SenePlus | La Une | l'actualité, sport, politique et plus au Sénégal
22 novembre 2024
Cheikh Anta Diop
VIDÉO
KEMTIYU CHEIKH ANTA
La version doublée en swahili du film d'Ousmane William Mbaye, en hommage au savant et homme politique sénégalais Cheikh Anta Diop dont les œuvres restent très peu connues dans la partie australe de l'Afrique
"L'homme universel" "," le géant du savoir "," le dernier Pharaon ", tels étaient les titres au lendemain de sa mort le 7 février 1986. Trente ans plus tard, KEMTIYU dresse un portrait de Cheikh Anta Diop, un savant pionnier au soif insatiable de science et de savoir ainsi qu'une figure politique éclairée, vénérée par certains, décriée par d'autres, mais inconnue de la plupart.
Ce film raconte l'histoire d'un homme qui a combattu toute sa vie pour la vérité et la justice afin de restaurer la conscience historique et la dignité de l'Afrique. Cette oeuvre d'Ousmane William Mbaye est lauréate de plusieurs récompenses dont entre autres :
Premier prix du meilleur documentaire Fespaco 17
Prix Européen de l'Union ACP Fespaco, documentaire du Festival Vision de Ouagadougou long métrage documentaire, Los Angeles 17
Silver Tanit Jcc Tunis 2017
Meilleur documentaire, FEMI Guadeloupe
Meilleur prix Charles Mensah, Escales Documentaires de Libreville, Gabon
Meilleur documentaire Festival international du film d'Alger
Grand Prix du Président de la République pour les Arts
par Lamine Niang
OUSMANE SONKO, DIGNE HÉRITIER DE CHEIKH ANTA DIOP
Entendre un leader politique africain proclamer ouvertement qu’il recourt, dans ses communications, à une langue nationale, majoritairement parlée par son peuple, est en soi une décision révolutionnaire
Comme à son habitude, la dernière sortie de Sonko a encore détoné. Aveuglés par le vil objectif de plaire à un commandant qui a perdu le contrôle du navire en pleine tempête de Covid-19, les thuriféraires et autres hurluberlus apéristes ont tenté, dans un exercice périlleux et infructueux, d’apporter la réplique au leader du parti Pastef. En vain. Que vaut d’ailleurs une riposte signée par l’insignifiant Samuel Sarr, l’outrecuidant Ibrahima Sène, la très parasite Aminata Touré ou encore un Souleymane Ndéné Ndiaye, champion des transhumants, qui ne s’embarrasse d’aucun scrupule ? Des broutilles ! Nous préférons plutôt nous attarder sur le symbolisme de la nouvelle posture communicationnelle de Sonko qui privilégie dorénavant l’usage d’une langue nationale. D’ailleurs, voir la RFI contrainte de traduire les propos d’un chef politique issu d’un pays francophone est un fait suffisamment inédit pour ne pas être souligné. Le pharaon de Ceytu, Cheikh Anta Diop, en serait certainement fier. Entendre un leader politique africain proclamer ouvertement qu’il recourt, dans ses communications, à une langue nationale, majoritairement parlée par son peuple, est en soi une décision révolutionnaire, une prémisse à l’acquisition d’une souveraineté culturelle durable. C’est attaquer la source d’un mal bien enraciné et profondément enfoui dans notre subconscient d’aliéné culturel au point que toute référence à un recours aux langues nationales fait monter les tenants d’une rectitude linguistique sur leurs grands chevaux. Le spectre de la menace sur la cohésion nationale est ainsi vite agité. Injustement. Égoïstement. Et, comble de la turpitude, par de soi-disant intellectuels dont le nombrilisme identitaire empêche toute objectivité dans l’analyse.
La source du mal
La littérature est foisonnante sur les causes du retard du continent africain. Si, de nos jours, la responsabilité d’une classe dirigeante incompétente et insensible au sort des populations est totalement engagée dans cette faillite dramatique, il n’en demeure pas moins que les populations continuent de supporter le fardeau éternel des affres de la colonisation que l’élite dirigeante a fini par rendre banale tant elle est asservie. Si, pendant de très nombreuses années, l’exploitation de nos nombreuses ressources humaines et naturelles pour satisfaire les besoins de l’ancien colonisateur a pu réussir et se poursuit d’ailleurs, c’est parce qu’elle s’est appuyée sur une autre forme d’asservissement plus sournoise et plus dangereuse : l’aliénation culturelle.
En effet, l’entreprise de domination du continent noir pendant des siècles ne s’est pas réalisée d’un tour de main ou sur un coup de tête. Elle a été le fruit d’une mure et longue réflexion, menée par des pseudos intellectuels occidentaux déterminés à assujettir des peuples africains considérés comme sauvages et prétendument prédisposés à la servitude. Avec le concours de philosophes, d’anthropologues, d’historiens… bref de toutes les disciplines des sciences humaines nécessaires à l’atteinte de la «mission civilisatrice», il a fallu en amont produire une sournoise bibliographie dans laquelle les thèses sur l’absence de la culture africaine dans l’histoire de l’humanité et, par voie de conséquence, sur l’infériorité de l’homme Noir et sa nature docile, devaient être étayées et documentées. D’ailleurs, dans Alerte sous les tropiques, Cheikh Anta Diop disait : «Les puissances colonisatrices ont compris dès le début que la culture nationale est le rempart de sécurité, le plus solide que puisse se construire un peuple au cours de son histoire, et que tant qu’on ne l’a pas atrophiée ou désintégrée, on ne peut pas être sûr des réactions du peuple dominé.» De toute sa vie, l’historien Cheikh Anta Diop, ce monument de la connaissance, a tenté de rétablir la vérité historique de l’antériorité de la civilisation negro africaine dans l’Égypte ancienne et de montrer comment l’Occident, dans une démarche de falsification et de manipulation des faits historiques, a réussi à asseoir sa domination sur les autres peuples.
L’aliénation linguistique
L’«école étrangère» comme l’appelle Cheikh Hamidou kane dans L’Aventure ambiguë est donc l’instrument par excellence de l’acculturation et de l’aliénation culturelle de l’élite africaine. Façonner des hommes et des femmes qui seraient le relais et les exécutants volontaires ou inconscients du projet impérialiste devait toutefois passer par l’utilisation d’une langue coloniale dont la maitrise ouvrait la porte au pouvoir, à la distinction sociale et à l’incarnation tropicalisée du maitre Blanc. Les dialectes locaux, considérait-on, étaient incapables de véhiculer un quelconque concept abstrait et de pensée logique. Ils ne sont bons que pour baragouiner un langage insignifiant et pour faciliter une communication minimale entre des sous hommes. À l’opposé, la langue française incarnerait la clarté, l’intelligibilité et la rationalité. Comme le soutenait Senghor, dans sa comparaison des propriétés du français et des «langues négro-africaines».
La dévalorisation grossière et le dénigrement méthodique de nos langues locales, supports naturels de la culture, et leur remplacement stratégique par la langue coloniale utilisée par l’élite dirigeante, permettait, à dessein, de parachever le projet de colonisation du continent africain. Les graines de la domination culturelle bien semées, le retrait physique du colonisateur, dans la foulée des Indépendances, pouvait bien se faire sans crainte. Les auxiliaires des colons à la «peau noire, masques blancs », pour parler comme Fanon, pouvaient perpétuer le travail…C’est ce que Cheikh Anta Diop, dans Les fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique avait bien compris lorsqu’il déclare : «L’influence de la langue est si importante que les différentes métropoles européennes pensent qu’elles peuvent, sans grand dommage, se retirer politiquement de l’Afrique d’une façon apparente, en y restant d’une façon réelle dans le domaine économique, spirituel et culturel.»
La révolution culturelle de Sonko
La crise sanitaire et économique que vit actuellement notre planète va très certainement bouleverser les bases du libre-échange et de la mondialisation de l’économie telles que définies au XIXème siècle. Les dirigeants occidentaux, dans une logique de perpétuation de leur hégémonie sur le reste du monde, mènent actuellement une profonde réflexion sur les nouveaux paradigmes qui façonneront le jour d’après Covid-19. Ainsi, dans son allocution du 13 avril, le chef de l’État français, Emmanuel Macron, a donné le ton en soutenant à l’endroit de ses compatriotes qu’«il nous faudra rebâtir une indépendance agricole, sanitaire, industrielle et technologique française.» Et le continent africain ? Quels sont les grands défis qui nous attendent ? Celui du développement économique, bien sûr. Mais a-t-on assuré les préalables ? Les bases culturelles sans lesquelles toute tentative de développement est vouée à l’échec. Par sa préférence des langues nationales, Sonko a peut-être encore fait sauter l’un des verrous qui nous maintenait dans la dépendance et le sous-développement.
Le président du Pastef a très certainement mis à profit son long silence pour s’imprégner davantage sur les conditions d’un véritable réveil de l’Afrique et du Sénégal, plus particulièrement. À l’instar de Cheikh Anta Diop qui clamait dans Nations nègres et culture qu’«aucun peuple sérieux ne peut prétendre se développer dans la culture et la langue d’autrui», nous pouvons dire qu’Ousmane Sonko, en annonçant lors de sa sortie médiatique sa nouvelle préférence à communiquer avec la langue la mieux comprise par la grande majorité de la population sénégalaise, complète le dernier pilier qui soutient les bases solides d’un réel développement endogène. Pour un leader politique de père diola, d’une mère sérère et peule, et dont la langue maternelle est minoritaire en nombre de locuteurs, le choix de la langue majoritaire est un symbole fort de fierté assumée et de pragmatisme éclairé. Un état d’esprit qui transcende les limites de la «mosaïque linguistique africaine»…
Une minorité d’hystériques et de communautaristes, toujours prompts à crier au scandale d’un favoritisme linguistique, va très certainement ruer encore dans les brancards.
Les grandes décisions historiques qui révolutionnent profondément la marche d’un pays ne font jamais l’unanimité lorsqu’elles sont brandies, mais le temps finit toujours par légitimer leur pertinence. Elles ne sont jamais prises par des chefs politiques opportunistes qui n’ont que la conservation du pouvoir en tête et le maintien d’un statu quo apaisant et inhibiteur. Elles viennent de leaders courageux et visionnaires, capables d’étouffer leur égo et de mettre leur éphémère gloire politique de côté pour entrer dans l’histoire. L’étoile de Cheikh Anta Diop continue de briller et sa lumière ne cesse de nous éclairer parce qu’il était en avance sur son temps et ses prises de décisions, de son vivant, comme celles de défendre les langues nationales, étaient surement impopulaires à l’époque. Mais c’était la voie du salut pour l’Afrique. La majorité des Africains consciencieux et dépourvus de tout repli identitaire égoïste en sont convaincus aujourd’hui. Sonko marche aujourd’hui sur les pas de cet illustre fils d’Afrique. Espérons que la population comprenne et soutienne sa démarche et ses motivations d’un besoin d’affranchissement total et entier sur tout ce qui nous retient jusqu’ici dans notre situation peu enviable de derniers de la classe.
Lamine Niang est Secrétariat National à la communication de Pastef
par Franck - Hermann EKRA
ALIOUNE DIOP, LA GRANDE OMBRE DES LUMIÈRES TRANSAFRICAINES
La silhouette d'Alioune Diop fut de tous les rendez-vous de la pensée - Métronome de la circulation des idées, il favorisa avec le concours de la trinité de la négritude (Césaire, Senghor, Damas), le bouillonnement du Paris Noir
" Il y a 40 ans Alioune Diop s'éteignait à Paris. Que le voile de l'oubli ne tombe pas sur sa mémoire "...
Ces mots simples et intenses reçu aujourd'hui de l'une des filles du défricheur de talents et organisateur de l'intelligentsia transafricaine que fut Alioune Diop, nous rappellent à l'impératif de mémoire et au devoir de reconnaissance envers un homme auquel nous devons tellement d'éblouissement.
Dans " Les précurseurs de Kafka ", un essai d'archéologie du savoir, Jorge Luis Borges identifie les figures qui ont rendu possible l'éclosion du génie de Prague. Quiconque entreprendrait dans le paysage intellectuel de l'Afrique d'après la seconde guerre mondiale une rétrospective similaire, croiserait les pas de ce meneur d'hommes à presque toutes les intersections. Les grandes dates qui jalonnent le parcours des clercs africains sont liées au fondateur de la Revue puis des éditions Présence Africaine.
En fait de présence, la silhouette de Alioune Diop fut de tous les rendez-vous de la pensée. Initiateur à Paris puis à Rome, avant les indépendances, des premier et second Congrès des écrivains et artistes noirs en 1956 et 1959, il inspira en 1966 le Festival Mondial des Arts Nègres qui se tînt à Dakar et vit triompher les princes du verbe que furent Léopold Sédar Senghor et André Malraux.
Métronome de la circulation des idées, il favorisa avec le concours de la trinité de la négritude (Césaire, Senghor, Damas), le bouillonnement du Paris Noir sous l'influence du mouvement Harlem Renaissance. Alioune Diop stimula les rencontres entre les plumes du Continent et celles d'outre-atlantique à partir de son carrefour parisien. L'écrivain étasunien Richard Wright appartient à cette déferlante, cette vague prometteuse de lendemains enchanteurs.
Ce hub fut le foyer de la protestation morale des grandes voix de l'émancipation et des savoirs ethnographiques endogènes. Fédérateur, il faisait cohabiter des sensibilités aussi hétéroclites que celles de Léopold Sédar Senghor et de son cadet Cheikh Anta Diop.
