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7 mars 2025
Cheikh Anta Diop
par Khadim Ndiaye
LIRE CHEIKH ANTA DIOP AUJOURD’HUI
EXCLUSIF SENEPLUS -Tout ce qui tend à vous figer dans le passé est mauvais – La non transmission du savoir et l’absence de sa démocratisation est source de régression - S’insurger contre les tentatives de repli identitaire – Dépasser la conscience tribale
Les chercheurs qui étudient minutieusement la production intellectuelle de Cheikh Anta Diop savent qu’on ne peut pas prendre prétexte de ses écrits ou de ses dires pour injurier, manifester du racisme et appeler à la division des Africains sur une base ethnique ou confessionnelle. Le rappeler est toujours utile, surtout en ces moments où des « forces obscures » malveillantes, tentent de semer des graines de haine et de dissension dans des consciences africaines non encore bien formées.
Produit d’une éducation qui accorde une place importante à la rectitude morale et à la bonne conduite, Diop abhorrait les injures. Il avait l’habitude de dire que la rigueur n’est ni la grossièreté ni la trivialité : « Dëgg boo ko booleek saaga day wàññi doole ja » (une vérité devient fragile si elle est injurieuse). Son œuvre est également une offensive résolue et constante contre le racisme d’où qu’il vienne - Orient, Occident, Afrique - et sous toutes ses formes : scientifique, culturelle, institutionnelle, etc. Il a sa vie durant, travaillé à démontrer l’unité de l’espèce humaine. Une humanité qui a une origine monogénétique africaine. Une thèse aujourd’hui largement confirmée par la science et qu’il a opposée avec force arguments aux théories polycentristes qui faisaient rage à son époque. Pour lui, nous devons tous aspirer « au triomphe de la notion d’espèce humaine dans les esprits et dans les consciences, de sorte que l’histoire particulière de telle ou telle race s’efface devant celle de l’homme tout court. » Ce préalable effectué nous permettra alors, comme il le disait, de « décrire, en termes généraux qui ne tiendront plus compte des singularités accidentelles devenues sans intérêt, les étapes significatives de la conquête : de la civilisation par l’homme, par l’espèce humaine tout entière ».
L’allié le plus sûr de l’Africain, qui doit clouer au pilori tout interlocuteur malveillant, est la quête permanente du savoir mise au service d’une lutte constante pour la libération de toutes les énergies créatrices des peuples du continent. L’Africain doit simplement, écrivait Cheikh Anta Diop, « être capable de ressaisir la continuité de son passé historique national, de tirer de celui-ci le bénéfice moral nécessaire pour reconquérir sa place dans le monde moderne, sans verser dans les excès d'un nazisme à rebours ». En 1981, Diop fait une communication intitulée « L’unité d’origine de l'espèce humaine » au colloque organisé par l’Unesco sur le thème « Racisme, science et pseudo-science » où il rappelle ce qui doit être l’objectif ultime, à savoir « rééduquer notre perception de l'être humain, pour qu’elle se détache de l'apparence raciale et se polarise sur l’humain débarrassé de toutes coordonnées ethniques. » Son ancien camarade, Secrétaire général adjoint de son parti, Dr Moustapha Diallo, qui a eu le privilège d'assister à ses derniers instants sur terre, a rappelé, après son décès, son désir profond qui était de « redonner à l'Humanité plongée dans l'égoïsme et la vanité, le sens de l’amour qui l'animait à un niveau rarement atteint ».
Diop n’a jamais incité au racisme envers les Blancs, les Jaunes, les Sémites, etc. L’État fédéral d’Afrique qu’il a appelé de ses vœux doit englober toutes les parties du continent y compris l’Afrique du Nord, une fois que nous aurons éliminé, disait-il, les difficultés de nature subjective - c'est-à-dire savoir si les Africains du Nord et Subsahariens veulent réellement se fédérer, et les difficultés de nature objective, à savoir la nature égoïste de certains régimes politiques terrifiés à l'idée d'un État continental. Il a d’ailleurs participé au Colloque afro-arabe sur la libération et le développement de 1976 à Khartoum au Soudan et, en 1978, il évoque, dans son journal politique, les liens de parenté très anciens entre Arabe et Noir – le premier est un métis du second – et la « dynamique unitaire » qui doit prévaloir sur les préjugés hérités de l’Histoire : « J’ai montré dans « Nations nègres » et dans « Antériorité des civilisations noires », toute la parenté biologique et culturelle entre l’Arabe et l’Africain noir, parenté très ancienne qui remonte à la fin du Vème millénaire av. J.C. et au début du IVème siècle, à la naissance du monde sémitique. J'ai approfondi la même idée dans « Parenté génétique de l'égyptien pharaonique et des langues africaines », dans le cadre d'un chapitre intitulé « Processus de sémitisation ». Cette parente antérieure à l’Islam et qui rejette aujourd'hui à l'arrière-plan de la vie sociale tous les préjugés hérités de l'histoire des derniers siècles, réapparaîtra un jour au premier plan et est un facteur non négligeable dans une dynamique unitaire du continent. À ces raisons historiques s'ajoutent donc des raisons présentes qui tiennent à la nature complémentaire de nos économies dans la perspective d'un épuisement prochain des hydrocarbures terrestres. »
Réprouvant toute injustice, il a également appelé au soutien de tous les mouvements de libération dans le monde (Vietnam, Algérie, Guinée, etc.) en lutte contre l’impérialisme. Un soutien qui figure en bonne place dans le programme du Front National Sénégalais (FNS) de 1964 et dans celui du Rassemblement National Démocratique (RND) de 1976. Cheikh Anta Diop s’est aussi insurgé contre les tentatives de repli identitaire, ethnique, des uns pour l'exclusion politique des autres. Dans un entretien accordé en 1976 à Carlos Moore, il déplore toute instrumentalisation de l’ethnie à des fins politiques en Afrique : « Personnellement, dit-il, si on me donnait le choix d’organiser un parti politique selon des critères ethniques ou de rester complètement à l’écart de la politique, je n’hésiterais pas à choisir ce dernier. Partout où cela se fait en Afrique, je considère que c'est une erreur. Il est possible que certains pays en soient encore à ce stade. Cependant, j'espère que tout sera fait pour dépasser cette étape le plus rapidement possible car rien de positif ne peut en résulter. » Dans son ouvrage Antériorité des civilisations nègres, il insiste sur l’importance du « passage de la conscience tribale à la conscience nationale, partout où cela est nécessaire, en Afrique », et le 22 juin 1977, en conférence de presse, il se démarque de toute affiliation ethnocentriste et affirme, en sa qualité de Premier Secrétaire Général de son parti, que « le R.N.D. n'est pas le parti de telle ou telle communauté. C'est le parti des masses sénégalaises ».
