique – essence qui peut être islamique dans les sociétés islamisées, chrétienne dans les christianisées, etc. Mais on retrouve des camps similaires à l’intérieur dudit Occident : la seule différence, c’est qu’en Afrique, le camp conservateur-identitaire est dominant, alors qu’en Occident, il y a un équilibre entre les deux camps (même si les conservateurs-identitaires clament que les libéraux-humanistes sont dominants). L’analyse « courte » la plus probante de ce phénomène que je connaisse est un essai de David Brooks, paru dans le New York Times il y a trois ans sous un titre parlant : « Globalization is Over. The Global Culture Wars Have Begun ».
Bref, pour en revenir à notre récit, la vieille tendance autocritique n’a pas récupéré : elle existe toujours, mais elle n’est pas audible et ne fait pas mouvement. Reprendra-t-elle un jour du poil de la bête ? Qui sait ! Je l’espère pour ma part, mais sa tâche a toujours été plus difficile, étant plus concrète et, pour ainsi dire, salissante ; et il lui faut réinventer un autre futur et d’autres lendemains qui chantent, puisque ceux jadis promus et promis – le développement et la modernisation tels qu’on les comprenait en 1965 – sont devenus inconcevables. Pendant ce temps, la tendance victime remplit le vide, s’imposant même parfois à des gens qui appartiendraient normalement à l’autre camp, mais qui se laissent entraîner par le mouvement, car c’est plus simple de ne pas nager à contre-courant, même si ledit courant nous entraîne vers l'abîme.
Au Sahel, au moins, le souverainisme tel qu’il a été récupéré par la dictature a clarifié les choses : pratiquement 100% de ceux qui relèvent de la tendance autocritique – même ceux qui n’en étaient pas tout à fait conscients, mais qui le sont à présent – ont été exclus du système par des voies plus ou moins désagréables : exil, emprisonnement, autocensure stricte et intégrale. Et ceux qui sont de l’équipe victime ont trouvé le régime qu’il leur fallait : militaire et victimaire, avec la posture sur la défensive et le drapeau bouchant l’horizon. Ils sont non pas tant la pensée unique que la seule voix autorisée.
Ce qui nous amène donc au sujet central de cet essai, la bulle souverainiste du Sahel.
La bulle souverainiste du Sahel
Il y a des bulles en politique comme en économie. La bulle est, en gros, un moment d’euphorie collective par rapport à une valeur donnée – soit une marchandise ou un bien en économie, un idéal ou une aspiration en politique – suscité par un évènement isolé, et qui change non pas le réel, mais notre perception du réel. C’est-à-dire qu’aucune valeur supplémentaire n’est ajoutée à la valeur initiale, mais on devient convaincu que la valeur initiale s’est démultipliée, et qu’on est devenu soudain plus riche (bulle économique) ou plus puissant (bulle politique). Mais la bulle finit par crever, nous laissant dans un état groggy, un état de désillusion et de gueule de bois.
En politique, ce processus ressemble parfois aux étapes d’une tragédie grecque, avec un élément déclencheur, le gonflement soudain de l’hubris, et une catastrophe sans remède. C’est ce qui s’est passé au Sahel.