Le Congrès de la Sorbonne réunissait les Haïtiens Jean Price-Mars, Jacques-Stephen Alexis, René Depestre et l'Ivoirien Bernard Dadié pour lequel ce raout constitua une sorte de révélation de l'interchangeabilité des situations de domination.
Dadié publia plus tard " Iles de tempête ", un drame auquel l'île magique, tient lieu de décor historique. Jacques-Stephen Alexis, auteur chez Gallimard de " Compère Général Soleil ", développa dans les colonnes de la Revue Présence Africaine sa théorie du réalisme merveilleux. Dadié publie en 1959 chez Présence Africaine une de ses chroniques sur les grandes métropoles, "Un Nègre à Paris ". Sur Rome il consigna également des notes de voyage et de curiosités qu'il publia en 1969 par l'entremise de l'éditeur qui fut un ami bienveillant. C'est le sujet de sa chronique citadine, " La ville où nul ne meurt ".
Protégé de Abdoulaye Sadji avec lequel il avait milité au cours de ses années dakaroises au Comité d'études franco-africaines et au Rassemblement Démocratique Africain (RDA) de 1945-1946 à son retour en Côte d'Ivoire en 1947 pour rejoindre la section ivoirienne du RDA, Dadié doit à ce compagnonage et à ce bouillon de culture la transposition littéraire du patrimoine de l'oraliculture, celui des contes.
Maximilien Laroche et Laennec Hurbon ont montré dans leurs travaux sur les cultures populaires, la prégnance des contes de Bouki et Malice, la version haïtienne des fabuleuses histoires ouest-africaines de Bouki l'hyène et Leuk le lièvre, dont Senghor et Sadji sont les plus célèbres passeurs. Alioune Diop a fait éclore le talent littéraire de Dadié autant que Pierre Seghers et Gabriel D'Arboussier. Senghor l'avait pressenti en 1944 à Dakar sans que cela ne se concrétise par une publication.
Il y aurait tellement à dire sur Alioune Diop et sur l'aventure séminale de Présence Africaine !
Avant le début du confinement je m'étais rendu Rue des écoles devant la grille close de la librairie, sur les traces des deux poètes dont la médiation m'accompagne (Dadié, Senghor) pour m'imprégner de cette ambiance de l'immuable quartier latin.
À l'heure de repenser d'un point de vue prospectiviste l'Afrique d'après les hégémonies... je songe à ces clercs épris de fraternité universelle, qui n'ont pas hésité à interpréter le monde à travers un idéal de justice, de dignité, de liberté retrouvées.
Honneur à Alioune Diop auquel Frédéric Grah Mel consacre une très instructive biographie aux Presses Universitaires de Côte d'Ivoire (PUCI) : "Alioune Diop le bâtisseur inconnu du monde noir ".
ENTRETIEN AVEC L'ÉDITORIALISTE DE SENEPLUS BOUBACAR BORIS DIOP
DES PANGOLINS ET DES HOMMES
EXCLUSIF SENEPLUS Le confinement, une solitude que nous ne connaissions pas. Certaines sociétés donnaient la fausse impression d’y être mieux préparées. Cette terre aux rues désertes est en apnée, son cœur a cessé de battre et la mort y rôde nuit et jour
Propos recueillis par S. S. Gueye, A. Sène et B. Badji |
Publication 15/04/2020
Le président Macky Sall a pris une batterie de mesures pour faire face au Covid-19. Est-ce que sa stratégie vous convainc ?
Il faut avant tout saluer le dévouement du personnel soignant, des femmes et des hommes qui abattent un travail colossal au péril de leur vie. C’est à leurs sacrifices que nous devons de pouvoir dormir paisiblement chaque soir. Cela dit, dans ces circonstances exceptionnelles et même si personne ne sait de quoi demain sera fait, le pays tient debout. On le doit en partie au président Macky Sall. Je suis de ceux qui n’avaient pas compris son refus de rapatrier les 13 étudiants de Wuhan mais les faits lui ont donné raison. Il est vrai aussi qu’il a tergiversé au début et que la fermeture tardive des frontières nous a mis finalement au contact de l’épidémie. J’ai entendu le Dr Bousso dire qu’au Sénégal 96% des cas étaient directement ou indirectement importés. Sans ce retard à l’allumage, nous serions dans une bien meilleure situation à l’heure actuelle. J’avouerai par ailleurs une certaine perplexité par rapport aux chiffres que donne chaque matin le ministre Diouf Sarr. Si on compare avec ce qui se passe dans les pays les plus touchés, le nombre de cas reste extrêmement bas. Cela rassure mais d’un autre coté il y en a chaque jour une bonne dizaine de plus. Et quand un jour il n’y a que deux nouveaux cas, le nombre repart à la hausse dès le lendemain. Voilà, en gros chacun joue sa partition, la société civile, les religieux, les artistes, les médias et surtout la population qui se montre bien plus disciplinée que prévu. Le président Sall aurait dû tenir compte de cet élan patriotique au moment de faire procéder à la distribution des vivres aux nécessiteux. Cela dépasse presque l’entendement qu’il l’ait confiée à son beau-frère ! Au final, nous voici avec, sur les bras, une polémique qui va enfler au fil des jours et nous détourner de l’essentiel.
La hiérarchisation des priorités va-t-elle être remise en cause ? Va-t-on enfin comprendre que la santé et l’éducation ne peuvent pas être marginalisées dans les plans de développement comme cela est le cas depuis tant de décennies ?
Certains vont peut-être dire qu’il ne faut pas se défausser sur les autres mais les programmes d’ajustement structurel ont été quasi fatals à la santé et à l’éducation partout où ils ont été appliqués. Cela dit, lorsque Macky Sall engloutit des sommes faramineuses dans un TER qui jusqu’ici n’a roulé que pour lui ou dans d’autres infrastructures routières tape-à-l’œil, c’est son choix ; il semble également obsédé par la construction de stades monumentaux et cela nous coûte horriblement cher. On sait bien que le peuple veut des jeux mais encore faut-il qu’il soit en vie pour assister à des matchs de foot ou de basket. Je ne veux pas non plus être injuste, je sais que Macky Sall a toujours attaché une très grande importance à la Couverture Maladie Universelle. En outre, on ne peut pas juger les performances de notre système de santé à la seule aune de cette pandémie que personne n’a vue venir. Toutefois, à l’échelle d’un pays comme le Sénégal, la priorité aurait dû être accordée depuis longtemps à des investissements sur l’humain, au bien-être des populations et à la formation, celle des jeunes en particulier. Le contraste est par exemple choquant entre la belle réputation de la Fac de médecine de Dakar et l’état de nos structures sanitaires.
Diriez-vous que les chefs d’Etat africains qui se battent avec les faibles moyens de leurs différents pays ont pris la mesure du danger?
Je ne pense pas qu’on puisse leur faire ce reproche. Encore une fois, personne n’a rien vu venir. Il y a eu au cours des deux ou trois dernières décennies le SRAS, la grippe H1N1, la vache folle, etc. À chaque fois, on a craint le pire mais il y a toujours eu plus de peur que de mal. Ebola, qui a été en soi beaucoup plus sérieux et dur que ce que nous vivons en ce moment, a pu malgré tout être jugulé. Donc, lorsque le Covid-19 commence à frapper à Wuhan, tout le monde avait en quelque sorte baissé la garde depuis longtemps. J’espère que pour l’Afrique ce sera un avertissement sans frais, si jamais le virus agresse sérieusement l’Afrique au cours des semaines à venir, ce sera l’enfer sur terre.
Justement, certains prédisent des millions de morts en Afrique…
Ce qui arrive en ce moment à l’humanité est si inexplicable que nous nous surprenons tous à fantasmer sur une hécatombe, voire sur la destruction de notre espèce. Parmi ceux qui annoncent des millions de morts en Afrique, certains sont bien intentionnés, ils nous invitent à la vigilance. C’est le cas, par exemple, de ce groupe d’anciens chefs d’Etats africains mené par le Nigerian Obasanjo ou de la Fondation Moh Ibrahim. Mais beaucoup d’intellectuels et d’hommes politiques occidentaux ont juste du mal à comprendre que dans les circonstances actuelles l’Afrique ne soit pas en train de baigner dans son sang. Cela leur est tout simplement insupportable. Mais ce n’est pas parce que l’Afrique a ‘’l’habitude du malheur’’ – pour reprendre l’expression de Mongo Beti – que l’on doit s’autoriser tous les délires à son sujet. Ceux qui disent cela, Macron, Gutteres, etc. sont sans doute embarrassés par une tiers-mondisation de l’Occident qui n’était pas vraiment au programme. Jusqu’ici, le ramassage journalier des cadavres, les fosses communes et tout le reste, cela se passait à la télé et chez les autres, en Syrie, au Congo ou au Yémen. C’est dur de devoir se taper un tel chaos mais il faut savoir raison garder.
Peut-on se permettre d’être optimiste ?
Non, les choses ne sont pas aussi simples. Tout va très vite, ce nouveau coronavirus est particulièrement vicieux et on ne sait presque rien de lui. Pourtant, si on s’en tient à la situation réelle, je veux dire aux chiffres concernant notre continent, rien ne permet de prédire une catastrophe africaine imminente avec, comme dit Melinda Gates, des millions de cadavres dans les rues. Pourquoi les chiffres restent-ils si bas en Afrique depuis trois mois ? Il se pourrait bien que pour une raison ou une autre ce virus soit moins dangereux chez nous que dans le reste du monde. Et c’est à ce niveau que l’histoire nous interpelle et nous enjoint de nous projeter au-delà du présent. Si, à Dieu ne plaise, un autre virus, tout aussi dévastateur, s’attaquait dans quelques années non plus à l’Italie, à l’Espagne, aux États-Unis ou à la France mais aux pays africains, y survivrons-nous ? Nous devons réfléchir dès aujourd’hui à cette éventualité et nous préparer soigneusement à y faire face. Notre principale arme, à l’échelle du continent et de chaque pays ce sera la souveraineté politique et économique. Au fond, ce que ces prophètes de malheur nous disent, c’est que nous avons toujours été voués à la mort et que le destin ne saurait rater une aussi formidable occasion de nous donner le coup de grâce.
Cette crise ne doit-elle pas sonner le réveil des Africains qui dépendent pour l’essentiel des Chinois et des Occidentaux?
Cette question ne concerne pas uniquement l’Afrique, depuis quelque temps la Chine approvisionne le monde entier et chacun a pu mesurer les dangers d’une telle dépendance. Beaucoup de dirigeants de pays industrialisés ont fait état en termes à peine voilés de leur volonté de sortir de ce schéma dès la fin de la crise. Le Japon a même commencé à offrir ses services. Nous, cela fait longtemps que nous dépendons à la fois de l’Asie – surtout de la Chine - de l’Europe et de l’Amérique. La pandémie pourrait avoir un effet catalyseur sur la ZLECA ou ouvrir de nouvelles perspectives d’intégration économique aux plans régional et continental. Cela relève du bon sens et d’une simple logique de survie. Il est par ailleurs logique de s’attendre à une pénurie alimentaire et nous serons bien obligés de consommer sénégalais. Ce serait bien que cette pratique s’installe sur la durée.
Cette pandémie est un événement exceptionnel. Il ne s’est rien passé de tel depuis 1918, année de la ‘’grippe espagnole’’. Quatre milliards d’êtres humains restent confinés chez eux. Comment analysez-vous cette crise inédite qui affecte le monde entier ?
Avec au moins quarante millions de morts, la ‘’grippe espagnole’’ a été plus meurtrière que la guerre de 14-18. Nous sommes loin de ces chiffres avec le Covid-19 mais ce qui se passe aujourd’hui est encore plus impressionnant. En fait, l’inimaginable, au sens le plus strict du terme, se produit sous nos yeux depuis bientôt trois mois. Le monde en a certes vu d’autres mais chacun de nous peut bien sentir en son for intérieur que jamais rien de tel ne s’est produit dans l’histoire de l’humanité. Je fais allusion ici à l’impossibilité de toute circulation maritime, terrestre ou aérienne, à la fermeture des écoles du monde entier ainsi que des stades, théâtres et autres lieux de loisirs. Si en plus de toutes ces choses déjà difficiles à concevoir, vous avez quatre milliards d’êtres humains en confinement invités à se laver tout le temps les mains et à ne presque jamais se parler, cela fait quand même extrêmement bizarre. Nous ne savons quoi dire en voyant toutes ces villes complétement vides, tous ces orgueilleux gratte-ciels plus conçus pour être admirés que pour être habités et qui nous semblent soudain si insensés ! Je crois sincèrement que nous sommes en train de passer de l’autre côté du réel et il est fascinant que cet atterrissage dans un monde non pas nouveau mais autre, dans une autre temporalité, se fasse sans fracas, à pas de velours en quelque sorte. Le confinement, c’est le temps d’un silence et d’une solitude que nous ne connaissions pas, eux non plus. Certaines sociétés pouvaient donner l’impression d’y être mieux préparées que d’autres mais on voit bien que ce n’est pas le cas, cette terre aux rues désertes est littéralement en apnée, son cœur a cessé de battre et la mort y rôde nuit et jour. La vraie question maintenant est de savoir combien de temps tout cela va durer. Il semble peu probable que l’on sorte de cette histoire avant cinq ou six mois. Tout ce qui nous rendait humains, même à notre insu, nous aura été interdit en 2020 qui sera finalement une année pour rien, une année de moins sur la carte du temps mais que paradoxalement nous n’oublierons pas de sitôt. Après, il va falloir réapprendre des gestes tout simples, se serrer la main ou à l’arrière d’un taxi, bavarder entre amis sans craindre de tomber malade. Il nous sera moins facile demain de nous prétendre les maîtres du temps et de l’espace, je veux dire de croire que nous pouvons aller et venir à notre guise ou faire des projets, même à court terme. Nous ne serons plus jamais sûrs de rien, en fait. Nous devons nous attendre à être aveuglés par la lumière à la sortie de ce long tunnel.