En ce qui concerne la religion, certaines personnes qui se réclament de lui aujourd’hui, aux desseins obscurs et animées par un esprit de dissension, pervertissent ses propos et les utilisent pour dénigrer la foi d’honnêtes gens. Comme pour l’ethnie, Cheikh Anta Diop invite toujours au respect de la liberté religieuse et au dépassement des clivages pour se conformer au seul but qui doit unir : la libération du continent africain. Il considère la foi religieuse comme une question délicate car engageant la « personnalité entière » de l’individu. Au moment où les pays africains s’acheminaient, sans véritable élan unitaire, vers le recouvrement de leur liberté confisquée, il a appelé à une cessation de toute critique religieuse, génératrice de colère et de rancœur : « Tout Africain sérieux qui veut être efficace dans son pays à l'heure actuelle évitera de se livrer à des critiques religieuses ». Propos inscrits dans son livre Nations nègres et culture, où il indique également que son œuvre « ne fait aucune allusion à la véracité de la religion musulmane ou chrétienne » et qu’il serait malhonnête de le lire « avec l’intention secrète d’y trouver un seul mot permettant de le jeter en criant au blasphème ». De même, quand il invite à renouveler l’expérience menée par Alain René sur le christianisme, il précise que c’est « non dans un but critique ou de dénigrement, mais pour mieux mettre en évidence les racines égyptiennes des religions révélées, et du christianisme en particulier ».
Pour Diop, l’Afrique se fera avec tous ses enfants, qu’ils soient adhérents des religions dites révélées ou adeptes des croyances traditionnelles. En 1952, au moment où peu d’Africains avaient osé parler d’indépendance, il invite dans son article « Vers une idéologie politique africaine » tous les fils d’Afrique sans distinction de religion, « depuis le citadin…jusqu’au paysan, depuis le Musulman jusqu’au Chrétien en passant par les disciples des religions paléonigritiques », à réaliser l’indépendance véritable. Celle-ci revêt, selon lui, « un but sacré, même du point de vue religieux : lutter pour l’atteindre est conforme à l’enseignement du Coran, du Christianisme et au progrès de l’humanité ». C’est d’ailleurs dans un souci de respect des croyances, qu’il est marqué au point 7 du programme de son parti rédigé en 1976, l’importance de « garantir en particulier la liberté religieuse et interdire de l’État toute immixtion dans la vie intérieure des cultes ».
Ayant grandi dans un milieu pieux, ses relations avec les dignitaires religieux étaient empreintes de déférence. Au début des années 50, en marge de son initiative pour le reboisement, il rencontre quasiment tous les grands religieux du Sénégal. L’allocution pointue sur l’importance de l’environnement et sur les dangers de la sécheresse faite devant le khalife Serigne Babacar Sy de Tivaouane et ses fils, marque les esprits par le haut degré d’érudition démontré. Cheikh Anta Diop écrira plus tard dans son ouvrage l’Afrique noire précoloniale que le marabout Cheikh Tidiane Sy, présent à cette rencontre, est un des « plus versés dans le domaine des connaissances ». Il rend visite également au religieux Serigne Bassirou Mbacké, père de l’actuel khalife des Mourides, et mentionne qu’il est « selon toutes probabilités, le marabout le plus initié aux mouvements scientifiques modernes. Il ressortait de notre conversation de l'été 1950 que le domaine de la physique atomique ne lui est pas étranger. » Que dire de sa relation avec le marabout Cheikh Mbacké dont son fils-aîné porte le nom ? En plus d’être son cousin, ce dernier a été un soutien précieux, financier et moral dans les périodes de vaches maigres, notamment quand, du fait de ses activités politiques en France, on lui coupe sa bourse d’études. Lorsque Cheikh Mbacké quitte ce monde, le 11 mars 1978, le journal Taxaw du RND, lui rend un hommage vibrant. C’est également un Taxaw « ému » qui annonce les condoléances attristées de Cheikh Anta Diop et de ses partisans, lors du décès, le 6 août 1978, du « Guide spirituel » des Chrétiens, Paul VI. Diop était donc un humaniste respectueux des croyances et dont le maître mot était « unité », à tel point que le vocable wolof « Jàppoo » (se prendre par la main, être uni) figure dans la devise de son parti politique.
Son humanisme n’est cependant pas naïf. Son souhait, c’est de voir éclore, au-delà même de l’Afrique, « l’ère d’une humanité véritable », mais il sait intimement que certains États et individus malveillants cherchent constamment à « effacer » d’autres de la planète. Nous ne sommes pas encore, dit-il, à l’aube de la socialisation des consciences humaines à l’échelle de la planète, car « bien des forces obscures existent encore, très vigoureuses, il faudra encore longtemps compter avec elles. Plus que jamais il faut être vigilant ». Un minimum de précautions est donc nécessaire, « jusqu’à ce que tout le monde joue le même jeu ».
Ces forces obscures opèrent même sur le terrain religieux. Diop, en géopoliticien averti, invite les Africains à se méfier de ces États qui, sous le prétexte de la religion, cherchent en réalité, à être influents politiquement, culturellement et économiquement en Afrique. En 1955, dans son article « Alerte sous les tropiques », il met en garde contre ces « puissances » qui considèrent l’Afrique comme leur terrain d’expansion en ayant recours à la religion et à des intermédiaires religieux. Il s’agit pour les Africains de scruter clairement les intentions des uns et des autres et de mettre à nu les « ambitions expansionnistes masquées grotesquement sous un voile religieux ». Les événements lui donnent raison. Les rivalités religieuses et les logiques d’influence de beaucoup d’États se jouent aujourd’hui en Afrique.
Certains esprits non avertis tentent également de fossiliser la pensée de Cheikh Anta Diop en en faisant une sorte de nostalgie d’un passé figé à un stade semi-ethnographique. Il aurait appelé, disent-ils, à revivre le passé, à retourner même à la religion d’Osiris. Rien n’est plus éloigné de sa pensée. Il avait mis en garde contre ceux qui se satisfont béatement des réalisations de l’Égypte ancienne. Aux jeunes qui l’écoutent lors de la conférence de Niamey de 1984, il alerte contre la fausse compréhension qu’ils peuvent avoir de son œuvre. Tout ce qui tend à vous figer dans le passé est mauvais, leur dit-il. Mon attitude, répétait-il au cours de la conférence, n’est pas une attitude passéiste de quelqu’un qui se délecte du passé. Toute mon activité est tendue vers l’avenir. En mettant la référence sur le passé glorieux, Diop veut simplement indiquer la continuité historique de l’Afrique longtemps niée et l’importance du sentiment commun d'appartenance au même passé culturel et historique qui doit permettre d’assurer la cohésion des Africains. Une fois cet objectif atteint, il deviendrait difficile d’opposer les communautés les unes aux autres. Diop sait en effet que « sans la conscience historique les peuples ne peuvent pas être appelés à̀ de grandes destinées ». Il n’évoque donc le passé que pour mieux situer les Africains dans le futur et non pour les inviter à un retour vers des valeurs pétrifiées : « Loin d’être une délectation sur le passé, un regard vers l’Égypte antique est la meilleure façon de concevoir et bâtir notre futur culturel ».
