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7 mars 2025
Cheikh Anta Diop
par Jacques Habib Sy
QUELQUES REPÈRES DANS LA PENSÉE POLITIQUE DE CHEIKH ANTA DIOP
EXCLUSIF SENEPLUS - Cheikh Anta a été souvent accusé de recevoir le soutien des militants mourides. Rien n'est plus éloigné de la vérité, car ce facteur religieux a plus été un handicap qu'un atout dans son parcours politique (4/5)
Devant cette situation, quelles sont les perspectives de lutte qu’il faut explorer et appliquer ? Cheikh Anta procède à l'analyse de la société africaine, de la nature des contradictions internes à cette société et des contradictions nées de facteurs exogènes.
Contrairement au dogme marxiste de cette période repris à l'unisson à quelques variantes près par les Africains radicaux du début des années 1950 et postulant la création d'une avant-garde prolétarienne ouvrière comme condition nécessaire de la révolution nationale, démocratique et populaire, Cheikh Anta tire l’autorité de ses arguments de J'enquête sur le terrain et d'une connaissance intime du monde paysan dont il est issu. Il se rend parfaitement compte que la « théorie des cinq stades » rationalisée par Staline et récitée comme une table coranique par les militants communistes ne correspond à aucune réalité tangible de la formation sociale négro-africaine. Cette "théorie" appliquée aux villes où le paysan devient provisoirement un semi-prolétaire, et, donnée de taille, l'absence d'organisation collective et d'une claire conscience de classe anti-impérialiste rendent inopérantes les présupposés idéologiques et politiques de Staline.
Devant cette situation, "'on voit aisément qu'une telle organisation de la paysannerie pour lutter sur une base collective ne peut être suscitée qu'à partir des villes. La prise de conscience devra donc s'irradier des villes vers les campagnes et l'on devra aboutir à une organisation qui harmonisera les deux cycles de vie sur le plan de la lutte". Dans le contexte du niveau des discussions idéologiques au sein du mouvement étudiant expatrié de l'époque et dans le paysage politique international du moment, l'affirmation est téméraire et sort des sentiers battus. Bien que la rupture entre le R.D.A. et le P.C.F. est déjà consommée, un nombre considérable d'intellectuels africains continue de penser en termes d'avant-garde prolétarienne et de bolchévisation de la lutte anticoloniale, la paysannerie étant considérée comme une classe d'essence petite-bourgeoise donc inapte à diriger la lutte de libération nationale.
Dans les toutes premières lignes de "Vers une idéologie politique africaine", Cheikh Anta dissipe le malentendu : la chute du bastion colonial du Sahara au Cap, c'est-à-dire à l'échelle continentale, participe d'un "travail d'avant-garde" qui revient à toutes les classes opprimées y compris la fraction nationaliste de la pseudo bourgeoisie. "Dans cette lutte concrète" qui transcende les convictions religieuses des uns et des autres, "le peuple ne peut pas se passer d'avant-garde qui oriente son action". Au contraire, le peuple tout entier "peut et doit contrôler cette avant-garde d'une façon dépouillée de toute sentimentalité" et selon les mécanismes d'une "pression à l'échelle de l'évolution générale de l'humanité, le passage universel du communautarisme primitif à l'esclavagisme, au féodalisme, au capitalisme et au socialisme, le communisme étant considéré comme la phase ultime de la lutte des classes et le "moment" où l'État coercitif n'a plus de raison d'être. C'est au nom de ce schéma idéologique que les marxistes africains de cette période vont tenter à tout prix de retrouver dans l'analyse de leurs sociétés les stades féodal et esclavagiste. C'est en fonction de la même prémisse qu'ils estiment que l'Afrique devrait se passer de la phase capitaliste et de la classe bourgeoise inhérente à celle-ci. D'où le mot d'ordre, « feu sur la bourgeoisie bureaucratique et compradore, en avant pour la révolution socialiste sous la bannière de son avant-garde prolétarienne ».
La dichotomie ville/campagne utilisée par Cheikh Anta dans son analyse lui permet d'exposer clairement les tendances principales du mécanisme social négro-africain. Les villes, estime Cheikh Anta sont caractérisées par une densité de population qui favorise la prise de conscience syndicale et la contradiction immédiatement vécue avec le colonisateur Blanc vivant dans les grands centres urbains et principalement dans la capitale. Ici le niveau intellectuel et le brassage social à la faveur duquel ouvriers, fonctionnaires et employés du secteur privé partagent la mème situation de colonisés créent les conditions propices à la résistance anticoloniale.
En revanche, la vie en campagne est caractérisée par un affaissement démographique considérable, une activité annuelle dominée par la vente des récoltes d'où le paysan tire l’essentiel de ses maigres revenus, un régime d'exploitation des plus féroces, la misère et son corollaire l'exode rural temporaire populaire étant tel que "l'efficacité de la lutte" s'en trouvera décuplée, "garantie".
La notion d'avant-garde révolutionnaire est donc élargie à toutes les classes ou aux fractions de classe qui ont objectivement intérêt au changement. L'aile avancée de l'avant-garde sociale, en particulier sa mouture intellectuelle, ne saurait être une entité qui plastronnerait, serait détachée des luttes sociales ou serait investie par le prolétariat et avec lui de la mission de droit divin de guider la révolution vers la radicalisation, entendue au sens étroit de la bolchévisation. La question de l'avant-garde de la phase nationale, démocratique et populaire de la révolution ne relève donc pas exclusivement, comme le postule un certain mimétisme idéologique, de la nature de classe de la direction du mouvement social. L'avant-garde révolutionnaire est aussi fortement conditionnée par la structure de classe de la société et les conditions historiques d'évolution des modes et des rapports de production qui caractérisent le moule culturel, civilisationnel donc social, économique et idéologique de la résistance nationale.
Malgré une détermination politique qui le met à l'aise sur le terrain du marxisme, non comme un dogme, mais essentiellement comme un instrument organisationnel et de lutte à l'efficacité certaine, Cheikh Anta n'hésite pas à prendre ses distances vis-à-vis des analyses inconsistantes ou "joyeuses" du marxisme ossifié. Il lance cependant une mise en garde :
« Il faut éviter l'erreur qui consisterait à croire que la paysannerie étant la classe majoritaire d'aujourd'hui est la classe de l'avenir. Une telle conclusion serait erronée parce qu'elle ne tiendrait pas compte des nécessités d'industrialisation de tout pays qui aspire à garder son indépendance dans le monde moderne, elle oublierait le fait que nous luttons pour réaliser le bienêtre matériel inséparable du progrès technique. Elle serait en opposition avec un principe élémentaire du marxisme qui consiste à savoir compter avec les facteurs d'avenir même s'ils sont aujourd'hui les moindres. Cependant, précisons qu'il ne s'agit pas de dire par là qu'il faille attendre que l'Afrique soit industrialisée, qu'il y ait un prolétariat important pour que la libération soit possible ; nous savons bien qu'il ne peut y avoir un développement considérable de la concentration prolétarienne en Afrique, sous le régime impérialiste, car cela équivaudrait à un suicide de la part de ce dernier.
Il y aura tout au plus mécanisation intensive des moyens d'extraction des richesses du pays, avec construction de routes menant vers les ports pour l'évacuation rapide de ces produits, afin d'abaisser au minimum leur prix de revient. Dans une telle conjoncture, il faut donc arriver à mobiliser dans la lutte de libération nationale tous les éléments de la population, depuis la ville jusqu'à la campagne. Une telle idée serait illusoire s'il n'existait pas un dénominateur commun qui fait de tous les Africains quels que soient leur rang social et leur lieu d'habitation, une même classe d'exploités. C'est pour cette raison que Staline a écrit, à propos des peuples colonisés, qu'ils constituent une réserve du prolétariat, présumant ainsi que, puisque des deux côtés on est exploité par la même classe bourgeoise à l'intérieur du même régime impérialiste, tôt ou tard, on se retrouvera dans un combat commun contre les mêmes oppresseurs ».
On ne saurait trop mettre l'accent sur la portée historique de cette prise de position sans équivoque en faveur du principe de la lutte des classes et de la communauté d'intérêts entre classes opprimées de toutes les formations sociales sous le joug du capitalisme. Seulement, pour la première fois dans le contexte africain, le principe de la lutte des classes est subordonné au principe de la lutte de toutes les classes contre l'impérialisme. Pour Cheikh Anta, la véritable ère de luttes de classes est en train de poindre à l'horizon et ne va prendre effectivement place qu'à partir de l'existence d'une véritable bourgeoisie autochtone maîtresse des moyens dominants de production des richesses nationales.
Au moment où sont rédigées ces lignes, la FEANF vient à peine de naître en un bond idéologique d'où est encore absent l'exigence d'indépendance immédiate et de fédération africaine en dehors de la Communauté franco-africaine. L'année précédente vient d'avoir lieu la rupture entre le PCF et le RDA (1950-1951), cependant que le CPP de Kwame Nkrumah fait accéder le Ghana à l'autonomie.
Durant cette période, Cheikh Anta reste obsédé par la coordination de la lutte à l'échelle panafricaine. "Il importe, écrit-il dans "Vers une idéologie..." « que les Africains se rendent compte que les problèmes d'une région quelconque, si particuliers qu'ils puissent apparaître sont, quant au fond, des problèmes continentaux". Il cite l'exemple du fascisme sud-africain, l'occupation illégale de la Namibie et les tentatives de repeuplement colonial du Congo. "Une Afrique noire indépendante ne serait stable, économiquement et politiquement, que si elle va du Sahara au Cap. Les Tropiques sont pauvres et ne peuvent se passer des bassins de l'Équateur et du Cap". Pour éviter à l'Afrique les risques presque immédiats de recolonisation ou de néo colonisation, "il importe donc de poser comme principe l'idée d'une Fédération d'États Démocratiques Africains, allant du Sahara au Cap en passant par le Soudan dit anglo-égyptien".
Devant ce principe d'un gouvernement central démocratique africain qu'il va poser plus tard comme l'axiome de son programme d'action dans le cadre des partis politiques qu'il crée une fois rentré au Sénégal, Cheikh Anta Diop identifie les ennemis de l'Afrique, "produits et sous-produits de l'impérialisme". Ces ennemis sont "la Sainte-Alliance d'une Europe capitaliste agonisante ; la croissance du nazisme sur notre sol national ; le fauteuil électrique américain invitant moelleusement 140 millions de nègres à prendre un "somme-Willy-Mac Ghee" ; la féodalité arabe".
Déjà à cette époque, Cheikh Anta met un accent particulier sur le danger mortel que représente l'impérialisme américain. L'agressivité ouverte et de plus en plus barbare de celui-ci ne s'explique pas autrement que par l'épuisement prochain des ressources stratégiques dont les Etats-Unis ont besoin pour se développer et se maintenir au niveau du leadership mondial. "Il importe donc, écrit-il, que les jeunes Africains réalisent que l'indépendance n'est pas pour 30, 40, 50 ou 100 ans. L'épuisement des ressources américaines et la conjoncture moderne ne nous accordent plus un tel délai. Le sort de l’Afrique se joue au cours de notre génération même". L'Afrique peut sortir victorieuse de ce défi gigantesque si elle comprend que son salut dépend essentiellement d'elle-même, si elle réalise la prise de conscience dans la lutte en se débarrassant du défaitisme, même inconscient, en s'organisant dans la discipline et la lutte pour le triomphe du régime démocratique en Afrique et “dans les pays européens" coloniaux.
Tel est le message politique que Cheikh Anta soumet au jugement critique de ses camarades étudiants du R.D.A. en 1952. Le message est d'une actualité brûlante trente-six ans après !
Lier théorie et pratique
C'est à partir de cette charpente politique et idéologique que Cheikh Anta crée le Bloc des Masses Sénégalaises dès qu'il rentre au Sénégal en 1960.
Au moment de l'indépendance "octroyée" par De Gaulle aux anciennes colonies françaises en Afrique, les grands ensembles fédéraux que constituent l'Afrique occidentale française (AOF) et l'Afrique équatoriale française (AEF) sont "balkanisés", sud-américanisés dirait Diop. Les "Etats-Unis" de l'ère néocoloniale font leur apparition. Ce sont des États condamnés à l'échec par leur instabilité politique et militaire, économique surtout, et ils sont dénoncés comme tels par Cheikh Anta. Malgré une activité intellectuelle très intense en 1960 (avec la publication de "L'Unité culturelle de l'Afrique noire", "L'Afrique noire précoloniale" et "Les fondements économiques et culturels d'un État fédéral d'Afrique noire"), Cheikh Anta crée le Bloc des Masses Sénégalaises (BMS) et sillonne les campagnes sénégalaises en s'adressant aux masses paysannes dans le franc-parler politique le plus total. Il s'adresse à ses compatriotes des villes comme des campagnes en wolof, langue nationale heureusement parlée par une très grande majorité de Sénégalais. Les thèmes de sa campagne politique sont clairs et sortent de la bouche de ce grand tribun dans un langage presque poétique chargé des paraboles de la plus pure tradition linguistique et culturelle wolof.
Les programmes du BMS (créé en 1960) et du Front National Sénégalais (créé en 1963) ont été résumés en quatorze points par l'auteur des "Fondements ... ".
Restauration de la conscience de l'unité historique africaine, unification linguistique à l'échelle territoriale et continentale, utilisation des langues nationales comme langues de gouvernement, représentation efficace (souligné par C.A.D.) de l'élément féminin de la nation, promotion de l'unité fédérale africaine, opposition à la création d'États blancs en Afrique noire, mesure préventive contre l'apparition d'une bourgeoisie industrielle autochtone, création d'une puissante industrie d'État, création d'une puissante armée moderne, création des instituts techniques indispensables à un État moderne, réduction des trains de vie et nivellement des salaires, organisation de coopératives de production en vue de la modernisation et de la mécanisation de l'agriculture, création de fermes modèles d'État et collectivisation de la production, promotion d'une politique équilibrée de repeuplement de l'Afrique, mise en œuvre d'une politique avisée de plein emploi : telles sont les lignes force des programmes du BMS et du FNS.
Il est difficile dans le cadre de cette brève esquisse du parcours politique de Cheikh Anta de restituer de façon satisfaisante l'atmosphère sociale et politique qui prévaut au Sénégal entre 1960 et 1963. Cette période de l'histoire du Sénégal est d'autant plus complexe qu'elle prend place à l'intérieur d'un jeu politique dominé par l'impérialisme français, la classe "bureaucratique" qui contrôle l'État par assistants techniques français interposés, les forces religieuses islamisées et la grande masse de paysans, pêcheurs, pasteurs et éleveurs éparpillés à travers le pays et sollicités depuis le début du siècle par des stratégies politiques clientélistes et démagogiques. L'opposition de ces années reste émiettée entre des sensibilités politiques et idéologiques souvent confuses sinon marquées par le dogmatisme et l'agitation coutumière dans les grands centres urbains (Dakar la capitale, Thiès, Saint-Louis l'ancienne capitale, Kaolack, Ziguinchor, etc.).
A peu de choses près, ce sont les mêmes débats idéologiques opposant naguère "radicaux" et "modérés", marxistes et nationalistes (encore qu'il faille accepter ces catégorisations avec la plus grande prudence), qui divisent alors les rangs du mouvement patriotique et créent l'atomisation des forces de progrès. Mais ce que l'on peut retenir du parcours politique de Cheikh Anta Diop durant cette période, c'est qu'il a systématiquement rejeté toute attitude de capitulation ou de compromission devant le régime néocolonial de Senghor. Ce dernier est allé jusqu'à lui offrir, du temps du BMS, plusieurs postes ministériels et à la chambre des députés, offre évidemment fermement rejetée par Cheikh Anta. Tous les témoignages s'accordent à reconnaître la haute probité morale de Cheikh Anta. On ne peut pas en dire autant de nombre de ses camarades qui, chemin faisant, se sont laissé corrompre par l'appât du gain facile et de la gloriole folklorique. L'esprit de capitulation particulièrement prononcé parmi la petite-bourgeoisie intellectuelle, la supercherie intellectuelle, la démagogie et l'opportunisme le plus réactionnaire ont joué un ·grand rôle dans la décomposition de ces deux partis. Il y a eu d'autres facteurs liés à l'immaturité politique des militants non intellectuels de ces deux partis et l'omniprésence de la politique de clientélisme et de "clan politique'' savamment inoculée dans les réflexes partisans des adhérents.
C'est que la lutte anti-impérialiste dans les néo colonies africaines soulève des problèmes jusque-là insoupçonnés dans les traditions de résistance connues des stratèges politiques africains du moment. Il y a d'abord la question de l'autonomie financière des militants permanents de la base au sommet de la hiérarchie partisane. Il n'y a encore qu'une tradition très limitée sinon inexistante dans la plupart des cercles politiques de mener l'action d'agitation, de propagande et d'organisation en mettant en avant le principe de "compter sur ses propres forces". Lorsque Cheikh Anta adopte la formule, elle est invariablement mise en difficulté par la faiblesse du pouvoir d'achat des adhérents paysans ou autres et, surtout, par la soumission absolue devant le "ndigël" (mot d'ordre) maraboutique parmi les membres actifs des confréries religieuses Mourides et Tidianes, les fidèles du clergé catholique étant surtout attentifs aux prêches de la hiérarchie catholique.
L'importance du facteur religieux est très nette au temps du BMS. A cette époque, Senghor, et avant lui l'administration coloniale française, ont adopté une politique consistant à accroître le niveau de la production agricole par le biais des confréries religieuses et à satisfaire en retour les desiderata de ces dernières (facilités bancaires, financières, part grandissante dans la mobilisation politique et dans l'appareil du parti dominant ou unique de fait, etc.). En outre, les pouvoirs religieux islamiques garantissent ou monnayent la voix de leurs fidèles au cours de votes législatifs et présidentiels de toutes façons escamotés par la machine administrative et policière du gouvernement en place.
Serigne Cheikh Mbacké, surnommé "Gaïndé Fatma", le "Lion de Fatma", a fait ouvertement campagne dans les rangs du BMS aux côtés de Cheikh Anta auxquels le lie, par ailleurs, une proche parenté. Cette attitude a créé une brouille durable entre Cheikh Mbacké et son oncle le Khalife Général de la confrérie mouride, El Hadj Falilou Mbacké. Il demeure certain, que devant les gages politiques et financiers (construction de la mosquée de Touba, construction de forages, puits et routes en milieu mouride, etc.) consentis par Senghor, les guides de la communauté mouride ont assuré l'Union Progressiste Sénégalaise de l'hégémonie politique en prime de celle garantie de toutes façons par l'impérialisme français.
Cheikh Anta a été souvent accusé de recevoir le soutien des militants mourides. Rien n'est plus éloigné de la vérité, car ce facteur religieux a plus été un handicap qu'un atout dans le parcours politique de Cheikh Anta. Pendant de très longues années, il a évité d'aller à Touba, capitale spirituelle et politique du mouridisme. En dépit de ses origines mourides très prononcées, Cheikh Anta s'est toujours opposé à la collaboration avec les chefs religieux sur une base politique. Il a toujours fermement cru en la laïcité des institutions républicaines. Il a adopté cette attitude de principe, fort de la conviction que la séparation des pouvoirs religieux et temporel est une condition essentielle de la démocratie et un progrès universel sur lequel il ne fallait pas revenir sous peine de placer la nation dans le chaos et en situation de sujétion devant les bourgeoisies réactionnaires du monde arabe. A l'appui de cette position il affirme dans son texte de 1952 que si la religion était "une condition nécessaire et suffisante pour former un seul gouvernement, l'Arabie Saoudite, l'Irak, l'Iran, l'Égypte, la Turquie, etc., ne formeraient aujourd'hui qu'un seul État au lieu de se retrouver seulement au sein d'une Ligue symbolique. L'Europe aussi ne formerait qu'un seul État chrétien”. "Le lien religieux, poursuit-il, est un prétexte qu'il faut soigneusement écarter pour éviter toute mystification".
