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26 novembre 2024
Cheikh Anta Diop
"BORIS A MÉJUGÉ BACHIR"
Felwine Sarr est revenu ce week-end sur les empoignades qui ont oppoé,, il y a quelques mois, Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne sur SenePlus à propos de Cheukh Anta Diop
Felwine Sarr, écrivain, philosophe et économiste, est revenu sur les empoignades intellectuelles opposant, il y a quelques mois, le littéraire Boubacar Boris Diop au philosophe Souleymane Bachir Diagne à propos de la paternité du Carbone 14 de l'historien Cheikh Anta Diop. Et c'est pour affirmer que "Boris a méjugé Bachir".
Invité de l'émission Jury du dimanche d'iradio, Sarr raconte: "Le jour où l'article de Boubacar Boris est sorti, j'étais en train de travailler sur un ouvrage collectif pour un atelier de la pensée, et ça portait sur un article que Bachir avait publié 6 mois avant où il réfléchissait sur la pensée de l'identité et du devenir. Et dans ledit article, il a écrit des pages admirables sur Cheikh Anta".
Le professeur en économie à l'Université Gaston Berger pense également que "pour critiquer quelqu'un, il faut le lire dans la durée, on regarde tout ce qu'il a dit sur l'individu. Ce n'est pas un article, une interview qui vont résumer sa pensée".
Felwine Sarr, qui compte par ailleurs rencontrer son "ami" Boris, au mois de janvier prochain en terre égyptienne, pour discuter de la question, révèle dans la foulée que Diagne et Diop sont de "grands intellectuels" qui gardent de bons rapports.
PAR BOUBACAR BORIS DIOP
QUE DIT CHEIKH ANTA DIOP AUX ÉCRIVAINS AFRICAINS ?
EXCLUSIF SENEPLUS #Enjeux2019 - Nous sommes de ces auteurs dont le public a entendu parler mais qu’il n’a guère lus - Seul fait recette l’afro-pessimisme qui dort dans le même lit que le racisme le plus abject
SenePlus propose en exclusivité ce texte jamais publié de Boubacar Boris Diop, rédigé il y a trois ans, à l'occasion du trentième anniversaire du décès de Cheikh Anta Diop. L'auteur a choisi de l'intégrer à l'ouvrage collectif issu de notre série #Enjeux2019, à paraître le mois prochain chez l'Harmattan.
#Enjeux2019 - Presque tous les champs du savoir humain ont éveillé la curiosité de Cheikh Anta Diop. Il s’est employé chaque fois à les explorer en profondeur, avec une rare audace mais aussi avec une implacable rigueur. La création littéraire négro-africaine ne l’a donc pas laissé indifférent. De fait, il l’a toujours jugée si essentielle qu’une réflexion soutenue sur le sujet, que l’on pourrait aisément systématiser, traverse son œuvre, l’innervant en quelque sorte.
Cet intérêt est nettement perceptible dès Nations nègres et culture où il reste toutefois plus soucieux de raviver les liens entre les langues africaines et de démontrer leur aptitude à dire en totalité la science et la technique. Mais déjà en 1948, dans Quand pourra-t-on parler d’une Renaissance africaine ? il invitait les écrivains à faire des langues du continent le miroir de nos fantasmes, de notre imaginaire et de nos ambitions. Il y revient dans Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines et, quasi avec les mêmes mots, dans Civilisation ou barbarie. Si Cheikh Anta Diop élabore ce qu’il appelle une Esquisse d’une théorie esthétique de l’image littéraire en poésie et dans le roman africain, c’est surtout pour stopper la fuite en avant d’auteurs persuadés, assez étrangement, que les mots chargés de traduire leur moi intime ne peuvent leur venir que du dehors. Esprit nuancé et fin, il ne formule pas ce point de vue avec irritation ou sur un ton brusque. Il se défend même, non sans élégance, de reprocher aux écrivains africains l’utilisation provisoire d’une langue étrangère, car note-t-il « il n’existe actuellement, pour eux aucune autre expression adéquate de leur pensée ». Il souligne ensuite, avec une lucidité qui cache mal son amertume, ce qu’il nomme «un problème dramatique de notre culture» ainsi résumé : «... nous sommes obligés d’employer une expression étrangère ou de nous taire.» L’idée de haïr une langue humaine, même celle du colonisateur, ne l’effleure jamais. Il ne fait ainsi aucune difficulté pour concéder que les philosophes, manieurs de concepts universels, peuvent espérer formuler leur réflexion dans une langue étrangère.