Une des grandes leçons de l’Histoire, c’est qu’une civilisation qui ne considère que les parties mortes de son passé régresse. Le fait par exemple de ne pas avoir démocratisé le système traditionnel de transmission des connaissances par l’initiation, a été, nous dit Cheikh Anta Diop, une des causes de la régression de l’Égypte. Ce mode initiatique de transmission du savoir constituait à la longue un obstacle du fait qu’il n’était pas diffusé à l’échelle du peuple. C’est une « science gardée jalousement » constate Diop, et qui « n’a jamais pénétré profondément l’esprit du peuple qui recevait un enseignement exotérique ». La raison en est précisément que le savoir « était si précieux aux yeux du prêtre égyptien qu’il préférait le garder et l’étendre seulement à quelques individus privilégiés, plutôt que d’agir comme son disciple grec et de le répandre à l’échelle du peuple pour se faire un nom ». Le succès des Grecs a été de démocratiser le savoir en créant le Lycée et l’Académie. Mais, il n’en était pas toujours ainsi en Grèce antique. Historien des civilisations, Diop analyse la situation de cette partie du monde et observe que le fait de se replier sur des valeurs ancestrales déclinantes y a constitué un facteur bloquant à un moment donné. Il a fallu l’influence heureuse de l’Égypte ancienne pour que les Grecs bâtissent enfin un véritable État : « Le culte des ancêtres aidant, avant d’avoir subi l’influence méridionale, celle de l’Égypte en particulier, les Indo-Européens n’ont pu s’élever à la conception d’un État territorial, groupant plusieurs cités. Leurs croyances religieuses (culte des ancêtres) s’y opposaient. » La même analyse est faite pour l’Afrique noire. Diop constate qu’à un moment donné de l’histoire, les cultes ancestraux se sont sclérosés et ont perdu de leur dynamisme. Il a fallu l’apport d’éléments externes pour qu’un souffle nouveau jaillisse des esprits : « Les religions africaines, plus ou moins oubliées, se sclérosaient, se vidaient de leur contenu spirituel, de leur ancienne métaphysique profonde. Le fatras des formes vides qui en restaient n’était plus de taille à rivaliser avec l’islam sur le plan moral ou rationnel. C’est sur ce dernier plan de la rationalité que la victoire de l’Islam fut éclatante ». Cette libération de la rationalité s’est manifestée, remarque Diop, chez quelqu’un comme Dan Fodio : « Le besoin impérieux de rationalité reflété par les écrits de Dan Fodio était désormais mieux satisfait par l'Islam que par les cultes traditionnels agonisants ». Si cet apport extérieur a prohibé le culte des images, poussant certains, notamment au Soudan, à renier de grandes réalisations du passé, il a néanmoins conduit à des expérimentations nouvelles en mécanique et en thermodynamique notamment au Sénégal, au sein de l’École de Guédé où on « s’intéressa, écrit Diop, aux mathématiques, à la mécanique appliquée, à certains problèmes de thermodynamique (machine à vapeur) et surtout à la mesure exacte du temps, quel que soit l’état du ciel, cette dernière étant liée à la nécessité de prier à l’heure exacte. Cette école, dans les années 30, était en passe de créer un courant scientifique de la même qualité que celui de la Renaissance, à partir d’une documentation strictement arabe, sans influence directe de l’Europe. »
Toutefois, une imbrication des traditions est toujours à l’œuvre, qui débouche sur quelque chose d’inédit. Le monde invisible de l’islam, écrit-il, « se retrouve sous des formes différentes, dans les croyances de l’Africain, au point que celui-ci se sent tout à fait à l’aise dans l’Islam. Certains, même, n’ont pas l’impression d’avoir changé d’horizon métaphysique. » Cette imbrication de traditions confère un sentiment de continuité historique. Ainsi, pour l’Africain de l’empire du Mali ou celui d’Axoum, qui a su bien adapter les apports extérieurs, islam et christianisme ne sont pas vécus comme des éléments exogènes. Africanisées, ces croyances sont intégrées au substrat culturel. Diop le perçoit bien lorsqu’il analyse la situation de l’islam dans les empires médiévaux africains : « Bien avant la colonisation, l’Afrique Noire avait donc accédé à la civilisation. On peut rétorquer que ces foyers de civilisation, pour la plupart, étaient influencés par l’Islam et que ceci n’a rien d’original, de spécifiquement africain. Tous les développements qui précèdent permettent de faire la part des choses. Au surplus l’accent a déjà été mis sur le fait que l’Europe chrétienne n’était pas, à l’époque, plus originale que l’Afrique Noire musulmane ; le latin est resté, jusqu’au XIXe siècle, la langue de la science. »
S’il en est ainsi, c’est que l’historien des civilisations, conscient de l’évolution des choses, sait que le monde est un lieu de production constante de la nouveauté. C’est une réalité continue qui révèle les potentialités des choses. Il est ouvert et est doté d’un caractère créateur. Tout donc n’est pas déjà donné et le futur n’est pas quelque chose de fixé. Il est au contraire libre possibilité. Dans un monde clos, pétrifié, il n’y a pas de place pour la nouveauté et l’initiative : « La nature, écrit Diop, ne passe jamais deux fois par le même point dans son évolution...La nature ne revient pas en arrière pour créer deux fois ou trois fois l’homme ». Elle crée toujours du nouveau. De même, un peuple va de l’avant par intégration d’éléments nouveaux qu’il adapte et qui consolident son être. Pour Cheikh Anta Diop, la fidélité au passé ne consiste pas à reproduire les mêmes choses continuellement et cycliquement, mais à créer des nouvelles, adaptées aux circonstances du moment. Le modernisme, c’est l’intégration d’éléments nouveaux pour, dit-il, « se mettre au niveau des autres peuples, mais qui dit « Intégration d’éléments nouveaux » suppose un milieu intégrant lequel est la société reposant sur un passé, non pas sur sa partie morte, mais sur la partie vivante et forte d’un passé suffisamment étudié pour que tout peuple puisse se reconnaître. » Diop donne l'exemple du bicaméralisme instauré par le royaume de Dahomey et dans lequel femmes et hommes étaient dotés de pouvoirs politiques dans une saine complémentarité. Il nous dit que la seule manière pour nous d'être fidèles à cette tradition, c'est de la restaurer sous des formes nouvelles. La fidélité donc pour lui ne consiste ni à imiter ni à reproduire la même chose, mais à la recomposer en une forme nouvelle, car, écrit-il, en « restaurant [le bicaméralisme] sous une forme moderne, nous restons fidèles au passé démocratique et profondément humain de nos aïeux ». En clair : être fidèle aux ancêtres, c’est créer du nouveau.