Mais Cheikh Anta reconnaît le rôle non négligeable que peut jouer l'Islam en Afrique noire. "L'Islam, soutient-il plus tard dans l'organe d'information du RND, est une force qui n'a pas fini de développer toutes ses virtualités, en Afrique surtout. Les forces religieuses reposent, pour l'essentiel, sur la paysannerie et les travailleurs des villes, ouvriers, artisans, commerçants, travailleurs intellectuels. En tant que producteurs, essentiellement à la campagne, les chefs religieux subissent au même titre que les autres couches de production, l'exploitation du système néocolonial. Ils sont, en conséquence, comme ces couches, intéressés à la lutte de libération nationale et peuvent jouer un rôle important dans l'étape actuelle de la lutte pour l'édification d'un État national, démocratique et populaire" (cf. Taxaw, n° 8, avril 1978). A l'époque, des patriotes aux capacités d'analyse limitées voient dans cette prise de position une profession de foi en faveur de la "féodalité maraboutique", oubliant par-là que le produit et le procès du travail directement contrôlés par les chefs religieux sont soumis aux lois de la division internationale inégale du travail favorables, en particulier dans le contexte du Sénégal, à l'impérialisme dominant français. C'est pourquoi Cheikh Anta a eu raison de maintenir qu'à l'étape actuelle de la lutte de libération nationale, les chefs religieux peuvent, s'ils le désirent, être partie prenante de la lutte commune du peuple tout entier contre l'ennemi commun, en l'occurrence, l'impérialisme français et ses alliés internes et externes.
Après la dissolution du BMS en 1963 par un décret présidentiel des plus arbitraires, Cheikh Anta crée ouvertement le FNS, dissous la même année par Senghor. Ces événements coïncident avec l'arrestation du vice-Président Mamadou Dia et son internement au camp de Kédougou, au Sénégal oriental. Dans le même temps, des élections législatives et présidentielles contestées par l'opposition, le Parti du Regroupement Africain, en particulier, occasionnent des troubles graves (on estime un nombre variant de 50 à 100 morts et de nombreux blessés). Des arrestations massives s'ensuivent et se concluent plus tard par des négociations entre l'UPS et le Parti du Regroupement Africain (PRA). Les chefs de file du PRA sont intégrés dans l’UPS. Et dans les rouages gouvernementaux.
Après cette période et l'arrestation arbitraire de militants restés fidèles à l'ancien vice-Président et dont certains ont rejoint entre temps les rangs du FNS, c'est l’arbitraire Je plus total. Le parti "unifié" monolithique marque la régression du jeu démocratique et le rejet par Senghor de toute création de partis politiques. Le Parti Africain de l'indépendance (PAI) qui fait profession de foi marxiste et essuie des revers tactiques catastrophiques à travers la tentative de création d'un "maquis" révolutionnaire est également frappé d'interdiction cependant que certains de ses leaders sont contraints à l'exil.
L'agitation syndicale et scolaire qui aboutit à la crise politique de 1968, sans doute l'une des plus graves qu'ait eu à essuyer le régime du Président Senghor, débouche sur la dissolution de l'Union Nationale des Travailleurs du Sénégal alors dirigée par Doudou Ngom qui trahira plus tard la classe ouvrière pour rejoindre le parti au pouvoir. L'Université de Dakar est saccagée par les Groupements Mobiles d'intervention qui investissent également la Bourse du Travail. Il y a des morts, plusieurs centaines de blessés et des emprisonnements massifs. En 1971, le caractère néocolonial prononcé de l'Université de Dakar suscite parmi les étudiants africains réunis au sein de l'Union des Étudiants de Dakar (UED) et parmi les étudiants sénégalais regroupés au sein de l'Union Démocratique des Étudiants Sénégalais (UDES) une atmosphère de fronde militante, sans doute exacerbée par les détachements du mouvement contrôlés par les partis politiques marxistes-léninistes pour la plupart. La tension aboutit au boycott des examens dits partiels à l'Université et l'arrestation de plusieurs dizaines d'étudiants (71). D'abord internés dans un camp militaire, les dirigeants du mouvement étudiant sont enrôlés de force dans l'armée. Al Ousseynou Cissé, un jeune étudiant de 23 ans est envoyé sans armes en même temps que plusieurs de ses camarades au front avancé Sud-casamançais où de fréquentes escarmouches opposent l'armée terroriste du Général Caetano en Guinée Bissao à l'armée sénégalaise. Le jeune Cissé est capturé, décapité et affreusement mutilé. L'Université s'embrase de nouveau. Dialo Blondin Diop et son jeune frère Mohammed sont accusés de vouloir jeter un cocktail molotov sur le cortège du Président Français Georges Pompidou venu apporter son soutien à son ami de Khagne Senghor. Les frères Diop sont emprisonnés à Kédougou où ils rejoignent Mamadou Dia et lbrahima Sarr. Leur frère aîné, Omar Blondin Diop, un brillant étudiant à l'École Normale Supérieure française, est intercepté au Mali, livré à la police sénégalaise, condamné à perpétuité en même temps que Dialo Diop et embastillé au cul-de-bassefosse de l'île de Gorée. Omar Blondin Diop est exécuté en prison par certains de ses géôliers qui le provoquent et lui assènent des coups mortels. L’assassinat d’Omar est maquillé en suicide, ce que les faits infirment par la suite. Il n'en faut pas plus pour embraser de nouveau Dakar et de nombreux centres urbains sénégalais. L'agitation scolaire et universitaire s'aggrave et se solde par la mort de plusieurs élèves. Le pays est au bord du chaos. Dans les campagnes, après les bastonnades et le saupoudrage au DDT dont ils ont été l'objet durant la campagne de 1968, les paysans observent une attitude de défiance ouverte à l'égard du régime. La crise agricole très grave que traverse le Sénégal est doublée d'une crise politique non moins grave.
Le ton mesuré de Cheikh Anta devant la nécessité de construire des barrages dans la sous-région, le rappel de ses prises de position dans les périodes antérieures.et surtout le style serein de ses réparties contre le néocolonialisme au Sénégal et les personnalités au pouvoir sont souvent utilisés malhonnêtement ou par immaturité par ses détracteurs comme les signes d'un culte de la personnalité et de la tendance à vouloir pactiser avec le parti au pouvoir.
Il faut remanier la Constitution. Senghor procède à une révision constitutionnelle hâtive et crée, à travers la loi des trois courants de pensée, une opposition sur mesure. Le Parti Démocratique Sénégalais est officiellement reconnu comme le représentant du courant libéral en 1974 à Mogadiscio lors d'une rencontre entre Senghor et le Secrétaire général de ce parti, cependant que le Parti Africain de l’Indépendance s'adjuge le titré usurpé à un parti déjà existant et se voit affecter le troisième courant de pensée marxiste-léniniste. Après avoir confisqué au profit de son parti l'étiquette « socialiste », Senghor boucle le verrou constitutionnel et déclare hors-la-loi toute tentative supplémentaire de créer un nouveau parti ou syndicat.
Durant toute cette période, Cheikh Anta Diop fait de la libération de Mamadou Dia un préalable à la formation d'un nouveau parti politique. Dès que Dia et ses amis sont libérés, Cheikh Anta les saisit du projet de création d'un nouveau parti politique. Devant les échecs successifs antérieurs de fronts politiques artificiels parce que laissant aux parties impliquées l'entière autonomie de leurs actions et de leur programme politique, Cheikh Anta et ses compagnons optent pour un parti de type monolithique dont les décisions engageraient toutes les parties qui en sont membres. A ses yeux, c'est à peu près la seule façon d'être sûr que, cédant une partie non négligeable de leur souveraineté et de leurs prérogatives, les partis et les personnalités politiques se verraient obligés d'œuvrer à la construction d'un véritable front de salut national ou, le cas échéant, d'être discrédités politiquement aux yeux des masses.
Devant les hésitations de Mamadou Dia qui crée entre temps une Internationale Africaine des Forces pour le Développement, sorte de firme de consultation à caractère régional, et devant le scepticisme ou les arrière-pensées politiques de partis encore confinés dans l'esprit de clandestinité prononcé ou le dogmatisme petit-bourgeois, Cheikh Anta Diop rend publique en février 1976 la création du Rassemblement National Démocratique (RND). Le Secrétariat Politique du RND est composé de sept membres prudemment choisis afin de refléter de façon satisfaisante les différentes composantes sociales et politiques du parti.
Anciens membres du BMS et du FNS se retrouvent dans les structures de direction et de base avec d'anciens membres dirigeants du Parti Africain de l'indépendance avant la scission intervenue dans ce parti en 1963, avec des sans-partis et de nombreux jeunes désabusés par l'activisme petit-bourgeois et sans conséquence des petits groupuscules marxisants très sectaires qui foisonnent alors dans les centres urbains.
Devant la pression politique ouverte du RND qui se refuse à la clandestinité ou à inscrire son action dans la mince marge de manœuvre à peine consentie par le pouvoir, Senghor est acculé et tente de déplacer la contradiction qui l'oppose à ce parti du niveau juridico-politique et constitutionnel au point de vue du dénigrement systématique et de la tentative de faire croire à l'opinion nationale et internationale que Cheikh Anta Diop est mû par des ambitions personnelles. C'est le temps des accusations contre une opposition prétendument "crypto-personnelle" qui jouit pourtant d'un immense capital de confiance auprès des masses sénégalaises.
QUELQUES REPÈRES DANS LA PENSÉE POLITIQUE DE CHEIKH ANTA DIOP
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A trente ans, et alors qu'il préside aux destinées de l'A.E.-R.D.A. Cheikh Anta Diop conçoit dans le feu de l'action anticolonialiste et antiimpérialiste un projet politique capital.
En février 1952, il en présente les conclusions de façon ramassée et limpide dans l'organe mensuel de l'Association, "La Voix de l'Afrique Noire". L'article est intitulé "Vers une idéologie politique africaine".
Cheikh Anta Diop restitue ainsi qu'il suit la dimension historique de ces moments :
« C'est en février 1952, écrit-il dans "Les fondements économiques et culturels d'un Etat fédéral d'Afrique noire", alors que j'étais Secrétaire général des Étudiants du R.D.A. que nous avons posé le problème de l'indépendance politique du continent noir et celui de la création d'un futur État fédéral.
« Cet article qui n'était que le résumé de "Nations Nègres", en cours de publication, traitait des aspects politique, linguistique, historique, social, etc., de la question.
« Il est certain qu'à l'époque, les députés malgaches et le leader camerounais, Ruben Um Nyobe, mis à part, aucun homme politique africain noir francophone n'osait encore parler d'indépendance, de culture, oui de culture et de Nations africaines. Les déclarations qui ont cours aujourd'hui, à ce sujet, frisent l'imposture et sont, pour le moins, des contre-vérités flagrantes ».
Prise de conscience africaine
De nombreux témoins encore vivants de cette période reconnaissent qu'entre 1946 et 1954, Cheikh Anta Diop s'est dépensé sans compter dans le mouvement politique et syndical africain en Europe et au cours de rencontres internationales réunissant l'intelligentsia nègre mondiale ou pendant les réunions parisiennes de la salle de conférence surchauffée du Palais de la Mutualité. Et souvent, c'est sur les terrasses du Petit Cluny en plein cœur du Quartier Latin de Paris que venaient le retrouver des étudiants de plus en plus nombreux avides d'entendre son message politico-culturel sur la fédération et l'indépendance africaines, l'héritage égypto-nubien de l'Afrique, la réhabilitation des langues nationales, le danger nucléaire Sud-africain, et les fondements de l'unité africaine, thème repris par Nkrumah en 1963 lors de la création de l'Organisation de ]'Unité Africaine et en 1964 dans "L'Afrique doit s'unir".
Écrit d'un jet, "Vers une Idéologie Politique Africaine" représente une ligne programmatique, mais surtout une véritable doctrine politique doublée d'un manifeste du colonisé africain. Le texte pose de façon remarquable tous les problèmes politiques, économiques et culturels que Cheikh Anta va s'appliquer pendant plus de quarante ans à développer dans ses écrits ultérieurs. C'est à partir de la même charpente qu'il se mobilise concrètement sur le terrain politique panafricain (AE-RDA, FEANF, soutien aux fronts de libération nationale algérien (FNLA) et sénégalais (Bloc des Masses Sénégalaises ; Front National Sénégalais ; Rassemblement National Démocratique).
D'entrée de jeu, Cheikh Anta va à l'essentiel. Notre objectif central en tant qu'opprimés luttant pour le salut national, écrit-il, est d'œuvrer à la prise de conscience populaire parmi les classes qui ont intérêt au changement. Celles-ci englobent ouvriers et paysans, notables et artisans, fonctionnaires, chrétiens, musulmans et adeptes des "religions paléonigritiques". Les objectifs centraux de ce front de salut national se posent contre l'exploitation capitaliste, pour "la suppression totale du colonialisme", le bienfondé de la confiance en la force et la primauté du peuple, l'utilisation du progrès scientifique comme arme de transformation de l'environnement socio-culturel, la lutte collective dirigée par une avant-garde contrôlée par la vigilance populaire, la nécessité historique de lutter jusqu'à "l'indépendance nationale du continent noir" et, par conséquent, le bannissement du culte de la personnalité et de toute tentative "d'un retour à un passé féodal et d'une domination du Nègre par le Nègre".
Vaste programme qui recentre la tragédie africaine en plein cœur de la problématique du développement humain vu sous l'angle de la libération nationale et du progrès social !
Il faut, insiste Cheikh Anta, amener la conscience populaire à atteindre ces objectifs. Faire comprendre au peuple qu'« il est maître de son sort et qu'il peut l'améliorer par des moyens naturels dont il est convaincu de l'efficacité pour les avoir expérimentés équivaudra à lui faire faire un saut qualitatif, une découverte dont l'importance sur le plan africain est comparable à celle de la découverte de l'énergie atomique dans le domaine scientifique ».
Pour déclencher la prise de conscience souhaitée chez l'Africain, « il convient d'abord d'identifier et d'analyser les obstacles sociaux et psychologiques qui s'opposent ( ... ) à une prise de conscience ». Cheikh Anta résume ces obstacles à travers les facteurs suivants :
« 1. Flottement de la personnalité de l'Africain ;
« 2. Barrières ethniques, sociales, linguistiques et liées à l'éducation populaire parascolaire ;
« 3. Contraintes liées à l'action politique sur le terrain africain et l'absence d'une véritable idéologie politique africaine ».
Le premier obstacle à la prise de conscience, que ce soit chez l'élite intellectuelle ou parmi les masses travailleuses, est d'ordre psychologique. Comme le constatera Fanon une décennie après dans ses "Damnés de la Terre", "la revendication d'une culture nationale passée ne réhabilite pas seulement, ne fait pas que justifier une culture nationale future. Sur le plan de l'équilibre psycho-affectif elle provoque chez le colonisé une mutation d'une importance fondamentale (... ). Le colonialisme ne se satisfait pas d'enserrer le peuple dans ses mailles, de vider le cerveau du colonisé de toute forme et de tout contenu. Par une sorte de perversion de la logique, il s'oriente vers le passé du peuple opprimé, le distord, le défigure, l'anéantit" (voir « Les damnés de la Terre », ouvrage lucide de cet auteur).
Dans ces conditions il faut restaurer au peuple la conscience de sa dignité, de la force irrésistible qu'il représenterait en décidant de s'impliquer totalement dans la lutte de libération nationale et d'imprimer au mouvement démocratique la marque indélébile de ses aspirations les plus profondes à la justice sociale et à la construction d'une nation fondée hors des canons de l'oppression sociale et de l'exploitation de l'homme par l'homme. Face au panorama culturel émacié que présente le tableau continental, d'Alger au Cap, il faut lui substituer de nouvelles tensions prenant racine dans la maîtrise des réalités historiques et culturelles nationales. Dans cette formidable entreprise de transmutation de la culture autochtone en une culture nationale désaliénée, il est vital de comprendre que tel un fauve à l'affût de sa proie, l'impérialisme envisage depuis trois siècles de tuer la culture africaine pour mieux asservir le peuple qui en a la charge historique.
"La personnalité de l'Africain, écrit Cheikh Anta Diop, ne se rattache plus à un passé historique et culturel reconnu par une conscience nationale. Les puissances colonisatrices ont compris dès le début que la culture nationale est un rempart de sécurité, le plus solide que puisse se construire un peuple au cours de son histoire et que tant qu'on ne l'a pas atrophiée, ou désintégrée, on ne peut pas être sûr des réactions du peuple dominé, de l'achèvement de son assimilation et de son asservissement total. Aussi le colonialisme a-t-il introduit l'aliénation, sous toutes ses formes, depuis l'école jusqu'au chantier. Diop en conclut que :
« (...) Il en résulte un manque de confiance en soi et en ses propres possibilités, ce qui est fatal à une œuvre aussi positive qu'une lutte de libération nationale. Il nous a paru donc nécessaire de tenter un travail qui, en permettant à l'Africain de retrouver la continuité de son histoire et la consistance de sa culture, en même temps que les moyens d'adapter celle-ci aux exigences modernes, lui permette de reconquérir cette assurance et cette plénitude intérieure différentes de la suffisance et sans lesquelles l'effort humain est difficilement efficace ».
Dès cette époque, il ne fait aucun doute aux yeux de Cheikh Anta que les finalités positives d'une dénonciation sans compromission de "la plus monstrueuse falsification de l'humanité", falsification liée "aux nécessités de l’exploitation impérialiste" par le biais d'idéologues historiens et d'égyptologues sans scrupules, vont permettre à l'Africain "de retrouver une confiance en soi" et d'acquérir une fierté légitime incompatible avec l'idée d'un joug étranger sous quelque forme que ce soit".
En 1952, Cheikh Anta a déjà construit la charpente théorique et méthodologique de sa démonstration que l'Égypte pharaonique est d'essence africaine et que les Africains ont le devoir de s'inspirer de cette donnée fondamentale pour guider leurs choix de société, rédiger leur propre histoire et atteindre la plénitude intellectuelle en élaborant les "humanités africaines à base d'égyptien ancien". Mais il répète en insistant que la contemplation inquisitrice du passé ne devrait pas déboucher sur la capitulation politique, le snobisme, l'arrogance et le mimétisme intellectuels alors largement répandus sous des formes différentes certes mais convergentes parmi les grands pontes du parlementarisme colonial, les tenants d'une négritude de service courbant l'échine devant l'oppresseur étranger, et les jeunes activistes marxisants qui "ont oublié de soigner leur formation" politique et substituent à la connaissance objective des faits un langage cacophonique d'autant plus prompt au recours à l'injure. L'ambiguïté sur le plan des objectifs stratégiques à assigner à la lutte pour la révolution démocratique africaine est donc absente dès les premiers pas politiques de Cheikh Anta.
A la seconde série de barrières nées de l'exploitation capitaliste qui ne peut cesser qu'avec la lutte du peuple tout entier "pour la suppression totale de cette exploitation", il oppose la démonstration de l'unité linguistique africaine basée sur la parenté génétique et généalogique entre l'égyptien pharaonique et les langues africaines. Mais aussitôt posé cet axiome Cheikh Anta se meut sur le terrain de la lutte dans l'Afrique contemporaine : "En démontrant d'une façon indiscutable, écrit-il, la parenté des Sérères, des Valafs, des Saras (...), des Sarakolés, des Toucouleurs, des Peuls, des Laobés, je rends désormais ridicule tout préjugé ethnique entre les ressortissants conscients de ces différents groupements. Ce principe doit être étendu à toute l'Afrique par nos frères des autres régions". A cette action sur le terrain linguistique, il convient d'ajouter celle visant à décloisonner la société de ses barrières sociales et de sa stratification en castes afin que tous s'impliquent dans la résistance anti-impérialiste.
Impérium des langues nationales
Jetant un regard cru sur les exigences de l'agitation et la propagande politiques, il stigmatise "l'absence de moyens d'expression modernes à l'échelle du peuple" et suggère qu'il faudrait envisager sans délai "I' étude et le développement des langues africaines de façon à rendre celles-ci aptes à exprimer les sciences exactes ( ... ), la technique, la philosophie" et les concepts politiques les plus complexes visant à rendre au peuple le pouvoir, tout le pouvoir.
Dans cet ordre d'idées, la voie royale pour faire accéder le peuple à la nécessité de prendre en charge son propre destin, c'est l'éducation populaire parascolaire et l'utilisation des langues nationales à tous les échelons de la vie sociopolitique. La langue doit être le catalyseur d'une vie politique nationale autocentrée. Elle n'est pas seulement un attribut de la culture, elle est aussi fondamentalement le vecteur principal de la démocratie populaire. Sans langues nationales en tant que catalyseur de la vie constitutionnelle et politique nationales, il n'y a pas de démocratie. L'absence des langues nationales du champ scientifique et technologique équivaut à tuer l'esprit d'innovation scientifique et donc tout progrès social. La langue nationale est le capital le plus précieux qui puisse appartenir à un peuple.