L’élément déclencheur, en ce qui concerne la bulle économique, est un engouement généralisé pour une valeur, si bien que ce qui produit le gain économique pour les spéculateurs, ce n’est pas la valeur elle-même, mais l’engouement qui s’est fait autour d’elle. Dans le cas du Sahel, l’élément déclencheur fut un mouvement de panique – au sens où l’on parle de panique morale, sauf que, dans ce cas, il s’agissait d’une panique politique. La présence apparemment soudaine et ubiquitaire de forces étrangères, qu’il s’agisse d’ailleurs de forces armées ou de « forces » de stabilisation – c’est-à-dire les pourvoyeurs d’aide humanitaire et d’assistance en matière de biens publics – connotées occidentales, a été défini comme une invasion. Une grille de lecture fondée sur des émotions négatives – la peur, le ressentiment, la méfiance, et même, dans certains cas, la haine – a été appliquée à cette sorte d’interférence, se traduisant par des mots clefs alarmistes comme « occupation » et « pillage ». Cette grille de lecture a généré un narratif très adaptatif qui savait, (1) évoluer suivant les évènements pour maintenir et préserver ses thèses centrales, qui pouvaient se résumer comme une sorte de complot occidental contre le Sahel (ces thèses, étant complotistes, voyaient des complots partout), et (2) se couler dans des mentalités très différentes pour obtenir les mêmes résultats. Par exemple, le narratif du pillage : les gens instruits le déclinaient sous la forme, « les Occidentaux (plus souvent, les Français) organisent la destruction de nos pays par les djihadistes afin de faire main basse sur leurs énormes richesses minières » ; mais j’ai une fois interviewé un notable rural qui a appliqué ce narratif à son niveau de compréhension de la réalité, et m’a expliqué que les Français faisaient atterrir des avions près de son village afin d’embarquer le bétail qui leur était pris par les djihadistes. (Il faut savoir que dans la langue du cru le mot pour « richesse » est le même que le mot pour « bétail ». Il est vrai qu’en français, « cheptel » et « capital » ont la même étymologie). Certaines de ces peurs trouvaient leur source dans des traumatismes récents. Toute l’Afrique, et pas seulement le Sahel, a été choquée par la manière dont la France et la Grande-Bretagne, avec le blanc-seing otanesque des États-Unis, ont précipité la chute et le meurtre du colonel Kadhafi, un personnage que l’Occident officiel – pour reprendre la formule de Vladimir Poutine – considérait comme une brute sanguinaire alors que l’opinion générale, sur le continent, était qu’il était ce rare leader africain qui joignait l’acte à la parole dans la promotion de la cause africaine. Cette action a été considérée en Afrique comme un attentat contre le continent. Rien n’a mieux prédisposé les Africains à soutenir Poutine contre l’OTAN. Elle a fait connaître l’OTAN jusque dans les chaumières, et de la plus désastreuse façon. Aussi n’ai-je pas été surpris de recevoir par WhatsApp dès le 28 juillet 2023, le lendemain du putsch de Niamey, une rumeur panique (« transférées plusieurs fois ») circulant dans cette capitale et qui clamait que « les troupes de l’OTAN » allaient être parachutées sur le Camp Bagagi (une caserne qui se trouve au centre de la ville) pour commettre un nouvel attentat anti-africain.
L’apparition de la bulle s’est faite de manière différente dans chacun des trois pays, mais elle a partout obéi à la même logique.
Au Mali, la bulle a précédé le putsch, et elle pouvait potentiellement réaliser les investissements de certains des acteurs – elle aurait très bien pu aboutir, à un moment donné, à une république islamique sous la houlette de l’imam Dicko ; elle devait mener, aux yeux des intellectuels progressistes, à une « refondation » de la nation à travers la démocratie délibérante (c’est de là qu’est venue l’idées d’assises nationales). Il s’agirait-là, pour ces acteurs, de l’acquisition d’une certaine souveraineté : les salafistes disent depuis des décennies qu’étant donné la démographie massivement islamique du Mali, ce pays se devait d’avoir une république islamique, et n’en était empêché que par « la laïcité à la française » (la formule n’est pas tout à fait exacte si l’on considère la pratique malienne de la laïcité, mais ajouter « français » à quelque chose de ce genre permet de le rendre encore plus horrible aux yeux des militants) ; les progressistes et panafricains souhaitaient remplacer la « démocratie à l’occidentale » par une « démocratie endogène », ce qui était là le fin mot de la souveraineté à leurs yeux – même si les linéaments concrets de cette démocratie endogène n’étaient pas très clairs.
Au Burkina, la bulle a accompagné le putsch. Le capitaine Traoré l’a d’ailleurs astucieusement utilisée pour précipiter la chute du lieutenant Damiba, lorsqu’il a fait répandre le bruit que ce dernier comptait faire appel aux militaires français du contingent Sabre pour sauver son pouvoir.
Au Niger, la bulle a suivi le putsch, en grande partie à cause de la réaction maladroite de la Cédéao de Bola Tinubu, un leader mal renseigné sur l’état d’esprit dans le pays voisin (les Anglophones d’Afrique de l’Ouest, en général, ne comprennent pas grand-chose de ce qui se passe dans les pays francophones, et vice-versa).