Évidemment, une telle conception suppose un monde dynamique et ouvert qui fait du temps un élément très important. S’il apporte la mort (les civilisations meurent, la régression historique est une réalité), le temps est aussi source de création. Il révèle les possibilités cachées de toutes choses. Le temps est le grand créateur, le grand constructeur. Il est indispensable à la réalisation de toutes choses. Aucune croyance ne doit nous ankyloser dans le temps. Diop affirme que l’Africain qui l’a vraiment compris devient un vrai créateur, un Prométhée conscient de son héritage, un acteur porté vers le futur et qui comprend qu’« on ne saurait échapper aux nécessités du moment historique auquel on appartient ». Ce besoin de nouveauté fait que Diop utilise tout au long de sa production intellectuelle des termes et expressions tels que « adapté aux circonstances », « recréer », « rénover », « mieux adapté », « révolution culturelle », « civilisation nouvelle », « rénovation culturelle », etc. Même lorsqu’il propose de donner, légitimement, à des fins de « coexistence pacifique dans le domaine délicat de la religion », les mêmes « armes aux tenants de la religion ancestrale », au cas où les autres grandes religions se transformeraient en volonté d’orientalisation et d’occidentalisation définitive du continent africain, il ajoute aussitôt après que les prêtres doivent toutefois s’employer à créer une « liturgie mieux adaptée » et procéder à un « approfondissement » du dogme ancestral. Il ne demande jamais de reprendre telle quelle une pratique héritée du passé. Diop est contre tout immobilisme car il sait que l’être humain est capable de métamorphoses. À ceux qui seraient tentés de croire que les valeurs même reçues de l’extérieur ont tout apporté une fois pour toutes, il répond que nous ne sommes nullement condamnés à demeurer dans notre état actuel. Interrogé sur l’islam au Sénégal en 1978 dans le magazine Afrique Asie (numéro 155), il affirme que cette religion « est une force qui n'a pas fini de développer toutes ses virtualités, en Afrique noire surtout ». Diop sait en effet qu’en notre sein dorment des potentialités insoupçonnées qui attendent d'être réalisées. Il faut « réveiller le colosse qui dort dans la conscience de chaque Africain ». Les Africains, martelait-il, « doivent sortir de la léthargie, de la somnolence intellectuelle ». Le temps permet à l’homme d’atteindre « son niveau humain véritable, spécifique » en le poussant à réaliser « toutes les possibilités qu’il porte en lui ». À l'échelle des peuples, le temps permet d'effectuer un « saut qualitatif » au cours de l’Histoire. Dès qu’un peuple se libère de ses chaînes, il s'ouvre à une ère de libération. Les pesanteurs ont ceci de particulier quelles instaurent « un manque de confiance en soi et en ses propres possibilités ».
Diop n’invite donc pas au statisme. Il se projette constamment dans le futur quand il analyse la situation africaine dans le domaine des croyances, de l’économie, de la géopolitique, de la recherche scientifique, de l’alimentation, etc. « Faisons une projection dans le proche avenir et demandons-nous quelle sera la physionomie énergétique du monde, dans 30 à 40 ans, aux confins des années 2010 à 2020 », s’interrogeait-il en 1985 pour entrevoir toutes les possibilités à prendre en compte dans domaine de l’énergie. L’Afrique, disait-il, « peut redevenir un centre d’initiatives et de décisions scientifiques au lieu de croire qu’elle est abandonnée à rester l’appendice, le champ d’expansion économique des pays développés ». Il ne propose donc pas une pensée fossilisée, pétrifiée, qui ne fait pas de place à la nouveauté. C’est une pensée vivante, antiraciste, respectueuse de la liberté religieuse, de la coexistence pacifique entre les croyances et qui tient compte de l’évolution des choses. Ses écrits sont traversés de part en part par une tension constante vers le futur. L’Africain qui l’a compris est celui qui est certes « conscient de ce que la terre entière doit à son génie ancestral », mais qui, ayant puisé dans l’héritage intellectuel commun de l’humanité en ne se laissant guider que par les notions d’utilité et d’efficacité, est tendu vers le futur, devient créateur et se retrouve « porteur d'une nouvelle civilisation ». Il existe deux philosophies politiques, ne cessait-il de rappeler, « il y a les peuples ancrés, vautrés dans le présent, le moment fugitif, et les peuples tendus vers le futur pour lesquels tout instant présent est déjà tombé dans le passé. Ceux-ci ont toujours dominé ceux-là dans les temps modernes. Il est temps de vivre le futur pour mieux organiser le présent ».
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TOUT SAVOIR SUR BORIS
EXCLUSIF SENEPLUS - Héritages ngi dalal Bubakar Bóris Jóob, bindkatu téereb nettali bu ñu ràññee te am taxawaay gu mat ci aar mbatiitu Afrig - HÉRITAGES AVEC BOUBACAR BORIS DIOP - DI BINDKAT DI BAÑKAT (ÉCRIVAIN ET COMBATTANT)
Héritages Sénégal |
Paap Seen |
Publication 07/09/2020
Pour son premier numéro, « Héritages » reçoit l’écrivain et militant des langues nationales Boubacar Boris Diop auteur de plus d’une dizaine de romans.
L’entretien, conduit par l’éditorialiste de SenePlus, Paap Seen, a porté entre autres sur le parcours de l’auteur, sa relation avec le Pr Cheikh Anta Diop, son passage fondateur dans le Rwanda post-génocide, ainsi que sur l’art de l’écriture de cet ancien lauréat du Grand Prix du Chef de l’Etat pour les lettres.
L'emission est en wolof, sous-titrée en français.
QUELLE QUE SOIT LA LONGUEUR DE LA NUIT
Retour sur la trajectoire de l’intellectuel maoïste Omar Blondin Diop, figure de l’opposition au président Sédar Senghor, disparu dans des circonstances troubles, à travers le puissant essai politique et cinématographique de Vincent Vincent Meessen
Dans un puissant essai politique et cinématographique, Vincent Meessen explore la trajectoire de l’intellectuel maoïste sénégalais Omar Blondin Diop, figure de l’opposition au président Léopold Sédar Senghor, disparu dans des circonstances troubles.