En utilisant sa propre langue dans l'action politique, l'Africain conscient rompt par là même avec les siècles antérieurs de négation de son histoire et donc de sa langue par le colonisateur. La politique d'assimilation colonialiste va même plus loin en interdisant l'utilisation des langues autochtones dans les écoles qu'elle crée en vue de rationaliser son projet d'abrutissement culturel. Grâce à l'appui criminel des missionnaires chrétiens Blancs à la politique d'assimilation culturelle, le colonialisme en vient à détruire les autels traditionnels séculaires où les Africains communiaient naguère avec l'ancêtre des temps premiers, dans la transcendance de l'Esprit Absolu immanent au Noun et au Maat égypto-nubiens. Lorsque les autels sacrés, véhicules d'une pensée religieuse vitaliste authentiquement nationale, sont foulés au pied, on convainc l'Africain "évolué" de n'utiliser sa langue ni au foyer familial encore moins sur les lieux de travail. Il doit désormais prier, étudier, travailler, penser, spéculer et même roter en se servant des langues de l'envahisseur étranger. La boucle est ainsi bouclée.
Et l'impérialisme peut tranquillement, dans le cynisme le plus révoltant, couper l'Africain de son soubassement culturel égypto-nubien, lui faire croire que ses "ancêtres sont des Gaulois" et que ceux du Blanc sont des égyptiens anciens, les mêmes reconnus par Hérodote plusieurs siècles auparavant comme des créatures "à la peau noire et aux cheveux crépus" (voir les écrits d’Hérodote). L'impérialisme tente ainsi de faire prendre à l'Africain les vessies pour des lanternes. C'est contre cette politique d'asservissement, d'oppression et d'exploitation que s'élève Cheikh Anta et contre laquelle il oppose une parade mortelle : la réhabilitation des langues nationales, la création d'une littérature moderne écrite dans ces mêmes langues, l'irruption de celles-ci dans le champ politique non pour perpétuer l'infirmité issue du clientélisme partisan ou ethnocentriste, mais pour les faire accéder au statut d'instruments privilégiés de la libération culturelle, scientifique et politique.
Il y a une troisième série d’obstacles à la prise de conscience politique chez l'Africain. "L'incompatibilité en Afrique, écrit-il, de la fonction publique et de la position du militant de carrière, les nouvelles perspectives d'embourgeoisement, le caractère infâmant de la peine de prison, même pour raison politique, la fausse interprétation du fatalisme, l'absence d'une idéologie politique définissant clairement les problèmes, sont, entre autres et pour ne citer que ceux-là autant de facteurs qu'il faut évoquer ... ".
Ici est clairement perçue la nécessité de la spécialisation dans l'action révolutionnaire permanente et le fait que l'efficacité du militant africain dépend dans une large mesure de sa capacité d'autonomie financière face au pouvoir central. L'indépendance de jugement sur le terrain de la lutte idéologique est également mise en relief pour indiquer que l'idéologie politique est par essence, et avant d'être une explication du monde, une philosophie de l'action et de la rupture avec l'ordre ancien, une conception historico-culturelle qui se définit et n'a de sens que par rapport aux réalités concrètes du foyer "national" où elle se meut.
L'idéologie politique africaine qui se déploierait sur le terrain stratégique en vue d'édifier l'architecture culturelle, politique et économique d'une société de type nouveau délestée de l'oppression et de l'exploitation ne saurait faire l'économie d'une connaissance approfondie des réalités et de l'histoire nationales. Rien ne saurait l'en dispenser. A défaut de cette immersion absolue dans le milieu social et donc d'une connaissance intime des formes autochtones et externes de l'exploitation et de l'oppression, la triple révolution pour le triomphe de la nation, de la démocratie et du peuple au sens révolutionnaire de ces termes est impossible.
Évaluer la citadelle « marxiste »
Que le marxisme soit une approche féconde pour bâtir l'idéologie politique qui fait si cruellement défaut à l'Afrique, ne fait aucun doute aux yeux de Cheikh Anta. Mais comme toute idéologie, le "marxisme" et le communisme représentent un ensemble d'idées, de croyances, de pratiques et de doctrines propres aux contradictions de leur terrain d'enfantement, en l'occurrence, les luttes sociales de l'Europe du XIXe siècle puis de la Russie du début du siècle suivant. La critique "sans complaisance" des abus conceptuels et idéologiques du marxisme sur le terrain de l'histoire africaine et asiatique devient donc, aux yeux de Cheikh Anta, une nécessité historique, une sorte de passage obligé du stade de la révolution pensée en termes étrangers à celui de la révolution authentiquement nationale. Cette dernière seule peut garantir à la révolution africaine un succès durable et la pleine participation aux progrès et aux exigences de la révolution mondiale.
Cheikh Anta mesure parfaitement l'ampleur de ce projet titanesque puisqu'il prend acte des erreurs de jugement du Parti Bolchévique, en particulier sous Staline, devant les exigences de l'indépendance nationale en Inde, puis en Chine. Il pressent déjà comment, à partir d'une vision bureaucratique et, il faut bien le dire paternaliste et condescendante des rapports entre partis communistes "frères", le Parti Communiste Français a pu exiger des révolutionnaires algériens qu'ils se détournent de la lutte pour l'indépendance nationale immédiate sous le prétexte incroyable que celle-ci est jugée "prématurée". Cheikh Anta se rend compte que les particularités de l'histoire projettent sur la question de la lutte des classes en Afrique une dimension d'autant plus singularisée par l'absence de véritables patrons nationaux d'industrie, donc d'une bourgeoisie de type classique européen et son antithèse ouvrière typique du contexte de développement du niveau de production et des forces productives des deux siècles qui précèdent la première révolution bolchévique de l'histoire.
Et finalement, cet héritage hégélien de l'histoire des formations sociales que l'on retrouve chez Marx et Engels de façon à peine atténuée ! Bien que Cheikh Anta n'ait cru à aucun moment qu'un "rendez-vous avec Engels", selon la formule du Professeur Massamba Lame, constituait un déterminisme, une sorte d'à priori pour aborder l'étude des sociétés africaines, la "rencontre" des deux hommes sur le champ scientifique relève presque de la fatalité. A partir du moment où Marx, mais surtout Engels, reprennent des idées erronées et des contrevérités sur l'histoire africaine, notamment sur la question du matriarcat dans le développement de l'humanité, les modes de production successifs de la plus haute antiquité au Moyen Age, l'histoire des migrations intercontinentales, la nature des luttes sociales et politiques dans la Grèce antique et l'ancienne Égypte, Cheikh Anta a dû réexaminer ces questions avec la plus grande minutie mais selon un axe de raisonnement jusque-là ignoré par Marx et Engels.
L'absence de faits précis et de détails à caractère ethnographique et anthropologique sur les formations sociales africaines et asiatiques étudiées ou parfois seulement survolées par Marx et Engels au moment où ils observent ces sociétés est réelle. Mais l'argument n'est pas décisif. Le fait important qu'il convient de souligner ici c'est que les témoignages des anciens sur la nature du peuplement dans l'ancienne Égypte sont disponibles depuis longtemps. Mais ils ne revêtent aucun intérêt pour les historiens Européens de la période qui précède les grandes expéditions françaises et anglaises en Égypte. De plus, l'Afrique occidentale et équatoriale a été parcourue depuis belle lurette par des explorateurs qui ont consigné des observations plus ou moins dignes de foi par écrit.
Du vivant d'Engels, l'énorme entreprise de négation de l'histoire africaine atteint des sommets rarement égalés. Le mythe du nègre « sauvage » est déjà largement répandu cependant que les idéologues-historiens de l'impérialisme occidental s'évertuent rageusement à blanchir l'Égypte pharaonique nubienne. A ce moment-là, l'Afrique noire est déjà exsangue, dépeuplée par trois siècles d'esclavage, la traite nègrière étant encore pratiquée à une échelle considérable cependant que la diaspora noire de l'Europe, des Amériques et des Caraïbes n'arrive, qu'à d'insignifiantes exceptions près à faire entendre la voix d'érudits nègres (Amos, par exemple) disant leur humanité.
La récente publication des "Cahiers ethnologiques de Karl Marx" par Lawrence Krader donne raison à Cheikh· Anta Diop d'avoir eu le courage de s'être élevé sur le terrain scientifique et de la lutte politique contre la déformation de l'histoire africaine. On oublie trop souvent que les matériaux de recherche sur lesquels Marx et Engels fondent leur argumentation principale sur l'aspect prétendument généralisé du matriarcat dans les sociétés indo-européennes sont fondamentalement erronés. Les arguments fournis par Lewis Henry Morgan, et, à contrario, par Henry Sumner Maine et John Lubbock conduisent Marx et Engels à penser que le berceau de l'humanité se trouverait en Asie, que le culte du serpent en Afrique de l'Ouest serait indicatif d'une étape "supérieure" du culte des anciens dieux, etc. Engels en arrive même à écrire dans son "Origine de la famille, de la propriété et de l'État" que "c'est peut-être à l'abondance de la viande et du lait dans l'alimentation des Aryens et des Sémites et particulièrement à ses effets favorables sur le développement des enfants, qu'il faut attribuer le développement supérieur de ces deux races" ! On croirait rêver, et l'on est en droit de se demander si Cheikh Anta n'a pas eu raison d'écrire : "Posez le problème des patrimoines culturels, aussitôt les teintes politiques s'effacent, et à quelques exceptions près, l'unanimité des savants occidentaux se réalise spontanément contre l'Afrique".
Briser le dogmatisme idéologique
Amady Ali Dieng reconnaît avec justesse l'aspect pionnier de l'œuvre de Cheikh Anta :
« Il a eu le mérite, écrit-il, d'avoir contesté les thèses de Engels sur le problème de la famille très tôt et notamment dans sa thèse complémentaire élaborée durant les années 1958-1959. II a eu raison sur les marxistes européens et africains qui étaient encore enfermés dans le dogmatisme "stalinien". C.A. Diop a été, sur le problème de l'étude de la famille, en avance sur les marxistes européens et en particulier J. Suret-Canale, car celui-ci n'a pas mis en cause la thèse du passage universel du "matriarcat" au ''patriarcat" défendu par Engels sur la base des travaux de L. Morgan au moment où C.A. Diop le faisait dans « L'unité culturelle de l'Afrique noire ».
Soulignant le caractère méritoire de l'œuvre de Cheikh Anta en particulier dans sa remise en cause du "miracle grec", l'un des mythes les plus ténus de la panoplie impérialiste de l'Occident, Dieng rappelle aux marxistes africains le "grand intérêt à tirer profit des travaux de C.A. Diop". Et Dieng de conclure :
« Le silence à l'égard de ses thèses (celles de Cheikh Anta) ne serait ni honnête ni courageux. Son examen critique sur la base de recherches sérieuses est une tâche qui est venue à son heure, car dans le domaine de la philosophie de l'histoire africaine, il a été à l'antipode de Hegel, le grand théoricien de la bourgeoisie européenne conquérante ».
On mesure l'importance de ce témoignage repère lorsqu'on réalise que plus d'un quart de siècle sépare cette prise de position de la période où Cheikh Anta procède à la première révolution de type copernicien dans le domaine de l'histoire africaine et universelle et non de la philosophie de l'histoire comme il l'a lui-même précisé au cours du Symposium sur son œuvre organisé en 1983 à Dakar.
Si le marxiste sénégalais Amady Ali Dieng, dans son "Hegel, Marx, Engels et les problèmes de l'Afrique Noire", a reconnu les lacunes de Marx et Engels au sujet de l'histoire africaine, on ne peut pas en dire autant de la plupart des marxistes africains. Quand il leur arrive de reconnaître les erreurs des fondateurs du marxisme, c'est toujours avec un complexe d'infériorité et une révérence devant les travaux de Marx et Engels encore trop marquée par la gêne, la peur presque de mettre à nu, sans faux-fuyants les insuffisances théoriques des fondateurs du marxisme. Cette timidité idéologique et politique est d'autant plus grave qu'on en perçoit les conséquences sur le terrain des luttes de libération africaines. L'héritage stalinien parmi les marxistes africains, bien qu'il ne soit pas toujours reconnu comme tel, constitue l'un des malentendus politiques les plus tragiques au sein de l'intelligentsia radicale africaine.
On y confond trop souvent catéchisme et connaissance -au sens étymologique dérivé du latin cognoscere, c'est-à-dire observer, expérimenter, ressentir un objet-réalité dans toute son authenticité. Il faut, bien entendu, arriver à observer la situation sans œillères idéologiques et politiques, en toute autonomie, pour être capable de la transformer. Là se trouve l'une des plus grandes difficultés du patriotisme révolutionnaire africain. L'acculturation des intellectuels nègres a été d'une violence telle que même lorsqu'ils sont dotés des meilleures dispositions à la réflexion et l’organisation, ils se sentent mal à l'aise sans une tutelle et une approbation idéologiques externes à l'Afrique.
Ainsi, critiquer l'ethnocentrisme de Marx est considéré comme une trahison insupportable ou relève de l'effronterie réactionnaire. Cette attitude est d'autant plus affligeante qu'elle dénote chez leurs auteurs le manque d'audace intellectuelle et, en conséquence, l'incapacité de poser les problèmes à partir de matériaux primaires, ouvrant ainsi aux Africains, et selon les vœux maintes fois exprimés par Cheikh Anta, « l’accès aux débats scientifiques les plus élevés de notre temps, où se scelle l'avenir culturel » du monde négro-africain.
C'est à ce titre que l'on est en droit de parler d'une véritable rupture épistémologique introduite par Cheikh Anta dans la réflexion politique et la pratique idéologique. Car avant lui, l'Afrique noire d'expression officielle francophone, à de très rares exceptions, ne manifeste sa volonté politique, au moment de la publication de "Vers une idéologie politique africaine", qu'à travers des pamphlets dérisoires ou le cliché idéologique. On se spécialise presque dans le badin pseudo-idéologique et l'art de la pastiche oratoire bon marché. Ces révélateurs d'un gauchisme d'apparat sont encore visibles, quoique de façon atténuée, dans les rangs du mouvement étudiant africain et trahissent l'aliénation culturelle et une profonde méconnaissance des réalités de l’espace sociopolitique africain.
QUELQUES REPÈRES DANS LA PENSÉE POLITIQUE DE CHEIKH ANTA DIOP
EXCLUSIF SENEPLUS - La question coloniale en Afrique noire française est, quant au fond, une question paysanne. Le phénomène de l'aliénation culturelle est une donnée effroyable caractéristique des élites africaines de l'après-guerre (2/5)
Dans les colonies, ayant à peine formulé une ligne d'action toute tournée vers la satisfaction des "besoins matériels et moraux" de ses adhérents, le syndicalisme autochtone est pris au piège du réformisme qui gangrène la conscience de classe et la combativité des syndicats métropolitains. Les syndicats africains ne sont en général qu'une excroissance, plus précisément l'appendice des syndicats métropolitains dont ils épousent les mots d'ordre et les priorités stratégiques.
La Confédération Générale des Travailleurs (CGT) contrôlée par le PCF parraine la création d'unions territoriales syndicales qui lui sont affiliées. Presque immédiatement après, la Confédération Française des Travailleurs Croyants (CFTC) voit le jour. Force Ouvrière impose sur le terrain la création d'un syndicat (CGT-FO) qu’il contrôle étroitement. L'enjeu de ce formidable jeu de quilles sur l'échiquier syndical, c'est l'encadrement, autant dire la tentative de récupération et parfois de manipulation d'une centaine de milliers de militants en Afrique Occidentale Française. Sur ce total, et devant la faiblesse chronique de l'industrialisation légère mise sur pied dans les colonies, la classe ouvrière proprement dite ne représente qu'environ 25 000 personnes, cependant que les "fonctionnaires" ou employés de l'administration en constituent l'écrasante majorité. La perte de vitesse enregistrée par les partis politiques rend alors d'autant plus aiguë la nécessité de la radicalisation de la lutte et la question du rôle de l'avant-garde prolétarienne dans la lutte de libération nationale.
Dans les années 1950, les syndicats manifestent pour leur autonomie vis-à-vis des centrales syndicales métropolitaines. Sékou Touré se fait leur chantre avec succès non seulement en Guinée mais dans la plupart des territoires de l'Union. Convoquée en 1957, la Conférence syndicale de Cotonou consacre l'avènement de l'Union Générale des Travailleurs d'Afrique Noire (UGTAN).
Aux origines du panafricanisme
Sur le plan africain, la décennie des années cinquante est marquée par l'entrée en scène de nouvelles nations qui arrachent leur indépendance à l'hydre colonial. La Lybie est eh tête (1951), suivie par l'Égypte (1954), la Tunisie et le Soudan (1956), le Maroc (1956) et le Ghana dont l'année d'indépendance (1957) coïncide avec la tenue de la Conférence Afro-asiatique de Bandœng, un événement d'une portée considérable pour les peuples du Tiers monde.
Le non-alignement s'impose à l'échelle internationale comme une force imposante face à la montée des périls engendrée par la Guerre Froide et la bipolarisation de relations internationales désormais dominées par les Etats-Unis et l'Union Soviétique. La réalité du capitalisme et l'essor du camp socialiste deviennent les variables-clé à partir desquelles se définissent le développement économique et les alliances internationales contrôlées par deux géants du monde occidental. L'existence du Rideau de Fer consacre la fracture de l'Europe en deux entités satellisées à l'ombre des superpuissances.
Entre les années de l'après-guerre et la fin des années 1950, le schisme au sein du mouvement communiste international, particulièrement dans le mouvement ouvrier, s'aggrave. La Troisième puis la Quatrième Internationales sont profondément divisées au sujet des questions stratégiques relatives à la nature de l'impérialisme et des forces qui doivent en venir à bout. Staline et Trotski croisent déjà le fer avant la mort de Lénine. En Allemagne, Kautsky, déjà mis au banc des accusés du temps de Lénine, a eu le temps de jeter les germes de la discorde au sein du mouvement ouvrier. En Espagne, la guerre civile finit de consacrer la défaite du mouvement ouvrier espagnol qui joue perdant devant Franco et le fascisme décadent européen. En France, Marius Moutet, un socialiste, préside aux destinées du ministère de la France d'Outre-Mer et inscrit à l'ordre des priorités une forte reprise en main de la situation potentiellement explosive dans les colonies. Le conflit sino-soviétique met à nu les "contradictions au sein du peuple" et les relations entre partis communistes aux aspirations et aux stratégies fondamentalement différentes. Mao prêche l'encerclement des villes par les campagnes, une hérésie féconde qui sape les fondements du dogme stalinien basé sur l'affirmation intangible que le moteur de la révolution socialiste reste pour tous les pays la lutte des classes à l'initiative de l'avant-garde prolétarienne ouvrière unie à la petite-bourgeoisie des villes et des campagnes.
Au Sénégal, les chances de création d'un ensemble fédéral africain sont dilapidées dès octobre 1946 lorsque, se soumettant aux injonctions des socialistes et des forces réactionnaires de la métropole, Léopold Sédar Senghor et Lamine Guèye boycottent le Congrès de Bamako qui devait sceller l'unification des forces politiques en Afrique noire. Dans une "autocritique" rendue publique au Congrès constitutif de la Convention Africaine (janvier 1957), Senghor reconnait que son "tort a été d'obéir à des ordres qui (lui) étaient imposés de l'extérieur". La section sénégalaise du RDA s'active dans les rangs de l'Union Démocratique Sénégalaise (UDS) animée par Doudou Gueye, Abdoulaye Gueye et la délégation permanente du R.D.A. à Dakar que dirigent Gabriel d'Arboussier, Charles Guy Etcheverry, un Français propriétaire de l'hebdomadaire "Réveil" devenu par la suite l'organe officiel du RDA., et des communistes français comme Jean Suret-Canale qui s'opposera violemment par la suite aux thèses de Cheikh Anta.
Malgré son échec et en dépit des succès idéologiques incontestables parmi les jeunes surtout, l'UDS pose déjà dès 1948 les fondements d'une véritable doctrine politique s'inspirant des valeurs africaines. Dans un ouvrage intitulé "Forces politiques en Afrique Noire", Bakary Traoré souligne le rôle précurseur de l'UDS. qui affirme dans un Manifeste d'Union, "la justesse du principe selon lequel la lutte ne peut se mener efficacement contre le colonialisme qu'au sein d'une organisation spécifiquement africaine rigoureusement indépendante de tout parti métropolitain unissant toutes les couches de nos populations contre leur oppresseur commun".