Mais, insiste-t-il, il ne saurait en être de même pour les poètes et les romanciers en raison de leur rapport complexe au réel. Tout auteur de fiction sait en effet qu’il arrive toujours un moment où les mots, ses invisibles compagnons nocturnes, se dérobent à lui, un moment où il se sent comme perdu au pied d’une muraille de silence, un moment où l’écho de sa voix ne lui revient pas. Et plus l’écart entre sa culture de départ et sa langue d’arrivée est grand, plus cette muraille de silence s’avère difficile à escalader. Pour Cheikh Anta Diop, les écrivains africains se trouvent dans cette situation particulière qui les condamne à une certaine maladresse. Il est vrai que certaines fulgurances chez des poètes noirs talentueux - il cite nommément Senghor et Césaire - ont pu donner à tort l’impression qu’une langue d’emprunt peut gambader au-dessus des frontières et traduire notre génie. De l’avis de Diop, il s’agit là d’une illusion mortifère car au final la poésie négro-africaine d’expression française est de bien piètre qualité : «Une étude statistique révèlerait, écrit-il, la pauvreté relative du vocabulaire constitutif des images poétiques [chez l’auteur négro-africain]. Une liste très courte d’épithètes, surtout ‘moraux’ donnerait les termes les plus fréquents : valeureux, fougueux, langoureux...» Et Diop d’enfoncer le clou : «Les termes pittoresques peignant les nuances de couleurs, de goût, de sensations olfactives et même visuelles sont formellement interdits à la poésie négro-africaine parce qu’ils appartiennent au stock du vocabulaire spécifique lié à des coordonnées géographiques». Autant d’observations qui font remonter à la surface ce que le poète haïtien Léon Laleau appellera, en une complainte devenue fameuse, «cette souffrance ce désespoir à nul autre égal de dire avec des mots de France ce cœur qui m’est venu du Sénégal.»
On est sidéré de constater que c’est un jeune homme d’à peine vingt cinq ans qui pose dans une perspective historique aussi large le vieux dilemme des écrivains africains... Il pointe d’emblée le double manque d’auteurs qui, sans écrire en bambara, en moré ou en wolof, n’écrivent pas non plus tout à fait en français. D’habiter cet entre-deux-langues crée un malaise en quelque sorte structurant : ce déficit-là est aussi un défi que, du Nigerian Amos Tutuola à l’Ivoirien Ahmadou Kourouma en passant par le Sénégalais Malick Fall, chacun s’est efforcé de relever à sa manière. C’est ce mal-être linguistique que l’on trouve à l’origine de bien des révolutions formelles en littérature négro-africaine, de toutes ces tentatives de « violer la langue française pour lui faire des petits bâtards » pour reprendre un mot célèbre de Massa Makan Diabaté. Il permet aussi de comprendre l’émoi suscité par les romans de Tutuola ou, naturellement, ce qu’on peut appeler le «modèle Kourouma». Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines analyse sans les mentionner ces manœuvres de contournement ou, si l’on préfère, ce boitillement esthétique. Cheikh Anta Diop évoque après Sartre la nécessité pour le poète négro-africain de « dégorger » les mots français « de leur blancheur » avant de pouvoir en faire un usage efficace. Et le génie de Césaire, souligne Diop, c’est d’avoir su inventer «une langue propre» et d’une vibrante authenticité, qui n’a rien à voir avec le français ou le créole. De cette remarque de l’auteur de Civilisation ou barbarie, on peut déduire, avec quelque malice j’en conviens, que Césaire est l’ancêtre lointain et bien plus délirant de Kourouma. Mais la « dé-francisation du français » dont parle Sartre n’est aux yeux de Cheikh Anta Diop qu’un simple palliatif. Voici ce qu’il écrivait dans Quand pourra-t-on parler d’une Renaissance africaine ? : «Tout en reconnaissant le grand mérite des écrivains africains de langue étrangère, nous ne saurions nous empêcher de les classer dans la littérature de la langue qu’ils ont utilisée.» C’est ce que dira plus tard le Kenyan Ngugi Wa Thiong’o dans Decolonizing the mind, sur un ton plus rude, à propos de ses confrères de langue anglaise. Et à mon humble avis, cette remarque sur l’identité du texte est valable même pour les œuvres en rupture avec les normes de la langue d’emprunt : Les soleils des Indépendances a beau faire exploser du dedans la prosodie française, il reste un roman français.