Lorsqu’une bulle est en pleine activité, elle prend des caractères de réalité impressionnants. L’observateur froid sent que c’est une activité pathologique, un peu comme la spéculation dans le domaine économique. Mais elle donne l’impression de pouvoir produire une réalité nouvelle (ce qui est antithétique avec son caractère de bulle), parce qu’on a tendance à confondre l’unanimisme qu’elle met en scène à grand bruit avec une véritable force socio-politique capable de changer le réel.
Le moteur de cette activité pathologique, c’est l’hubris, une passion exaltée et orgueilleuse, et toujours punie. L’hubris, ce fut ce moment d’ivresse qui s’est produit lorsque les frappés de panique se sont rendus compte qu’ils pouvaient provoquer le départ des « occupants » et dire merde à la France et à la « communauté internationale » (ONU, États occidentaux, organisations régionales et sous-régionales) sans que, apparemment, ceux-ci puissent y faire quoi que ce soit. Ce fut une manière de divine surprise qui a entraîné les Sahéliens dans d’extraordinaires excès d’arrogance amère et exaltée, aussi bien dans le verbe que dans l’action. L’humiliation presque sadique infligée à l’ambassadeur de France, Sylvain Itté, par les putschistes nigériens, est une illustration archétypale de ce moment où nous avons dévoilé notre laid visage de rancune souffrante et de goût d’une vengeance petite, dépourvue de toute noblesse.
L’hubris est un moment étrange, qui mêle, chez celui qui en est atteint, un intense sentiment de puissance à la conviction d’avoir raison sur toute la ligne alors même que ceux qui l’observent froidement de l’extérieur mesurent toute sa faiblesse et toute sa déraison, sans que cependant leur voix teintée de pitié et d’étonnement puisse le toucher. Lorsqu’il est collectif, il se manifeste par une euphorie publique gonflée de vanité absurde. J’en recevais les échos du Niger à l’automne 2023. Un de mes amis, qui n’était pas le moins du monde atteint de la fièvre générale, me décrivait des scènes navrantes, comme ces petits talibés qui s’égaillaient dans les rues en brandissant des drapeaux du Niger, heureux d’être – à ce qu’on leur avait dit – libérés.
Cet hubris populaire a été perçu, à l’extérieur du Sahel, comme la voix du peuple. Petit à petit, et parfois assez rapidement (cas des États-Unis) les puissances qui se disaient championnes de la démocratie, valeur politique que les Occidentaux prétendaient partager avec les Africains, ainsi que la Cédéao, se sont alignées sur ce qui semblait être la volonté générale des Sahéliens. Dans ce moment d’arrogance hubristique, cela ne les a pas protégées des insultes, suspicions et avanies aussi peu diplomatiques que contre-productives. Une « victoire » a été ainsi obtenue sur celui qu’on croyait être l’ennemi : la démocratie, l’Occident, la France, la Cédéao… Mais au fur et à mesure que l’étendue de cette victoire apparaissait, on comprenait qu’il s’agissait, en réalité, d’une terrible défaite (je reviens plus loin sur ce « on »). La bulle commença à faire pschhhttt, et à un moment donné, elle fut crevée par ceux-là même dont elle avait favorisé la prise de pouvoir.
Une bulle crève parce qu’elle n’est pas une vague. La comparaison, ici, peut se faire avec la démocratisation des années 1990, qui était une vague, dans le sens où elle a effectivement changé le réel par rapport aux régimes prétoriens qui étaient en place auparavant. Sous son impulsion, un espace public peuplé d’une presse écrite et audiovisuelle libre et d’associations de défenses de toutes sortes de droits s’est mis en place, des institutions politiques nouvelles sont apparues, y compris un parlement réellement multipartite (contrairement aux parlements de parti unique des années 1960), et un appareillage d’administration d’un état de droit. Les pays sont devenus des républiques, leurs habitants, des citoyens. On sait, bien sûr, tous les problèmes et dysfonctionnements qui sont ensuite apparus, mais la démocratisation n’était pas une bulle, comme elle l’a prouvé en se répandant, en dépit d’obstacles ardus et tenaces, dans des espaces socio-politiques de plus en plus étendus : par exemple, la décentralisation, adoptée par les pays à la fin des années 1990 et au début des années 2000, était surtout l’extension des institutions de la démocratie dans l’espace rural, avec parfois des effets révolutionnaires (par exemple, dans les terroirs encore dominés par des seigneuries et marqués par des infériorités sociales allant jusqu’à l’esclavage – notamment parmi les Touareg et les Peuls – le vote a donné un pouvoir réel à des masses marginalisées par les dominations traditionnelles, au point de déstabiliser et parfois de renverser les seigneuries).