"Omar est une figure dans laquelle n’importe quel jeune Africain, peut se reconnaître." Né en 1946, Omar Blondin Diop grandit dans une famille musulmane peu pratiquante et bercée de théorie révolutionnaire. Militant maoïste, le jeune homme brandit ses convictions politiques dans La Chinoise de Godard et dans les amphis de Nanterre, participant au Mouvement du 22 mars emmené par Daniel Cohn-Bendit, puis à Mai 68. Expulsé de France pour "activités subversives", il intègre l’Institut fondamental d’Afrique noire à Dakar, se nourrit de lectures situationnistes et bouscule le pouvoir de Léopold Sédar Senghor avec ses discours égalitaires et anticolonialistes. En 1971, les membres du "groupe des incendiaires", dont deux frères d'Omar, sont condamnés à de lourdes peines d’emprisonnement pour avoir mis le feu au ministère des Travaux publics et pour avoir tenté d’attaquer le cortège du président Georges Pompidou, en visite à Dakar. Face à cette répression, Omar Blondin Diop quitte l’École normale supérieure de Saint-Cloud, et suit une brève formation militaire dans un camp de fedayin en Syrie. Arrêté à son tour, le jeune révolutionnaire est retrouvé pendu dans sa cellule le 11 mai 1973. Sa mort, que ses proches dénoncent comme un assassinat politique, soulève un vent de colère à travers le pays, qui conduit à une libéralisation du pouvoir et à la naissance d’une avant-garde artistique.
Héritage
Dans ce fascinant essai cinématographique et politique, Vincent Meessen met en regard La Chinoise avec la destinée tragique du militant maoïste, tout en traçant des parallèles entre le processus créatif de son propre film et celui de Jean-Luc Godard. Traversé d’images saisissantes et nourri des confidences de ses frères et compagnons de lutte – qui réclament toujours justice –, le documentaire explore l’héritage culturel et contestataire d’Omar Blondin Diop, du Laboratoire Agit’Art au collectif Y en a marre, de la Françafrique à la Chinafrique.
par Hamidou Anne
PAAP SEEN, TU PERMETS ?
EXCLUSIF SENEPLUS - L’héritage intellectuel du PAI comme du RND est éloquent et peut nourrir une nouvelle génération d’avant-garde politique. Le défi est de nous nourrir de notre panthéon pour changer la vie des nôtres
À une de tes chroniques, ma réaction fut celle d’une main tendue sur une gauche de gouvernement à faire advenir et pour laquelle toi, moi et nos nombreux amis communs seront disponibles comme des porteurs d’eau d’une idée qui nous dépasse, celle d’un humanisme de combat.
Aux oubliés de notre mémoire amputée d’une partie de notre histoire, que tu réhabilites, tu adjoins une critique dure et sans concession sur la génération actuelle. Je la partage car elle ne peut être esquivée, au sujet de nos impasses actuelles.
Mais à nous se pose encore cette question, celle qui a été posée il y a plus d’un siècle par un vieux camarade, « Que faire ? » pour arriver, par l’hybridation de nos préoccupations, à la rupture des digues, afin de devenir majoritaire. Car il est là le défi, celui de nous nourrir de notre panthéon, de nos idoles, des exilés de la mémoire nationale hémiplégique, pour gouverner et changer la vie des nôtres, celles des ouvriers, des paysans, des malheureuses bouches affamées de nos aires urbaines et rurales. Changer la vie des nôtres, c’est aussi évoquer les intellectuels précaires, les étudiants, les sans-emplois, les artistes, les victimes de la gentrification urbaine. Celles et ceux dont tu nous plaques à la figure la souffrance chaque dimanche, pour nous obliger à ne pas oublier qu’être de gauche c’est concevoir l’intersectionnalité des violences faites aux femmes, dénoncer la traite des enfants de rue, documenter la vulnérabilisation des travailleurs, des retraités, des marchands ambulants…
Que faire face à une crise multiforme qui interpelle nos consciences et nous oblige à rester intransigeant sur la nécessité d’une gauche au gouvernement ? Crise de l’éducation, crise de la santé, crise de sens et de perspective. Nos impasses sont nombreuses dans le contexte d’une médiocrité inouïe du corps politique et des allégeances diverses aux corps intermédiaires et non à une république qui ne tient plus sa promesse d’égalité et de justice.
Avec certains de nos amis, nous avons une divergence de fond sur l’avènement de la révolution comme un moment brutal de renversement d’un ordre ancien et de respiration populaire, où le peuple, sur qui le pouvoir s’exerce, renverse ses dirigeants et s’auto-organise autour d’une communauté ré-inventée.
Je crois à cette idée de Zizek d’une guérilla patiente, qui sied notamment aux pays comme les nôtres englués dans une multitudes de trappes politique, religieuse, affairiste. C’est dans le travail de fond que se situent les mécanismes de réparation de la société sclérosée et en proie aux doutes, à la crise, à l’avenir sombre.
Que faire est une interrogation, mais aussi l’affirmation d’un certain nombre de critères déterminants, d’issues théoriques et pratiques qui fondent une praxis de la résistance à un ordre ancien ainsi qu’une éthique de l’action. C’est la rencontre entre les théories mures irriguées par les intellectuels organiques, l’action d’une avant-garde militante et le moment qui peut faire émerger des utopies transformatrices. Il s’agit là de bâtir ce que Foucault appelait très justement une hétérotopie comme lieu physique et mentale de rupture, de formulation et de construction concrète d’une action transformatrice.
Tu connais mon avis sur la nécessité de faire émerger à gauche des espaces liés par une symbolique du politique comme outil de conflictualité. Cette guérilla patiente que j’évoquais plus haut requiert de concevoir notre démocratie comme un espace du conflit, de bataille culturelle et de construction d’un mouvement de contre-insurrection intellectuelle afin de construire une ligne de front progressiste.
La gauche peut redevenir hégémonique chez les intellectuels, les artistes, l’élite, afin de se doter des « armes miraculeuses » pour bâtir une riposte contre-hégémonique globale et construire un peuple. Avec qui ? Tu as cité avec justesse l’héritage du PAI et du RND. Tu sais nos divergences sur Cheikh Anta Diop, que j’ai lu tardivement, mais dont les idées n’ont pas suffisamment pénétré mon corps politique car anti-marxistes.