En résumé, Cheikh Anta Diop avertit les écrivains de son époque : vous allez tout droit vers l’impasse, le ver est dans le fruit que vous croquez à si belles dents. Il faut signaler au passage qu’il compte de nombreux amis parmi ceux qu’il critique ; on peut imaginer que certains d’entre eux sont allés le soutenir bruyamment contre une institution académique obtuse lors de sa soutenance à la Sorbonne ; sans doute aussi a-t-il discuté avec quelques-uns de leurs manuscrits. Cette proximité garantit la qualité humaine du dialogue et lui donne de la hauteur. C’est d’ailleurs un poète, et non des moindres, qui a été le premier à comprendre et à dire dans Discours sur le colonialisme, l’importance de Nations nègres et culture, «l’ouvrage le plus audacieux qu’un Nègre ait jusqu’ici écrit et qui comptera, à n’en pas douter, dans le réveil de l’Afrique.» Mais cet homme est si singulier qu’il faut bien croire qu’il vient d’ailleurs. S’il mesure si bien l’importance de l’imaginaire chez les peuples spoliés de leur histoire, c’est en référence à une poésie bien éloignée de celle de ses camarades du Quartier latin : il a en tête, quand il leur parle, les vers de Serigne Mbaye Diakhaté, Mame Mor Kayré et Serigne Moussa Kâ, qui lui sont familiers depuis sa tendre enfance.
Cheikh Anta Diop a-t-il seulement été entendu de ses contemporains ? Je répondrai sans hésiter : non. C’est que son propos était, littéralement hors de saison. Un petit flasback nous fera revivre cette époque de grande fébrilité idéologique. Alioune Diop, qui avait déjà fondé « Présence africaine » en 1947, organise les Congrès de Paris et Rome en 56 et 59. Ce sont, pour les intellectuels et écrivains noirs progressistes, des années d’emportement lyrique : l’écriture est un long cri et même de purs théoriciens comme Fanon s’expriment souvent en poètes. Tous se donnent pour mission de guider leurs peuples sur les chemins de la liberté et celle-ci leur semble toute proche. Il faut donc aller vite, il n’est pas question de finasser. Cette jeunesse impatiente veut tout, tout de suite, et se sent presque irritée par la complexité du monde. Tous savent bien, par exemple, que les langues coloniales sont un cadeau empoisonné mais ils ne peuvent se permettre de les rejeter avec mépris : pour l’heure ce sont elles qui font tenir ensemble les combattants, lesquels y puisent pour ainsi dire leurs mots de passe.
Nous sommes du reste, ne l’oublions pas, au temps du marxisme triomphant et on se fait vite suspecter de chauvinisme étroit ou de remise en cause du primat de la lutte des classes. C’est peut-être David Diop qui exprime le mieux cette pression de l’urgence politique lorsqu’il observe en mars 56 dans sa Contribution au débat sur les conditions d’une poésie nationale : «Certes, dans une Afrique libérée de la contrainte, il ne viendrait à l’esprit d’aucun écrivain d’exprimer autrement que par sa langue retrouvée ses sentiments et ceux de son peuple. Dans ce sens, la poésie africaine d’expression française coupée de ses racines populaires est historiquement condamnée». L’auteur de Coups de pilon est ainsi l’un des premiers à suggérer une littérature négro-africaine de transition, idée qui ne gênait en rien Cheikh Anta Diop. [Conférence de presse RND relais ex-Route de Ouakam.]
Ces réflexions ne sont évidemment pas transposables telles quelles dans les colonies britanniques ou portugaises mais les similitudes restent assez fortes. Elles le sont à un point tel que Ngugi Wa Thiong’o arrivera à partir de 1964 aux mêmes conclusions que Cheikh Anta Diop sans l’avoir jamais lu et que la publication en 1966 par l’Ougandais Okot P’Bitek de Song of Lawino, est un événement autant par sa valeur poétique que par sa langue d’écriture, le luo.
Toutefois, ce qui rend le plus inaudible Cheikh Anta Diop, c’est ce que j’appelle souvent le « péché originel » de la littérature négro-africaine : dès le départ, l’écrivain se veut un porte-voix. Il ne parle donc pas à son peuple, il parle pour son peuple. De ces bonnes intentions libératrices naît un tête-à-tête avec le colonisateur qui change tout. En dénonçant les crimes de la conquête, c’est à l’oppresseur qu’il veut faire honte et cela n’est possible que dans la langue de ce dernier. Voilà pourquoi tant d’écrivains africains engagés, voire franchement militants ont été si à l’aise avec la langue française. Pour certains d’entre eux, il s’agissait surtout de dire à l’Européen : «Vous avez tort de nous dépeindre comme des sauvages ».