Par contraste, le souverainisme n’a rien créé de neuf. Au contraire, en aboutissant à des dictatures militaires, il a mené à la destruction ou à la déréalisation de ce qui avait été créé trente ans plus tôt.
La bulle souverainiste, en enfiévrant l’opinion générale sahélienne, a attiré des groupes de spéculateurs politiques différents quant à leurs origines sociopolitiques, mais rassemblés par la même adhésion à la tendance victime : les panafricains mouture XXIe siècle, les religieux (musulmans, chrétiens, « traditionalistes »), et les culturalistes (très minoritaires : par exemple, les kémites). Tous espéraient profiter de ce moment pour réaliser leur rêve, et si le rêve n’était pas le même, quelque chose de nouveau aurait pu sortir de cette congrégation hétéroclite si ces différents groupes avaient réellement pu tenir des assises nationales libres. Ce fut l’occasion, très brève, et qui ne s’est présentée qu’au Mali, où quelque chose de similaire aux conférences nationales de 1991-93 aurait pu transformer la bulle en vague souverainiste : car, après tout, la démocratisation du Sahel aurait très bien pu éclater comme une bulle, c’est ce qui est arrivé par exemple à travers l’Afrique centrale à la même époque. La différence entre 1991-93 et 2021-23, c’est qu’alors les militaires avaient été mis sur la touche, alors que cette fois-ci, ils sont aux manettes.
Achille Mbembé a écrit récemment une analyse qui revient à expliquer l’avènement des militaires comme un retour à la situation coloniale : la perte du statut de citoyen et la chute dans celle de sujet. C’est historiquement un peu plus compliqué et intéressant que cela – et il faut remonter à plus loin dans le temps pour comprendre l’ensemble de la dynamique.
Les sociétés sahéliennes d’avant le colonialisme existaient sous deux formes : les communautés politiques acéphales (dans mes écrits, je les appelle coetii, pluriel de coetus, un mot latin qui veut dire « association politique »), et les États-canton, comme les appelait Maurice Delafosse, qui en fait une bonne description. Ces derniers, qui étaient des royaumes ou des seigneuries, avaient une élite trifide, une aristocratie militaire, un collège de prêtres et/ou des marabouts, et une communauté de grands marchands – tous la plupart du temps organisés en lignages. La tête de l’État était occupée par l’aristocratie militaire et son chef.
Cela n’avait rien d’extraordinaire et je ne suis pas, ici, en train de décrire une sorte d’organisation atavique de la société sahélienne. Les sociétés d’ancien régime d’Europe étaient organisées de façon très similaire dans leur structure élitaire : aristocratie, clergé, bourgeoisie – et la participation au pouvoir d’État était normalement réservée à l’aristocratie. (Qu’on se souvienne de Saint-Simon qui reprocha à Louis XIV et à ses ministres non nobles d’avoir imposé un « long règne de vile bourgeoisie », pratique d’ailleurs abandonnée par ses successeurs).
La colonisation a effectivement traité les populations du Sahel en sujets ; et de plus, comme l’indique Mbembé, elle l’a fait à travers un certain primat du militarisme (le Sahel intérieur – du Mali au Tchad – est longtemps resté une sorte de frontier, au sens américain, de l’Empire français – avec ce qu’on pourrait qualifier d’un « long règne de vile soldatesque »). Mais c’est elle, également, qui a introduit dans la région une élite politique civile, qui n’existait pas auparavant – une élite capable de participer et de détenir le pouvoir politique sans exciper de la force militaire ni de la légitimité religieuse, sur la base d’un savoir laïc et de l’esprit de la loi citoyenne. À l’arrivée du colonisateur, il n’y avait, en fait d’États dans le Sahel, que des États religieux (des théocraties) et militaires (des statrocraties), voire un mélange des deux (l’Almamy Samory Touré et ses Sofas), mais aucun État civil. À son départ, il n’y avait que des États civils, ou du moins qui aspiraient à l’être et à le demeurer.