Cette prise de position sans équivoque n'est pourtant pas vraiment originale. Elle émane après tout des structures du RDA qui s'est mobilisé durant ses années les plus combatives, et, à travers son aile la plus radicale, autour d'un programme similaire. Bakary Traoré identifie comme suit les prémices idéologiques à partir desquelles se développe le RDA :
"Du fait du retard économique considérable des territoires africains, le prolétariat de ces pays est extrêmement faible. Par conséquent, plus encore que dans les autres pays coloniaux, la question coloniale en Afrique noire française est, quant au fond, une question paysanne. De plus (...) toutes les classes, y compris la jeune bourgeoisie de nos pays, et les cadres traditionnels, supportent plus ou moins impatiemment le joug impérialiste qui pèse sur eux.
"D'où, en Afrique noire, les objectifs essentiels actuels sont communs à toutes les classes et couches de la société.
"De plus, il ne serait pas juste de vouloir imposer au Mouvement de libération anticolonialiste une organisation ferme et une discipline stricte.
"Ces considérations justifient pour la réalisation des objectifs actuels des masses africain :
"a. L'organisation de l'union de toutes les classes, et non d'un parti politique, expression de telle ou telle classe ;
"b. La création d'un mouvement de masse très large qui soit à la fois l'expression de la masse et la masse elle-même et non d'un parti politique d'avant-garde.
« La finalité de la lutte anticoloniale réside dans l'émancipation des divers pays africains du joug colonial par l'affirmation de leur personnalité politique, économique, sociale et culturelle, et l'adhésion librement consentie à une union de nations et de peuples, fondée sur l'égalité des droits et des devoirs".
Cette prise de position programmatique constitue en soi déjà une source potentielle de rupture avec le Parti Communiste Français auquel est apparenté le RDA pendant quelques années. Elle constitue un regard lucide posé sur l'avenir africain dans une arène internationale marquée par la domination bipolaire des Super-Grands et la montée des égoïsmes nationaux.
Instruit par les échecs de la plupart des partis communistes dans les pays anciennement sous tutelle coloniale, et face au dogmatisme marxisant, le RDA fonde son analyse sur les réalités profondes du terroir africain. L'importance de la paysannerie comme force principale du mouvement de libération nationale est affirmée sans compromission.
La jonction des masses et des cadres des villes constitue l'autre axe de la tactique de lutte du RDA Toutes les classes ont intérêt au changement dans la phase de lutte pour le Salut national. Dans ces conditions, il est parfaitement illusoire de vouloir rééditer en Afrique la création de partis politiques rigides, dirigés selon les principes organisationnels d'un autre âge et d'un contexte socio-culturel fondamentalement différent.
La problématique de la lutte des classes et son corollaire, la nécessité de la création de l'avant-garde prolétarienne révolutionnaire, est en fait au cœur du débat. Les marxistes africains de cette période érigent le problème ainsi posé en un axiome, une donnée intangible, une notion irréfragable. Le Parti Africain de l'indépendance, créé en 1957, et l'un des partisans du "Non" au référendum organisé par le Général de Gaulle, hérite de cette maladie infantile du communisme qu'est le dogmatisme sous forme de gauchisme.
Aujourd'hui encore, plus d'une génération après ces instants privilégiés de l'histoire anti-impérialiste africaine, le débat reste posé dans son principe mais selon de nouveaux termes instruits par le virage chinois dans la voie du capitalisme, la décrispation albanaise, la politique de "restructuration" et d’« ouverture » des nouveaux maîtres du Kremlin, l’essoufflement du modèle Nord-coréen enlisé dans un culte prononcé de la personnalité, etc.
Quoi qu'il en soit, le RDA reste marqué, sur la notion de lutte de classes ainsi d'ailleurs que sur celle d'indépendance des territoires d'Outre-Mer, par le parlementarisme petit-bourgeois de leaders comme Félix Houphouët Boigny. Après la rupture avec les communistes français, le discours du RDA est franchement hostile au principe de la lutte de classes en tant que moteur de la révolution. En outre, la question de l'indépendance nationale ou dans le cadre d'une fédération africaine totalement indépendante de la France reste une pomme de discorde dont l'impact ira s'élargissant au fil des ans.
Partisan de l'union avec la France et ouvertement hostile au principe de l'indépendance en dehors de l'ensemble fédéré aoefien et aefien, le RDA reste encore confus sur des problèmes aussi graves pour le destin des peuples africains. Mais le caractère progressiste du Rassemblement et son impact organisationnel dans les différents territoires de l’“Union” en fait une force politique majeure sinon la plus importante de son temps.
C'est vers lui que vont tourner leurs regards les jeunes étudiants africains en France. Ce faisant, le RDA va assister à la radicalisation de sections importantes de ses militants sur l'indépendance immédiate, l'analyse des contradictions de classe au sein de la société coloniale et le projet de fédérer sur des bases solides les territoires africains morcelés sous toutes les formes possibles depuis leur partage par les puissances coloniales réunies à Berlin.
Le phénomène de l'aliénation culturelle est une donnée effroyable caractéristique des élites africaines de l'après-guerre. En ce sens, on peut dire que la capitulation du mouvement de la négritude senghorienne devant les problèmes centraux de la libération nationale africaine favorise sinon annonce une recrudescence de l'aliénation culturelle parmi les "évolués".
Les manifestations de cette infirmité culturelle chez I' Africain sont l'absence de confiance en soi et dans la culture négro-africaine, le scepticisme sur la capacité de dompter les forces de la nature de manière autonome et avec le secours avisé de la science et de capacités organisationnelles supérieures, la croyance dans le fait que l'Afrique aurait toujours été absente du mouvement culturel mondial et n’aurait qu'une histoire du néant dominée par des siècles obscurs, l'acceptation du présupposé que sans l'Occident, l'Afrique ne pourrait rien entreprendre de tangible dans le domaine de l'industrialisation et de la recherche de pointe et finalement, le manque de foi dans l'unité culturelle africaine doublé d'un manque de perspectives historiques claires sur l'origine du peuplement africain et les bases historiques de l'intégration du passé africain à son présent.
Restaurer la conscience historique
C'est dans ces circonstances que Cheikh Anta Diop arrive à Paris après de solides études sanctionnées par le Baccalauréat, une sorte de rite de passage imposé par le système colonial en vue de créer au compte-goutte une élite francisée à souhait et loyale aux intérêts du maître colonial. Nous sommes en 1945. Le jeune étudiant est âgé de 23 ans. Il s'investit immédiatement dans un militantisme réfractaire à l'aliénation culturelle sous quelque forme qu'elle soit. Muni d'un Bac de la série scientifique et d'un Bac littéraire, il projette de se spécialiser dans les sciences exactes, une aspiration presque impensable parmi les étudiants de l'époque davantage portés sur les études en sciences humaines, l'enseignement des mathématiques et des sciences exactes étant jugé hors de portée de la "mentalité prélogique africaine" (cf. Lévy-Bruhl).
Plongé dans l'univers parisien fait d'asphalte et de béton, de monuments anciens et d'hymnes muséologiques à la gloire du triomphe occidental, Cheikh Anta Diop reste branché sur les réalités socio-culturelles dont il est issu. Il reste hanté par l'image de la Médina, un quartier populaire de Dakar, sorte de microcosme des contradictions nationales, un réceptacle de l'exode rural où s'activent dans une promiscuité presque générale ouvriers des huileries avoisinantes et mendiants occasionnels, lumpen prolétaires et Maures commerçants, marabouts et dignitaires lébous, etc. Avant son aventure parisienne c'est dans cette Médina qu'il habite avec sa famille, et c'est d'ici que sa mère lui adresse des lettres pleines de bons conseils et l'informant des tournures de la vie quotidienne.
Il a suffi de quelques mois à ce jeune talent pour éclore d'une personnalité politique fermement rattachée au substrat culturel nègre. Il se forge surtout une vision culturelle nouvelle dans le paysage politique africain de l'époque.
Combattre l’aliénation culturelle
A ses yeux, le politique se définit et ne s'épanouit qu'au travers du culturel. Le culturel ne rejoint le politique pour en constituer le vivier central qu'à travers la réhabilitation culturelle africaine, non pas une culture morte, une délectation sans discernement sur le passé, mais un regard viril, sans complexe sur la culture vivante, la langue notamment et tout le génie créateur dont elle est la matrice naturelle.
Il faut donc « s'armer de science jusqu'aux dents » pour accomplir la mission prométhéenne de décoloniser les mentalités asservies par le recours à l'autorité des faits. Ces faits se confondent pour l'heure en une gerbe de contradictions, où se diluent les meilleures volontés. Pourtant les matériaux de recherche sont là, omniprésents. Là n'est pas le problème. Pour que s'opère la rupture avec les catégories d'analyse et de comportement de l'idéologie dominante, il convient d'abord de se déterminer par rapport aux faits. Il faut les maîtriser en étant capable de débusquer les pièges subtils, les mensonges énormes, le jeu de dupes auquel se livre la puissante machine coloniale.
Cheikh Anta réalise alors que seule une descente vertigineuse dans l'immensité du champ historique mondial et le rôle véritable qu'y a joué l'Afrique peut débloquer la recherche historique africaine, et donc la lutte de libération nationale. Dans cette perspective, il ne saurait y avoir de dichotomie ou antinomie entre l'histoire et l'action politique. L'un et l'autre se fécondent réciproquement. Leur symbiose constitue le socle naturel, le ciment logique de toute prise de conscience culturelle. La culture nationale désaliénée, purifiée des scories artificiellement greffées sur elle par l'impérialisme, retrouve ainsi sa fonction de moteur des changements de cap historiques et de catalyseur de la conscience de lutte contre l'oppression, quelle qu'elle soit, d'où qu'elle vienne.
Cette nouvelle vision de la lutte anti-impérialiste se fonde sur la relation du culturel au politique dans le développement de la conscience historique africaine.
Comme le reconnaît Cheikh Anta Diop dès le début des années 1950, la conscience de lutte d'un peuple, conscience inséparable du substrat culturel qui en constitue le soubassement, est déterminée par trois facteurs. Ceux-ci sont d'ordre psychique, historique et linguistique. Il y a, dit-il, un mouvement permanent de va-et-vient entre ces facteurs que cimentent la conscience historique d'un peuple. Lorsque l'un de ces facteurs est ébranlé par une variable externe en l'occurrence le colonialisme et l'impérialisme, il s'ensuit nécessairement l'apparition de leur antithèse : l'aliénation culturelle. Ainsi tout en se plaçant au pôle opposé des trois facteurs constitutifs de la conscience anti-impérialiste, l'aliénation culturelle représente aussi un puissant révélateur de l'oppression et de l’exploitation.
L'aliénation est toujours d’essence culturelle compte tenu de la prégnance des éléments de civilisation, de l'impact des traditions socio-culturelles à l'échelle de la conscience historique du peuple. Mais l'aliénation peut se manifester sur les plans psychique (voir l'œuvre de Fanon à cet égard), historique (par la négation de l'histoire du peuple colonisé et la tentative de destruction de ses assises historiques) et linguistique (par le dépérissement des langues nationales comme supports naturels des rapports sociaux, politiques et culturels à l'échelle de la nation, au sens large).
L'aliénation mot dérivé du latin alienus, "qui appartient à un autre", est défini par le Petit Robert comme un "trouble mental, passager ou permanent, qui rend l'individu comme étranger à lui-même et à la société où il est incapable de se conduire normalement". L'autre sens donné de ce terme dans son acception philosophique « est l’état de l'individu qui, par suite des conditions extérieures (économiques, politiques, religieuses), cesse de s'appartenir, est traité comme une chose, devient esclave des choses et des conquêtes même de l'humanité qui se retournent contre lui ». Dans les deux cas, le phénomène d'aliénation implique la destruction ou l'altération significative de tout ou partie des composantes essentielles de la culture autochtone, de la conscience historique, de l'être psychique, des racines linguistiques chez l'individu.
Autant donc dire que la conscience politique, religieuse et idéologique du colonisé est ébranlée par "l'impérialisme (qui), tel le chasseur de la préhistoire, tue d'abord spirituellement et culturellement l'être, avant de chercher à l'éliminer physiquement" (voir les pages introductives de Civilisation ou Barbarie, ouvrage de synthèse décrit par Cheikh Anta lui-même comme "un matériau de plus du travail qui a permis d'élever l'idée d'une Égypte nègre au niveau d'un concept scientifique opératoire").
Étant donné que le meurtre spirituel et culturel annonce le génocide africain et qu'il précède la destruction de l'espace physique du nègre colonisé, il faut d'abord restaurer la conscience historique du peuple, lui restituer l'appareil conceptuel idéologique dont il a besoin pour ressusciter en une conscience collective capable de résister victorieusement à la destruction.
Par conséquent, la conscience de classe dans la phase anti-impérialiste de la lutte est accessible à toutes les composantes sociales. La ligne de démarcation au niveau de cette conscience de classe va s'opérer sur le terrain de la lutte contre l'impérialisme entre les consciences aliénées (économiquement et culturellement, car l'aliénation économique est inséparable de l'aliénation culturelle) et celles qui rétablissent un équilibre satisfaisant entre les différents facteurs constitutifs de la conscience historique du peuple tout entier. Toute l'œuvre politique, culturelle et scientifique de Cheikh Anta est tendue vers cet absolu, l'équilibre culturel, un absolu toujours relatif à l'échelle du continuum historique et de l'interaction des règnes humain, végétal et animal.
QUELQUES REPÈRES DANS LA PENSÉE POLITIQUE DE CHEIKH ANTA DIOP
EXCLUSIF SENEPLUS - Pendant 40 ans, cette figure du terroir bawol bawol a ramé seul à contre-courant de la machine de destruction de l'impérialisme culturel occidental. Sa pensée-action reste encore un continent largement en friche (1/5)
Cheikh Anta Diop peut être considéré comme l'anti-héros du monde politique de l'Afrique contemporaine. Pendant quarante ans cette forte figure du terroir bawol bawol a ramé parfois seul à contre-courant de la formidable machine de destruction de l'impérialisme culturel occidental.
Malgré la grande classe qui caractérise sa pensée et son action politiques et l'impact qu'ils ont eu sur la scène politique africaine et africaine-américaine des trente dernières années, l'héritage politique considérable légué par ce grand homme d'État à la postérité reste largement méconnu d'une grande partie du public. C'est à lui restituer le formidable potentiel qu'il présente pour l'action immédiate et la bataille stratégique pour la construction des États Unis d'Afrique en un ensemble fédéré, réellement indépendant, démocratique, prospère et non-aligné que s'emploient modestement les pages qui suivent.
On peut dire sans peur d'être démenti que l'œuvre de Cheikh Anta Diop comme ses idées charnières ont exercé sur le développement de la pensée politico-culturelle africaine l'impact le plus considérable qu'il ait été donné à un théoricien et un praticien du changement social d’avoir sur l’Afrique contemporaine.
C'est en reconnaissance de ce fait qu'il a été honoré en même temps que le Négro-Américain Du Bois par les leaders culturels et politiques Africains et de la diaspora noire durant le Premier Festival Mondial des Arts Nègres tenu à Dakar en 1967. Les Africains-Américains réunis en une conférence mémorable sur les Civilisations de la Vallée du Nil à Atlanta, en Géorgie lui ont décerné en 1986 les plus hautes distinctions honorifiques tout en le reconnaissant comme le géant des études égypto-nubiennes.
* Communication copubliée et coproduite la première fois en 1989 par le Centre National de Lettres, le Conseil Régional de la Martinique et Carbet, Revue Martiniquaise de Sciences Humaines et de Littérature dans une livraison spéciale intitulée « Sciences et Civilisations Africaines, Hommage à Cheikh Anta Diop » in Carbet, N° 8, 1989, Fort-de-France. Cette livraison coordonnée par Alain Anselin a enregistré la participation de nombreux auteurs de renom comme Théophile Obenga, James Spady, Charles S. Finch, Ivan Van Sertima, Oscar Pfouma, Frédéric Okassa, Maurice Caveing, Bruce Williams et Clyde Ahmad Winters.
** Ce texte a été rédigé en 1989, au moment où l’auteur enseignait les sciences de la communication à Howard University (Washington, D.C.) et collaborait activement aux initiatives africaines-américaines et africaines sur l’Afrique.
Je me rappelle encore combien, en me montrant les titres qu'il avait ramené des Etats-Unis, il paraissait ému de tant d'attention vigilante et militante de la part des frères Africains des Etats-Unis. Il dit alors : "Le flambeau a pris ailleurs que sur le continent africain. Nos cousins d'Amérique ont désormais pris une avance sur leurs frères du continent dans le domaine de la prise de conscience culturelle !". Dans le langage dépouillé de Cheikh Anta cela signifie que les voies les plus sûres de la libération nationale africaine sont en train d’être balisées par les différentes composantes de la diaspora nègre tout en prenant une efficacité décisive encore inédite sur le continent africain.
Ferments du Panafricanisme
Vilipendée par certains idéologues dogmatiques ou immatures, ignorée de manière feinte par la plupart des gouvernements et chefs d'État de la période post-coloniale, taxée de raciste par libéraux et radicaux occidentaux et même des Africains noirs dont la naïveté est exploitée par des projets politiques savamment camouflés en vue de détruire l'Afrique, la pensée-action de Cheikh Anta reste encore un continent largement en friche. Seule une cécité criminelle a pu tenir éloigné de ce rivage théorique si vaste et fertile des patriotes africains disponibles pour la lutte anti-impérialiste mais encore trop confus sur leur identité et la contribution attendue d’eux par les masses africaines pour la construction d’une Afrique solidement plantée sur ses deux jambes et centrée sur elle-même. C’est que l’enjeu d’un tel objectif auquel Cheikh Anta Diop a si intimement mêlé sa vie est colossal. C'est en reconnaissance de ce fait qu'il a été honoré en même temps que le Négro-Américain Du Bois par les leaders culturels et politiques Africains et de la diaspora noire durant le Premier Festival Mondial des Arts Nègres tenu à Dakar en 1967. Les Africains-Américains réunis en une conférence mémorable sur les Civilisations de la Vallée du Nil à Atlanta, en Géorgie lui ont décerné en 1986 les plus hautes distinctions honorifiques tout en le reconnaissant comme le géant des études égypto-nubiennes.
Après la Seconde Guerre mondiale, les pays africains sont sous la férule européenne et américaine. Leur situation confine presque à l'esclavage. Elle en est le prolongement à peine maquillé. L'aventure coloniale est proprement inhumaine, ses ravages économiques foudroyants. Les masses africaines désemparées mais toujours prêtes à prendre d'assaut la citadelle coloniale voient leur élan saboté par les stratèges des officines impérialistes. C'est le temps de la promotion d'élites artificiellement créées à la mesure des ambitions des métropoles coloniales.
Et partout, cette monstrueuse tricherie contre l’histoire : les Négro-africains sont sans histoire, n'ont rien inventé, pas même l'écriture et surtout pas la moindre trace d’une civilisation digne de ce nom.
L'impérialisme est à pied d'œuvre. A l'image de son action barbare il lui faut créer le mythe du nègre inhumain, ahistorique, au stade évolutif gelé dans la nuit des temps. Et voici le nègre maudit, descendant de Cham, figure biblique vouée à la souffrance éternelle : une brute à l'état pur qu'il faut "civiliser". Le mythe est créé. Son énormité en renforce la prise sur les consciences vacillantes d'une intelligentsia africaine désemparée devant la brutalité de l'assaut. L'acculturation fait son chemin et l'impérialisme culturel en renforce les modalités d'intervention de Dakar à Khartoum et d'Alger au Cap. Aux Etats-Unis, dans les Caraïbes et aux confins du Pacifique, en Amérique du Sud et dans le Finistère malgache il atteint des proportions gigantesques.
C'est donc dire que l'Afrique et le nègre en général évoluent dans une posture de défaite presque totale bien que les résistances à l’esclavage et à la colonisation n’aient jamais été absentes de l’histoire mouvementée des peuples africains. L'espoir de survivre à la dérision coloniale représente un mince filet d’air par lequel l'Afrique évite la noyade. Une petite poignée de nationalistes africains tentent de mobiliser en vain une opinion occidentale repue de sa bonne conscience. Lamine Senghor, Garang et Kouyaté, nationalistes et internationalistes avant l'heure s'agitent à Paris autour de l'Association pour la Défense de la Race Nègre. A Londres, le Congrès de Manchester consacre les débuts foudroyants du Panafricanisme en tant qu’idéologie et programme d’action de la lutte anticolonialiste et anti-impérialiste.