Cheikh Anta Diop, qui voit le piège se refermer sur les écrivains africains, aimerait les voir moins sur la défensive. Il ne suffit pas selon lui de réfuter la ‘théorie de la table rase’. Il s’emploie dès lors à contester les pseudo-arguments visant à dénier aux langues africaines tout potentiel d’expression scientifique ou littéraire. Il traduit ainsi dans Nations nègres et culture, un résumé du Principe de la relativité d’Einstein, un extrait de la pièce Horace de Corneille et La Marseillaise. C’est aussi à l’intention de ces mêmes écrivains arguant de la multiplicité des langues africaines - pour mieux justifier l’usage du français ou de l’anglais - qu’il démontre leur essentielle homogénéité. Au fond, il leur dit ceci : l’Afrique, mère de l’humanité, a fait de vous les maîtres du temps et lorsque les autres sont entrés dans l’Histoire, vous les avez accueillis à bras ouverts car vous, vous y étiez déjà, bien en place. Il veut surtout leur donner le courage d’oser rebrousser chemin, n’hésitant pas à leur offrir en exemple Ronsard, Du Bellay et tous les auteurs de La Pléiade qui avaient pris leurs responsabilités historiques en remettant en cause l’hégémonie du latin. Le plus ardent désir de Cheikh Anta Diop, c’était d’éviter à l’Afrique qui a inventé l’écriture, d’être le seul continent où langue et littérature se tournent si résolument le dos.
Mais c’était un dialogue de sourds - une expression que lui-même utilise d’ailleurs à propos de son différend avec les égyptologues occidentaux. Il était dans l’Histoire et on lui opposait des arguments subalternes du genre : «il nous faut bien vendre nos ouvrages», «nos peuples ne savent ni lire ni écrire»... Mais qui donc a jamais su lire et écrire une langue sans l’avoir apprise ? Sur ce point précis, Cheikh Anta Diop rappelle à maintes reprises à ses interlocuteurs le cas de l’Irlande qui a sauvé le gaélique de la mort en le remettant en force dans son système éducatif. Cependant, derrière toutes les arguties des intellectuels africains il repère, comme indiqué dans Civilisation ou barbarie, «un processus d’acculturation ou d’aliénation» auquel il est impératif de mettre au plus vite un terme.
Acculturation ? Aliénation ? Voici un passage de À rebrousse-gens, troisième volume des Mémoires de Birago Diop où celui-ci répond directement à Cheikh Anta Diop. Tous deux, jeunes étudiants en France venus passer de brèves vacances au pays, se retrouvent à Saint-Louis. Birago raconte à sa manière désinvolte et volontiers sarcastique : «J’avais appris dans la journée que Cheikh Anta Diop faisait une conférence sur ‘l’enseignement des mathématiques en langue wolof.’ J’y ai été.» Par amitié pour l’orateur sans doute car le sujet ne le passionne pas vraiment. Il avoue même avoir essayé de coller ce jour-là son copain en lui demandant de traduire en wolof les mots « angle » et « ellipse ». Au terme de son récit, l’écrivain redit son admiration pour «le fervent égyptologue qui a combattu tant de préjugés» avant de trancher tout net : «J’étais et je demeure inconvaincu.» Et Birago d’ajouter ceci, qui à l’époque ne valait pas seulement pour lui : «Peut-être suis-je toujours et trop acculturé. Irrémédiablement.» (À mon avis, on aurait tort de prendre cette confession au pied de la lettre : Birago Diop, d’un naturel sceptique et irrévérencieux, s’exprime ainsi par allergie à tout ce qui lui semble de l’idéologie mais ne rejetait en rien ses racines. Cheik Aliou Ndao le sait bien, qui lui lance dans un poème de Lolli intitulé «Baay Bi- raago jaa-jëf» : ‘Dëkkuloo Cosaan di ko gal-gal’.)
Aujourd’hui, un demi-siècle après ce duel à distance entre deux de nos grands hommes, il est clair que les pires craintes de Cheikh Anta Diop se sont vérifiées. En vérité le visage actuel de la littérature négro-africaine d’expression française n’est pas aussi beau à voir qu’on cherche à nous le faire croire. J’en parle du dedans, avec l’expérience de celui qui a publié son premier roman il y a trente cinq ans. L’essentiel s’y joue aujourd’hui en France et on peut dire que le fleuve est retourné à sa source, sur les bords de la Seine où Cheikh Anta Diop l’a vue naître. Le phénomène s’est accentué après une période, trop courte hélas, où de grandes initiatives éditoriales au Sénégal, au Cameroun et en Côte d’Ivoire, par exemple, ont fait émerger des institutions littéraires crédibles et des auteurs respectés. Mais à la faveur du marasme économique, l’Hexagone a vite repris sa position centrale. C’est au dehors que nos œuvres sont publiées, validées de mille et une manières avant de nous revenir, sanctifiées en quelque sorte par des regards étrangers. Nos livres étant rendus difficilement accessibles par leur prix et par leur langue, nous sommes de ces auteurs dont le public a entendu parler mais qu’il n’a guère lus : nous sommes des écrivains par ouï-dire. Si j’osais pousser la taquinerie plus avant, je dirais que chez nous bien des réputations littéraires reposent sur ce malentendu fondamental.