Votre activité principale autour de l’écriture a une dimension solitaire importante. Mais autour de vous, les Sénégalais, les Africains ne vivent que peu dans la solitude. Peut-être plus qu’ailleurs, la vie est essentiellement communautaire chez nous et de nombreux Africains considèrent que le confinement n’est pas une option réaliste pour répondre à la crise sanitaire actuelle. Il y a aussi le poids énorme du secteur informel dans nos systèmes économiques. Existe-t-il d’autres alternatives ?
Le mot confinement ne fait pas peur aux écrivains ou aux créateurs en général, il peut même être bienvenu pour eux, surtout dans une société comme la nôtre que Birago qualifiait de ‘’chronophage’’, du fait, comme vous le soulignez, de sa vie communautaire intense. Mais les fameux ‘’cas communautaires’’ qui terrifient tant les médecins à Louga, Guédiawaye, Touba ou Keur Massar, ça n’a vraiment rien à voir avec la littérature. Ils sont potentiellement ravageurs et vont peut-être nous valoir un confinement généralisé. Reste à savoir si ce sera suffisant pour juguler la menace. Je n’en suis personnellement pas sûr. D’autres alternatives ? Les appels à la vigilance ont un certain effet, surtout que les autorités religieuses font entendre leur voix. Il n’y a pas de solution idéale parce que le confinement n’est compatible nulle part avec la nécessité de trouver de quoi nourrir sa famille. C’est encore plus vrai dans une économie de la débrouille. Pour la majorité de la population ce serait un luxe. Les solidarités horizontales vont jouer à fond mais cela ne suffira pas. On peut redouter des pénuries, des émeutes de la faim plus ou moins graves et là il sera plus difficile de garder la situation sous contrôle.
D’un côté la pandémie est globale, elle touche toute la planète mais dans le même temps, elle est micro-individuelle autant dans son impact que dans ses solutions. Quel paradoxe ! N’est-ce pas ?
Mon intime conviction c’est que cette pandémie va être le chant du cygne d’une certaine idée de la mondialisation. Je veux parler de cette image d’Epinal de la ‘’globalisation heureuse’’, presque amusante mais surtout difficile à comprendre au moment même où l’antikémitisme n’a jamais été aussi universel. Voyez les Chinois de Guanzou, ils n’ont pas attendu longtemps pour se remettre à casser du Nègre, c’est pareil dans les pays arabes, ça se passe ainsi presque partout. Mais – là est le paradoxe – cette pandémie est sans doute aussi l’événement le plus mondialisé de tous les temps. Jusqu’ici il y avait tout de même une nette ligne de partage entre le proche et le lointain, il nous arrivait certes de vibrer au rythme de nouvelles venues d’ailleurs mais au fond elles ne nous concernaient que très peu, chacun retournant vite à ses petites affaires, bien différentes. Cette fois-ci Sydney, New York, Kuala Lumpur ou tel village derrière Louga ou Bignona ont finalement les mêmes sujets de conversation, masque ou pas masque, chloroquine ou pas, gestes barrières, confinement, solution hydro alcoolique etc. À vrai dire, il suffirait presque de tendre l’oreille pour entendre le concert des milliards de mains que l’on frotte l’une contre l’autre. Ce n’est pas tout. Depuis deux mois, chacun de nous pense plus souvent que d’habitude à sa propre mort ou à celle des siens, on écrit aux amis à travers le monde pour leur demander de leurs nouvelles mais ils savent bien ce que nous attendons d’eux : un petit signe de vie, comme on dit pour les otages. S’il est enfin un domaine de l’activité humaine qui ne sera plus le même après la pandémie, c’est celui de la création littéraire et artistique, la tragédie va à coup sûr inspirer musiciens, romanciers, poètes et peintres et cela a d’ailleurs déjà commencé.
Pourquoi dites-vous que cette pandémie annonce la fin de la mondialisation ?
D’abord, on peut s’attendre à ce que la circulation des êtres humains d’un continent à un autre se restreigne dramatiquement. Les États vont laisser leurs frontières s’entrebâiller, sans plus, et de toute façon, au moins pendant quelque temps, chacun se sentira mieux dans son pays avec très peu d’envie d’y tolérer des étrangers. Nous sommes désormais plus proches de la haine décomplexée de l’Autre que de ce gentil œcuménisme dont rêvent certains. Même avant cette pandémie, le repli identitaire était devenu une lourde tendance politique en Europe et en Amérique, où les populistes fascisants et les suprémacistes blancs se sentaient littéralement pousser des ailes. Et aujourd’hui les grandes puissances sont moins préoccupées par la maladie elle-même que par les bouleversements sociaux qui vont en résulter. Ce virus a un immense potentiel révolutionnaire, il va s’en aller et nous léguer un monde exsangue où la culture et les relations à l’intérieur des sociétés et entre les nations n’auront plus du tout le même sens. Aux États-Unis, les gens achètent en ce moment des armes à tout va parce qu’ils redoutent une montée en flèche de la violence criminelle et il y a lieu de croire que ce sera pire dans les pays pauvres. Vous avez également vu comment l’Italie, abandonnée à son sort a été obligée de recourir, toute honte bue, à l’aide de Cuba, de la Russie et de la Somalie qui y a dépêché 20 médecins. En outre, l’épisode des vols et des confiscations de masques, notamment par les USA, peut faire sourire mais on n’est déjà pas loin de la loi de la jungle. Chacun affûte ses armes et Trump semble d’ailleurs avoir envie d’une bonne petite guerre du côté du Venezuela…
Quid du nouvel ordre mondial ?
Qui en parle ? Macron et son obligé, Macky Sall. Il s’agit surtout de battre le rappel des troupes, on est ici dans quelque chose du genre : ‘’Marquons notre territoire, ces salauds de Chinois veulent nous chiper l’Afrique !’’ Sauf que l’Afrique ne devrait pas être le continent à chiper par qui que ce soit. Ces trois mots, nouvel ordre mondial, ont l’air anodin mais l’Occident nous a habitués à ces euphémismes destinés à justifier les plus cruelles logiques de conquête. Cela vous fait somnoler et vous vous retrouvez les fers aux pieds avant même de comprendre ce qui vous arrive. Ça, c’est une leçon de l’histoire humaine, c’est en particulier une leçon de notre rapport, nous les Africains, aux autres…
Pensez-vous que le modèle fédéraliste prôné par votre mentor Cheikh Anta Diop aurait facilité la lutte aux différents pays africains face à cette pandémie?
Très certainement et je lis ces jours-ci pas mal de textes sur la pandémie mentionnant le travail de Cheikh Anta Diop, j’entends souvent des analystes se référer à lui sur les plateaux télé. L’idéal panafricaniste devient assurément plus séduisant. Cela n’a rien d’étonnant, on mesure mieux, à chaque tournant de notre histoire, l’actualité de la pensée politique de Diop. Il écrit dès 1960 dans Les fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique noire : ‘’Il faut faire définitivement basculer l’Afrique sur la pente de son destin fédéral.’’ Il identifiait aussi notre peur viscérale de devoir compter sur nos propres forces, instruisant surtout par ce biais le procès des élites africaines. Cette frilosité, on la constate aujourd’hui encore en maintes circonstances. Le CFA ? ‘’Ce n’est certes pas l’idéal, vous dira-t-on, mais c’est peut-être un moindre mal’’. Les langues nationales ? Les mêmes intellectuels vous rétorqueront que ‘’oui, bien sûr c’est une question importante mais attention, le français est devenu une langue africaine, ce ne sera pas facile de s’en passer’’.
Cheikh Anta Diop appelait cette attitude la peur du ‘’sevrage économique’’. Malgré tous ces comportements qui trahissent surtout une profonde haine de soi, la situation actuelle montre que nous n’aurons bientôt plus d’autre choix que de nous unir, sauf à accepter de disparaitre purement et simplement. Ou, ce qui ne vaut guère mieux, de rester un gigantesque réservoir de matières premières au profit de pays étrangers, qu’il s’agisse de la Chine ou de ses rivaux. Dans la sauvage guerre économique qui s’annonce, l’Afrique se doit de faire bloc, elle ne doit être le membre inférieur d’aucun des blocs en gestation. Pendant la Guerre froide, nos différents pays se sont éparpillés dans les deux camps et ont affaibli le continent, contre le vœu de Nkrumah et de Cheikh Anta Diop. C’est une autre leçon de l’histoire à retenir.
Comment analysez-vous l’Initiative pour l’Afrique annoncée par Macron ?
Cela ressemble à une mauvaise blague. Le mot ‘’initiative’’ est du reste mal choisi, pour dire le moins. Ainsi donc, ce sont les Européens qui doivent prendre, du haut de leurs préjugés et stéréotypes racistes, l’initiative de notre salut ? On a également annoncé, comme il fallait s’y attendre, une enveloppe de l’Union européenne de quelques milliards. Mais ceux qui prétendent se porter au secours de l’Afrique n’ont pas bougé le plus petit doigt pour aider leurs proches voisins italiens ou espagnols. Le plus curieux, c’est que ces gens gardent assez de présence d’esprit au milieu de la tempête – une tempête de sang, tout de même - pour s’émouvoir du sort de l’Afrique qui, dans ce cas particulier, est bien mieux lotie que leurs pays. La compassion de ces potentiels bailleurs est plus que suspecte. Macron et les Européens pour le compte de qui il ‘’gère’’ notre continent, se gardent du reste bien de rappeler que la dette africaine à annuler appartient pour 40% à la Chine ! Leur attitude est surtout un aveu de taille : on se soucie d’autant plus du sort de l’Afrique que l’on est soi-même dans le désarroi le plus total. Il faut croire que l’Europe perdrait un ‘’pognon de dingue’’ si elle devait se résigner à ne plus nous ‘’aider’’. J’ai été par ailleurs très gêné d’entendre Macky Sall supplier que l’on annule la dette. Le moment était mal choisi, ce n’est pas la chose à dire à des gens plutôt occupés, quoi qu’ils prétendent, à sauver leur peau. Ce n’est pas très digne. Et en plus de cette absence de tact, la démarche de Macky Sall montre bien que pour lui, même après cette pandémie, les relations internationales devront continuer à obéir aux normes totalement injustes en vigueur. Un tel manque de lucidité a de quoi inquiéter et on ne doit pas lui permettre de continuer à brader les ressources de notre pays à des intérêts étrangers.
Vous voulez dire qu’il reste dans la logique de la Françafrique…
Tout à fait. C’est dans ces eaux troubles qu’il a ses repères. Je doute que le président sénégalais puisse concevoir son action politique en dehors de ce cadre.
La Françafrique survivra-t-elle à cette crise ?
Elle va essayer d’enfiler des habits neufs, comme à son habitude. Ça commençait déjà à sentir le roussi pour elle avant la pandémie et à mon avis les choses vont davantage se compliquer, la jeunesse africaine est à cran. La France essaiera malgré tout de s’accrocher car les enjeux économiques et politiques sont devenus encore plus vitaux qu’il y a seulement deux mois. Vous avez vu, Macron n’a pas pu s’empêcher, dans son dernier discours, de parler de l’Afrique. Les Français ont bien décodé son propos et ça leur va tout à fait : l’Afrique viendra à notre secours avec ses inépuisables ressources. Au fond, cela rappelle le discours du 18 juin de De Gaulle : ‘’La France a perdu une bataille mais elle n’a pas perdu la guerre, elle a un immense empire’’… Il faut aussi évoquer dans le même ordre d’idées cette note curieuse du ministère français des Affaires étrangères où les rédacteurs se moquent de nos millions de morts imaginaires (‘’l’effet pangolin’’) en oubliant leurs milliers de morts bien réels, eux. Il est question, dans ce document du Quai d’Orsay, de coopter, en toute démocratie cela va de soi, les futurs dirigeants de certains États africains. La gestion de proximité de nos élites politiques et intellectuelles est une vieille recette de la Françafrique et cela est perceptible dans cette note supposée confidentielle mais que le monde entier a lue avec stupéfaction.