Par suite, l’histoire politique du Sahel indépendant peut se lire comme une lutte titanesque entre ces deux élites, les militaires et les civils. Les militaires ont l’avantage de posséder les armes, les civils ne peuvent se reposer que sur les normes héritées de l’État civil métropolitain (la France en ce qui concerne le Sahel, d’où l’importance de la référence « républicaine », et notamment l’injonction faite à l’armée d’être républicaine). Il y a, de fait, quelque chose d’« endogène » (suivant le sens pseudo-identitaire que la tendance victime donne à ce terme) dans le pouvoir militaire au Sahel : en tout cas, comme l’autorité maraboutique, auquel il s’associe volontiers (c’est, de façon spectaculaire, le cas en ce moment dans les trois pays), il bénéficie d’une mémoire historique plus longue dans la région.
Le pouvoir civil a été attaqué dès 1963 au Niger, par un leader militaire, trois ans seulement après l’indépendance ; en 1966, le pouvoir militaire s’est imposé au Burkina (Haute-Volta) ; puis en 1968 au Mali. Il s’est finalement installé au Niger en 1974 et au Tchad, l’année suivante. Si on totalise les nombres d’années de pouvoir militaire contre les nombres d’années de pouvoir civil dans les trois pays, et surtout si l’on admet que le pouvoir de Blaise Compaoré était en réalité plus militaire que civil, les militaires ont régné pendant plus de temps dans les trois pays que les civils, depuis l’indépendance. Le pouvoir militaire s’est aussi toujours imposé plus facilement à la population, non seulement parce qu’il fait peur – car c’est un pouvoir basé sur le commandement, non la loi – mais aussi parce qu’il suscite certains naïfs préjugés favorables parmi les masses. Cela n’est certes pas particulier au Sahel, mais j’ai toujours été frappé par des faits banals, et révélateurs par leur banalité même, comme ceci par exemple : les véhicules de transport public au Sahel (Mali, Niger, Burkina) sont souvent ornés de macarons portant le portrait de personnes célèbres. Dans l’ordre des figures de leadership, seuls sont représentés sur ces vignettes des chefs militaires et des marabouts, jamais des leaders civils. Je ne crois pas que ce genre de choses renvoie à un héritage colonial : cela remonte à notre ancien régime – et contrairement aux Français, nous n’avons pas fait de révolutions.
Par exemple, je disais : pouvoir basé sur le commandement, non la loi. Aujourd’hui, pour dire « loi » en haoussa, on utilise le mot doka. Mais la doka n’est pas une loi, c’est un édit, voire un oukase. Dans le système étatique haoussa, il n’y avait pas de lois au sens où on l’entend aujourd’hui. Il y avait des coutumes (al’adu) et des commandements (doka). Aujourd’hui, avec leurs législatures factices, voire pas de législature du tout (Niger), les pays du Sahel existent largement sous l’égide de l’oukase plutôt que de la loi. Il n’y a pas longtemps, la junte de Niamey a pris une décision exposant à de lourdes peines toute personne qui accueillerait un étranger suspect. Cela m’a aussitôt fait songer à une comédie haoussa qui passait souvent à la télévision nigérienne dans les années 1980, et qui illustrait le pouvoir ubuesque des princes d’ancien régime, Sarki ya hanna sabkan bako, « Le roi a interdit d’accueillir des étrangers ». (Le comique de l’affaire étant qu’un monsieur a reçu par erreur un étranger et essaie d’échapper à la punition en le cachant dans une malle – d’où une série de quiproquos).