Un des signes du désastre, c’est que dans certains pays africains aucun texte de fiction n’est publié dans des conditions normales. Un ou deux noms constituent à eux seuls tout le paysage littéraire et, pour le reste, quelques histrions outrancièrement médiatisés en Occident font oublier ce vide sidéral sur le continent lui-même. En somme, le tête-à-tête originel se perpétue mais l’écrivain africain a revu sa colère à la baisse : seul fait recette l’afro-pessimisme qui dort, comme chacun sait, dans le même lit que le racisme le plus abject. Le profil type de cet auteur est facile à esquisser : il ne lui suffit pas de cracher tout le temps sur l’Afrique, il prétend aussi qu’étant né après les indépendances il n’a rien à dire sur la colonisation et encore moins sur la Traite négrière, qu’il aimerait bien que nous arrêtions de jouer aux victimes et d’exiger des autres une absurde repentance. Bref, cette littérature qui se voulait négro-africaine à l’origine, est bien contente de n’être aujourd’hui que négro-parisienne.
Si j’ai peint un tableau aussi sombre, c’est qu’il me semble crucial que nous nous gardions de tout optimisme de façade. Je veux dire par là que oui, trente ans après la mort de Cheikh Anta Diop, l’on n’est considéré comme un véritable écrivain en Afrique qu’à partir de l’anglais, du portugais ou du français. On entend encore souvent des auteurs de la génération de Diop et d’autres beaucoup plus jeunes dire avec sincérité leur préférence pour ces langues européennes. La situation complexe de certains de nos pays est selon eux une des preuves de l’impossibilité, voire du danger, de promouvoir le senoufo, le yoruba et le beti par exemple ou de s’en servir comme instrument de création littéraire.
Il est certain que la fragmentation linguistique est décourageante, même si Cheikh Anta Diop prend toujours soin de la relativiser. Comment y faire face ? Certains ont suggéré de forcer la main au destin en gommant toutes nos différences. Mais toujours clairvoyant et ennemi de la facilité, ce grand panafricaniste n’hésite pas à écrire dans Nations nègres et culture que «L’idée d’une langue africaine unique, parlée d’un bout à l’autre du continent, est inconcevable, autant que l’est aujourd’hui celle d’une langue européenne unique.» À quoi on peut ajouter qu’elle comporte le risque d’un terrible assèchement. J’ai entendu des intellectuels accuser Ayi Kwei Armah de préconiser, justement, cette langue africaine commune. Ce n’est pas du tout ainsi que j’ai compris le chapitre de Remembering the dismembred continent où le grand romancier ghanéen s’efforce de trouver une solution à ce qu’il appelle «notre problème linguistique». Il propose simplement une démarche politique volontaire qui ferait du swahili ou - ce qui a sa préférence - d’une version adaptée de l’égyptien ancien, l’outil de communication internationale privilégié des Africains. Cela rejoint, en creux, le plaidoyer de Cheikh Anta Diop en faveur d’humanités africaines fondées sur l’égyptien ancien.
Cela dit, dans des pays comme le Cameroun, le Gabon ou la Côte d’Ivoire aucune solution ne paraît envisageable pour l’heure. Est-ce une raison pour se résigner à un statu quo général ? Je ne le pense pas, car cela voudrait dire que chaque fois que nous ne pouvons pas faire face ensemble à une difficulté particulière, nous devons tous rester en position d’attente sur la ligne de départ. Je pense au contraire que là où les conditions sont réunies, il faut se mettre en mouvement en pariant sur l’effet de contagion d’éventuelles réussites singulières.
Pour ma part je vais essayer de montrer, par un bref état des lieux, la dette immense du Sénégal à l’égard de Cheikh Anta Diop. C’est lui-même qui raconte en 1979, dans sa ‘Présentation’ de l’édition de poche de Nations nègres et culture la mésaventure de Césaire qui «... après avoir lu, en une nuit, toute la première partie de l’ouvrage... fit le tour du Paris progressiste de l’époque en quête de spécialistes disposés à défendre avec lui, le nouveau livre, mais en vain ! Ce fut le vide autour de lui.» C’est que Césaire, on l’a vu, avait pris l’exacte mesure du texte qui a eu l’influence la plus profonde et la plus durable sur les Noirs du monde entier. Dans ‘Nan sotle Senegaal’, un des poèmes de son recueil Taataan, Cheik Aliou Ndao dit clairement que Nations nègres et culture est à la source de sa vocation d’écrivain en langue wolof : «Téereem bu jëkk baa ma dugal ci mbindum wolof Te booba ba tey ñàkkul lu ma ci def.»