Non, je ne vois pas une remise en cause de la Françafrique. Il faut se souvenir, Emmanuel Macron humilie publiquement à Ouaga le président Kaboré. En une autre occasion, il convoque d’un claquement de doigts cinq chefs d’États francophones à Pau. Puis peu de temps après, il déclare, publiquement là aussi, avoir donné à Paul Biya l’ordre de libérer l’opposant Maurice Kamto. Et vous avez vu la séquence abidjanaise avec Ouattara au sujet du CFA. Si Macron se comporte ainsi au vu et au su de tous, qu’est-ce que cela doit être lorsqu’il est seul avec Macky Sall ou Sassou Nguesso qui lui doivent tout, eux aussi ? Tout cela est assez grossier mais peut-être aussi que c’est rassurant. Bander ainsi des muscles est au fond un aveu de faiblesse et quand le locataire de l’Élysée va jusqu’à se plaindre de ‘’sentiments anti-français’’, c’est qu’il sent le sol se dérober sous ses pas. Mais comme je viens de le dire, il n’a d’autre choix que de s’accrocher. En fait l’influence de la France dans le monde est tributaire de son poids politique en Afrique. Mais au Sénégal, au Mali, au Niger et dans toutes les néo-colonies françaises, les jeunes sont bien décidés à ne plus courber l’échine. Dans une récente chronique Pape Samba Kane disait de cette jeunesse, que rien ne pourra arrêter, qu’elle est complètement déconnectée de la France. Je suis persuadé, moi aussi, que personne ne pourra dompter le peuple transnational et souvent complètement sauvage des réseaux sociaux. J’utilise bien évidemment le mot ‘’sauvage’’ dans un sens positif, pour me féliciter d’une liberté d’expression absolue.
La confiance entre l’État et le citoyen n’est pas particulièrement robuste en Afrique. N’est-ce pas là un problème majeur quand on se retrouve dans une situation comme celle-ci où il est important pour tous de respecter les règles érigées par les gouvernements pour contenir la contagion du virus ?
C’est tout le problème. À l’heure actuelle, les règles sont plutôt respectées au Sénégal mais ce que nous apprennent les ‘’cas communautaires’’, c’est une certaine méfiance envers la parole et les services de l’État. Les citoyens ont appris à faire sans l’État et dans une situation comme celle-ci ils s’en remettent à leur guide religieux pour les prières et au guérisseur pour prévenir ou traiter la maladie. Tout cela bien évidemment en violation de l’état d’urgence. Le phénomène en lui-même peut être vu comme marginal mais ses conséquences, en termes de transmission du virus, peuvent être très graves.
Parmi les changements que cette crise pourrait générer, pourquoi ne pas imaginer notamment l’introduction sans délai des langues nationales dans le système éducatif sénégalais?
Vous pensez bien que pour moi cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Mais ce défi post-Covid-19 ne concerne pas seulement notre pays et pas seulement non plus la langue. Celle-ci est certes un puissant marqueur d’identité mais d’une manière plus générale, c’est l’estime d’eux-mêmes que les Africains doivent retrouver. Autant nous sommes prompts à monter sur nos grands chevaux pour un regard de travers, autant nous avons tendance, en situation normale, à nous accommoder de comportements qui suscitent le mépris des autres. Comment comprendre par exemple la série de sommets Afrique-Turquie, Afrique-Inde, Afrique-France, etc. ? Tout un continent réuni autour du président d’un seul pays, sur ses terres en plus, pour quémander une aide ruineuse, ce n’est pas beau à voir. La survalorisation de tout ce qui vient d’Asie, d’Europe ou d’Amérique au détriment de nos propres produits rend finalement très coûteux ce complexe d’infériorité. Et que dire des 2.000 milliards dépensés à l’étranger pour s’acheter une longue chevelure blonde ou une couleur de peau bien claire ? C’est un acte d’automutilation qui trahit une profonde haine de soi. Tout porte à croire que dans le monde d’après Covid-19, chaque peuple aura surtout à cœur de retrouver le chemin vers lui-même. C’est pourquoi, pour rester dans l’esprit de la pensée de Cheikh Anta Diop, notre réponse à ce qui arrive en ce moment devra être fondamentalement culturelle. Pour le dire en termes plus clairs, au lendemain de la pandémie, la révolution africaine sera culturelle ou ne sera pas. En vérité, c’est surtout à la tête que nous avons mal.
Votre mot de la fin sur cette crise sanitaire ?
Juste mettre en relation les propos racistes des docteurs Mira et Locht et les attaques haineuses contre les Négro-Africains en Chine. Les premiers voient en nous des rats de laboratoire. Et les autres à Guanzou, nous confondent avec les pangolins, responsables de la pandémie.
Ce racisme n’est pas nouveau mais cette fois-ci il y a eu de fortes réactions, qui sont en train de changer la donne. Je voudrais dire ici à quel point j’en suis heureux. Je crois qu’il est vital de se faire entendre, surtout en ces circonstances dramatiques, nous sommes dans un monde où plus personne ne tend l’autre joue. D’ailleurs, au moment même où les docteurs Mira et Locht nous crachaient à la figure, une petite bande de journalistes menée par une certaine Camille Pittard se payait sur France Inter une franche rigolade au détriment du million de Tutsi massacrés au Rwanda en 1994. C’était leur manière de marquer le vingt-sixième anniversaire du génocide. Cet antikémitisme, feutré ou spectaculaire est, je tiens à le redire à la fin de cet entretien, quasi universel. Tout le monde n’est pas raciste, heureusement, mais pour tous ceux qui le sont, partout, les Nègres d’Afrique sont la première cible. Je trouve étrange que l’on s’obstine à se détourner d’une réalité qui crève les yeux. Les peurs les plus irrationnelles vont être exacerbées par le Covid-19 et accepter d’être les souffre-douleurs de tous les frustrés de la terre, c’est s’exposer à des pogroms. Il est bon de se souvenir que c’est déjà arrivé et que cela peut arriver de nouveau.
LA CHRONIQUE HEBDO D'ELGAS
MAHAMADOU L. SAGNA, RÊVERIES DU PROMENEUR SOLIDAIRE
EXCLUSIF SENEPLUS - De la mondialisation à la monnaie, en passant par les exclus et les alternatives au modèle libéral entre autres, ses thèmes de recherches révèlent un homme curieux, visionnaire, tout en étant un peu en retrait - INVENTAIRES DES IDOLES
Penseur singulier, Mahamadou Lamine Sagna enseigne aujourd’hui à l’université américaine de Yola au Nigéria après avoir enseigné 10 ans à l’université de Princeton aux USA. Docteur en sociologie, il a aussi étudié l’ethnopsychiatrie et fait des études de commerce. De la mondialisation à la monnaie, en passant par les exclus et les alternatives au modèle libéral entre autres, ses thèmes de recherches révèlent un homme curieux, solidaire, visionnaire, tout en étant un peu en retrait. Portrait.
« We keep him !» C’est par cette phrase laconique que le destin de Mahamadou Lamine Sagna est scellé pour une extraordinaire aventure. Nous sommes en 2002, dans le bureau de la présidente de la prestigieuse université américaine de Princeton, Shirley Tilghman. L’autre protagoniste de la scène est le facétieux et brillant Cornel West. C’est lui qui prononce ce verdict aux allures de contrat à durée indéterminée. Après deux années comme chercheur invité, alors qu’il s’apprête à rentrer en France, le conciliabule en décide autrement : le voilà prolongé dans l’institution cotée de l’Etat du New Jersey. L’histoire est presque irréelle tant s’enchaînent, au début du millénaire, les rencontres décisives, qui toutes s’entichent des développements de ce jeune chercheur sénégalais, qui vient de faire paraître sa thèse revue et augmentée, Monnaie et Sociétés, où l’interdisciplinarité fait la part belle à la philosophie, à l’anthropologie, à la science économique. De tous les mentors de cette aventure américaine qui verra Mahamadou Lamine Sagna fréquenter les grands pontes américains, Cornel West se dégage nettement, comme son étoile, mieux, son ami.
United, state of Lamine : le temps des mentors
Tout se passe un peu avant cette scène. Flashback à la veille des années 2000. Lamine Sagna est alors jeune docteur lorsqu’il assiste à une conférence à Paris, que donne l’icône de Harvard. A la fin, ils échangent rapidement. En plus de l’affinité immédiate qui naît, la carte de visite qu’il récupère ce jour-là jouera les prolongations. Depuis lors, les deux hommes nouent une vraie relation d’estime intellectuelle. Cornel West, quelques années plus tard, invite son jeune ami, comme à cette conférence organisée par le géant de l’antivirus informatique, Norton, à la Trump Tower, où il partage la scène avec l’immense Toni Morrison. Privilégié, Lamine Sagna l’est certainement. Il est invité aux premières places de ce rendez-vous, au risque même de désarçonner les organisateurs qui s’étonnent qu’une telle place lui soit réservée. Racisme ou délit de sale gueule ? N’empêche, au cours de la rencontre, Cornel West le cite, le cherche du regard, et tous les yeux se braquent sur ce jeune chercheur accompagné de quelques amis. Un tel adoubement ne passe pas inaperçu et fortifie les relations entre les deux hommes. Symbole, Lamine Sagna consacrera plus tard un livre sur la pensée de ce philosophe afro-américain (Violences, Racisme et Religions en Amérique – Cornel West, une pensée rebelle, Karan 2016). Il l’invite à une tournée au Sénégal en 2019, jusque dans sa terre natale à Ziguinchor.
Lamine Sagna restera à Princeton pratiquement 10 ans. Bien qu’associé à cette université, il n’y a pourtant pas connu sa première expérience outre-Atlantique. Après en effet deux années comme invité à l’université du Maryland comme visiting Faculty, par le sociologue américain Richard Brown séduit par son travail en 2000, c’est Viviana Zelizer, auteur de l’incontournable de The social meaning of Money, qui l’emmène, séduite elle aussi, aux portes de Princeton. La chaîne des satisfécits le conduit à ce prestigieux poste où il retrouve Cornel West qui a quitté avec fracas Harvard. Les deux amis se retrouvent. Au cœur de l’université dont le budget n’a rien à envier à nombre d’Etats africains, le lecturer, ensuite associate professor, enseigne la sociologie, l’anthropologie, la méthodologie, dans les African studies - à l’époque encore embryonnaires, avant que le créneau ne devienne un véritable trésor des universités anglo-saxonnes. On ne compte plus le nombre d’écrivains, d’intellectuels, formés en France puis snobés par l’hexagone, qui font le bonheur des écoles américaines. Lamine Sagna fait partie des précurseurs. Il lit la question du mépris potentiel de la France sans amertume, ni regrets : les américains semblent plus pragmatiques, peu prisonniers des fourches caudines françaises. Il est au premier plan alors pour voir la valse des courtisans, et les convoitises des jeunes aspirants. Peu avare, il fait profiter de son entregent. Comme fait d’armes dont il est fier, il cite volontiers « la venue de Cheikh Hamidou Kane » qu’il a organisée, moment d’intenses échanges. Il fait aussi venir, au sein de l’université, le grand musicien et acteur Hary Belafonte, des enfants d’immigré du Bronx et de Harlem pour les dépayser et raconte les scènes entre parents déboussolés et enfants à l’aise, comme une métaphore de divergences générationnelles dans la migration. Mais ce qu’il offre surtout à ses étudiants, c’est une manière de voir les études africaines, en concentrant son énergie sur les « impensés », les « ombres », la connaissance fine des sociétés, que sa casquette d’Anthropologue lui a permis d’apprivoiser.
Une formation française
Né à Ziguinchor, fils d’un haut dignitaire de la chambre de commerce de Ziguinchor, Almamy Sagna, Lamine Sagna grandit à Néma. Interne au Lycée Djignabo, celui qui n’était pas très « bon à l’école », a fréquenté plus tôt l’école des sœurs, une bonne adresse scolaire de la ville. Ensuite c’est la capitale, Dakar. Du Lycée Van Vollenhoven à Delafosse, c’est un élève rêveur et récalcitrant, meneur de grève, avec une conscience aiguisée sur le monde, musicien dans l’âme, un militantisme politique précoce notamment au RND (rassemblement national démocratique), parti de Cheikh Anta Diop dont il est le plus jeune militant. Une énergie dispersée que l’école broie. Son Bac, comme un symbole, c’est en auditeur libre qu’il l’aura, après un échec. Direction dans la foulée la France en 83, dans la cité lyonnaise. Il suit des études de sociologie, d’ethnopsychiatrie et de commerce, la dernière discipline est alors perçue comme la seule digne, de « vraies études sérieuses ». Des trois disciplines, il tire le meilleur. Il valide un DEA à Caen, en Normandie, où il entame par la suite une thèse en sociologie. Le sujet de la thèse brasse toutes ces disciplines, où des intuitions précoces s’allient à la réalité de la rigueur scientifique. La recherche correspond à son tempérament de baroudeur. Les grands penseurs de la monnaie, de l’économie, Jean Michel Servet, André Orléan, Michel Aglietta, Jean-Marie Thiveaud, dont les travaux font autorité dans la discipline, le prennent aussi sous leur manteau. Lamine Sagna côtoie au gré des rencontres et colloques tout ce gotha, figures auprès desquelles il affine ses armes. Ces intellectuels ont salué sa thèse qui pour la première fois fait émerger l’utilité du concept Maussien de Fait social total. Il décrit la monnaie est un fait social total aux ramifications multiples, d’autant plus pour les sociétés africaines, où les frontières, entre le public et le privé, le formel et l’informel, sont assez ténues. L’innovation séduit son jury.