Dans cette perspective, il n’est pas surprenant que lorsque les militaires ont finalement voulu asseoir leur pouvoir, ils ont eux-mêmes crevé la bulle. Les intellectuels francophones, qu’ils se disent progressistes, révolutionnaires, panafricains ou autre, ont été plus ou moins brutalement marginalisés, car ils font partie de l’élite civile, exogène par rapport au vieux système élitaire sahélien et surtout, capables, si on leur lâchait la bride, de recommencer des revendications et des critiques sur la base des normes de l’État civil. Ceux, parmi eux, qui ne s’étaient pas soumis ont été attaqués comme étant des « apatrides », des agents de la France et de l’étranger ; ceux qui se sont soumis ont néanmoins été humiliés et réduits à l’état de citron qu’on presse et jette, comme les premiers-ministres du Mali et du Burkina. En revanche, des liens étroits ont été établis avec les religieux (y compris chrétiens), qui incitent la population à la patience et à la soumission.
Gueule de bois
Aujourd’hui, la bulle a complètement crevé. Les pays sont dirigés par une faction militaire entourée d’une clientèle et de tous ceux que satisfait l’apparent triomphe de la tendance victime ; et le reste de la population est tombé dans l’état de sujets, privés de représentation politique, d’espace public, et de l’initiative citoyenne dans le cadre d’une société civile. Et malheureusement pour elle, s’il était possible de s’agiter sans fin contre des dirigeants civils dans un cadre démocratique que l’on croyait sans valeur, il paraît trop dangereux de s’opposer à des militaires insensibles à la loi et détenteurs de la force brute, à qui on a imprudemment passé toutes les transgressions jusqu’à ce qu’ils se trouvent en capacité d’opprimer et de réprimer sans entrave.
Aujourd’hui que la bulle a crevé, l’opinion générale (c’est elle, le « on » à qui j’ai fait allusion plus haut) est dans une sorte de stupéfaction face à la catastrophe qu’elle a elle-même provoquée :
Inexorables dieux, qui m’avez trop servi
À quels mortels regrets ma vie est réservée !
On parle de « mode résignation », de « allons seulement ». Mais la résignation n’est probablement qu’une phase. Personne n’aidera les Sahéliens à retrouver leur liberté perdue. Les Occidentaux feignent de croire qu’ils désirent avoir sur l’échine cette botte militaire, et du reste, ils n’ont jamais vraiment cru que les Sahéliens étaient capables de démocratie ; la Cédéao n’est plus qu’une vue de l’esprit : elle a été véritablement vaincue, surtout parce qu’elle n’a pas voulu se battre. Aujourd’hui, les dangers apparaissent, qui la mineront. Le président bissau-guinéen a chassé sa délégation, qui voulait le persuader de régler les nombreux contentieux qui l’opposent à ses adversaires politiques – et il s’est rapproché de Poutine, le patron des dictateurs. Au Togo, le ministre Dussey, qui se pose, dans son site web, en panafricain victimaire (il s’est fendu récemment d’un discours anti-occidental où il se dit « fatigué » de se voir imposer des choses par l’Occident, dans un Togo que ledit Occident a pourtant laissé mijoter en paix dans sa dictature néronienne), veut rejoindre le club des juntes du Sahel – avec, à la clef, la mise à disposition du port de Lomé ; mis en appétit par le même juteux marché, Mahama, le nouveau président démocratiquement élu du Ghana courtise les juntes, avec sans doute en tête les retombées possibles pour les ports d’Accra et de Téma – ceci, dans un pays où une jeunesse frustrée admire « le président IB » (le dictateur du Burkina) et se raconte des histoires dorées sur le despote militaire Jerry Rawlings.
Mais ce n’est pas la fin de l’histoire. Malgré leur peur du béret et les legs de l’histoire, les Sahéliens se sont soulevés à plusieurs reprises contre un pouvoir militaire, au moins au Burkina Faso et au Mali ; et parmi les militaires même il y a des « civils » ou, plus précisément, des républicains, qui se taisent ou parfois – au Burkina surtout – sont « purgés ». Le discours est en train de changer, au point que même la France apparemment honnie retrouve des sympathies. Ce genre de chose annonce toujours un changement dans les opinions et les attitudes. Si les juntes ne s’adaptent pas en changeant à temps de trajectoire, une convergence dangereuse peut se faire entre une colère populaire de plus en plus expressive, et les risques accrus d’un coup d’État républicain. Après tout, au Sahel, il n’y a jamais de coup d’État sans une effervescence préalable de l’opinion générale – ce qui explique un phénomène qui étonne toujours les observateurs étrangers, la « popularité » de ces putschs. C’est qu’ils sont littéralement des putschs populaires, c’est-à-dire répondant aux vœux de la population ; et lorsqu’ils ne le sont pas, la population le fait savoir, comme cela est arrivé à Gilbert Diendiéré en 2015. Si les militaires républicains se tiennent présentement à carreau, c’est que la population n’a pas encore manifesté le degré nécessaire de mécontentement et de colère. Elle est encore en mode résignation : mais ce serait une erreur de croire qu’elle y serait éternellement.