L’auteur de Jigéen faayda et de Guy Njulli fait sans doute ici allusion au fameux ‘Groupe de Grenoble’, né lui aussi, très concrètement, du maître-livre de Cheikh Anta Diop. Sa lecture a en effet décidé des étudiants sénégalais - Saliou Kandji, Massamba Sarré, Abdoulaye Wade, Assane Sylla, Assane Dia, Cheik Aliou Ndao, le benjamin, etc. - à se constituer en structure de réflexion sur les langues nationales, allant jusqu’à produire par la suite un alphabet dénommé Ijjib wolof. Et plus tard, les travaux de Sakhir Thiam - en qui Cheikh Anta Diop voit explicitement un de ses héritiers dans sa conférence-testament de Thiès en 1984 - de Yéro Sylla, Arame Faal ou Aboubacry Moussa Lam, ont été dans la continuité de ce combat. On peut en dire de même de la revue Kàddu initiée par Sembène, Pathé Diagne et Samba Dione, qui en fut - on oublie souvent de le préciser - la cheville ouvrière. Ce sont là quelques-uns des pionniers qui ont rendu possibles les avancées actuelles. Il est frappant, et particulièrement émouvant, de constater que chez nous l’accélération de l’Histoire s’est produite peu de temps après la disparition du savant sénégalais, plus exactement à partir de la fin des années 80. Cheikh Anta Diop a semé puis il est parti. Cela signifie que de son vivant il n’a jamais entendu parler de maisons d’édition comme ARED, Papyrus-Afrique ou OSAD - pour ne citer que les plus connues ; en 1986, Cheik Aliou Ndao, déjà célébré pour L’exil d’Alboury, n’a encore publié aucun de ses quinze ouvrages en wolof dans tous les genres littéraires-poésie, théâtre, roman, nouvelle, essai et livres pour enfants. Il faudrait peut-être d’ailleurs ajouter à cette liste son livre d’entretien avec Góor gi Usmaan Géy dans lequel celui-ci revient, en termes inspirés, sur une rencontre fortuite à Pikine avec Cheikh Anta Diop chez un de leurs amis communs, le vieux Ongué Ndiaye ; Diop n’a pas eu le bonheur de tenir entre ses mains Aawo bi de Maam Younouss Dieng, Mbaggu Leñol de Seydou Nourou Ndiaye, Yari Jamono de Mamadou Diarra Diouf, Ja- neer de Cheikh Adramé Diakhaté, Séy xare la de Ndèye Daba Niane, Booy Pullo d’Abdoulaye Dia ou Jamfa de Djibril Moussa Lam, un texte que les connaisseurs disent être un chef-d’œuvre. Sans doute le CLAD faisait-il déjà un travail remarquable mais on peut bien dire que l’essentiel de la production scientifique d’Arame Fal et de Jean-Léopold Diouf a été publié après la disparition de Cheikh Anta Diop. S’il revenait en vie, Cheikh Anta Diop serait rassuré de voir que désormais dans notre pays le député incapable de s’exprimer dans la langue de Molière n’est plus la risée de ses pairs et que le parlement sénégalais dispose enfin d’un système de traduction simultanée interconnectant nos langues nationales. Mais ce qui lui mettrait vraiment du baume au cœur, ce serait de voir que des jeunes, souvent nés après sa mort, ont pris l’initiative de sillonner le pays pour faire signer une pétition demandant l’enseignement de la pensée de celui qui fut pendant si longtemps interdit d’enseignement... Et que l’un des initiateurs de cette pétition a, depuis Montréal et sur fonds propres, produit en octobre 2014 le premier film documentaire sur Serigne Mor Kayré et travaille en ce moment sur le second consacré à celui qu’il appelle «l’immense Serigne Mbaye Diakhaté.» ; que l’université Gaston Berger de Saint-Louis a formé les premiers licenciés en pulaar et en wolof de notre histoire.
Il ne lui échapperait certes pas que la volonté politique n’y est toujours pas, dans notre curieux pays, qui réussit le tour de force de rester si farouchement francophile alors qu’il a cessé depuis longtemps d’être... francophone ! L’Etat sénégalais a financé une grande partie de la production littéraire en langues nationales et il serait injuste de ne pas l’en créditer. Il n’en reste pas moins que, pour l’essentiel, ces résultats ont été obtenus grâce à des initiatives militantes, dans des conditions difficiles, souvent d’ailleurs au prix de gros sacrifices personnels de disciples de Cheikh Anta Diop.