La Monnaie, depuis George Simmel, philosophe allemand en passant par Marcel Mauss, anthropologue français, est un sujet aux ramifications multiples, où le symbole anthropologique est aussi important que les implications techniques et utilitaires. Décrire alors sa circulation, son sens, ses réinterprétations, son appropriation, par des sociétés africaines par exemple, c’est révéler une antériorité des conventions sociales sur les moyens captifs de la modernité. Sa thèse fouille dans cette archéologie, où la monnaie, comme seul vecteur, est bien secondaire, dans les interactions et le sens que les individus développent. La thèse qu’il poursuit le conduit aussi, grâce à ses dimensions économiques, lui qui est financé par la Poste, à travailler sur les discours, les exclus, et cette signification sociale de l’argent, en fonction des histoires. En 97, la thèse est validée. En 2001, il publie le texte chez l’Harmattan. Aux USA pour des vacances à la veille du nouveau millénaire, tout s’emballe, et c’est ainsi que la décennie américaine s’entame, pour un chercheur des ombres, qui a gardé ces rudiments de la recherche qui tiennent dans l’observation, les monographies, la quête des symboles, qui résistent toujours aux facteurs aliénants. Un goût prononcé aussi pour les sentiers inexplorés où il travaille son flair, composante essentielle de son identité.
Le contretemps et le tempo : la musique, un instrument de la pensée
Mahamadou Lamine Sagna quitte Princeton en 2011, pour causes personnelles et une certaine lassitude, des challenges nouveaux à l’horizon. Pour le fondateur et alors toujours président de l’association de la diaspora Re-source /Sununet, qui met à l’honneur les figures de la diaspora, le homecoming est un pèlerinage annuel chez soi, pour se ressourcer. L’association prime chaque année, au cours d’une cérémonie et lors de moments conviviaux, des talents, organisations et grandes figures citoyennes du Sénégal et de la diaspora africaine. Le lien avec la terre, il le tient haut en estime. Revenir donc au bercail, pour y enseigner, pourquoi pas ? L’idée l’agite et finit par l’habiter. Il a alors en vue les universités sénégalaises, dont le développement commence à bien fleurir dans les provinces. La quête sénégalaise ne se fera pas, mystérieusement, et c’est à Paris Diderot que Lamine trouvera point de chute, en donnant en parallèle des cours à l’université d’été américaine. En 2018, son rêve africain prend forme, c’est à Yola, dans une université nigériane, où enseigne aussi Boris Diop, que le chercheur continue son expérience. Pour un penseur de la mondialisation comme lui, qui identifie le passage curieux « de l’infiniment grand, à l’infiniment petit » comme caractéristique de la globalisation, c’est presque un autre signe. Des USA, le voilà à Yola, il brasse les particules élémentaires et gigantesques. Au terme de globalisation qui suggère le primat économique, il préfère celui de « totalisation/fragmentation », la mise en commun des expériences, la « confrontation des imaginaires ». Il prône « une éthique de la modernité » qui emprunte et filtre la tradition, et à l’image d’un autre mentor, Serge Latouche, il traque les chemins impensés des alternatives au modèle capitaliste. La mondialisation, il la veut « par le bas, par le langage commun des hommes », et non par celui de l’économie. C’est dans ce registre qu’il apparait singulier, sur un fil, funambule sur ces lignes de crêtes où ses idées tiennent en équilibre. Son travail est hanté par la nécessité de prendre en considération les croyances collectives, les spécificités sociales, sans renoncer pour autant à l’universel. Il a très vite pressenti, du fait des fondements anthropologiques des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans les structures mentales et sociales des populations africaine ainsi que l’importance de l’oralité chez ces derniers, le succès de la téléphonie mobile notamment qui correspond à de vieux repères bien ancrés. Il ne cesse de mettre en lumière des initiatives originales, comme des fermes agricoles écologiques, ou encore les idées de son ami architecte Cheikh Mbacké Niang, un des visionnaires de la discipline sur le continent.
Toutes ces idées, Lamine Sagna les partage au gré de ses conférences, de ses cours. Des feuillets trônent sur son bureau où il consigne minutieusement cette pensée, touche-à-tout, qu’il se fait un honneur de démocratiser. La science accessible, sans pour autant la vider de sa rigueur. On se désole presque qu’il n’ait pas plus publié davantage, pour partager même si les projets s’annoncent. Ses détracteurs pointeront son manque de courage, un certain confort de coulisse. Lui s’en amuse. L’homme cultive une esthétique de la lenteur et du contretemps. Sans doute un lien avec sa passion première. Ce féru de musique, qui entretient des relations privilégiées avec le groupe Touré Kunda– qui l’a chanté et avec qui il partage la même terre de Casamance et la même langue mandingue – ou les Frères Guissé – qui ont appris à chanter avec une de ses compositions, Nafoulo, encore jouée par le groupe Jam à Dakar – a développé sa notion du « contretemps », le creux de la vague dans l’épistémologie où il formule des réflexions. L’articulation entre temps forts et temps faibles, pour anticiper les crises. Alors que de plus en plus de chercheurs ciblent un décentrement, la recherche d’une « science africaine », vœu primal du Codesria par exemple, Lamine Sagna plaide pour une ambition plus grande. Un « nihilisme affectif et régénérateur ». Il identifie le refus de remettre en cause ce que l’on vit, comme symbole d’une stagnation. Il s’agit pour lui de questionner les héritages, tous les héritages, peu importe leurs provenances. Dans cet exercice de revue des concepts, on pourrait selon lui, « se désembrigader mais aussi s’émanciper ». Cette fibre qu’il partage avec Cheikh Anta Diop, ne fait pas de la réhabilitation la seule quête, mais aussi la réinvention.
Un promeneur solitaire et solidaire
Des débats actuels, il semble absent. Ce n’est qu’apparence, car il fourmille de projets. Il regarde avec attention les développements. Dans un entretien accordé à Sabine Cessou dans Rue89, il avait dit son scepticisme sur les intellectuels africains qui « tapent sur la France uniquement », lui qui, en bon discipline de Cheikh Anta Diop, n’a pas manqué de critiquer le colonialisme. Il y voit une malhonnêteté intellectuelle et une stérilité. « Un nombre important d’intellectuels africains qu’on peut à mon avis qualifier de glandeurs perpétuent la « Françafrique » sans le savoir ». En temps de confinement, avec la moitié de l’humanité assignée à résidence, il se désole que le Sénégal « plaque ce que fait la France », au mépris du profil social et des habitudes de la population. La conviction de Lamine Sagna est qu’on n’a pas assez exploré les possibilités qu’offrent les sociétés africaines, notamment à travers une anthropologie de la quête et de la revivification, qui fait de la nostalgie un moyen et non une finalité.
Dans la galaxie du chercheur, les références sont nombreuses et plurielles. De Cheikh Anta Diop à Cheikh Hamidou Kane, des USA, à la France, il s’est fait de solides attaches, avec les intellectuels les plus réputés. De quoi garder une humilité déconcertante, qu’il offre volontiers lors de repas où il affine aussi sa passion pour la cuisine. Mais, celle qui apparaît comme le fil de son histoire, le lien et le cœur, c’est une mère aimante qui lui enseigne très tôt « le courage et l’honnêteté », deux valeurs indépassables. C’est peut-être ce trait qui domine le plus dans sa personnalité, une bonhommie touchante et une solidarité comme vertu cardinale. Une forme d’insouciance aussi, qui fait de lui, un type très Rousseauien, un promeneur solidaire qui mène son combat à coup de semences et non à coup de semonces. Qui en subit aussi les contrecoups. Il réfléchit à une « démocratisation de la science », au cours de grands états généraux itinérants au cœur de l’Afrique, auxquels il travaille activement avec ses contacts à travers le monde. Il a fondé une maison d’édition, Karan (apprendre en mandingue). Comme un symbole chez lui, la mondialisation est toujours le retour vers l’infiniment petit. Sa langue, sa terre, riche de tous les voyages.
EXCLUSIF SENEPLUS - La stature d’érudit quasiment encyclopédique du parrain de l'Ucad, contraste étrangement avec le statut mineur réservé à sa pensée et à son action politique, le plus souvent méconnues ou sous-estimées
Trente-quatre ans après sa disparition soudaine et prématurée, la célébration manquée de la Journée du Parrain de l’Université de Dakar, ce 31 mars 2020, offre une bonne occasion de réexaminer l’héritage multidimensionnel que Cheikh Anta Diop a laissé principalement à l’Afrique et aux Africains du monde, mais aussi à l’humanité entière, une fois qu’elle sera débarrassée de tout préjugé racial ou ethnique.
Un double constat paradoxal saute aux yeux. Tout d’abord, bien que son œuvre scientifique ait triomphé de son vivant, lors du Colloque international du Caire (1974) et soit aujourd’hui largement reconnue comme digne d’intérêt, elle ne figure encore au programme d’aucune Faculté de l’Université de Dakar, qui porte pourtant son nom. Il en va de même au niveau de l’enseignement primaire et secondaire, malgré la réponse apparemment favorable du président Macky Sall à la pétition des dizaines de milliers de jeunes Sénégalais réclamant, en vain depuis des années, l’introduction de ses livres dans les curriculae de l’éducation nationale. Ensuite, cette stature d’érudit quasiment encyclopédique contraste étrangement avec le statut mineur réservé à sa pensée et à son action, politiques, le plus souvent méconnues ou sous-estimées.
Mais, le paradoxe n’est qu’apparent, si l’on admet avec Aimé Césaire qu’avec la publication de son premier ouvrage, Nations Nègres et Culture (1954), fruit d’une thèse jamais soutenue, le jeune étudiant africain avait d’emblée et « définitivement ruiné les bases scientifiques de l’érudition occidentale ». Ceci expliquant sans doute cela.
Le 9 janvier 1960, ayant fini par obtenir cette « peau d’âne » du Doctorat d’Etat ès Lettres en Sorbonne, il rentre aussitôt au pays, non sans avoir au préalable confié à Présence Africaine l’édition de ses deux thèses (principale et secondaire sous les titres : L’Afrique Noire Précoloniale et L’unité culturelle de l’Afrique Noire, respectivement). Il va dans la foulée publier son manifeste politique intitulé « Les Fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique noire », dont il dira que ses conclusions pratiques en quinze points « constituaient l’essentiel des programmes » des deux premiers partis politiques qu’il devait créer au Sénégal : le Bloc des Masses Sénégalaises (BMS) et le Front National Sénégalais (FNS), successivement dissout et interdit en 1963 et 1964 par le président Léopold Senghor.
Ajoutons que le premier parti politique auquel il ait adhéré, durant ses études universitaires à Paris, fut le Rassemblement Démocratique Africain (RDA), fondé à Bamako en 1946, et dont il a dirigé la section estudiantine en France de 1951 à 1953.
Ceci pour illustrer à quel point les travaux du savant sont indissociables des combats du politique. Une ligne de conduite constante tout au long de sa vie, en théorie avec son dernier ouvrage, Civilisation ou Barbarie (1981), comme dans la pratique avec la fondation du Rassemblement National Démocratique (RND) en 1976, qu’il dirigera en qualité de Secrétaire général jusqu’à sa mort subite survenue le 7 février 1986, à Dakar.
De fait, l’on ne saurait réduire le projet scientifique de Cheikh Anta Diop à la seule réfutation des diverses falsifications de l’historiographie euraméricaine, lui-même ayant indiqué que le noyau dur de ses recherches en sciences humaines était précisément de restaurer la conscience historique amputée des Africains (du continent et de la diaspora), en rétablissant le sens de sa continuité à travers le temps et l’espace. L’accumulation des résultats obtenus grâce à une méthode de travail caractérisée par un respect méticuleux des faits dans l’investigation alliée à la clarté démonstrative va le conduire, en fin de compte, à la définition d’un nouveau paradigme scientifique, disons africain plutôt que « diopien ».
Bien que n’étant l’objet d’un enseignement systématisé et officiel dans aucune université d’Afrique, à notre connaissance, ce paradigme a d’ores et déjà fait la preuve de sa puissance tant dans l’analyse rétrospective que dans la recherche prospective. Cependant, il est habituel d’entendre dire que sa validité scientifique se limiterait au rétablissement de la vérité historique, tandis qu’il relèverait plus de l’idéologie que de la science en ce qui concerne l’étude du présent et la prédiction de l’avenir.
Pour faire justice de ce mauvais procès, rappelons brièvement que, selon Cheikh Anta Diop, l’Afrique, berceau des premiers humains qui vont peupler le reste de la terre, est également le foyer de la toute première civilisation qui, de la haute préhistoire à la fin de l’Antiquité, va initier, instruire et éduquer, à partir de la vallée du Nil et de proche en proche, l’ensemble des populations du bassin méditerranéen et au-delà. A commencer par la parole, l’écriture et le calcul ou encore l’agriculture, l’élevage et la médecine humaine ou vétérinaire, en passant par l’architecture, l’astronomie, la navigation, la poésie et la musique, bref tous les acquis primordiaux des sciences et techniques comme de la philosophie et de la religion du monde antique proviennent du génie africain de la civilisation égypto-nubienne ancienne.
Fort de ce constat, Cheikh Anta Diop constate la régression historique de l’Afrique qu’il explique essentiellement par la perte de sa souveraineté suite aux invasions eurasiatiques, mais aussi par diverses tares de l’Etat pharaonique, notamment le mode initiatique de transmission du savoir entre les générations. Soulignant que pareille régression va entraîner un retour à la barbarie, pouvant aller jusqu’à l’anthropophagie !
D’où la question suivante : que faire pour inverser cette tendance historique négative lourde, qui dure depuis plus d’un millénaire ? Autrement dit, comment les peuples africains peuvent-ils renouer avec l’initiative historique positive ?
Telle est le questionnement du savant auquel va s’efforcer de répondre le politique.