Les autres Sahéliens
Pour finir, quid du Sénégal et du Tchad ?
Le Sénégal est un cas intéressant. Il n’a pas connu de bulle souverainiste – les causes qui ont généré ce phénomène au Sahel intérieur n’y existaient pas – mais a porté au pouvoir un parti souverainiste. L’intéressant, peut-être, dans cette affaire, c’est qu’il n’y a qu’au Sénégal qu’il y a un parti souverainiste. Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas étudié la question, mais cela reflète en tout état de cause la sophistication et la complexité de la scène politique sénégalaise. D’ailleurs, ce n’est pas parce qu’il est souverainiste qu’il a gagné l’élection, détail qui nous ramène à quelque chose que j’ai dit au début de cet essai à propos de la contradiction entre le public et l’élite pensante. Les Sénégalais, comme d’ailleurs les populations du Sahel avant leur fièvre souverainiste, veulent de la bonne gouvernance et un leadership pas trop sale – au minimum. Ils ont voté Pastef parce qu’il leur a promis ces deux choses, pas à cause de la souveraineté. C’est exactement la même raison pourquoi John Dramani Mahama a gagné l’élection au Ghana. J’étais au Ghana en juillet, et le discours public s’était braqué contre le président Akufo-Addo de façon similaire à ce qui s’était passé naguère au Sénégal contre Macky Sall (même si Sall l’a plus cherché, comme on dit, que Akufo-Addo). En décembre, lors d’un séjour prolongé à Dakar, j’ai constaté que le public commence déjà à exiger plus de résultats de l’équipe au pouvoir dans ces domaines, avec une certaine virulence. Le Pastef promeut, cependant, toujours la cause souverainiste, tendance victime, et lors de mes nombreux déplacements en taxi, j’ai pu constater que les ondes radio étaient inondées par des débats ou, le plus souvent, des monologues passionnés sur la traite négrière et le camp de Thiaroye. Le Pastef dit qu’il fait du souverainisme de gauche – sans doute parce que l’anti-impérialisme est marqué à gauche : mais si cela est vrai dans le contexte occidental, j’ai tâché de démontrer plus haut que cela n’est pas automatiquement le cas dans le contexte africain. Surtout lorsqu’on fait de l’anti-impérialisme poussiéreux, plus soucieux des empires du passé que de ceux de l’heure – USA, Russie, Chine. Et pendant qu’on consacre des temps d’antenne exorbitants aux crimes esclavagistes du XVIIIe siècle (lesquels sont, par ailleurs, attribués exclusivement aux « Blancs »), il y a encore des assujettis traditionnels au Sénégal et à travers tout le Sahel sur lesquels c’est silence radio.
Le Tchad aurait pu connaître une bulle souverainiste, mais il me semble qu’en essayant d’en créer une artificiellement, le président Déby l’a définitivement empêchée d’éclore. Déby a observé les dividendes politiques que ses collègues militaires du Sahel central ont retiré du souverainisme dégagiste anti-France et s’est dit, « pourquoi pas moi ? ». Sauf que ce n’est pas du tout la même configuration. Ici, le souverainisme risque d’être discrédité aux yeux des Tchadiens du fait de son instrumentalisation par leur président peu aimé. Et en rompant avec la France, à qui on reprochait surtout de le soutenir, il risque plutôt de lui rendre service auprès de l’opinion générale tchadienne. (Cela servira-t-il cependant de leçon à la France, qui n’a jamais le courage de couper les ponts avec les despotes africains, bien qu’elle en paie le prix fort auprès des peuples ? Je ne pense pas.)