L’héritage du PAI et du RND est mince dans l'actualité récente, car les mouvements qui en sont issus ont périclité à force de choix erratiques ou de séries d’isolement. Mais l’héritage intellectuel du PAI comme du RND, lui, est dense, éloquent et peut nourrir une nouvelle génération d’avant-garde politique. Il faut y puiser les ressources théoriques et pratiques pour affronter le capitalisme, le conservatisme militant nimbé de xénophobie et de relents complotistes et, pire, l’idéologie du renoncement à toute valeur au profit de la lutte des places antichambre de la kleptocratie.
Léopold Senghor, Mamadou Dia, Cheikh Anta Diop, Majmouth Diop, Abdoulaye Wade ont été – entre autres errances - à l’avant-garde du combat pour la souveraineté et la démocratie. Leurs épigones n’ont pas été dignes de leur grand combat. C’est peut-être aussi l’époque, mélange de vulgarité, de médiocrité et de grandiloquence technocrate, qui est propice à l’absence de grandes causes à défendre, de grandes idées à faire émerger et de rêves à propulser au cœur du corps social.
Dans cet espace public actuel existe une place pour une gauche non sectaire, ouverte, intelligente, pragmatique, sociale, écologique, féministe qui ne peut penser le pays qu’avec l’influence du digital, de l’écologie, de la culture urbaine et de la vitalité du tissu associatif dans les villes et les villages.
Par la renonciation à la pureté idéologique exclusive nous dépasserons les clivages d’hier afin de bâtir de nouveaux consensus sur la notion de progrès humain et social, de justice, de service public, de nation et de liberté. Par la fermeté sur des nouvelles thématiques liées à la souveraineté sans transiger avec l’internationalisme et le dialogue culturel nous réussirons à faire revenir les jeunes partis à l’extrême-droite séduits par le racisme inversé et la xénophobie déguisés en patriotisme.
Voici cher Paap, sur le souci de l’Homme et le courage de l’indépendance…
Le mouvement qui s’oppose au racisme anti-noir à travers le monde se prolonge au Sénégal et ailleurs dans une remise en cause effective du colonialisme - SenePlus rend hommage à quelques patriotes sénégalais
Le mouvement qui s’oppose au racisme anti-noir à travers le monde se prolonge au Sénégal et ailleurs dans une remise en cause effective du colonialisme et principalement du néo-colonialisme qui perdure aujourd’hui encore en l’Afrique francophone tout particulièrement.
SenePlus rend hommage à quelques patriotes sénégalais qui ont porté ce combat toute leur vie :
EXCLUSIF SENEPLUS - Doit-on célébrer les héros de la colonisation au Sénégal ? Doit-on célébrer les leaders racistes de la guerre civile aux Etats-Unis ? Héritage historique ou célébration de l'horreur ? Néo-colonialisme ou universalisme ?
René Lake et Ousseynou Nar Guèye |
Publication 17/06/2020
Lu Bees avec René Lake à Washington et Ousseynou Nar Gueye à Dakar.
Ousseynou Nar Gueye revient sur la demande de certains membres de la société civile à Saint-Louis de débaptiser le pont Faidherbe et de déboulonner sa statue trônant dans la ville. Et il s'interroge : quelle place pour les noms des personnages sénégalais et africains à donner aux rues, places et monuments ?
De son côté, René Lake indique que ce même débat d'actualité au Sénégal est également à l'ordre du jour aux Etats-Unis et encore plus depuis le meurtre de George Floyd. Il est contre le fait d'honorer les auteurs de crimes contre l'humanité que ce soit le colonisateur français ou encore les sudistes racistes en Amérique.
La réalisation et le montage de ce talk hebdomadaire du mercredi sont assurés par Boubacar Badji.
La version doublée en swahili du film d'Ousmane William Mbaye, en hommage au savant et homme politique sénégalais Cheikh Anta Diop dont les œuvres restent très peu connues dans la partie australe de l'Afrique
"L'homme universel" "," le géant du savoir "," le dernier Pharaon ", tels étaient les titres au lendemain de sa mort le 7 février 1986. Trente ans plus tard, KEMTIYU dresse un portrait de Cheikh Anta Diop, un savant pionnier au soif insatiable de science et de savoir ainsi qu'une figure politique éclairée, vénérée par certains, décriée par d'autres, mais inconnue de la plupart.
Ce film raconte l'histoire d'un homme qui a combattu toute sa vie pour la vérité et la justice afin de restaurer la conscience historique et la dignité de l'Afrique. Cette oeuvre d'Ousmane William Mbaye est lauréate de plusieurs récompenses dont entre autres :
Premier prix du meilleur documentaire Fespaco 17
Prix Européen de l'Union ACP Fespaco, documentaire du Festival Vision de Ouagadougou long métrage documentaire, Los Angeles 17
Silver Tanit Jcc Tunis 2017
Meilleur documentaire, FEMI Guadeloupe
Meilleur prix Charles Mensah, Escales Documentaires de Libreville, Gabon
Meilleur documentaire Festival international du film d'Alger
Grand Prix du Président de la République pour les Arts
par Lamine Niang
OUSMANE SONKO, DIGNE HÉRITIER DE CHEIKH ANTA DIOP
Entendre un leader politique africain proclamer ouvertement qu’il recourt, dans ses communications, à une langue nationale, majoritairement parlée par son peuple, est en soi une décision révolutionnaire
Comme à son habitude, la dernière sortie de Sonko a encore détoné. Aveuglés par le vil objectif de plaire à un commandant qui a perdu le contrôle du navire en pleine tempête de Covid-19, les thuriféraires et autres hurluberlus apéristes ont tenté, dans un exercice périlleux et infructueux, d’apporter la réplique au leader du parti Pastef. En vain. Que vaut d’ailleurs une riposte signée par l’insignifiant Samuel Sarr, l’outrecuidant Ibrahima Sène, la très parasite Aminata Touré ou encore un Souleymane Ndéné Ndiaye, champion des transhumants, qui ne s’embarrasse d’aucun scrupule ? Des broutilles ! Nous préférons plutôt nous attarder sur le symbolisme de la nouvelle posture communicationnelle de Sonko qui privilégie dorénavant l’usage d’une langue nationale. D’ailleurs, voir la RFI contrainte de traduire les propos d’un chef politique issu d’un pays francophone est un fait suffisamment inédit pour ne pas être souligné. Le pharaon de Ceytu, Cheikh Anta Diop, en serait certainement fier. Entendre un leader politique africain proclamer ouvertement qu’il recourt, dans ses communications, à une langue nationale, majoritairement parlée par son peuple, est en soi une décision révolutionnaire, une prémisse à l’acquisition d’une souveraineté culturelle durable. C’est attaquer la source d’un mal bien enraciné et profondément enfoui dans notre subconscient d’aliéné culturel au point que toute référence à un recours aux langues nationales fait monter les tenants d’une rectitude linguistique sur leurs grands chevaux. Le spectre de la menace sur la cohésion nationale est ainsi vite agité. Injustement. Égoïstement. Et, comble de la turpitude, par de soi-disant intellectuels dont le nombrilisme identitaire empêche toute objectivité dans l’analyse.