Examinons maintenant ses principales thèses relatives au passé récent et à l’avenir du continent africain, voire du monde, en comparant l’état des lieux au moment de la parution de ses écrits (seconde moitié du 20ème siècle) à celui qui prévaut en ce début de 3ème millénaire.
C’est dès 1948 qu’il pose, dans un article retentissant intitulé « Quand pourra-t-on parler d’une Renaissance Africaine ? », le problème capital de « la nécessité d’une culture fondée sur les langues nationales », soulignant le rôle central de la culture dans le processus d’émancipation d’un peuple. Récurrent de son discours militant, il ramassera plus tard son propos en un triptyque mémorable : « La démocratie par le gouvernement dans une langue étrangère est un leurre, et c’est là que le culturel rejoint le politique » ; « le développement par le gouvernement dans une langue étrangère est impossible, à moins que le processus d’acculturation ne soit achevé, et c’est là que le culturel rejoint l’économique » ; « le socialisme par le gouvernement dans une langue étrangère est une supercherie, et c’est là que le culturel rejoint le social ». Avec un recul d’environ soixante-quinze ans, comment nier cette évidence que l’éradication de l’illettrisme et de l’analphabétisme de masse en Afrique restera une mission impossible, tant que le statut de langue officielle sera exclusivement réservé aux langues européennes.
De même, en 1952, c’est en tant que Secrétaire général de l’Association des Etudiants du RDA qu’il publie, dans le journal La Voix de l’Afrique Noire, l’article « Vers une idéologie politique africaine », dans lequel il formule des principes de base pour atteindre l’objectif premier de la lutte d’indépendance nationale selon lui, à savoir « provoquer la prise de conscience de tous les Africains » ; citons juste les cinq premiers :
On doit lutter pour des idées et non pour des personnes ;
Le sort du peuple est avant tout dans ses propres mains ;
Il ne dépend pas essentiellement de l’éloquence revendicative d’un quelconque député à une quelconque Chambre ou Assemblée européenne ;
Ce sort peut être amélioré ici-bas par un moyen naturel déjà pratiqué avec succès par d’autres peuples, autrement dit que l’homme peut transformer la société et la Nature ;
Que ce moyen naturel dans la pratique est la lutte collective organisée et adaptée aux circonstances de la vie (grève de vente de récoltes et grève d’achat, appuyées par les Coopératives réorganisées, grèves de la faim, grève politique, (…) ; autres mouvements de masse, tels que manifestations locales ou coordonnées à l’échelle du continent dès que possible).
Après avoir traité des voies et moyens de surmonter les barrières d’ethnie, de caste et de langue et indiqué l’organisation et la discipline comme armes invincibles de notre salut collectif, il invite les membres de l’AERDA à réaliser « l’union la plus large avec leurs camarades vivant sous d’autres dominations étrangères » d’une part, et à « chercher à connaître l’Afrique dans tous les domaines pour mieux la servir » d’autre part. L’année suivante, dans les colonnes du même journal, il ira plus loin en affirmant, face à la création à Londres d’un « Conseil permanent de Coordination » qualifié de « véritable Sainte Alliance Européenne agonisante » (regroupant outre l’Angleterre, la France, le Portugal, l’Espagne et l’Afrique du Sud), qu’à la coalition, il nous faut opposer la coalition ! Et il ajoutait : « Il est plus que jamais nécessaire de dresser contre la coalition de la vielle Europe celle des jeunes peuples de toute l’Afrique victimes de la colonisation. Or, quel est le caractère de la lutte en Afrique à l’heure actuelle ? Le fait dominant à l’heure actuelle en Afrique noire est l’existence de mouvements politiques prétendus réalistes, absolument décidés à s’ignorer les uns les autres. Le résultat est que les puissances colonisatrices les écrasent successivement avec la plus parfaite aisance, sans coup férir. L’exemple du RDA et de l’Union Nationale du Kenya sont typiques à cet égard ». Et il concluait ainsi : « Sortir de l’isolement où se trouvent engagés les mouvements africains et donner à la lutte un caractère continental, tel apparaît le moyen le plus sûr de quitter l’impasse actuelle de la politique africaine (…) Le jour où cette coordination existera, le rapport des forces sera profondément modifié. Or tout est là. Nous serons maîtres de la situation ».
Et encore ne s‘agissait-il là que d’écrits de jeunesse ! Son ouvrage politique de la maturité sera publié lors du tournant historique de 1960, l’année charnière de sa soutenance de thèse, dite aussi « année des indépendances africaines ». Il s’agit des Fondements, déjà mentionné plus haut et dont le titre initial était « Fondements industriels, techniques et culturels d’un futur Etat fédéral d’Afrique noire ». Il s’agit de son livre de référence en matière politique, au même titre que « Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique » (1967) en matière scientifique. Il suffira ici de citer les cinq premiers points de programme :
Restaurer la conscience de notre unité historique.
Travailler à l’unification linguistique à l’échelle territoriale et continentale, une seule langue de culture et de gouvernement devant coiffer toutes les autres ; les langues européennes, quelles qu’elles soient, restant ou retombant au niveau de langues vivantes de l’enseignement secondaire.
Elever officiellement nos langues nationales au rang de langues de gouvernement servant d’expression au Parlement et pour la rédaction des lois. La langue ne serait plus un obstacle à l’élection d’un député ou d’un mandataire analphabète de souche populaire.
Etudier une forme de représentation efficace de l’élément féminin de la nation.
Vivre l’unité fédérale africaine. L’unification immédiate de l’Afrique francophone et anglophone, seule, pouvant servir de test. C’est le seul moyen de faire basculer l’Afrique sur la pente de son destin historique, une fois pour toutes. Attendre en alléguant des motifs secondaires, c’est laisser le temps aux Etats de s’ossifier pour devenir inaptes à la Fédération, comme en Amérique latine.
D’où provient sa célèbre formule selon laquelle « A la croisée des chemins, l’Afrique est condamnée à s’unir sinon, faute de se fédérer, elle sera vouée non à la balkanisation, mais bien à la « sud-américanisation », qu’il définit comme « une prolifération de petits Etats dictatoriaux sans liens organiques, éphémères, affligés d’une faiblesse chronique, gouvernés par la terreur à l’aide d’une police hypertrophiée, mais sous la domination économique de l’étranger, qui tirerait ainsi les ficelles à partir d’une simple ambassade… ». Considérant que « l’idée de fédération doit refléter chez nous tous, et chez les responsables politiques en particulier, un souci de survie, (par le moyen d’une organisation politique et économique efficace à réaliser dans les meilleurs délais), au lieu de n’être qu’une expression démagogique dilatoire répétée sans conviction du bout des lèvres », il conclut en ces termes : « Il faut cesser de tromper les masses par des rafistolages mineurs et accomplir l’acte qui consomme la rupture avec les faux ensembles (Communauté, Commonwealth, Eurafrique) sans lendemain historique. Il faut faire basculer définitivement l’Afrique Noire sur la pente de son destin fédéral ».
Aujourd’hui, une soixantaine d’années plus tard, certains auront vite fait de dire que le parrain était un visionnaire, alors que ses écrits de fond comme ses propos conjoncturels prouvent qu’il était d’abord et surtout un observateur assidu et vigilant, sur la longue durée, de l’évolution de notre continent comme du reste du monde, se bornant à en tirer des leçons pour l’avenir des Africains et de l’humanité.
Même si la méthodologie de la recherche en sciences sociales diffère de celle des sciences expérimentales, comment ne pas voir l’évidente pertinence des analyses et conclusions des travaux de Cheikh Anta Diop en sociologie politique ?
Un seul exemple probant ; à défaut d’avoir réalisé son unité politique autour d’un exécutif fédéral lors de la conférence constitutive de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) d’Addis Abeba (1963), sanctionnée par la défaite du Groupe de Casablanca réputé « radical », au profit de celui dit « modéré » de Monrovia, le processus de décolonisation du continent se poursuivra dans le cadre fragmenté des « Etats-nations » issus du partage impérial européen de Berlin (1885). Aussi, le Sommet du Caire de l’OUA (1964) va-t-il adopter le curieux principe dit d’« intangibilité des frontières héritées de la colonisation ». Cette disposition, outre son incompatibilité totale avec l’esprit et la lettre du panafricanisme authentique, s’est dans les faits avérée inapplicable, d’abord en Ethiopie même avec la sécession de l’Erythrée, puis avec l’éclatement de la Somalie ou la guerre d’annexion marocaine au Sahara Occidental et la partition du Soudan, entre autres exemples.
Aujourd’hui, en dépit de l’achèvement formel du travail du Comité de décolonisation de l’OUA, couronné par l’indépendance de la Namibie et l’abolition de l’apartheid en Afrique du Sud, et l’avènement d’une Union Africaine en l’an 2000, (véritable clone institutionnel de l’Union Européenne), la valeur prédictive de l’avertissement du parrain est irréfutable. La sud-américanisation de notre continent est si grossière qu’elle en est devenue caricaturale : des élections frauduleuses et sanglantes au renversement violent de chefs d’Etat indociles, des tentatives de recolonisation armée sous le couvert de lutte contre le « terrorisme », (remplaçant désormais le « communisme » comme bouc émissaire) au piège mortifère de la dette extérieure et de la servitude monétaire, avec son cortège de pauvreté dans les villes et de misère dans les campagnes, en passant par la vulnérabilité extrême des populations aux maladies même curables et autres fléaux sociaux (chômage, prostitution, alcoolisme, toxicomanies, violences domestiques, sauve-qui-peut vers le mirage d’un eldorado euraméricain, etc.).Si l’on y ajoute la cocaïnisation massive de la côte atlantique, (de l’Angola au Maroc) et du littoral de l’Océan Indien, (de l’Erythrée au Mozambique), non plus seulement comme zones de transit des producteurs colombiens vers les consommateurs européens, mais aussi comme centres de redistribution locale, le tableau devient dantesque et confine à la caricature.
Par conséquent, les faits ont donné raison à Cheikh Anta Diop au-delà de toute contestation possible, sur ce point précis comme sur beaucoup d’autres. Ses nombreux aphorismes, tellement galvaudés en Afrique qu’ils sont devenus des slogans vides de sens, au lieu de servir de mots d’ordre phares pour l’action… Citons notamment : « l’intégration politique précède l’intégration économique » et « la sécurité précède le développement », ou bien « l’endettement extérieur est le mode de financement malsain par excellence », ou encore à la différence des fédérations antérieures fondées par le fer, le feu et le sang, « l’Afrique est confrontée au défi historique sans précédent de bâtir sa fédération par la persuasion », etc.
L‘illustration de la justesse des thèses politiques du parrain aurait pu être développée plus avant à la lumière de son action de terrain avant et après son retour au pays, en particulier dans le RND. Rappelons tout de même qu’il est le seul et unique député de l’histoire de l’Assemblée nationale du Sénégal à avoir catégoriquement refusé d’y siéger, en guise de protestation pour, écrivit-il dans sa lettre de démission, « de préserver nos mœurs électorales de la dégradation ». Mais il est temps de conclure.
On a pu dire que Cheikh Anta Diop faisait de la science comme s’il s’agissait de politique et, inversement, faisait la politique comme s’il s’agissait de science. Si les problèmes de tout le monde sont les problèmes politiques et que, réciproquement, les problèmes politiques sont les problèmes de tout le monde, alors il serait tout à fait naturel que la science qui n’est l’apanage de personne, mais bien une activité générique des humains, de tous les humains, recoupe et chevauche la politique, comme en témoignent les exemples des deux derniers esprits encyclopédiques du 20ème siècle, Albert Einstein et Cheikh Anta Diop.
Dialo Diop est SG Honoraire du RND
VIDEO
SOULEYMANE BACHIR DIAGNE À CŒUR OUVERT
L’Islam et les mille et une controverses qu’il suscite, l’universalisme, la pensée de feu Léopold Sédar Senghor, Boubacar Boris Diop, sont au menu de cet entretien spécial réalisé par e-media avec le brillant philosophe sénégalais
L’Islam et les mille et une controverses qu’il suscite, l’universalisme, la pensée de feu Léopold Sédar Senghor... Des sujets au menu de cet entretien spécial réalisé par Pape Alioune Sarr, avec le brillant philosophe Souleymane Bachir Diagne, diffusé mardi dernier sur iTV, la chaine du groupe Emedia Invest.
La pensée de l’intellectuel vivifie le dialogue presque inexistant entre croyants. Souleymane Bachir Diagne ne fuit pas le débat, il adore même la disputation avec les autres auteurs qui tranchent d’avec ses idées, ce dont les philosophe français Rémi Brague et Michel Onfray constituent la meilleure illustration.
« LE PLURALISME N’EST PAS LA NÉGATION DE LA VÉRITÉ »
Comment alors renouer avec la tradition qui faisait foi dans les sociétés anciennes comme celle de Bagdad ? Souleymane Bachir Diagne propose une autre lecture, une nouvelle approche pour les Musulmans. Si aujourd’hui les débats qui aliment les passions médiatiques surtout en Occident ne manque pas de mettre un trait d’union entre l’Islam et l’islamisme, l’auteur de Comment philosopher en islam ne décolère pas face à ce qu’il qualifie d’amalgame nourri par les semeurs du désordre qui veulent instrumentaliser la religion à d’autres fins. Pour lui, il est important de retenir qu’il est dans l’ordre des choses qu’il y ait du pluriel car « le pluralisme n’est pas la négation de la vérité » et c’est là, dit-il, une manière de comprendre que les religions puissent être universelles sans que cela ne signifie nécessairement un conflit ou un choc des civilisations, pour reprendre le politiste américain Samuel Huntington.