Des géants de leur temps comme Padmore le Guyanais, Du Bois l'Africain-Américain, Nkrumah le Ghanéen, etc. cisèlent à partir de l’appareil conceptuel nationaliste les mots d'ordre pour le salut national et pan-régional africain. La prise de conscience s’amplifie à travers l'échappée politique splendide de Marcus Garvey aux Etats-Unis. Mais le mouvement est éparpillé. Il ne s'appuie pas encore sur une ligne de masse portée à son point d'incandescence maximale. La coordination panafricaine de la lutte anticoloniale manque de moyens à la mesure des taches colossales· à entreprendre. Les élites sont encore trop amarrées au char du maître colonial. La prise de conscience culturelle, assise quintessentielle de toute lutte de libération nationale, en est encore au stade du balbutiement.
Malgré tout, le Rassemblement Démocratique Africain, regroupement des élites et des masses africaines dans les pays essentiellement sous domination française, se mobilise avec succès au départ autour de la nécessité de l'indépendance à travers un ensemble fédéré.
Dans l'Afrique sous domination anglaise la stratégie de l’Indirect Rule porte ses fruits au sein de la petite poignée d'intellectuels friands de formules creuses sur l'African Personnality mais très peu enclins à aller jusqu'au sacrifice suprême pour se libérer de la botte britannique. Dans les colonies assiégées par le colonialisme portugais, la politique de la table rase est si bestiale que le mouvement de résistance populaire panse encore ses plaies et a besoin de plusieurs décennies avant de se radicaliser dans la guérilla militaire.
Malgré la somme déconcertante des insuffisances structurelles du mouvement de résistance nationale, les masses africaines intensifient la pression politique sur l'envahisseur européen. Les "tirailleurs" envoyés comme chair à canon dans les tranchées avancées de guerres mondiales engendrées par l'impérialisme rentrent dans leurs foyers nationaux le cœur rempli de frustrations. Ils ont vite compris au contact de leurs compagnons d'armes des autres colonies et devant l'arrogance de leurs encadreurs européens que la colonisation ne repose sur rien de tangible, qu'elle est la barbarie à l'état pur et que ses initiateurs sont de simples créatures dont ils connaissent dorénavant la mesquinerie, la peur et les faiblesses intimes, particulièrement durant les périodes d'accrochage armé, dans l'enfer des avant-postes militaires. C'est sans doute ici que le colonisateur cesse d'être perçu par le colonisé comme une sorte de surhomme, de sorcier omniscient dominant l'univers tout entier. Le colonisé sait désormais que l'inhumanité et l'arrogance du colon européen ne sont que la forme ultime de la peur. Peur d'être englouti par la marée irrépressible du nationalisme Noir. C'est alors le choc de Thiaroye où les tirailleurs sénégalais fraichement rentrés et revendiquant leurs droits sociaux sont massacrés par la soldatesque coloniale. C'est encore la fronde populaire malgache dans laquelle périssent plus de 100 000 insurgés. A Grand Bassam, en Côte d'Ivoire, les femmes descendent directement dans l'arène politique en une marche frontale contre l'appareil colonial.
Partout s'élève la clameur anticoloniale. Chez le colonisé, le besoin sacré de liberté transcende l'esprit de soumission enfoncé par le glaive sanglant de l'oppresseur dans ses réflexes défensifs et offensifs. Désormais les jeux sont faits. La chute du bastion colonial n'est plus que question de temps. Mais par instinct, le colonisé sait que les incertitudes de l'histoire pourraient prolonger longtemps encore la mainmise étrangère sur l'ensemble de son patrimoine. Ils pressent donc qu'il lui faut redoubler de vigilance, travailler d'arrachepied, obstinément à l'organisation de la riposte. Il lui faut apprendre à rationaliser sa colère et à la canaliser dans des rouages organisationnels capables de contrecarrer l'infiltration ennemie au sein de ses rangs, l'hésitation et le manque de détermination absolue propre à la petite-bourgeoisie intellectuelle.
Le binôme AE-RDA/FEANF
C'est au cours de ces années turbulentes de l'après-guerre que se développent l'Association des Étudiants du Rassemblement Démocratique Africain (AE-RDA) et la Fédération des Étudiants d'Afrique Noire en France (FEANF). C'est parmi ces deux mouvements que s'élaborent les projets de radicalisation du mouvement d'indépendance de l'Afrique sous domination française. Les militants de ces mouvements juvéniles explorent avec passion et fougue les bienfaits stratégiques et tactiques de l'arme marxiste et du nationalisme tiersmondiste puissamment secrété par les succès foudroyants du Mahatma Gandhi, le chantre de la non-violence positive et par les réparties enflammées de Nasser, Ho Chi Minh, Jomo Kenyatta. Déjà, de redoutables débateurs comme Abdoulaye Guèye de la branche sénégalaise du Rassemblement Démocratique Africain, Sékou Touré du Parti Démocratique de Guinée, Félix Moumié et Ruben Um Nyobé de l’Union des Populations du Cameroun embrasent le mouvement démocratique et révolutionnaire africain d'analyses pertinentes nourries par l'humus si fécond du nationalisme unitaire.
Vers la fin des années 1950, le mot d'ordre d'indépendance immédiate agite les lames de fonds du mouvement pour l'émancipation totale de l’Afrique. La fracture est complète entre les intellectuels aux perspectives timides sinon d'un autre âge sur le destin des peuples africains et les activistes de l'indépendance totale, immédiate et contre la "balkanisation africaine". Il est vrai qu'alors le mouvement de la négritude, formule choc due au génie d'Aimé Césaire, ce démiurge de la poésie nationaliste négro-africaine, finit de se décomposer sous la houlette de leaders comme Léopold Sédar Senghor pour qui l'indépendance en dehors de la Communauté franco-africaine est impensable. Le Général De Gaulle sait déjà alors qu'il peut compter sur des figures de proue comme Senghor pour amorcer en douceur la phase néocoloniale de la domination française en Afrique. Car en stratège avisé, en prise avec les données immédiates d'une histoire prête à basculer en faveur des insurgés vietnamiens victorieux de Dien Bien Phu, des maquisards du Front de Libération Nationale Algérien qui déclenchent la lutte armée à Sétif, des manœuvres efficaces du Parti Africain de l’Indépendance au Sénégal et de l'Union des Populations du Cameroun en faveur de l'indépendance immédiate, De Gaulle sait qu'il n'a plus le choix.
La frange progressiste du mouvement anticolonialiste africain, à l'instar des mouvements politiques dans la plupart des colonies est alors séduite par le pôle extrême du bagage idéologique qu'il trouve dans les métropoles coloniales. Le marxisme est alors considéré comme l’arme suprême, la parade infaillible contre l’impérialisme occidental. Les Africains le découvrent souvent à travers des années d'activisme dans les rangs du parti communiste de la métropole coloniale. Face au capitalisme décadent, l'idéologie marxiste offre une alternative d'autant plus fiable qu'elle vient de faire ses preuves dans la Russie tsariste et à travers les prises de position de Lénine, puis Staline sur la question nationale et coloniale et la solidarité du camp socialiste face au capitalisme décadent.
Phagocytés par les mécanismes de parrainage des partis communistes métropolitains, des étudiants négro-africains en France arborent le discours stalinien dont ils tentent d'appliquer sans discernement les inconsistances théoriques aux sociétés et à l'histoire africaines. L'héritage hégélien tenant que l'Afrique est hors de l’Histoire, qu'elle est plongée dans la barbarie depuis toujours et donc incapable de tout progrès notable est omniprésent dans la pensée marxiste. De Marx et Engels à Lénine et Staline, le marxisme occidental et les partis communistes qu'il crée sous la bannière d'un internationalisme prolétarien dirigé par la classe ouvrière du monde capitaliste avancé, c'est-à-dire l'ensemble occidental judéo-chrétien, a nié avec l'assurance la plus crâne que l'Afrique ait jamais puissamment participé à la marche forcée du monde vers le progrès.
Malgré le "dés-apparentement" entre le Parti Communiste Français et le RDA qui intervient en 1950-1951, il est difficile à la plupart des étudiants organisés à travers la FEANF et l'AE-RDA de débusquer les trébuchements conceptuels du marxisme et du Parti Communiste Français devant l'histoire africaine et le poids de l'acculturation dans la conscience anticolonialiste.
La formation que reçoivent les premiers communistes africains à Dakar d'abord dans les Groupes d'Études Communistes puis à Paris dans les mini-structures du PCF, ne tient absolument pas compte des spécificités africaines. Le marxisme ainsi enseigné est ossifié. La dialectique et le matérialisme historique, ne sont utilisés qu'à travers les trivialités du catéchisme dogmatique récité sans discernement. Dans ce corset idéologique, les Africains se perçoivent encore comme l'émanation de peuples "arriérés", à l'histoire engloutie dans les "siècles obscurs". A telle enseigne, qu'on peut encore lire en 1978, dans une tentative africaine de critique de l'expérience marxiste en Afrique Noire que "la majeure partie des lois scientifiques a été découverte dans les pays européens pour des raisons qui tiennent à des circonstances particulières qu'il serait très long d'expliquer" (cf. A. A. Dieng). Or les faits relatifs à l'histoire mondiale du progrès et scientifique et technologique sont en conflit avec cette description linéaire et européocentriste de l'innovation scientifique. Tout en reconnaissant le rôle capital joué par l'Occident dans le développement des sciences modernes, il faut ramener les choses à une juste mesure. L'Europe a puisé dans le patrimoine scientifique universel que lui ont fait redécouvrir les Arabes entre les 7ème et 8ème siècles de notre ère. Grâce à la révolution industrielle qui n'est vieille que de deux siècles, le progrès technologique et le développement sans précédent des forces productives (grace à l’esclavage notamment) font basculer l'initiative scientifique et le bénéfice politique et culturel qui s'ensuit du côté du monde occidental dont le niveau technologique, politique, scientifique et culturel au Moyen Age est comparable sinon inférieur dans bien des domaines à celui de l'Afrique Noire (cf. Ivan Van Sertima, Blacks in Science)
C'est contre cette vision timide de l'histoire et ce versant caché de l'aliénation culturelle que va s'insurger Amilcar Cabral en Guinée Bissau et aux Iles du Cap-Vert. C'est contre ceux-ci que Cheikh Anta Diop décide, bien avant Cabral, de partir en guerre dans ses années de fronde militante au sein de l'AE-RDA.
Bawol des origines
Parti de son terroir natal, un repli chargé d'histoire et enfoncé en plein cœur de la savane bawoloise, Cheikh Anta Diop reste à l'écoute du monde noir. La ville de Dakar où il prépare ses études secondaires et son baccalauréat est alors un carrefour privilégié de rencontres et de choc des idées. Cette particularité est intensifiée par le statut de capitale qui est conféré à la ville dans l'ensemble aoefien. Ici, Cheikh Anta est témoin de la lutte pour le pouvoir entre la SFIO, le B.D.S., les partisans de Galandou Diouf et ceux de Blaise Diagne, ce docile exécutant des manœuvres françaises en terre africaine. Dans le même temps, Cheikh Anta prend acte de l'impasse dans laquelle se trouve plongée la classe maraboutique parfois prise au piège de la manipulation coloniale.
Nourri par ses instincts de fils du terroir éduqué dans la tradition de l'islam mouridique, une idéologie religieuse au dynamisme socio-politique indéniable, Cheikh Anta Diop mesure les potentialités de l'islam africain en tant que composante majeure de la libération nationale. Bien qu'il en prenne conscience relativement tôt, il apprendra plus tard à son corps défendant que les centres de décision islamiques sénégalais ne sauraient tolérer, encore moins favoriser la promotion d'une idéologie libératrice et délibérément progressiste. Cette tendance générale des religions révélées au conservatisme dans le cadre africain est tout aussi vraie du clergé catholique sénégalais bien que Cheikh Anta Diop n'ait pas eu à en souffrir directement dans son action politique et compte tenu du niveau marginal de l'archevêché sénégalais sur le plan social, économique et politique.
Déjà, avec ses camarades de classe du Lycée Van Vollhenhoven de Dakar et du Collège Blanchot de Saint-Louis et ses amis de l'École Normale William Ponty de Sébikhotane, il se forge une personnalité qui, tout en s'incrustant dans la mouvance anticoloniale de la jeunesse estudiantine du moment, se pose dès l'origine en un refus systématique de la domination culturelle et donc politique de son peuple.
C'est que Cheikh Anta passe ses onze premières années en plein cœur du système intellectuel et religieux du Bawol et du Kadioor. Au centre d'enseignement coranique de Kokki où il est envoyé par ses parents dès sa plus tendre enfance, il passe une année à étudier l'alphabet arabe et le Coran. Kokki est un sanctuaire important de la résistance nationale. C'est ici, dans ce Kadioor laminé par le harcèlement militaire colonial, que tombe, le 11 février 1875 Ahmadou Cheikhou, en un combat sanglant contre l'envahisseur français. Une année après Kokki, Cheikh Anta Diop est admis dans la cour privée du fondateur du mouridisme, Cheikh Ahmadou Bamba. C'est dans ce bastion de la résistance anticoloniale où s'élabore pour la première fois peut-être en Afrique noire une doctrine islamique essentiellement nègre que Cheikh Anta passe cinq années, de l'âge de cinq ans à onze ans, à forger ses premières armes intellectuelles, morales et religieuses. L'enseignement est d'une rigueur à la mesure des ambitions du mouvement mouride aux prises directes avec l'envahisseur colonial, ce qui valut plus tard à son saint patron d’être emprisonné puis embastillé en exil dans les rigueurs de l'humidité équatoriale du bagne de Mayombe, au Gabon, en même temps que l'Almami Samori Touré, ce stratège politique et militaire le plus considérable de son temps. Ces années studieuses sont entrecoupées de rares séjours auprès, du foyer familial de Céytu où il retrouve les siens parmi lesquels figure son père adoptif, le second le plus estimé d’Ahmadou Bamba, Seex Ibra Fall, autre figure historique du mouridisme.
Issu du monde paysan sénégalais où il a passé une adolescence partagée entre la discipline des daaras coraniques, les rigueurs de la culture vivrière et le vitalisme culturel mouride, Cheikh Anta Diop exerce son jugement critique sur les problèmes de l'heure à partir de paramètres qui recentrent la place du monde paysan et des masses déshéritées dans le jeu politique africain. Pour avoir vécu parmi la masse paysanne de l'entre-deux-guerres, il porte en lui les cicatrices encore fraîches des rigueurs économiques du bassin arachidier, de la férocité de l'exploitation coloniale, du dénuement de paysans à la vie monotonement cadencée par le dur labeur, un labeur sans fin qui vieillit prématurément les bras actifs, de l'obscurantisme favorisé par la politique coloniale de la table rase dans les domaines de l'instruction et l'éducation.
Pour mesurer la contribution de Cheikh Anta à l'essor du mouvement anticolonial en Afrique noire sous domination française, il n'est pas inutile d'esquisser la toile de fond sociale et politique à partir de laquelle évolue le mouvement étudiant africain en France.
À suivre, mercredi 15 novembre 2023.
THIEYTOU : LE SOUVENIR DE CHEIKH ANTA DIOP TOUJOURS VIVACE
Près de 40 ans après la disparition de Cheikh Anta, son village natal refuse de se laisser ensevelir dans les méandres de l’oubli. Cette localité du centre-ouest du Sénégal, semble bénéficier même des grâces du célèbre anthropologue qu’il a vu naître
Mamadou Gueye, Matel Bocoum et Assane Sow |
Publication 03/10/2023
Près de quarante ans après la disparition de Cheikh Anta Diop, Thieytou, son village natal, refuse de se laisser ensevelir dans les méandres de l’oubli. Cette localité, située au centre-ouest du Sénégal, semble bénéficier même des grâces du célèbre anthropologue qu’il a vu naître le 29 décembre 1923. La réhabilitation du mausolée érigé dans son royaume d’enfance est en train de changer le cours des choses.
Thieytou, village situé à 29 km au nord du département de Bambey, dans la région de Diourbel, semble bénéficier des grâces du professeur Cheikh Anta Diop dont le centenaire de la naissance sera célébré cette année, au mois de décembre. L’homme est présenté, en Afrique et un peu partout dans le monde, comme un géant de l’histoire. Il s’est battu toute sa vie pour montrer que le continent noir est le berceau de l’humanité, que l’Égypte avait des origines purement africaines. Il a été également sur d’autres fronts sous sa casquette d’écrivain, d’anthropologue, d’homme politique, de chercheur et d’universitaire.
Près de quatre décennies après son décès, son village natal, Thieytou, polarise les attentions. Ce fief de 1.400 habitants, avec 76 carrés, est sorti de l’anonymat depuis le 7 février 1986. Et attire des pèlerins venus de différents coins du monde.
Un air de renouveau y plane, même si la localité garde encore les vestiges du passé. Des bâtiments dont les toitures sont en zinc et des cases en paille servent encore d’habitation. Mais le bitumage de l’axe routier Bambey-Thieytou apporte un nouveau souffle et ouvre une fenêtre sur cette localité située au centre-ouest du Sénégal.
Village d’histoire et de culture, Thieytou avait du mal à arpenter la voie du développement. Il manquait de tout. « Notre village était inaccessible. Quand on voyageait, on avait toutes les peines pour rentrer. Les automobilistes refusaient de nous ramener à cause de la mauvaise qualité de nos routes. Il nous arrivait de passer des nuits dans des localités environnantes faute de moyens de transport. La zone était sablonneuse. Mais le bitumage de l’axe routier Bambey-Gawane-Thieytou et la réhabilitation du mausolée par le Chef de l’État Macky Sall ont redonné vie à notre village », indique le vieux Thieudome Diop, le chef de village.
Allongé sous un arbre, l’homme d’un âge avancé espère que cela va déclencher un cycle de renouveau. Le plaidoyer des visiteurs venus de plusieurs régions du monde a porté ses fruits, selon ses explications.
L’égyptologue, qui a voulu, de son vivant, éclairer l’humanité, semble avoir braqué les lumières, à sa disparition, sur son village natal. Et pourtant, sa présence dans cette localité n’était pas remarquée tout le long de sa carrière. « Quand on lui reprochait sa relation distante avec Thieytou, il rassurait toujours en disant : « Ne vous en faites pas, je vous reviendrai », raconte le vieux Thieucoumba Diop. Ses prédictions ont fini par se réaliser.
Aujourd’hui, le mausolée, érigé en son honneur, en 2008, sur initiative de Me Abdoulaye Wade, est comme un phare dans la localité. Mais c’est sous Macky Sall que le site a été réhabilité, dans le cadre du programme de développement du tourisme au niveau des différents pôles. Il a été inauguré par le ministre Alioune Sarr, le 23 décembre 2021. Il accueille, chaque année, un nombre important de touristes, d’étudiants, d’intellectuels et d’hommes politiques. Certains y viennent pour célébrer l’anniversaire de son décès, d’autres sa naissance.
Une fraîcheur d’oasis au mausolée
L’espace est sacré et resplendissant, avec des plantes qui dégagent de la fraîcheur et un air de sérénité. Le professeur Cheikh Anta Diop y repose, selon sa volonté, à côté de son grand-père maternel, Massamba Sassoum, fondateur du village.
Il ressort des témoignages qu’il y avait une forte connexion entre les deux hommes. Le grand-père était réputé pour sa dimension spirituelle exceptionnelle et son dévouement à la religion musulmane. « C’était un « Waliyou » (un saint). Quand le village était frappé par la sécheresse, on sollicitait ses prières pour déclencher la pluie. On pouvait s’attendre à un hivernage abondant, ses prières étaient toujours exaucées », raconte le chef de village.
Aux alentours du mausolée où viennent se recueillir les habitants de Thieytou, pousse un jujubier plusieurs fois déraciné. « On a tout fait pour le couper, mais l’arbre reste tenace. Il pousse à chaque fois. Selon les anciens, cet arbre a toujours cohabité avec le grand-père du professeur Cheikh Anta Diop. « Mame Massamba Sassoum « foumou messeu deuk deem sahe fa » (partout où il a habité, un jujubier y a poussé) », nous confie le gardien du temple, Alla Ndiaye.