La source du mal
La littérature est foisonnante sur les causes du retard du continent africain. Si, de nos jours, la responsabilité d’une classe dirigeante incompétente et insensible au sort des populations est totalement engagée dans cette faillite dramatique, il n’en demeure pas moins que les populations continuent de supporter le fardeau éternel des affres de la colonisation que l’élite dirigeante a fini par rendre banale tant elle est asservie. Si, pendant de très nombreuses années, l’exploitation de nos nombreuses ressources humaines et naturelles pour satisfaire les besoins de l’ancien colonisateur a pu réussir et se poursuit d’ailleurs, c’est parce qu’elle s’est appuyée sur une autre forme d’asservissement plus sournoise et plus dangereuse : l’aliénation culturelle.
En effet, l’entreprise de domination du continent noir pendant des siècles ne s’est pas réalisée d’un tour de main ou sur un coup de tête. Elle a été le fruit d’une mure et longue réflexion, menée par des pseudos intellectuels occidentaux déterminés à assujettir des peuples africains considérés comme sauvages et prétendument prédisposés à la servitude. Avec le concours de philosophes, d’anthropologues, d’historiens… bref de toutes les disciplines des sciences humaines nécessaires à l’atteinte de la «mission civilisatrice», il a fallu en amont produire une sournoise bibliographie dans laquelle les thèses sur l’absence de la culture africaine dans l’histoire de l’humanité et, par voie de conséquence, sur l’infériorité de l’homme Noir et sa nature docile, devaient être étayées et documentées. D’ailleurs, dans Alerte sous les tropiques, Cheikh Anta Diop disait : «Les puissances colonisatrices ont compris dès le début que la culture nationale est le rempart de sécurité, le plus solide que puisse se construire un peuple au cours de son histoire, et que tant qu’on ne l’a pas atrophiée ou désintégrée, on ne peut pas être sûr des réactions du peuple dominé.» De toute sa vie, l’historien Cheikh Anta Diop, ce monument de la connaissance, a tenté de rétablir la vérité historique de l’antériorité de la civilisation negro africaine dans l’Égypte ancienne et de montrer comment l’Occident, dans une démarche de falsification et de manipulation des faits historiques, a réussi à asseoir sa domination sur les autres peuples.
L’aliénation linguistique
L’«école étrangère» comme l’appelle Cheikh Hamidou kane dans L’Aventure ambiguë est donc l’instrument par excellence de l’acculturation et de l’aliénation culturelle de l’élite africaine. Façonner des hommes et des femmes qui seraient le relais et les exécutants volontaires ou inconscients du projet impérialiste devait toutefois passer par l’utilisation d’une langue coloniale dont la maitrise ouvrait la porte au pouvoir, à la distinction sociale et à l’incarnation tropicalisée du maitre Blanc. Les dialectes locaux, considérait-on, étaient incapables de véhiculer un quelconque concept abstrait et de pensée logique. Ils ne sont bons que pour baragouiner un langage insignifiant et pour faciliter une communication minimale entre des sous hommes. À l’opposé, la langue française incarnerait la clarté, l’intelligibilité et la rationalité. Comme le soutenait Senghor, dans sa comparaison des propriétés du français et des «langues négro-africaines».
La dévalorisation grossière et le dénigrement méthodique de nos langues locales, supports naturels de la culture, et leur remplacement stratégique par la langue coloniale utilisée par l’élite dirigeante, permettait, à dessein, de parachever le projet de colonisation du continent africain. Les graines de la domination culturelle bien semées, le retrait physique du colonisateur, dans la foulée des Indépendances, pouvait bien se faire sans crainte. Les auxiliaires des colons à la «peau noire, masques blancs », pour parler comme Fanon, pouvaient perpétuer le travail…C’est ce que Cheikh Anta Diop, dans Les fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique avait bien compris lorsqu’il déclare : «L’influence de la langue est si importante que les différentes métropoles européennes pensent qu’elles peuvent, sans grand dommage, se retirer politiquement de l’Afrique d’une façon apparente, en y restant d’une façon réelle dans le domaine économique, spirituel et culturel.»
La révolution culturelle de Sonko
La crise sanitaire et économique que vit actuellement notre planète va très certainement bouleverser les bases du libre-échange et de la mondialisation de l’économie telles que définies au XIXème siècle. Les dirigeants occidentaux, dans une logique de perpétuation de leur hégémonie sur le reste du monde, mènent actuellement une profonde réflexion sur les nouveaux paradigmes qui façonneront le jour d’après Covid-19. Ainsi, dans son allocution du 13 avril, le chef de l’État français, Emmanuel Macron, a donné le ton en soutenant à l’endroit de ses compatriotes qu’«il nous faudra rebâtir une indépendance agricole, sanitaire, industrielle et technologique française.» Et le continent africain ? Quels sont les grands défis qui nous attendent ? Celui du développement économique, bien sûr. Mais a-t-on assuré les préalables ? Les bases culturelles sans lesquelles toute tentative de développement est vouée à l’échec. Par sa préférence des langues nationales, Sonko a peut-être encore fait sauter l’un des verrous qui nous maintenait dans la dépendance et le sous-développement.
Le président du Pastef a très certainement mis à profit son long silence pour s’imprégner davantage sur les conditions d’un véritable réveil de l’Afrique et du Sénégal, plus particulièrement. À l’instar de Cheikh Anta Diop qui clamait dans Nations nègres et culture qu’«aucun peuple sérieux ne peut prétendre se développer dans la culture et la langue d’autrui», nous pouvons dire qu’Ousmane Sonko, en annonçant lors de sa sortie médiatique sa nouvelle préférence à communiquer avec la langue la mieux comprise par la grande majorité de la population sénégalaise, complète le dernier pilier qui soutient les bases solides d’un réel développement endogène. Pour un leader politique de père diola, d’une mère sérère et peule, et dont la langue maternelle est minoritaire en nombre de locuteurs, le choix de la langue majoritaire est un symbole fort de fierté assumée et de pragmatisme éclairé. Un état d’esprit qui transcende les limites de la «mosaïque linguistique africaine»…
Une minorité d’hystériques et de communautaristes, toujours prompts à crier au scandale d’un favoritisme linguistique, va très certainement ruer encore dans les brancards.