Loquace sur ce débat, Souleymane Bachir Diagne aura toutefois été laconique sur un autre qui a alimenté les passions médiatiques, cette fois-ci sous nos tropiques : ses divergences avec l’écrivain Boubacar Boris Diop à propos de l’éminent Cheikh Anta Diop. Il pose, à cet effet, le curseur sur Léopold Sédar Senghor dont il analyse les pensées sous le prisme de celles de Henri Bergson. Loin d’opposer le chantre de la Négritude et l’auteur de Nations Nègres et Culture, Bachir recommande de s’approprier leur héritage : « C’est absurde de considérer que Senghor - Cheikh Anta Diop, c’est un jeu à somme nulle où ce qui élève l’un, abaisse l’autre... »
Last but not least, le professeur s’est également exprimé sur le sujet de "prophètes" qui apparaissent et défraient la chronique au Sénégal. Mais, sans jamais verser dans l’humour mal placé. Il exprime plutôt son inquiétude sur la religiosité singulière au pays de la Téranga. « Ce qui est plus étonnant, c’est qu’apparemment, tous ceux qui se déclarent prophètes, ont quand même des gens qui les suivent... On a l’impression que toute aberration peut avoir quand même des fidèles et des disciples. Et ça, ce n’est pas très rassurant... »
par Abdoulaye Seck
CE QU'IL FAUT COMPRENDRE CHEZ BOUBACAR BORIS DIOP
C'est un intellectuel qui ne se lasse jamais pour une Afrique debout. En portant les travaux de Cheikh Anta, il s'y met avec optimisme et ferme conviction en revisitant chaque parcelle des faits et en participant à la formation des jeunes
Boubacar Boris Diop n'a pas seulement un regard de surface porté sur Cheikh Anta Diop. Il pense de manière très profonde et transversale, tout comme Cheikh Anta, pour une réafricanisation du continent noir à travers une politique de développement économique et intellectuel en notre faveur. Boubacar Boris Diop est en train de mener et de continuer un travail qui, pendant plusieurs années, n'a pas été jusqu'à ce jour, peut-être, compris par bon nombre parmi nous. Il fait ce travail d'insistance afin d'augurer une jeunesse forte pouvant faire face aux agressions culturelles de toutes sortes.
Boubacar Boris Diop, tout comme Cheikh Anta Diop, a bien compris cet afro-pessimisme qui anime certains parce qu'ils n'ont pas été préparés dès le départ. Sans cette formation qui exigerait une réelle volonté politique, éducative et culturelle, l'Afrique d'aujourd'hui ne pourra jamais emprunter cette rampe d'accès vers le progrès.
La mal gouvernance, la violence, la corruption, le manque de volonté et le fanatisme intellectuel constituent de nos jours les créneaux à travers lesquels nos pays ou nos États installent leur trône d'or. Cette inversion des valeurs sociales est l'apanage du blanc qui avait dès le départ tronqué notre manière de voir, de sentir et de penser le monde.
Boris est en train de faire un détour par le passé à travers les legs de Cheikh Anta Diop. L'urgence des langues nationales est une préoccupation majeure dans ce contexte de réafricanisation de l'Afrique. Or, la langue est le véhicule de la culture. Chaque culture dans son intégralité ouvre impérativement non seulement les portes du développement économique et scientifique mais aussi donne les clefs du changement des valeurs qui, aujourd'hui, interpellent et inquiètent plus d'un vu ce qui se passe dans les pays d'Afrique. L'écrivain Boubacar Boris Diop s'est livré dans la lutte avec son roman en Wolof "Doomi Golo" (2003), inspiré du génocide Rwandais, et met à nu cette aliénation des valeurs aussi complexe dans notre vécu de tous les jours.
Cheikh Anta Diop, il ne suffit pas de le reconnaître tout simplement sous le sobriquet de Pharaon du savoir mais plutôt un défenseur de patrimoine culturel et cultuel, un vecteur d'intégration économique et politique pour nous jeunesses africaines dans un processus de mondialisation. Cheikh Anta nous avait prévenu de ce qui va se passer dans son ouvrage "Nations Nègres et Cultures" : << (...) L'essentiel pour le peuple, c'est d'avoir le fil conducteur qui le relie en son passé le plus lointain possible (...). Pour lui, une simple et bonne raison que l'Afrique doit puiser à la civilisation égypto nubienne comme l'Europe l'a fait avec la civilisation Gréco latine. Il nous fait savoir, d'après la conférence de Boubacar Boris Diop sur le legs de Cheikh Anta Diop à la jeunesse africaine, que le mathématicien Pythagore, après 22 ans de séjour en Egypte était de retour en son pays avec les outils égyptiens pour fonder une nation et préparer sa jeunesse. Pour comprendre qu'il était animé d'une réelle volonté de s'épanouir afin de pouvoir changer et dominer le monde.
D'autres chercheurs comme Djibril Samb dans "Cheikh Anta Diop par Djibril Samb" (2010) ou Antoine Tine dans “Léopold Senghor et Cheikh Anta Diop face au panafricanisme : deux intellectuels, même combat mais conflit des idéologies ?” (2005), ont compris et reconnu, à l'image de Boubacar Boris Diop, non seulement une interpellation objective et mondiale des travaux de Cheikh Anta Diop mais aussi une pensée très rigoureuse et constante pour le devenir incontournable et incontestable de l'Afrique par les africains eux-mêmes qui devront reconnaître, en revanche, que nous ne sommes pas l'ancêtre de l'humanité mais plutôt des êtres qui ont des aspirations meilleures.
Boubacar Boris Diop, à travers ses ambitions, est un intellectuel qui ne se lasse jamais pour une Afrique debout. En portant les travaux de Cheikh Anta, il s'y met avec optimisme et ferme conviction en revisitant chaque parcelle des faits et en participant à la formation des jeunes. Pour lui, il est impératif de passer par une décolonisation de la mémoire africaine afin de s'imprégner de nos valeurs et des enseignements de Cheikh Anta pour passer de l'Afrique dépendante à l'Afrique indépendante.
Abdoulaye Seck VDK est enseignant-poète, Adm. de Lompoul info
VIDEO
LE TRIOMPHE DE CHEIKH ANTA DIOP
Marginalisé, combattu et voué aux gémonies de son vivant, le savant égyptologue intransigeant au plan scientifique, est aujourd'hui célébré par nombre d'intellectuels d'ici et d'ailleurs. Boubacar Boris Diop, revient sur son legs à la jeunesse africaine
Durant toute sa vie, Cheikh Anta Diop aura été presque seul contre tous. Ostracisé par la communauté scientifique occidentale, traité de fou par le pouvoir socialiste d'alors, le savant sénégalais n'a jamais transigé à propos de sa thèse sur l'origine africaine de l'humanité. Jusqu'à ce que l'histoire lui donne raison. "La victoire de Cheikh Anta est tellement énorme que c'en est même devenue agaçant pour ses anciens contradicteurs. Certains toujours en vie n'ont même pas daigné reconnaître qu'ils se sont trompés", estime Boubacar Boris Diop.
Le journaliste, écrivain et éditorialiste de SenePlus, revient à l'occasion d'une conférence inaugurale de l'Ucad, le 7 février dernier, sur la trajectoire de l'égyptologue à travers ses travaux sur les langues nationales, le panafricanisme, les bases d'un développement afrocentré, son culte du savoir, etc.
LA CHRONIQUE HEBDO D'ELGAS
IBRAHIMA THIOUB, ENTRER DANS LA GRANDE NUIT DE L’HISTOIRE
EXCLUSIF SENEPLUS - C’est un historien reconnu sur la scène internationale, notamment grâce à ses travaux sur la traite et l’esclavage. Il se livre sur son parcours, les défis de l’université sénégalaise, mais aussi ses productions - INVENTAIRE DES IDOLES
Recteur de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar depuis 2014, Ibrahima Thioub est un historien reconnu sur la scène internationale, notamment grâce à ses travaux sur la traite et l’esclavage. Discret, il se livre sur son parcours, les défis de l’université sénégalaise, mais aussi ses productions qui ont un singulier écho avec les sujets forts du moment. Portrait.
A l’origine, c’était juste un serment d’amis. Le lot de ces paroles que l’on se confie au gré des confessions, dans la chaleur de la camaraderie. Ils sont alors une bande de huit jeunes Sénégalais, qui se fréquentent, à la fin des années 80, dans un foyer Sonacotra à Athis-Mons, dans l’Essonne, en France. Tous sont étudiants. Ils ont entre 25 et 30 ans. Pour contrer les rudes hivers, ils se retrouvent dans une chambre, souvent celle de Babacar Guèye, partagent le thé, dissertent sur tous les sujets. Des banquettes rustiques des rames délabrées du RER C, aux chambres exiguës du foyer, en passant par les salles de cours à Paris, la bande se raffermit, la complicité se noue, et très vite un des sujets qui émerge au cœur des discussions, c’est leur rôle, plus tard dans leur pays. Ils sont frappés, tous, par ce syndrome propre à l’immigré-étudiant, la nostalgie, que tente de corriger le surinvestissement dans l’édifice national. Bien avant eux, dans les années 1950, à la FEANF comme à Présence africaine, l’horizon, pour les intellectuels, c’est le pays d’origine. Et le réseau se tisse ainsi sur la base des amitiés et des affinités idéologiques. Dans la bande d’Athis-Mons, il y a de la suite dans les idées, et une certaine prime à la fidélité, voire au code d’honneur. Le serment devient vite ainsi « le pacte des 8 ». Promesse à soi, mais aussi défi personnel et collectif, les huit se jurent de rentrer au Sénégal après leur études, et de prouver qu’une « recherche rigoureuse pourrait s’épanouir à l’intérieur du pays, malgré les moyens disponibles ». Nul complexe, faire ses preuves intellectuelles, la présomption de la jeunesse combinée à un sens précoce du devoir, deviennent leur crédo et leur cri de ralliement. Pour ce faire, ils se laissent à peine griser par les tentations, les convoitises dont ils font l’objet. Le cap est clair : Dakar sera la terre promise.
Plus de trente ans après, quand Ibrahima Thioub se remémore ces instants fondateurs, une fierté enrobe sa voix. A l’historien, l’histoire fait des clins d’œil. Tous les piliers de la bande ont tenu promesse. Mary Teuw Niane est devenu ministre de l’Enseignement supérieur, Pierre Sarr lui est devenu doyen de la Faculté de Lettres, Babacar Guèye directeur de l’enseignement supérieur, Pape Gueye directeur de l’Anaq sup, Ibra Diène secrétaire général du Syndicat autonome de l’Enseignement supérieur, Mamadou Sarr… La réussite est insolente ; le symbole fort. Quand Mary Teuw Niane l’a sollicité, en 2014, pour lui confier la direction de l’université de Dakar, on imagine le sourire de connivence entre les vieux potes, et les projections anciennes dans ces étroites chambres de la Sonacotra, d’où au plus fort de leur rêve, il ne s’imaginait pas que le destin serait aussi à leur botte. La nomination ne réveille pas l’once d’un soupçon de copinage, car l’amitié est bien secondaire face à la légitimé académique et le mérite.
L’université en chantier : un diagnostic de l’intérieur
Tout n’est pas simple dans la nouvelle occupation. Le prestige du poste cache à peine l’immensité du travail, possiblement piégeur, qui attend le nouveau venu. Le souvenir fait vite place au défi. Ibrahima Thioub, qui a une riche carrière d’historien, le sait : il commence un nouveau virage délicat, avec des responsabilités nouvelles où il doit être le point d’équilibre entre l’ambition politique de l’enseignement supérieur, la vocation historique de creuset de l’université, et les demandes d’insertion professionnelle de plus en plus pressantes. Pour le chercheur, il faut sortir de la poussière des archives, des lectures, pour embrasser ce champ de la mission politique. L’homme doit gouverner une enclave de 80 000 étudiants, revendicatifs, réduits au cœur de la capitale dans une ville dans la ville, dans des conditions matérielles souvent compliquées. Quand il arrive à la tête de l’université, lui qui qui y enseigne depuis les années 90, l’UCAD a une image sérieusement écorchée. Son prestige historique est resté, mais sa surpopulation, et ses crises récurrentes, ont achevé de gangrener l’institution qui fait à peine rêver les nouveaux bacheliers. La mission devient un challenge. Une partie de la bande des 8 d’Athis-Mons, qui s’est retrouvée dans des postes de premier plan de l’enseignement supérieur, est à la tâche pour redorer l’image de l’université. Le plan est vaste. De l’intérieur, Ibrahima Thioub défend l’université mais n’est ni dupe, ni naïf, ni louangeur. Aux critiques – qu’il trouve parfois légitimes – sur le manque d’attractivité de l’université, il oppose le temps long, dans un diagnostic fin et exhaustif sur les causes de l’engorgement. Ce qu’il donne à voir, c’est une université qui a été victime de son succès et de sa solitude. Seule point sur la carte universitaire de l’Afrique francophone pendant longtemps, la multiplication des lycées dès les années 80 a drainé un afflux massif d’élèves sans que l’université ne soit préparée à les accueillir. Résultat des courses, baisse générale du niveau, effectifs pléthoriques, impact sur la qualité de la formation des enseignants qui forment les bacheliers. La demande croissante en personnel éducatifs, hors de la seule université, fait baisser les standards de recrutement. La vocation d’enseignement est dégradée, et le mal commence ainsi dès les petites classes. Si la carte universitaire a depuis été élargie, la courbe démographique, elle, n’a pas faibli. Le résultat reste, bon an mal an, le même. La faiblesse est à la racine. Au moment où Ibrahima Thioub entre à l’université Cheikh Anta Diop, le pays est frappé par les funestes programmes d’ajustements structurels et leur purge sociale. C’est un coup fatal porté à l’enseignement supérieur, avec la réorientation budgétaire. Plusieurs réformes ont été initiées pour l’université, aucune n’a réellement abouti depuis les années 80, note-il, pour mesurer la mission colossale qu’il a accepté de relever, dans ce plan qui vise un équilibre autour de 2035, selon les recommandations de la Concertation nationale sur l’Avenir de l’Enseignement supérieur (CNAES) de 2013, traduites en 11 directives issues de l’unique Conseil présidentiel jamais consacré à l’enseignement supérieur depuis l’indépendance du pays.