Un hommage est aussi rendu à l’ancienne ministre de la Femme, Aïda Mbodj, ancienne mairesse de Bambey, qui a milité pour la rénovation du mausolée. Le site a ressuscité l’âme de Thieytou.
Dans la grande cour est aménagé un espace où repose Marie Louise Diop, la veuve du grand penseur. Elle est décédée, en France, le 4 mars 2016, 30 ans après son défunt mari, des suites d’une longue maladie. Elle a tenu à rester fidèle au célèbre panafricaniste jusqu’à sa mort. Selon des témoignages recueillis sur place, elle n’a jamais voulu se remarier après le décès du père de ses quatre garçons.
Macky détrône Faidherbe
Il faut désormais dire avenue Président Macky Sall en lieu et place de l’Avenue Faidherbe. Le Conseil municipal de la commune de Dakar-Plateau, par délibération en sa séance du 10 juillet 2023, a décidé de rebaptiser l’avenue Louis Faidherbe. Le maire Alioune Ndoye annonce que celle-ci porte, désormais, le nom de : «Avenue Président Macky Sall». Selon l’édile de Dakar Plateau par ailleurs ministre de l’Environnement, à travers cette démarche d'une aussi grande portée historique, les populations de Dakar-Plateau, par le biais de leurs représentants, entendent ainsi témoigner toute leur reconnaissance à cetillustre homme d’Etat qui, durant tout son magistère, a toujours su prêter une écoute attentive à leurs préoccupations en soutenant et en accompagnant de manière efficace, déterminée et décisive, toutes les initiatives portées à son attention. Selon l’édile de Dakar-Plateau, l’œuvre immense de Macky Sall, un bâtisseur hors pair dontles innombrables réalisations structurantes opérées au profit des Dakarois ne constituent qu’une infime partie, justifie également, à plus d’un titre, qu’un tel hommage lui soit rendu. Alioune Ndoye invite par conséquent ses compatriotes, les services, entreprises et structures publics, parapublics et privés de même que l’ensemble des usagers de ladite avenue, nouvellement rebaptisée, à tirer toutes les conséquences de droit qu’induit ce changement de dénomination.
Les préfets et le droit fondamental des partis
Pour Ndiaga Sylla, l'interdiction de l'investiture d’Ousmane Sonko est en violation du droit fondamental des partis politiques de concourir à l'expression du suffrage. Amnesty Sénégal abonde dans le même sens en soulignant que les interdictions générales et systématiques de manifs sont incompatibles avec les exigences d'un régime démocratique. Seydi Gassama invite les autorités à prendre les mesures nécessaires afin de permettre aux individus et aux associations d'exercer leurs libertés. Cheikh Tidiane Dièye de «Avenir Senegal Binu Bëgg » dénonce l’interdiction du meeting d’investiture de Sonko. Il rappelle au gouverneur de Dakar qu’un stade n’est pas un espace ouvert d’où l’on peut troubler l’ordre public. Il pense que l’autorité devrait prendre les mesures idoines pour sécuriser l’événement et laisser aussi les partisans de Benno organiser leur rassemblement.
Carte blanche de la Chambre des Élus de l'Apr…
A l’instar des leaders de Benno Bokk Yaakaar, la Chambre des élus de l'Alliance pour la République (Apr) donne carte blanche au Président Macky Sall pour le choix du candidat de la mouvance présidentielle à l'élection présidentielle du 25 février 2024.Ils assurent leur soutien au candidat choisi par le président de la majorité présidentielle. Dans une résolution, la chambre invite tous les élus, nationaux et locaux, dans l’unité et la solidarité, à accompagner le candidat de la majorité présidentielle élargie. Par ailleurs, ils renouvellent leur confiance au Président Macky Sall, président de l’Alliance pour la République et de la Coalition Benno Bokk Yaakaar. Ils saluent sa vision et son leadership qui ont grandement contribué à permettre au Sénégal de tenir son rang dans le concert des grandes démocraties.
Sonko s’adresse aux Sénégalais aujourd’hui
Le leader de Pastef va apporter sa réplique au gouverneur de Dakar et aux différents préfets qui ont interdit les rassemblements de son parti pour son investiture ce samedi 15 juin. Dans un communiqué, le bureau politique national de Pastef-Les Patriotes donne rendez-vous à l'opinion nationale et internationale ce vendredi 14 juillet pour une importante déclaration de son candidat, Ousmane Sonko. D’après la même source, le parti compte poursuivre avec le candidat Ousmane Sonko, et le soutien populaire indéfectible des Sénégalais, sa marche inéluctable vers la victoire. Les partisans du maire de Ziguinchor préviennent que nul ne peut empêcher l'investiture du Président Ousmane Sonko ainsi que sa participation à l'élection présidentielle du 25 février 2024. Pastef dénonce les agissements du gouverneur de Dakar, qui sur la base de procès d'intention, d'arguments fallacieux et d'élucubrations fantaisistes, a décidé illégalement d'une interdiction généralisée et permanente de toute manifestation du parti dans la région. A l’en croire, cette sortie grossière et informelle du patron de l'exécutif régional ne visait qu'à empêcher la tenue du giga-meeting d'investiture du candidat Ousmane Sonko prévu le 15 juillet 2023 au Stade Amadou Barry de Guédiawaye. Cette interdiction illégale d'une opération d'investiture d'un candidat régulièrement investi par un parti légalement constitué dans un lieu fermé, regrette Pastef, a été ensuite actée par un arrêté du préfet de Guédiawaye.
Bitumage de routes dans la région Kaffrine
Le ministre des Infrastructures, des Transports Terrestres et du Désenclavement était hier l’hôte de la région de Kaffrine. Mansour Faye présidait hier la cérémonie de lancement des travaux du projet d’amélioration de la connectivité dans les zones agricoles (PCZA) du Nord et du Centre et du programme Spécial de Désenclavement (PSD) à Malem Hodar. A cet effet, M. Faye a annoncé le bitumage de plusieurs axes routiers. Il s’agit de la route Malem Hodar-Delbi, longue de 19 km, Malem Therigne-Hamdalaye 2 sur 8 km et Delbi-Darou Minam 2 longue de 51 km. Plusieurs autorités ont pris part à la cérémonie, notamment le ministre de l’Urbanisme, du Logement et de l’Hygiène Publique et maire de Kaffrine, Abdoulaye Seydou Sow, des représentants de l’Ambassade de la Grande Bretagne et de la Banque Mondiale et des autorités administratives, locales et religieuses de Malem Hodar et Kaffrine
Mémorial bateau le Joola bientôt réceptionné
Le ministre de la Culture et du Patrimoine historique, en séjour à Ziguinchor, a visité hier le chantier du Mémorial bateau le Joola. Aliou Sow s’est félicité de l'état d'avancement des travaux du projet culturel. En compagnie du gouverneur de la région, du préfet et de l'administratrice du Mémorial, le ministre de la Culture a indiqué que les ouvriers sont aux dernières finitions avant la réception de l'infrastructure. A l’en croire, il ne reste que quelques travaux et installations. Il espère que le mémorial pourrait être bientôt inauguré par le Chef de l'Etat. Selon Pr Sow, le mémorial sera un lieu de mémoire, de souvenir, de pèlerinage et de découverte.
71 candidats à l’émigration interpellés
L’émigration clandestine bat son plein par ces temps. Malgré le dispositif de sécurité, les jeunes prennent la mer pour rejoindre l’Europe. Mercredi vers 23h, la Marine nationale, notamment la Base navale Nord, a arraisonné une pirogue de migrants irréguliers, à hauteur de l'embouchure du fleuve Sénégal. D’après la Dirpa, les 71 candidats à l’émigration dont 2 femmes, ont été mis à la disposition de la Gendarmerie
Mécanisation de l’agriculture au Sénégal
Président du MR local de Dougnène, dans la commune de Pambal, Kouly Mbaye va désormais présider aux destinées de Maschinenring (MR) Sénégal. C’est ce qui ressort de la rencontre des cercles régionaux qui se sont retrouvés à Keur Mousseu où le bureau du MR Sénégal a été monté. Maschinenring (MR) Sénégal, financé par des bailleurs allemands, offre un paquet de services pour que les producteurs puissent se développer. Il s’agit, selon Kouly Mbaye, d’être aux côtés des producteurs agricoles qui sont au plus bas de l’échelle, pour en faire demain de gros producteurs. Pour ce faire, l’objectif est de les sortir de ce carcan de matériels dépassés pour aller vers la mécanisation qu’il faut, avec les moyens fournis par les partenaires. Et cela constitue un tremplin pour aller vers l’autosuffisance alimentaire, surtout en céréale. Dans ce sillage, le siège de Maschinenring (MR) Sénégal vient d’être inauguré au quartier 10e à Thiès, par l’Ambassadeur de la République d’Allemagne au Sénégal. Selon Kouly Mbaye, la mécanisation est une des stratégies principales pour atteindre une augmentation de la production et un gain de productivité d’une part, et d’autre part, pour préserver à la fois les ressources et le climat.
Rapatriement de 276 Sénégalais de Dakhla
Le gouvernement travaille au rapatriement de 276 Sénégalais placés dans un centre de rétention à Dakhla, au Maroc, a révélé jeudi le ministre de l’Intérieur, Antoine Félix Abdoulaye Diome. Il a fait cette annonce lors d’un déplacement ce matin à Saint-Louis, où il est venu rendre visite aux rescapés du chavirement d’une pirogue transportant des migrants. Cette embarcation a sombré dans la nuit de mercredi, causant la mort de huit personnes. L’embarcation transportait une soixantaine de personnes lorsqu’elle a chaviré, mercredi, aux environs de 5 heures du matin, à hauteur de l’embouchure du fleuve Sénégal. Lors de son déplacement dans l’ancienne capitale du Sénégal, le ministre de l’Intérieur a démenti l’information selon laquelle 300 migrants à bord d’embarcations parties du Sénégal auraient péri en mer. Le ministre assure que les migrants en question se portent plutôt bien. Il a invité à cette occasion «ceux qui font certaines déclarations ou donnent des informations concernant ces Sénégalais à faire attention ».Il estime que certaines informations peuvent créer la panique et une très grande émotion auprès des parents des personnes concernées. Il a rappelé que les ONG et l’Etat ont les mêmes objectifs dans le domaine de la migration clandestine.
Vers une crise dans le transport
La fédération nationale des transporteurs du Sénégal pour le changement hausse le ton. Ils s’insurgent contre la décision du Directeur des opérations douanières, Babacar Mbaye, interdisant la circulation des véhicules ayant plus de 05 ans et leur reversement à la casse pour une vente de leurs pièces en vue d’une réexportation. Un paradoxe, selon le président de ces transporteurs, Djiby Ndiaye, puisque de mêmes types de véhicules dont des bus provenant du Mali circulent dans notre pays dans le cadre des accords de l’Uemoa. Pour Birane Diagne cette décision risque de compromettre des emplois et à long terme de tuer le transport routier. Djiby Ndiaye réclame des concertations avec les autorités douanières.
Installations anarchiques aux jardins de Soprim
La Cité Soprim et ses alentours sont en passe de devenir un lieu de prédilection des fumeurs ou trafiquants de chanvre indien. A l’origine de cette situation, les installations sauvages de garages mécaniques et de ferrailleurs dans les jardins. Elle favorise l’insécurité dans la cité. Les autorités devraient prendre des mesures pour appuyer la police des Parcelles assainies afin de mener régulièrement des patrouilles dans la zone. Nos sources renseignent d’ailleurs que 02 fumeurs de chanvre indien ont été alpagués dans les jardins de maraîchage. Les mis en cause ont été déférés au parquet.
Vol avec violence
L’agresseur récidiviste, B. Diallo, est finalement tombé dans les filets de la police. Il s’en était pris à la sage-femme Kh. Ndour avant d’emporter sa pochette contenant un téléphone portable et 10 500 F Cfa. Les hommes du Commissaire Kébé qui étaient aux trousses du fugitif ont été informés de sa présence à l’unité 25. Ils se sont vite déployés sur les lieux pour procéder à son interpellation. Devant les enquêteurs, B. Diallo a reconnu les faits avant de présenter ses excuses. Il dit agir sous l’emprise de l’alcool. Il est envoyé en prison pour le délit de vol avec violence. Pour rappel, B. Diallo a fait l’objet de deux condamnations pour détention et trafic de chanvre indien.
Incendie à Pikine nord
Un incendie a ravagé à nouveau des commerces dans la commune de Pikine-Nord. Selon nos sources, le sinistre s’est produit avant hier tard dans la nuit, à hauteur de la route Tally bou Mak menant vers marché zinc. Quatre magasins sont partis en fumée. N’eût été d’ailleurs l’intervention très rapide des sapeurs-pompiers pour circonscrire le feu, le pire aurait pu se produire. On ignore pour le moment l’origine de l’incendie même si d’aucuns évoquent la thèse d’un court-circuit électrique dû à des branchements clandestins. Une enquête est ouverte par la police de Pikine
MACKY OU LA SOLITUDE D’UN AUTOCRATE
POINT DE MIRE SENEPLUS - Boubacar Boris Diop est plus pessimiste qu'optimiste. Il craint l'arabisation de la société sénégalaise. Il estime qu'en cas de référendum sur l'application de la charia, la majorité des Sénégalais voteraient en faveur
Dans une interview parue le 6 juin 2023 dans le journal espagnol El Pais, l'écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop a exprimé ses vues sur les protestations actuelles au Sénégal, la politique française en Afrique, et le sentiment anti-français.
Selon Diop, les manifestations actuelles au Sénégal, qui ont entraîné 16 décès, 357 blessures et 500 arrestations, sont la conséquence des dérives autoritaires d'un gouvernement "en panique". Il critique également l'intervention militaire française au Mali, arguant que l'histoire des djihadistes avançant sur Bamako était fausse et que la politique française en Afrique est archaïque et vouée à l'échec.
En ce qui concerne le sentiment anti-français en Afrique, Boris Diop voit un changement de génération qui remet en question son rapport au monde. Il parle des "sauvages des réseaux sociaux", des jeunes qui ne lisent pas les journaux, mais qui partagent leurs opinions entre eux. Selon lui, l'Occident a perdu sa crédibilité en raison de la guerre en Irak, du chaos en Syrie, etc., et le processus d'éloignement de l'Afrique est irréversible.
En ce qui concerne les coups d'État militaires en Afrique, Diop exprime son admiration pour Assimi Goita et la junte militaire au Mali, ainsi que pour Ibrahim Traoré au Burkina Faso. Il affirme qu'il faut soutenir les gens vertueux qui aiment leur pays et sont attachés à son indépendance, même s'ils sont militaires.
Diop souligne que la décolonisation effective est en cours, mais elle est diffuse et se heurte à la résistance de certains pays tels que le Sénégal, la Côte d'Ivoire et le Tchad.
L'éditorialiste de SenePlus, Boubacar Boris Diop, reconnu comme l'un des plus grands écrivains africains critique fortement l'intervention militaire française en Afrique et l'influence politique de la France sur le continent. Il accuse la France de ne jamais avoir voulu réellement décoloniser l'Afrique et d'employer une stratégie politique archaïque. Diop remarque que le sentiment anti-français est plus répandu que jamais en Afrique de l'Ouest.
Il aborde aussi la montée du djihadisme en Afrique, affirmant que ce phénomène est lié à la corruption et aux dérives autoritaires des gouvernements actuels. Il évoque notamment la situation au Sénégal, où des manifestations ont récemment fait 16 morts, 357 blessés et entraîné 500 arrestations. Selon lui, ces troubles sont le résultat direct des dérives autoritaires d'un gouvernement en panique.
Quant à la question de la liberté de la presse en Afrique, Diop estime que cette préoccupation n'est pas une priorité pour la majorité des Africains, dont beaucoup luttent simplement pour survivre. Il souligne également que le Rwanda, un pays qui n'est pas exactement une démocratie, est actuellement le plus performant en Afrique.
L'écrivain note également l'importance de la Russie dans l'histoire de la libération de l'Afrique et critique les tentatives occidentales de diaboliser la Russie sur le continent. Selon lui, la mémoire collective africaine reconnaît le rôle significatif des Russes dans leurs luttes de libération. Il mentionne également le rôle des mercenaires du groupe Wagner, notant que la pratique de recourir à des mercenaires n'est pas nouvelle.
Quant à l'avenir de l'Afrique, Boris Diop est plus pessimiste qu'optimiste. Il craint l'arabisation de la société sénégalaise et une orientation vers un "salafisme modéré", en lien avec la religion musulmane. Il estime qu'en cas de référendum sur l'application de la charia, la majorité des Sénégalais voteraient en faveur. Selon lui, la laïcité est en déclin et défendre cette valeur peut conduire à être accusé d'athéisme ou d'être proche des Blancs.
LE DEMARRAGE DU DIALOGUE NATIONAL ET LE VERDICT ATTENDU DU PROCES SONKO A LA UNE DE LA REVUE DE PRESSE DE L'APS CE JEUDI
Les quotidiens parus ce jeudi1 juin 2023 traitent du démarrage du dialogue national initié par le président Macky Sall et l'attente du verdict du procès pour « viols et menaces de mort » présumés de l’opposant Ousmane Sonko.
Dakar, 1er juin (APS) – Le démarrage du dialogue national initié par le président Macky Sall est au menu des quotidiens parvenus jeudi à l’APS, alors que le pays est dans l’attente du verdict du procès pour « viols et menaces de mort » présumés de l’opposant Ousmane Sonko.
Le quotidien Enquête rapporte que ce dialogue auquel plusieurs partis de l’opposition ont décidé de ne pas participer, s’est ouvert la veille au palais de la République, dans une salle des banquets bien remplie par des représentants des partis politiques, des autorités coutumières et religieuses, des acteurs économiques.
Selon L’As, « toutes les forces vives de la nation ont répondu à l’appel du chef de l’Etat de discuter, autour d’une table, du devenir de notre pays ». « Un nouveau départ ! », titre à ce sujet ce journal, enthousiasmé. Le quotidien Yoor-Yoor résume sa vision de ce dialogue à travers une manchette qui a l’avantage d’être tranchée : « Macky Sall et +le système+ pactisent pour liquider [Ousmane] Sonko ».
Des figures politiques bien connues, « anciens ténors du PDS et du PS encore vivants, se sont retrouvés […] à la salle des banquets du palais de la République, en toute complicité, pour parler de +dialogue+ et de l’avenir d’un pays pourtant très jeune et terriblement pauvre et endetté », relève ce journal, avant d’ajouter que « la grande majorité des partisans du deal ne rêve que [de] l’exclusion définitive du leader de Pastef-Les Patriotes du jeu politique sénégalais ».
Le quotidien Le Soleil conteste cette vision des choses en citant le président Macky Sall, selon lequel « tous les sujets seront abordés, sans question tabou », mais il assure dans le même temps que ces concertations ne seront pas « un lieu pour faire des deals ».
« Macky 100 concessions », selon le journal Le Quotidien. « Tous les sujets peuvent être débattus lors du dialogue, mais le président Macky Sall ne compte pas rester zen face aux tentatives de déstabilisation du pays et de ses institutions », écrit le journal. Le chef de l’Etat « s’est dit ouvert à la discussion sur son mandat, sujet qu’il avait jusque-là interdit d’évoquer », indique le journal.
« Mais il ne veut pas non plus faire l’objet de pression, assurant que l’Etat ne va pas +démissionner devant sa mission régalienne de protéger la nation », ajoute Le Quotidien. « un dialogue sans tabou ! », donc, s’exclame le quotidien Enquête, selon lequel le président Macky Sall « est prêt à renoncer au 3e mandat, si on le lui demande +gentiment+ ».
« Macky Sall dégage les grands axes »d’un dialogue démarré « sans les représentants de la plateforme F 24 et de la coalition Yewwi Askan Wi » de l’opposition, note Sud Quotidien, en référence aux partis politiques et structures de la société civile qui sont vent debout contre un éventuel troisième mandat du président sortant.
Bès Bi Le Jour fait observer que la question du troisième mandat « était sur toutes les lèvres », au lancement de ce dialogue « dans une ambiance de retrouvailles […] ». Vox Populi et Le Témoin quotidien insistent pour dire que ce dialogue promet des discussions sans tabou, y compris sur la question du troisième mandat. Le premier de ces deux quotidiens donne confirmation de cela en rapportant les déclarations du président Sall : « Le mandat, si vous le voulez, demandez-le et je vous dis, prenez-le si vous voulez. Mais dans le respect ».