Renversant les termes de la question initiale, on peut se demander aujourd’hui : que disent les écrivains sénégalais à Cheikh Anta Diop ? Il ne fait aucun doute que sans lui la littérature sénégalaise en langues nationales ne serait pas en train de prendre une telle envergure. En 1987 un numéro spécial de la revue « Ethiopiques » intitulé Teraanga ñeel na Séex Anta Jóob, préfacé par Senghor, réunit des hommages de Théophile Obenga, Buuba Diop et Djibril Samb, entre autres ; de son côté, L’IFAN a publié grâce à Arame Faal une anthologie poétique en wolof entièrement sous le titre Sargal Séex Anta Jóob. Le recueil date de 1992 mais la plupart de ses 23 poèmes ont été écrits immédiatement après la mort du savant, sous le coup de l’émotion. Tous rendent certes hommage à l’intellectuel hors normes mais aussi, avec une frappante unanimité, à la personne, à ses exceptionnelles qualités humaines. Les auteurs de cette importante anthologie ne sont naturellement pas les seuls à savoir ce qu’ils lui doivent. Même ceux qui ne lui consacrent pas un poème comme Ceerno Saydu Sàll - ‘Caytu, sunu këru démb, tey ak ëllëg’ dans Suuxat - lui dédient tel ou tel de leurs ouvrages ou rappellent son influence. C’est le cas de Abi Ture, auteure en 2014 de Sooda, lu defu waxu et de Tamsir Anne, qui a publié en 2011 Téere woy yi, tra- duction en wolof de Goethe, Heinrich Heine, Bertold Brecht et d’autres classiques allemands. Cette allégeance intellectuelle à Cheikh Anta Diop si généralisée, vient aussi de très loin et pourrait même être analysée comme une pratique d’écriture spécifique.
Je ne veux pas conclure cette conversation en donnant l’impression d’un optimisme béat : il reste beaucoup à faire car les forces qui ont voulu réduire au silence Cheikh Anta Diop ne désarment jamais. Notre territoire mental est toujours aussi sévèrement quadrillé et, encore une fois, le désir de « basculer sur la pente de notre destin [linguistique] » est loin d’être largement partagé. On n’en est pas moins impressionné par les immenses progrès réalisés en quelques décennies dans le domaine des littératures en langues nationales. Si pour paraphraser Ki-Zerbo nous refusons de nous coucher afin de rester vivants, le rêve de Cheikh Anta Diop ne tardera pas à devenir une réalité.
Boubacar Boris Diop est journaliste, écrivain, essayiste et professeur de l’université américaine du Nigeria. Lauréat en 2000, du Grand Prix littéraire d’Afrique noire, l’éditorialiste de SenePlus, est l’auteur de nombreux romans, aussi bien en français qu’en wolof, dont : Murambi, le livre des ossements (Zulma, Paris 2011) et Doomi Golo (Papurys Afrique, Dakar, 2003), entre autres. Boris Diop est également directeur de publication du site d'information et d'analyse en wolof : www.defuwaxu.com
par l'éditorialiste de seneplus, Emmanuel Desfourneaux
CHEIKH ANTA FACE À LA TRAHISON MACRONIENNE
EXCLUSIF SENEPLUS - La réintégration des visas, pour ne pas suivre le même échec que les précédentes, doit s’accompagner d’un dispositif culturel que j'ai appelé la Charte Cheikh Anta Diop
(Manifeste pour un libéralisme patriotique culturel et son corollaire : la réinstauration des visas)
C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau ! Ritournelles populaires et satiriques contre l’esprit des lumières à l’origine du libéralisme ! En Afrique, la clameur monte ces dernières décennies : c’est la faute au libéralisme depuis les programmes d’ajustements structurels ! Cette doctrine de philosophie politique est accusée de tous les maux. Les néo-gauchistes se ragaillardissent.
Au Sénégal, la dernière visite du FMI, l’affaire Aliou Sall et le tourisme médical relancent la fracture idéologique autour de la croissance économique et du patriotisme. Ousmane Sonko a une longueur d’avance sur ses concurrents. Le patriotisme est son ADN depuis son ascension. Il pointe un doigt accusateur vers les multinationales dans les affaires de gestion des ressources naturelles. Ça fait mouche auprès des jeunes !
Le fond du problème est bien là. Mamadou Koulibaly, ancien président de l’Assemblée nationale de la Côte d’Ivoire, avait soutenu que le libéralisme est la seule alternative crédible pour l’Afrique à condition que l’Africain gagne sa souveraineté. Il faut retourner aux sources du libéralisme à savoir une doctrine politique de libération des peuples, centrée sur la liberté et la reconnaissance de l’individu. Autrement dit, l’Afrique doit être maîtresse de son propre destin, en commençant par le commencement, son identité culturelle, comme fer de lance de son indépendance. C’est cet axiome qui conditionnera tout le reste, la bonne gestion des ressources, la bonne gouvernance et le développement endogène.