Autre point sur lequel son diagnostic revient très généreusement, ce sont les effets de la privatisation et de la libéralisation de l’enseignement qui sont, selon lui, l’autre saignée du personnel. Il évoque ainsi une vampirisation du privé sur le public, tandis que les objectifs ne sont pas les mêmes et les moyens non plus. L’université, qui reste le bastion des ressources humaines de qualité, doit partager ses meilleurs profils avec les écoles et instituts privés qui se développent de façon exponentielle dans la capitale. Un détournement des bourses « s’institue même au cœur de l’université pour financer des formations extérieures dans le privé ». Certains enseignants, rentiers de leur solde publique, participent à la culture du « xar matt » dans les écoles privées. Le sacré de l’institution subit de plein fouet toutes ces dévalorisations et cette relégation sur l’autel du gain rapide, au risque d’oublier la vocation sacerdotale de la transmission. Il en veut pour preuve les calendriers universitaires : la faculté de lettres, qui compte plus de 30000 étudiants, a un calendrier presque régulier alors que celles de sciences économiques et de gestion, celle de sciences juridiques et politiques, avec moitié moins d’étudiants, est frappée par des retards chroniques. Il attribue cette faille en partie à la demande des écoles privées en personnel dans ces filières, qui offrent plus de débouchées professionnels. L’absence de convention formelle, aux termes bien énoncés, entre le public et le privé, contribue à la fragilisation des acquis. Nul n’y gagne, et le sens de la mission publique en prend un sacré coup. Face à cette perdition, que les critiques extérieures ne soupçonnent pas, le recteur se sait seul au front. La CNAES, vaste entreprise de discussions transversales, a posé de bonnes bases pour une transformation qualitative. L’université se modernise. Cette « autoroute sans bretelles » comme l’appelle le recteur, ne permettait jusqu’ici que des sorties par accident aux étudiants dits cartouchards et ils sont majoritaires. « Nombre de ceux qui arrivent au bout de l’autoroute, tournent en rond autour du rond-point du chômage. Telle était la situation ! Maintenant l’enseignement supérieur propose des formations courtes, qualifiantes, pour essayer de coller aux exigences du marché ». Les instituts supérieurs d’enseignement professionnels se multiplient, couvrent le territoire, l’université virtuelle fait son chemin. Ibrahima Thioub, à la manière d’un politique, sans tomber dans des accents mystificateurs, liste les progrès, sans même en revendiquer le mérite.
Pour lui, le défi est clair. S’il a mis en sourdine ses recherches à temps plein, il a une vision du rôle de l’université : demeurer le phare des élites, former les travailleurs de demain, s’adapter à l’évolution de la société. « Combiner sur tous les fronts, l’excellence, la tradition et le pragmatisme ». Et ce travail n’est pas celui d’un jour. Le fils de paysan croit en l’école publique dont il se veut le symbole, par conséquent il se fait le semeur des graines de demain. Ce que le recteur donne à voir de l’université, c’est une longue négligence qui a conduit à une situation intenable, et ce dans une situation concurrentielle compte tenu des assauts du privé. Mais une énergie le fait tenir, comme boussole et devise : l’université doit rester le lieu de la méritocratie républicaine et le lieu de correction des inégalités. Ce souci, chevillé au corps, reste l’ossature qui structure tous les combats qu’il a menés dans sa carrière, pour faire de l’école un service public. Quand le Collège de France, avant de confier la chaire artistique à Alain Mabanckou, et ensuite les enseignements sur l’Afrique à François-Xavier Fauvelle, a voulu le débaucher, il a préféré le défi de rester à Dakar, comme en souvenir du pacte des 8 d’Athis-Mons. C’est un recteur qui voyage, discret, travailleur, qui œuvre à instituer au cœur de son instruction, la souplesse et la flexibilité nécessaire à la pérennité. Un diagnostic de l’intérieur, qui a l’atout d’être renseigné et le défaut peut-être d’être juge et partie.
La lutte contre les inégalités et la domination, une boussole précoce
Dans l’émouvant portrait itinérant que Valerie Nivelon et son émission lui ont consacré sur RFI, l’homme donne à voir l’esquisse de ce parcours iconoclaste, qui a fait de lui un penseur tellement à part. Peu bavard, courant peu les raouts intellectuels, il reste un initié dans le cadre des initiés et un père de famille attachant et généreux. C’est à Malicounda qu’il voit le jour. Formé d’abord à l’école coranique, il rejoint sur décision du père, l’école française. Excellent élève, il poursuit ses études à Mbour, et ensuite à Thiès. Le décès de son frère ainé est un épisode tragique qui le propulse précocement au-devant que la scène : il doit aider ses parents. Il devient instituteur, puis soutiendra plus tard un DEA qui lui donne droit à une bourse. S’ensuit une thèse où, comme une réminiscence de ce chemin de l’école qu’il arpentait « à dos de jument, conduit par ce frère », il s’intéresse à la question des « inégalités et de la domination ». Le jeune Ibrahima Thioub n’a jamais compris pourquoi les dominés acceptaient si docilement leur sort. Sa rébellion précoce contre cet ordre du monde devient une fibre de recherche. Il soutient sa thèse, sur la « marginalisation des autochtones et la domination des étrangers dans le monde des affaires à Dakar ». Un lieu symbolise la domination, plus que tous les autres : la prison. Comme Bourdieu ou Michel Foucault, il explore cette question dans les prisons, lieu de damnation par excellence, et symboles des déterminismes sociaux. Il commence alors un travail sur les « captifs », différents des « esclaves ». Tout chez Ibrahima Thioub concourt à rendre aux individus leurs « trajectoires historiques ». Les hommes ne sont pas réductibles à des enveloppes de races, mais sont des sujets historiques, à considérer en tant que tels.
C’est avec ce bagage, bien documenté, qu’il continue à creuser et se rend aux USA, à Boston, pour un colloque de chercheurs. Il est alors frappé par les expressions de la question raciale dans ce pays. Il raconte une anecdote : une serveuse afro-descendante lui glisse alors qu’elle est « fière d’avoir un des nôtres parmi eux ! ». Avec un sourire surpris, il s’étonne de cette assignation identitaire au nom de la couleur. « Tous les noirs ne sont pas mes frères » ose-t-il d’ailleurs. C’est bien une des premières fois où on le réduit à son enveloppe corporelle, en enjambant tout le reste, son statut, son histoire, la complexité de sa trajectoire. Il est bien plus proche du statut social de ses collègues « blancs » que de cette serveuse, et c’est tout son parcours, son vécu, son histoire personnelle, qu’on efface ainsi au profit de sa seule couleur de peau. La réappréciation des codes racistes des lois Jim Crow aux USA l’interpelle. La définition des êtres en fonction de leur race le bouleverse plus encore. Ce n’était pas son sujet à l’origine, mais ça le devient. Il commence à lire sur l’esclavage et ce qu’il découvre le laisse alors sans voix. Avec ce sujet sensible, c’est la fin de la tranquillité, il se retrouve bien coincé entre la nécessité de l’émancipation, et la recherche de toutes les vérités – au risque de profaner des thèses érigées comme sacrées alors qu’elles sont parfois fantasmées ou réécrites.
Une date symbolise alors un tournant dans sa carrière. Lors du congrès de l’Association des historiens africains à Bamako, le 11 septembre 2001, il fait une présentation sur les lectures africaines des traites et de l’esclavage, en montrant comment la traite a été une entreprise collégiale. « Aucune armée européenne n’était en mesure, au 17e siècle, d’expédier des esclaves au Mississipi » note-t-il. Il y a eu des relais africains, ayant un agenda autonome dans le trafic, des collaborations. La communication fait un tollé. Les réactions sont incrédules. C’est un pacte de silence qu’il vient de transgresser. Mais dans les coulisses, les collègues, viennent le voir : les « Noirs » sont d’accord sur ce qu’il dit, mais pensent qu’il ne faut pas le dire devant les « Blancs ». Les « Blancs » eux, viennent le féliciter en lui disant qu’ils avaient peur de défendre cette thèse, et de passer pour des racistes. Ibrahima Thioub vient d’entrer dans une zone de turbulence. Sans prêter le flanc à la récupération facile, comme l’est par exemple l’anthropologue Tidiane Ndiaye, il s’échine à affiner ses recherches, à planter ses observations au cœur de la vérité scientifique. Il s’élève contre « la naturalisation » des êtres, qui nie leur histoire. C’est un historien total, qui remonte à la source, examine les trajectoires, refuse les assignations et promeut la nécessité de cette « sociologie historique » pour contrer la tentation de réification du fait colonial, comme on l’observe actuellement. Ce qui le rapproche des travaux de de Jean-François Bayart.
Un regard iconoclaste
Dans le paysage intellectuel africain, Ibrahima Thioub apparait clairement comme un iconoclaste. D’ailleurs, quand on lui demande ses modèles, l’ancien élève de Cheikh Anta Diop n’est pas très disert. Il a très tôt développé un goût pour « les sentiers interdits », et ses domaines d’étude et de recherche, de la domination aux prisons en passant par la traite et l’esclavage, dessinent une cohérence dans le primat du fait historique et son interprétation critique. En s’émancipant de toutes les assignations identitaires, des idéologies militantes, il réinstitue la question de l’histoire et de l’historiographie au cœur de la problématique de la mémoire. D’ailleurs, il ne tarde pas à établir une convergence entre les arguments que déploient les discriminants, « la couleur de la peau pour les occidentaux, et le sang de l’esclave pour l’esclavagiste africain ». Tout cela concourt pour lui à une « construction idéologique » de la domination par la naturalisation du statut des acteurs. Par naturalisation, entendre presque la biologisation, et l’enfermement dans un trait identitaire. S’il peut comprendre que, sociologiquement et conjoncturellement, « cette communauté de fait » puisse s’établir – selon l’idée de Pap Ndiaye, auteur de La condition Noire – le conjoncturel ne doit pas, pour lui, être structurel et définitif. Cette intelligence lumineuse par la globalité de ce qu’elle saisit, par son esprit de nuance, sa volonté d’interroger le fait historique sans figer bourreaux et victimes, en ne renonçant pas à la rigueur critique, ont fait de Ibrahima Thioub un penseur reconnu à travers le monde, aux articles qui font autorité, contributeur régulier dans des ouvrages de référence, régulièrement sollicité pour des documentaires comme sur Arte et distingué par le titre de Docteur honoris causa des universités de Nantes, de Bordeaux-Montaigne et de Sciences Po Paris.
Tout un chemin pour ce petit garçon de Malicounda qui rêvait de devenir « médecin », qui qui ne soignera pas des âmes mais formera des esprits. Un jeune garçon, porté sur le sport, qui de son propre aveu avait « les pieds trop aveugles » pour jouer au football – il était néanmoins handballeur dans sa jeunesse et ceinture marron de karaté – et qui a encore aujourd’hui pour passion le jeu d’échec et l’agriculture, sans doute en hommage à son extraction familiale. Il se dégage de l’entretien qu’il nous a accordé, le profil exaltant d’un révolté qui ne fait pas de vagues, pétri de cette assurance qui n’a besoin ni de publicité ni d’effets de manche. Il tente, comme il peut, de raviver la flamme de lieux intellectuels majeurs à l’université, et en veut pour preuve la conférence donnée au sein de l’Université de Dakar par un prix Nobel de chimie, le biologiste américain Martin Chalfie ; un évènement venu étoffer un agenda universitaire mais qui n’a malheureusement pas suscité l’affluence des étudiants à hauteur de ses espérances – ces mêmes étudiants qui le lendemain, en l’honneur de la venue de Sadio Mané, étaient des milliers dans l’enceinte de l’université. Une anecdote que le recteur raconte avec un sourire dans la voix qui contient toute l’acrimonie face à cette relégation de la chose intellectuelle. Son dernier hommage va à une amie, mieux, une complice, la philosophe Aminata (Cissé) Diaw qui nous a quittés, elle qu’il appréciait particulièrement tant leurs pensées s’étaient accordées. Si Ibrahima Thioub a beaucoup apprécié le remarquable ouvrage d’Achille Mbembe Sortir de la grande nuit, lui nous aide à y pénétrer sans tabou, ni partialité, encore moins lamentations, comme un phare qui montre que pour bien en sortir il faut d’abord pleinement y entrer.