Concernant les violences et les contestations principalement liées aux affaires politico-judiciaires, « Macky Sall jure que l’Etat restera debout », affiche le quotidien Kritik’. « L’Etat est et restera debout, pour protéger la nation, la République et ses institutions », assène-t-il dans des propos rapportés à sa une par le quotidien Le Mandat.
Le verdict très attendu du procès de l’opposant Ousmane Sonko, accusés de »viols et de menaces de mort » par une ancienne masseuse, est l’autre sujet dominant de l’actualité. « Jour de vérité pour Ousmane Sonko », affiche par exemple Les Echos. « Sonko, sweet et fin ? », se demande L’Observateur, lequel signale que la chambre criminelle de Dakar va rendre sa décision ce jeudi 1er juin dans cette affaire.
Il rappelle que lors du procès tenu le 23 mai dernier, le procureur « avait requis 10 ans de réclusion criminelle contre Ousmane Sonko, accusé de viol par Adji Sarr. Mais il avait aussi demandé, à titre subsidiaire, une requalification en corruption de la jeunesse, avant de réclamer cinq ans ». Walfquotidien fait observer que le maire de Ziguinchor « risque gros au cas où il serait reconnu coupable » de ces chefs d’accusations, jusqu’à une peine de prison comprise entre 10 et 20 ans, précise Walfadjri. Sans compter que sa participation à la prochaine présidentielle pourrait être hypothéquée.
par Boubacar Boris Diop
LE SÉNÉGAL ENTRE CHEIKH ANTA DIOP ET SENGHOR
Que deux personnalités d´une telle envergure et si radicalement différentes aient émergé au sein d´une même nation, en dit beaucoup sur l'ambiguïté de celle-ci. C´est également un problème et il faut oser l´affronter
L´année à venir ne sera pas, pour le Sénégal, tout à fait pareille aux autres. Le pays va en effet célébrer en février 2006 le vingtième anniversaire de la mort de Cheikh Anta Diop et en octobre le centenaire de la naissance de Léopold Sédar Senghor. Tout le pays s´y prépare déjà. Ce sera l´occasion pour chacun de se rendre compte à quel point la rivalité entre ces deux grandes figures reste vivace, même après leur disparition. Personne ne redoute certes une guerre civile mais il y a déjà pourtant comme de l´électricité dans l´air. De fait, l´enjeu est de taille : une nation tout entière va faire le point sur son aventure intellectuelle au vingtième siècle, symbolisée de façon significative par l´homme de science et le poète.
Il faut souligner par ailleurs que leurs divergences philosophiques se sont doublées d´une adversité politique aussi forte qu´active. Premier président du Sénégal, Senghor a toujours eu en face de lui un irréductible opposant en la personne de Cheikh Anta Diop. Les débats, voire les polémiques à venir, seront surtout intéressants par ce qu´ils vont révéler aux Sénégalais sur eux-mêmes.
Le destin semble avoir pris, dès l´origine, un malin plaisir à opposer les deux hommes. Si l´un est catholique et séeréer, le second est mouride et wolof. Force est pourtant de reconnaître que ces différences-là n´ont jamais été sérieusement prises en compte, ni par les intéressés ni par leurs partisans. On le sait : les Sénégalais aiment faire d´eux-mêmes un autoportrait plutôt flatteur. Cela agace à juste titre beaucoup de monde. Il est toutefois difficile de mettre en doute leur esprit de tolérance. Ce pays musulman à 95% a été dirigé pendant deux décennies – sous Senghor justement – par un catholique. Ses deux successeurs sont certes musulmans mais ils ont occupé le palais présidentiel avec leurs épouses catholiques et cela n´a jamais gêné personne.
L´absence de focalisation ethnique ou confessionnelle dans le long duel entre Diop et Senghor n´en étonne pas moins, car ils ont été, à certaines étapes de leurs parcours, de véritables ennemis. L´auteur de ´Nations nègres et culture´ a connu les rigueurs d´un mois de détention préventive à la prison de Diourbel durant l´hivernage 1962 et le ´système Senghor´ a essayé de contrer autant que possible, parfois par des manœuvres mesquines, la diffusion de sa pensée.
Il est vrai que celle-ci était l´exact opposé de la vision senghorienne du monde. Leurs divergences intellectuelles étaient aussi tout simplement liées à leurs cursus.
Même s´il a suivi à la Sorbonne une filière de sciences humaines, Cheikh Anta Diop est surtout un scientifique formé à Henri IV, puis plus tard auprès de Frédéric-Joliot Curie, en physique et en chimie nucléaires. Il reste d´ailleurs dans l´imagerie populaire africaine la figure même du savant, austère, désintéressé et sage. Quand il se demande dans un texte de 1975 ´Comment enraciner la science en Afrique noire´, Senghor s´était déjà rendu célèbre par une de ses formules les plus connues et les plus controversées : ´L´émotion est nègre comme la raison hellène´. Ancien de Louis-Le-Grand, agrégé de grammaire en 1935, Senghor se veut un humaniste plutôt hybride, du genre négro-latin. Prisonnier de guerre pendant deux ans, il stupéfie le gardien de son stalag qui le surprend en train de lire dans le texte les auteurs grecs et latins. La légende veut d´ailleurs que le soldat allemand se soit pris d´amitié pour Senghor à partir de ce moment et l´ait pris sous sa protection.
Les deux intellectuels sont également séparés par le fossé psychologique que l´on peut aisément pressentir entre l´homme de pouvoir et l´opposant. Senghor a conduit le Sénégal à l´indépendance en avril 1960 et en a été le premier chef d´État jusqu´en décembre 1981, date de son retrait volontaire du pouvoir. Il avait été auparavant, pendant plusieurs décennies, une des plus importantes personnalités politiques sénégalaises. Fondateur du Bloc Démocratique sénégalais dans les années cinquante, député au Palais-Bourbon et secrétaire d´État dans un gouvernement français dirigé par Edgar Faure, il avait su mener de pair, avec constance, son combat politique et de rudes batailles philosophiques.
Cheikh Anta Diop a, quant à lui, créé plusieurs partis politiques et le plus important d´entre eux a sans doute été, le 3 février 1976, le Rassemblement national démocratique. Il aurait été intéressant d´examiner en profondeur chacune de ces lignes de fracture. On s´en tiendra au seul aspect intellectuel. Au demeurant, ce n´est là qu´un artifice : les champs de conflits ne sont pas rigoureusement fermés les uns aux autres. Les lignes de clivage peuvent se frôler et s´estomper avant d´émerger inopinément de nouveau ailleurs, à la faveur de tel ou tel événement majeur.
Que reste-t-il aujourd´hui des héritages respectifs de Diop et Senghor dans la mémoire collective sénégalaise ? Lorsque Senghor se retire avec sagesse et panache du pouvoir en 1981, il n´est pas certain que ses administrés aient envie de le retenir. Son geste leur inspire respect et admiration mais sans doute se sentent-ils secrètement soulagés.
L´homme avait un côté père de la Nation, ni violent ni arrogant mais peut-être quelque peu abusif. Il avait été pendant si longtemps présent au-devant de la scène politique que son départ pouvait être vécu comme le début d´une nouvelle ère. Son successeur ne s´y trompe d´ailleurs pas qui déclare aussitôt : ´Plus rien ne sera comme avant.' La société sénégalaise espérait-elle un de ces mystérieux déblocages dont rêvent tous les peuples après un règne politique trop long et pour cela même quelque peu suffocant ? L´aggravation de la crise économique elle-même justifiait, après plusieurs années de sécheresse, des attentes nouvelles. Comment pouvait-il en être autrement ? Il suffit d´observer ceci, qui est hautement symbolique : lorsque Senghor passe le témoin à Abdou Diouf, les Sénégalais nés avec l´indépendance viennent d´avoir exactement vingt et un ans, l´âge même de la majorité légale. Comme par hasard…
Aujourd´hui, avec le recul, on peut dire de Senghor qu´il a essayé de faire de son mieux dans des conditions politiques extrêmement difficiles. Ses funérailles et l´extraordinaire émotion qu´elles ont suscité ont bien montré la gratitude du Sénégal à son égard. Il n´est pas rare d´entendre dire qu´il a gouverné le Sénégal avec un certain esprit de justice et forgé un État moderne et bien organisé. Cela est d´autant plus remarquable qu´il lui a fallu faire face à des adversaires de grande envergure intellectuelle. Sans parler d’Abdoulaye Ly, Cheikh Anta Diop ou Mamadou Dia, il a dû ferrailler avec nombre d´autres théoriciens résolus et énergiques. Il faut rappeler que le Sénégal – où a été créé l´un des tout premiers partis communistes d´Afrique au sud du Sahara – a une forte tradition de controverses intellectuelles parfois byzantines. Pendant toute l´ère senghorienne et même après, les variantes les plus obscures et les plus énigmatiques du marxisme-léninisme y ont prospéré dans une clandestinité toute relative. Il a fallu à Senghor beaucoup de courage pour oser naviguer à contre-courant. L´histoire de la répression politique pendant ces années-là reste cependant à écrire. Les militants du Parti africain de l´Indépendance (PAI, marxiste-léniniste) ont été en maintes circonstances sauvagement torturés par la police et, on l´a vu, Cheikh Anta Diop lui-même a été détenu à la prison de Diourbel.
On a parfois l´impression que les Sénégalais, si fiers de la douceur poétique de leur premier président et de l´image d´oasis démocratique de leur pays, préfèrent ne pas trop s´attarder sur cette période de leur histoire. Par exemple, personne n´a vraiment jamais cru à la thèse du suicide du jeune opposant maoïste Omar Blondin Diop en prison. Mais qui a envie de savoir ce qui s´est réellement passé au cours de cette terrible nuit sur l´île de Gorée ? Il en est de cette affaire comme de quelques autres que l´on préfère ne pas mettre au passif du bilan de Senghor. Des hommes politiques d´aujourd´hui, dont certains ont beaucoup souffert du système à l´époque, préfèrent apparemment ne plus se souvenir de leurs épreuves. C´est peut-être parce qu´il leur arrive de faire des comparaisons somme toute flatteuses pour le Sénégal : selon eux, ailleurs en Afrique et dans le Tiers-monde, des dirigeants comme Mobutu et Pinochet se comportaient bien plus mal.
On a ainsi entendu un ancien farouche adversaire de Senghor déclarer avec un fort accent de sincérité que, au regard de l´histoire, le président-poète s´était montré bien plus clairvoyant sur les grandes questions de notre temps que ses adversaires d´extrême gauche, pour ne nommer que ceux-là. C´était – le détail mérite d´être noté – peu de temps avant la mort de l´ancien président du Sénégal. On peut présumer que tous ces hommes politiques très expérimentés savent d´instinct à quel point le pouvoir, surtout dans un pays pauvre et dominé, expose à la tentation de la répression aveugle. On ne peut décemment reprocher à Senghor d´y avoir succombé.
Il est toutefois indéniable qu´il a mis sa haute position politique au service de sa carrière d´écrivain. Pendant tout le temps où il a dirigé le Sénégal, les cadres de son parti et les autorités administratives des localités les plus reculées du pays croyaient devoir disserter longuement - et à vrai dire de manière bien confuse - sur le parallélisme asymétrique ou sur l´itinéraire spirituel du Père Pierre Teilhard de Chardin. Avec le recul, une telle attitude paraît à fois comique et hallucinante. Cette façon abusive de chercher à imposer la négritude comme une idéologie nationale a au demeurant tourné court. Dès que Senghor s´est retiré de la vie publique, plus personne au Sénégal n´a évoqué le socialisme africain ou seulement utilisé le mot négritude.
On peut penser que l´homme en a conçu à la fin de sa vie quelque amertume, dans la mesure où il n´a jamais rien négligé pour laisser à la postérité une image de grand penseur. La série d´essais intitulée ´Liberté´, où sont exprimées ses vues essentielles sur la culture et la politique, témoigne de cette ambition. Ces textes ne sont certes pas négligeables mais ils retiennent l´attention davantage par la qualité du style que par la profondeur et la rigueur de la pensée. Ils révèlent une vaste culture et un attachement sincère de Senghor à son terroir mais il y a en eux quelque chose de confus et de creux. Ils ont été presque complètement oubliés.
De toute façon, Senghor n´avait guère besoin de cela pour mériter la reconnaissance internationale qui est aujourd´hui la sienne. De ´Chants d´ombre´ en 1945 à ´Nocturnes´ en 1961, il n´est pas facile de surpasser sa production poétique. Et comme il l´a souvent rappelé, rien n´a jamais eu pour lui autant d´importance que la poésie.
C´est du reste autour de cet art majeur que sa rencontre à Paris avec le grand écrivain martiniquais Aimé Césaire prend tout son sens. Il en est né un mouvement d´idées, qui a donné lieu à une formidable effervescence intellectuelle sur tout le continent africain et parmi sa diaspora. Dans ces rudes batailles, Senghor a eu plus que sa part de coups. Stanislas Adotevi, Pathé Diagne, Mongo Beti et quelques autres lui ont en effet mené la vie dure, mettant tous en exergue sa trop grande proximité avec la France. Et ce n´était tout de même pas sans raison que le chantre de la culture négroafricaine était aussi suspecté d´être le plus dévoué – pour ne pas dire le plus servile - collaborateur de l´ancienne puissance coloniale.
On sait le rôle important que joue la francophonie au service des desseins hégémoniques de la France en Afrique et dans le reste du monde. Senghor ne s´est pas contenté d´être un de ses pères-fondateurs – avec Habib Bourguiba de Tunisie et Hamani Diori du Niger. Il en a été le défenseur acharné au point de laisser sans doute parfois un peu perplexes les Français eux-mêmes par ses débordements amoureux à leur égard. Il en a tant fait que très tôt des doutes sérieux se sont élevés sur sa véritable nationalité.
Tous les anciens militants du Rassemblement national démocratique (RND) se souviennent sans doute de la question régulièrement posée à chaque livraison de Taxaw, le journal du parti dirigé par Cheikh Anta Diop : « Est-il vrai que le président de la République du Sénégal a la nationalité francaise ? » En outre, dans toutes ses déclarations publiques, Cheikh Anta Diop dénonçait une indépendance purement nominale d´un pays où l´assistance technique française, constituée en ´gouvernement parallèle´ détenait sous de dérisoires grimaces de souveraineté, la réalité du pouvoir. Une universitaire française a récemment résumé le cas du poète de Joal – au cours d´une discussion amicale - par cette formule lapidaire et cruelle : « Senghor, c´était le colonisé introuvable. » S´il a été inhumé à Dakar, au cimetière catholique de Bel-Air à Dakar, c´est à Verson qu´il a passé les vingt dernières années de sa vie. C´est dans cette même petite ville normande que se trouve, contre tout bon sens, le ´fonds Senghor´.
Quand il y est mort le jeudi 20 décembre 2001, une polémique très révélatrice a éclaté dans les médias. L´absence totale d´intérêt des autorités françaises pour l´événement a choqué de très nombreuses personnes au Sénégal et à l´étranger. L´écrivain Erik Orsenna a ainsi signé dans le quotidien français Le Monde un article intitulé : « J´ai honte ! » On ne s´arrêtera pas sur l´hypocrisie de ce texte et de quelques autres de même inspiration. Il importe surtout de noter à quel point cette controverse est un aveu : au moment même où les Sénégalais pleuraient Senghor, il semblait évident pour tout le monde qu´il devait l´être autant dans toutes les chaumières de France et de Navarre. Se plaindre d´une telle ingratitude à son égard revenait à reconnaître avec une certaine candeur que Senghor avait toujours été au service de ce pays étranger. Avait-il servi ce pays davantage que son Sénégal natal ? Là est toute la question. Qu´il soit si malaisé d´y répondre suffit à montrer l´extrême complexité du personnage. Il faut, en tout cas, se garder de le simplifier. Le peuple sénégalais a probablement toujours vu en lui un homme d´une double fidélité. Il a préféré ne pas faire trop attention à sa troublante part d´ombre.
On a parfois envie de penser à une réconciliation dans l´au-delà entre Cheikh Anta Diop et Senghor. Cette idée est agitée de temps à autre par les héritiers partisans d´un cessez-le-feu posthume. Elle est non seulement noble et séduisante mais elle n´est pas absurde a priori. D´une certaine façon, les deux hommes de culture étaient au service du monde négro-africain, en utilisant chacun ses armes propres. Et de fait, les Sénégalais ont très souvent une égale admiration pour eux.
Mais s´en tenir à cela c´est perdre de vue d´autres aspects, tout aussi importants, du problème. Que deux personnalités d´une telle envergure et si radicalement différentes aient émergé au sein d´une même nation, en dit beaucoup sur l´ambiguïté de celle-ci. C´est également un problème et il faut oser l´affronter.
Chercher coûte que coûte à concilier les points de vue de Diop et Senghor équivaut à un refus d´assumer les contradictions, les paradoxes voire l´essentielle perversité de la société sénégalaise. Il ne s´agit certes pas de jouer l´un contre l´autre mais surtout de respecter la vie et la vision de chacun d´eux. Cheikh Anta Diop, homme d´un seul combat - mené sur plusieurs fronts - est né le 29 décembre 1923 à Céytu - environ 150 kilomètres à l’Est de Dakar. A l´inverse de Senghor, personne n´a jamais pu déceler chez lui la moindre ambiguïté intellectuelle ou politique. Cela ne signifie nullement que l´homme était dogmatique. Il était au contraire très nuancé et prudent en dépit de la force contagieuse de ses convictions. Il est impossible de nos jours de parler du panafricanisme ou de l´origine négro-africaine de la civilisation égyptienne sans rattacher l’analyse à Cheikh Anta Diop. Il en est de même des langues qui sont dans sa pensée politique un facteur stratégique de la libération des peuples africains et de leur unité culturelle.
Diop est venu très tôt à Dakar, dès l´âge de treize ans. Il y a vécu auprès de sa mère dans le quartier populaire de la Médina et fréquenté le lycée Van Vollenhoven - aujourd´hui Lamine Guèye – qui était à l´époque et jusqu´à une date récente l´établissement secondaire le plus prestigieux de l´Afrique noire sous occupation française. Il est à signaler que Cheikh Anta Diop en sort en 1945 titulaire des deux baccalauréats, scientifique en juin et littéraire en octobre. Le fait est exceptionnel mais peu surprenant : aux yeux de tous ceux qui l´ont approché au cours de ces années, le jeune Cheikh Anta Diop était un surdoué. Dès la classe de troisième, l´adolescent invente un alphabet destiné à une transcription unifiée de toutes les langues africaines. L´ affaire n´a pas de suite mais montre l´enracinement précoce des idées de Cheikh Anta Diop ainsi que son attrait pour la recherche scientifique.
Il se rend en France grâce à une bourse de la municipalité de Dakar et se fait remarquer dans les milieux africains de Paris tant par son parcours universitaire exemplaire que par son activisme politique dans les mouvements anticolonialistes. Le 9 janvier 1960 reste une date majeure dans sa vie intellectuelle. C´est le jour de sa soutenance de thèse de doctorat d´État sur le sujet suivant : « Étude comparée des systèmes politiques et sociaux de l´Europe et de l´Afrique, de l´Antiquité à la formation des États modernes ». Il convient de signaler que Diop avait dû renoncer à son sujet initial de recherche. Les opinions qui y étaient développées attaquaient de front celles en vigueur dans le monde académique dominant. Le jury n´avait pu être constitué en raison du caractère par ailleurs pluridisciplinaire de ce travail de recherche. Il sera très vite publié en 1954 sous le titre Nations nègres et Culture aux éditions Présence africaine.
Quant à la présentation de la thèse signalée plus haut, elle est un événement tout simplement colossal. Tout ce que la France compte d´étudiants africains turbulents et progressistes était présent. Chacun comprenait bien que la démarche intellectuelle de Cheikh Anta Diop était un défi à la toute puissante institution universitaire française. Les débats sont houleux et anormalement longs – plus de six tours d´horloge. L´étudiant Diop se défend pied à pied. Il n´est pas du tout impressionné par ces enseignants habitués à semer la terreur autour d´eux. Le moins que l´on puisse dire c´est que ce n´est pas une soutenance ordinaire, car les jeunes Africains présents en masse dans la salle Louis Liard de la Sorbonne expriment bruyamment leurs opinions, nettement favorables au candidat Cheikh Anta Diop, bien entendu.