Les grandes décisions historiques qui révolutionnent profondément la marche d’un pays ne font jamais l’unanimité lorsqu’elles sont brandies, mais le temps finit toujours par légitimer leur pertinence. Elles ne sont jamais prises par des chefs politiques opportunistes qui n’ont que la conservation du pouvoir en tête et le maintien d’un statu quo apaisant et inhibiteur. Elles viennent de leaders courageux et visionnaires, capables d’étouffer leur égo et de mettre leur éphémère gloire politique de côté pour entrer dans l’histoire. L’étoile de Cheikh Anta Diop continue de briller et sa lumière ne cesse de nous éclairer parce qu’il était en avance sur son temps et ses prises de décisions, de son vivant, comme celles de défendre les langues nationales, étaient surement impopulaires à l’époque. Mais c’était la voie du salut pour l’Afrique. La majorité des Africains consciencieux et dépourvus de tout repli identitaire égoïste en sont convaincus aujourd’hui. Sonko marche aujourd’hui sur les pas de cet illustre fils d’Afrique. Espérons que la population comprenne et soutienne sa démarche et ses motivations d’un besoin d’affranchissement total et entier sur tout ce qui nous retient jusqu’ici dans notre situation peu enviable de derniers de la classe.
Lamine Niang est Secrétariat National à la communication de Pastef
par Franck - Hermann EKRA
ALIOUNE DIOP, LA GRANDE OMBRE DES LUMIÈRES TRANSAFRICAINES
La silhouette d'Alioune Diop fut de tous les rendez-vous de la pensée - Métronome de la circulation des idées, il favorisa avec le concours de la trinité de la négritude (Césaire, Senghor, Damas), le bouillonnement du Paris Noir
" Il y a 40 ans Alioune Diop s'éteignait à Paris. Que le voile de l'oubli ne tombe pas sur sa mémoire "...
Ces mots simples et intenses reçu aujourd'hui de l'une des filles du défricheur de talents et organisateur de l'intelligentsia transafricaine que fut Alioune Diop, nous rappellent à l'impératif de mémoire et au devoir de reconnaissance envers un homme auquel nous devons tellement d'éblouissement.
Dans " Les précurseurs de Kafka ", un essai d'archéologie du savoir, Jorge Luis Borges identifie les figures qui ont rendu possible l'éclosion du génie de Prague. Quiconque entreprendrait dans le paysage intellectuel de l'Afrique d'après la seconde guerre mondiale une rétrospective similaire, croiserait les pas de ce meneur d'hommes à presque toutes les intersections. Les grandes dates qui jalonnent le parcours des clercs africains sont liées au fondateur de la Revue puis des éditions Présence Africaine.
En fait de présence, la silhouette de Alioune Diop fut de tous les rendez-vous de la pensée. Initiateur à Paris puis à Rome, avant les indépendances, des premier et second Congrès des écrivains et artistes noirs en 1956 et 1959, il inspira en 1966 le Festival Mondial des Arts Nègres qui se tînt à Dakar et vit triompher les princes du verbe que furent Léopold Sédar Senghor et André Malraux.
Métronome de la circulation des idées, il favorisa avec le concours de la trinité de la négritude (Césaire, Senghor, Damas), le bouillonnement du Paris Noir sous l'influence du mouvement Harlem Renaissance. Alioune Diop stimula les rencontres entre les plumes du Continent et celles d'outre-atlantique à partir de son carrefour parisien. L'écrivain étasunien Richard Wright appartient à cette déferlante, cette vague prometteuse de lendemains enchanteurs.
Ce hub fut le foyer de la protestation morale des grandes voix de l'émancipation et des savoirs ethnographiques endogènes. Fédérateur, il faisait cohabiter des sensibilités aussi hétéroclites que celles de Léopold Sédar Senghor et de son cadet Cheikh Anta Diop.
Le Congrès de la Sorbonne réunissait les Haïtiens Jean Price-Mars, Jacques-Stephen Alexis, René Depestre et l'Ivoirien Bernard Dadié pour lequel ce raout constitua une sorte de révélation de l'interchangeabilité des situations de domination.
Dadié publia plus tard " Iles de tempête ", un drame auquel l'île magique, tient lieu de décor historique. Jacques-Stephen Alexis, auteur chez Gallimard de " Compère Général Soleil ", développa dans les colonnes de la Revue Présence Africaine sa théorie du réalisme merveilleux. Dadié publie en 1959 chez Présence Africaine une de ses chroniques sur les grandes métropoles, "Un Nègre à Paris ". Sur Rome il consigna également des notes de voyage et de curiosités qu'il publia en 1969 par l'entremise de l'éditeur qui fut un ami bienveillant. C'est le sujet de sa chronique citadine, " La ville où nul ne meurt ".
Protégé de Abdoulaye Sadji avec lequel il avait milité au cours de ses années dakaroises au Comité d'études franco-africaines et au Rassemblement Démocratique Africain (RDA) de 1945-1946 à son retour en Côte d'Ivoire en 1947 pour rejoindre la section ivoirienne du RDA, Dadié doit à ce compagnonage et à ce bouillon de culture la transposition littéraire du patrimoine de l'oraliculture, celui des contes.
Maximilien Laroche et Laennec Hurbon ont montré dans leurs travaux sur les cultures populaires, la prégnance des contes de Bouki et Malice, la version haïtienne des fabuleuses histoires ouest-africaines de Bouki l'hyène et Leuk le lièvre, dont Senghor et Sadji sont les plus célèbres passeurs. Alioune Diop a fait éclore le talent littéraire de Dadié autant que Pierre Seghers et Gabriel D'Arboussier. Senghor l'avait pressenti en 1944 à Dakar sans que cela ne se concrétise par une publication.
Il y aurait tellement à dire sur Alioune Diop et sur l'aventure séminale de Présence Africaine !
Avant le début du confinement je m'étais rendu Rue des écoles devant la grille close de la librairie, sur les traces des deux poètes dont la médiation m'accompagne (Dadié, Senghor) pour m'imprégner de cette ambiance de l'immuable quartier latin.
À l'heure de repenser d'un point de vue prospectiviste l'Afrique d'après les hégémonies... je songe à ces clercs épris de fraternité universelle, qui n'ont pas hésité à interpréter le monde à travers un idéal de justice, de dignité, de liberté retrouvées.
Honneur à Alioune Diop auquel Frédéric Grah Mel consacre une très instructive biographie aux Presses Universitaires de Côte d'Ivoire (PUCI) : "Alioune Diop le bâtisseur inconnu du monde noir ".