La mention honorable qui est attribuée à son travail équivaut, dans le système français, à une interdiction d´enseigner pure et simple. C´est une double infamie. D´abord la Sorbonne ferme les yeux sur les mérites d´un des penseurs les plus profonds et féconds de son temps pour sanctionner de manière mesquine son esprit rebelle.
En second lieu, Cheikh Anta Diop rêvait de pouvoir transmettre ses connaissances aux jeunes Africains. Cela ne lui est pas permis. Le président Senghor n´hésitera pas plus tard à s´appuyer sur cette décision inique d´un jury de la Sorbonne pour lui interdire d´exercer toute fonction d´enseignement à l´université de Dakar. Par une de ces ironies dont l´Histoire a le secret, cette université porte aujourd´hui son nom. Il en est de même de l´Institut de recherche où Cheikh Anta Diop a travaillé – l´Institut fondamental d´Afrique noire, IFAN – et aussi, accessoirement, de la plus longue avenue de Dakar, celle qui passe justement devant l´université… !
Au-delà de ces hommages posthumes, il importe surtout de relever que l´interdiction d´enseigner a stimulé les ardeurs pédagogiques de Cheikh Anta Diop. L´homme n´était en effet pas du genre à se laisser abattre par l´adversité. Le jour même de sa soutenance, Cheikh Anta Diop annonce dans la presse qu´il va rentrer au Sénégal. Il sait que d´autres combats l´y attendent. Au plan politique, pour une véritable indépendance du Sénégal mais également pour un État fédéral en Afrique noire. Au plan culturel – mais peut-on séparer ces deux instances ? – pour donner ou redonner aux Africains la fierté d´être eux-mêmes en leur montrant que leur civilisation est non seulement à l´origine mais aussi au cœur de toute l´évolution humaine.
De cet esprit d´une rare puissance, Césaire dira dans Discours sur le colonialisme : « Je ne m´étendrai pas sur le cas des historiens, ni celui des historiens de la colonisation, ni des égyptologues, le cas des premiers étant trop évident, dans le cas des seconds, le mécanisme de leur mystification ayant été définitivement démonté par Cheikh Anta Diop, dans son livre : Nations nègres et Culture – le plus audacieux qu´un nègre ait jusqu´ici écrit et qui comptera, à n´en pas douter, dans le réveil de l´Afrique. »*
Le savant sénégalais ne se contente pas de faire comme tant d´autres le constat que l´Afrique n´a jamais été une tabula rasa. L´intelligentsia occidentale dite éclairée était sans doute disposée à faire une telle concession. Diop ne veut pas se suffire de cela, il n´hésite pas à aller plus loin et à battre en brèche les idées les plus profondément ancrées dans la pensée de l´époque. Avec le recul, on est frappé par tant de témérité. Mais il ne s´agit ni d´un délire solitaire ni d´affirmations abstraites : Cheikh Anta Diop fournit des arguments de très grande valeur scientifique à ce qui, au mieux, était avancé jusque-là par les intellectuels africains sur un mode purement émotionnel.
Il est aussitôt marginalisé par l´égyptologie occidentale. Le plus frappant est le refus de prendre en compte son existence même. Mais Cheikh Anta Diop et leschercheurs africains acquis à ses thèses – en particulier le Congolais Théophile Obenga – continuent à creuser leur sillon. Lorsque l´Unesco lui demande de s´associer à la rédaction du volume de L´histoire générale de l´humanité relatif à l´Afrique, il assortit son accord d´une condition expresse : une rencontre scientifique doit réunir tous les égyptologues vivants et les résultats de leurs travaux discutés. L´Unesco se range à son avis et organise le colloque du Caire du 28 janvier au 3 février 1974 sur le thème : « Peuplement de l´Égypte ancienne et déchiffrement de l´écriture méroïtique. »
C´est un véritable défi intellectuel que Cheikh Anta Diop s´impose. Le cadre restreint de cet exposé ne permet pas de s´étendre sur les discussions menées à cette occasion avec courtoisie, dans la pure tradition scientifique. A l´issue de cette rencontre, les thèses de Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga se sont imposées. La conclusion officielle du colloque ne laisse planer aucun doute à ce propos. Voici le résumé qu´en donne le biographe de Cheikh Anta Diop : « Le colloque du Caire marque une étape capitale dans l´historiographie africaine, c´est-à-dire le travail d´écriture de l´histoire africaine. Pour la première fois des experts africains ont confronté, dans le domaine de l´égyptologie, les résultats de leurs recherches avec ceux de leurs homologues des autres pays, sous l´égide de l´Unesco. Les participants... ont été frappés par la méthodologie de recherche pluridisciplinaire introduite par Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga...
Les recommandations du colloque reflètent la solidité de l´argumentation présentée par les deux Africains au cours des exposés et des débats et traduisent l´avancée scientifique qui en découle. Si le désaccord a persisté sur la composition ethnique de l´ancienne Égypte, en revanche il a été clairement reconnu que pour la langue et sur le plan culturel en général, l´Égypte pharaonique appartient à l´univers négro-africain. En particulier, l´égyptologue Serge Sauneron (décédé accidentellement quelques années après le colloque du Caire), spécialiste de la langue égyptienne, grammairien, initiateur de la réédition de l´imposant Catalogue de la fonte hiéroglyphique de l´Institut français d´Archéologie orientale, reconnaît que l´égyptien ancien n´est pas apparenté aux langues sémitiques. Il souligne, se ralliant à leur méthode de recherche, tout l´intérêt des travaux de comparaison linguistique présentés par Théophile Obenga et Cheikh Anta Diop. »*
Il n´est pas étonnant qu´un tel homme ait été distingué déjà en 1966 - conjointement avec l´Africain-Américain William B. Dubois - comme l´écrivain dont l´œuvre a eu la plus grande influence sur la pensée nègre. Cela se passait à Dakar, pendant le 1er Festival mondial des arts nègres. Tout le monde parle aujourd´hui de ´renaissance africaine´ - en particulier le président sud-africain Thabo Mbeki – comme d´un idéal à atteindre. Cheikh Anta Diop a non seulement forgé le concept dès 1948* mais a aussi insisté sur la restauration de la conscience historique et le rétablissement de la continuité historique qui en sont pour les Africains la condition sine qua non.
Il n´est pas sans intérêt de rappeler que Cheikh Anta Diop est ainsi publiquement honoré à l´occasion du Festival mondial des Arts nègres, organisé par le président Senghor... Cela montre à quel point les relations entre les deux hommes étaient complexes. Mais sur l´essentiel le francophile Senghor et l´anti-colonialiste Diop ne pouvaient guère s´entendre. Esprit tranquillement rebelle pendant toute sa vie, Diop a été une des grandes figures du Rassemblement démocratique africain (RDA).
*Quand pourra-t-on parler d´une renaissance africaine ? in Le Musée vivant, numéro spécial 35/37, novembre 1948
La lutte entre Senghor et lui atteignit des sommets quand il fonda le 3 février 1976 le Rassemblement national démocratique (RND). Toute la vie politique du Sénégal tourna alors pendant quelques années autour des tentatives faites par Senghor pour priver Diop de toute possibilité d´expression dans un cadre organisé. Senghor prit prétexte d´un prétendu non-respect des normes... grammaticales (!) pour faire interdire Siggi, le journal créé par Diop. De son côté, ayant réussi à réunir autour de lui des courants significatifs de la gauche intellectuelle sénégalaise, Diop continua à dénoncer sans relâche le régime néocolonial incarné par Senghor. Le pays était supposé souverain mais il abritait – cela n´a d´ailleurs pas encore changé en cette année 2005 – des bases militaires françaises et restait, aux plans économique et culturel, une chasse gardée de la France.
Cependant, vers la fin de sa vie, notamment avec le départ de Senghor du pouvoir, Diop perdit un peu de son influence politique. Son parti est miné par des dissensions internes et on peut dire de cet héritage-là qu´il est éclaté. Avec le recul on est frappé par le fait que dès le départ de Senghor du pouvoir, l´activité scientifique de Diop prend nettement le pas sur les préoccupations politiques immédiates. Est-ce une simple coïncidence ? On ne peut l´exclure a priori. Mais il est également possible que Diop ait préféré, avec l´arrivée d´une nouvelle génération aux affaires, prendre de la hauteur. Le fait est que certaines de ses conférences publiques les plus mémorables ont eu lieu entre 1982 et sa disparition en 1986. Il se rend à Londres, Niamey, Alger, Pointe-à-Pitre et Atlanta. Yaoundé est, en janvier 1986, son tout dernier déplacement, trois semaines avant sa mort. Il y est porté en triomphe à l´issue de sa conférence par des jeunes Camerounais aujourd´hui encore acquis à ses idées, comme presque partout en Afrique centrale. Entre deux voyages à l´étranger il avait, au Sénégal même, multiplié les interventions publiques à caractère scientifique : au colloque organisé par les Éditions Sankoré, à des Journées de réflexion sur les relations entre la religion et la philosophie et à la Semaine culturelle de l´École normale des Jeunes Filles de Thiès où il traite du thème « Làmmiñi réew mi ak gëstu ». Au-delà du thème abordé - langues nationales et recherche scientifique - cette conférence résume avec clarté les thèses centrales de la pensée de Cheikh Anta Diop.
Diop meurt brusquement à Dakar le 7 février d´une crise cardiaque. Une foule immense le conduit à Céytu, son village natal. Son tombeau est devenu un lieu de pèlerinage pour toute l´Afrique noire et sa diaspora. Peut-être est-il prématuré de vouloir juger dès à présent de l´impact de Diop et Senghor sur leur peuple. On partira modestement de décembre 1981 : Senghor vient de se retirer du pouvoir et il ne reste à Cheikh Anta Diop que quatre années à vivre. Dès que le poète désencombre l´horizon, a lieu une discrète désenghorisation. Les sous-préfets commencent à s´intéresser beaucoup moins à Leo Frobenius et aux grands orgues de la poésie claudélienne. Senghor va d´ailleurs passer les vingt dernières années de sa vie à Verson, en Normandie. Avec une élégance rare, il tiendra le pari de ne jamais intervenir dans la vie politique du Sénégal.
Quand il est élu le 29 mars 1984 à l´Académie française les Sénégalais en éprouvent, dans leur majorité, une grande fierté. Lorsqu´il lui arrive de revenir au Sénégal pour participer à une manifestation culturelle, sa présence, dans un théâtre ou ailleurs, provoque des attroupements : les citoyens ordinaires tiennent à lui marquer leur sympathie. Les hommes de culture, en particulier les artistes plasticiens, se mettent à regretter publiquement son départ. On sent comme une discrète nostalgie de l´ère senghorienne, surtout en raison de ses réalisations en faveur de la culture. A l´inverse, son successeur Abdou Diouf passe pour un technocrate froid et peu intéressé par les œuvres de l´esprit. Il faut ajouter à tout cela un signe qui ne trompe pas : aujourd´hui encore, les vrais inconditionnels de Senghor sont ceux qui l´ont pratiqué au quotidien. Ils n´ont absolument rien de commun avec les flagorneurs qui sévirent jadis dans l´entourage présidentiel. Leur sincérité ne peut être mise en doute. Et eux se souviennent d´un leader politique d´une certaine rigueur morale, attentif à tout et à tous mais surtout d´une exquise courtoisie. On peut ajouter que malgré ses longues années à la tête de l´État du Sénégal, Senghor ne s´est pas enrichi.
Enfin, pour les jeunes qui ne le connaissent que de nom, il est une figure tutélaire, celle du grand écrivain. Nombre d´entre eux savent par cœur ses poèmes Femme noire et Joal. Ses dernières années n´ont peut-être pas été faciles. D´après les confidences d´un critique littéraire sénégalais qui a eu le privilège d´être en contact avec lui jusqu´au bout, Senghor a presque douté au soir de sa vie de sa place dans l´histoire. Il lui est arrivé, semble-t-il, de souffrir de la solitude et d´un certain sentiment d´abandon. Ses funérailles grandioses ont montré que c´était sans raison. Tout un peuple a rendu hommage à un homme qui avait forgé un État et su gouverner son pays, à un moment délicat de son histoire, avec équité et équilibre. Et son ouverture d´esprit peut être mesurée au fait que lui, le catholique, ait su être le symbole de l´unité nationale d´un Sénégal très majoritairement musulman.
Mais il est également juste de dire que la pensée philosophique de Senghor n´a pas laissé de trace profonde sur la société sénégalaise d´aujourd´hui et a fortiori en Afrique. Comme cela a été signalé plus haut, son travail théorique riche en formules brillantes est plutôt pâteux et un peu flasque.
Et il faut bien le dire : sa francophilie n´était pas un innocent amusement. A l´heure des grands choix, il a toujours été du côté de la France contre les intérêts de l´Afrique. Mandela en porte d´ailleurs pudiquement témoignage dans son autobiographie, A long way to freedom. Le grand homme n´a pas toujours non plus su échapper à une certaine petitesse dans son combat contre Cheikh Anta Diop. Mais voici ce qui nous semble le plus difficile à accepter : après avoir dirigé le Sénégal pendant vingt ans, Senghor n´a pas hésité à se prévaloir d´une nationalité étrangère. Et pourquoi donc ? Pour entrer à l´Académie française...
Quel que soit l´angle sous lequel on envisage la question, c´est là une gifle au peuple sénégalais. Elle est d´autant plus humiliante que la réputation de l´Académie française est largement surfaite. Et eût-elle été le plus haut lieu du savoir et de la réflexion sur terre, cela n´aurait rien changé : un chef d´État est un symbole, il ne peut jeter au diable sa patrie par envie d´endosser, sur le tard, un habit vert. Cela ne se fait tout simplement pas. On ne sait si Cheikh Anta Diop a publiquement évoqué cette affaire. On peut cependant supposer qu´elle lui a arraché un petit sourire amer.
Lui-même a dû faire face au reproche de culturalisme. Au symposium organisé par les Editions Sankoré en 1982, il a été obligé d´argumenter à fond pour vaincre certaines résistances parmi le très nombreux public venu l´écouter. A cette époque du marxisme triomphant, il était suspect de chercher à s´émanciper, si peu que ce soit, du dogme sacro-saint de la lutte des classes. Toutefois la vivacité même du débat était la preuve d´une vraie appropriation critique du travail de Cheikh Anta Diop par les universitaires sénégalais. Le fait que cette œuvre soit en permanente discussion témoigne de sa vitalité. Les découvertes scientifiques les plus récentes dans les domaines les plus divers confirment sa thèse centrale. Il est essentiel pour s´en convaincre de revenir au colloque du Caire.
Le rapport du professeur Jean Devisse dit clairement ceci : « La très minutieuse préparation des communications des professeurs Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga n´a pas eu, malgré les précisions contenues dans le document préparatoire envoyé par l´Unesco, une contrepartie égale. Il s´en est suivi un véritable déséquilibre dans les discussions.» Loin de démentir les démonstrations de Diop et Obenga, nombre de ses plus farouches adversaires en ont accepté la validité. Trente après, rien de probant n´est venu annoncer un renversement de situation.
Il serait cependant contraire à la démarche même de Cheikh Anta Diop de chercher à sanctifier sa pensée. Il a mis en avant, sa vie durant, des faits et non des émotions. Il a parlé de ce qui est et non de ce qui aurait mérité d´être. Et à notre avis on commet souvent l´erreur de limiter son apport intellectuel aux recherches sur l´antériorité des civilisations nègres. C´est une approche dangereusement réductrice. Même si Cheikh Anta Diop n´avait pas écrit une seule ligne sur l´Antiquité égyptienne, cela ne l´aurait pas empêché d´être un intellectuel d´une importance capitale.
S´il est impossible de compartimenter sa réflexion, il faut souligner la fonction stratégique qu´il assigne aux langues nationales africaines. Il est presque le seul, de toute sa génération, pourtant riche en Africains illustres, à avoir été constamment préoccupé par cette question. Il a beaucoup insisté sur le fait que sans la langue une identité tourne à vide. La prise de conscience de cette dimension de l´être est indissociable de son idéal panafricaniste en ce sens qu´elle fonde l´unité culturelle du continent.
Contrairement à une idée répandue, Diop n´était pas un homme de science fourvoyé en politique. Chez lui ces deux aspects de l´activité humaine font un tout. Les arguments qui lui étaient opposés par ses adversaires étaient politiques. Il se sentait tenu de les combattre sur ce terrain tout en poursuivant son travail de recherche purement scientifique dans la plus grande rigueur. Pour lui, il était essentiel de ne pas perdre cela de vue dans une Afrique prise en otage par les ´élites décérébrées´ dont parle Césaire dans Discours sur le colonialisme.
Dans son entendement, l´Afrique avait besoin de leaders de type nouveau pour retrouver liberté, mieux-être et fierté. Il a aussi prêché d´exemple : ceux qui ont pu le voir à l´œuvre sur le terrain peuvent témoigner qu´il n´a jamais accepté de séparer la politique de l´éthique. Près de vingt ans après sa mort son image est celui d´un homme qui s´est imposé une tension morale permanente, loin des vulgaires tentations de l´argent et des honneurs.
On lui a fait parfois grief d´un certain manque de réalisme. Étonnant ´rêveur´ pourtant, qui disait toujours des choses frappées au coin du bon sens ! Que, par exemple, aucun pays africain ne peut résoudre à lui tout seul ses problèmes économiques ou politiques. Cet impératif de l´unité africaine était commandé par ce qu´il nommait, en une expression pleine de saveur mais tout aussi profonde, ´l´égoïsme lucide´. Pour toutes ces raisons je peux dire, à titre personnel, que je suis un disciple de Cheikh Anta Diop.
Si je n´ai jamais eu l´occasion de rencontrer Senghor - dans un sens je le regrette - je suis en revanche souvent allé voir Cheikh Anta Diop dans son laboratoire de Carbone 14 de l´Institut Fondamental d´Afrique noire – IFAN, qui porte aujourd´hui son nom. J´y étais en sa compagnie le 6 février 1986, veille de sa mort. Bien qu´ayant milité un temps dans le Rassemblement national démocratique, le plus important pour moi était d´aller écouter le penseur et l´aîné.
Rien n´était plus facile que d´accéder à lui. A partir de midi, la porte de son bureau était symboliquement ouverte. Il recevait tout le monde. Il suffisait de s´installer sur un banc dans le couloir et d´attendre son tour, sans nul besoin d´être annoncé. Les visiteurs étaient souvent des hommes du peuple, arrivés de l´intérieur du pays. Cheikh Anta Diop ne faisait pas peur à ces paysans, membres de son parti ou simples parents. Venu lui-même à Dakar très jeune, il n´a au fond jamais quitté, mentalement, son Bawol natal. Il est resté, plus que Senghor sans doute, l´homme de son terroir. Il connaissait et parlait à la perfection le wolof du pays profond, poussant souvent la malice – en privé ou pendant ses meetings politiques – jusqu´à le prononcer exactement à la manière de ceux qui n´ont jamais mis les pieds dans une école française...
Selon le joli mot du philosophe, « L´avenir dure longtemps.» Il nous arrive de tendre l´oreille à ses murmures, qui restent confus et comme venus de trop loin. Ce n´est pas une raison pour le brusquer. Pour l´heure il importe juste que chacun dise nettement sa préférence entre Senghor et Cheikh Anta Diop. Sans doute ne faut-il pas enfermer pour toujours les deux hommes dans une vaine adversité. Il serait toutefois malhonnête de faire comme s´il n´y avait jamais eu de désaccord sérieux entre eux. En fin de compte, on peut dire que si Senghor a des admirateurs – le grand poète les mérite largement – Cheikh Anta Diop, lui, a des disciples. Ceux-ci s´emploient à tirer toutes les conséquences de son enseignement ouvert à tant d´aventures et à la fierté d´être soi-même.
Il faut ajouter que l´influence de Diop s´est très vite étendue loin au-delà de l´espace francophone pour s´imposer dans le monde entier. Sur ce plan, aucune comparaison ne semble possible entre son éternel rival et lui. Senghor est un nom. Cheikh Anta Diop renvoie à une œuvre colossale et féconde.
Ce texte de Boubafar Boris Diop a été publié pour la première fois en janvier 2005.