La trahison macronienne, la non-part d’Afrique de la France
Dans son discours blasphématoire à Dakar, il y a 12 ans, Nicolas Sarkozy avait exposé l’idée que, du fait de la colonisation, il y avait une part africaine et une part européenne dans chacun des Africains. Emmanuel Macron, récemment, a allégué que la France a une part d’Afrique. Léopold Sédar Senghor traduisit ce phénomène de connexion et d’interconnexion en ces termes : « Si mes œuvres ont une certaine qualité, cela tient essentiellement de leur métissage culturel, très précisément afro-européen ».
Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Euro-africains, afro-européens, ce sont les combinaisons gagnantes d’une nouvelle relation entre les deux continents ! Le clou du spectacle, ce sera la Saison Africa 2020 en France, en marge du Sommet France-Afrique à Bordeaux, pour entre autres, changer le regard et casser les préjugés.
Mais, car avec la France, il y a toujours le revers de la médaille ! Rappelez-vous de Nicolas Sarkozy et sa légendaire franchise et sincérité (sa « décomplexitude » paternaliste) : « J’aime l’Afrique, je respecte et j’aime les Africains ». Quelques minutes plus tard, dans le même discours de la honte, il lâche une phrase assassine à l’endroit des Africains : « Ne ressassez pas l’âge d’or de l’histoire (de l’Afrique), il ne reviendra pas car il n’a jamais existé ». C’est bien connu, la France, c’est un ami qui vous (les Africains) veut du bien !
Lors de l’adoption du Pacte de Marrakech sur les migrations, enfin, l’espoir de donner une image plus positive des migrants était permis. Emmanuel Macron, chef de file de ce Pacte, était opposé aux extrêmes droites européennes dont les principales critiques délirantes se résumaient au pillage des pays d’accueil, au grand remplacement et au communautarisme par l’institutionnalisation des diasporas. Emmanuel Macron, il y a quelques semaines, a trahi l’esprit de cette Charte, et par la même occasion l’Afrique et sa Diaspora. Avant le débat annuel à l’Assemblée nationale sur l’immigration, le président français, à huis clos, déclara devant les parlementaires de son parti que « les classes populaires vivent avec (les immigrés) ».
En somme, l’Etat français s’était engagé à encourager le débat public fondé sur l’analyse des faits afin de faire évoluer la manière dont les migrations sont perçues (Objectif 17 du Pacte sur les migrants). Le « vivre avec » vient de casser la dynamique de ce Pacte, a fortiori lorsque son principal initiateur le viole ! Il a suffi d’une petite phrase aux visées électoralistes pour montrer l’étendue du mal en France avec les personnes d’ascendance africaine (car elles sont issues de l’immigration !) et in fine l’Afrique (car ce continent serait pourvoyeur de migrants !). Pour se justifier, Emmanuel Macron assure qu’aujourd’hui de plus en plus de migrants viennent d’Afrique. Ce faisant, la France, selon le président, doit s’appuyer entre autres sur sa politique africaine (je croyais qu’il n’y en avait pas, d’après l’intéressé !) et sa politique de développement.
Cependant, un récent rapport de l’OCDE du 18 septembre dément Emmanuel Macron. L’idée d’invasion par les migrants africains est fausse. Autrement dit, le président français nous parle de l’immigration avec calme et sans être « l’otage de débats simplistes », nous dit-il, mais cible toujours l’Afrique de façon sournoise et trompeuse, une attitude contraire à l’esprit du Pacte de Marrakech. Ceci est d’autant plus grave que les sondages sur l’immigration sont tous édifiants : près de la moitié des français surestime le pourcentage de la population immigrée en France. Et deux français sur trois voient les migrants comme une menace. Le Pacte de Marrakech est mort-né par la faute de son principal défenseur !
La charte Cheickh Anta Diop et la réintégration des visas d’entrée
Cheik Anta Diop connaît un retour en grâce. La récente controverse autour du savant, entre les intellectuels sénégalais – Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne, montre la fertilité du débat culturel en Afrique. Là où la France n’est plus capable de se projeter dans un imaginaire collectif, de composer avec sa diversité qui la relie au monde et de concevoir un vivre ensemble à la française comme une miniature de l’Universel servant de modèle aux autres Nations ! Le pays des Lumières se replie, se replie dangereusement, son rapport avec l’autre et le monde, n’étant plus perçu comme une force génératrice civilisationnelle mais comme la manifestation visible d’une peur existentialiste : la France redevient un village gaulois ! La France est quelconque !
Au Sénégal, un détracteur à la restauration des visas d’entrée faisait valoir que son pays n’avait, je le cite, « aucune richesse culturelle à offrir ». D’autres avancent que cette mesure desservirait les intérêts économiques du Sénégal. Je soutiens le contraire. C’est la liberté-indépendance qui est en jeu. Celle d’affirmer une réciprocité et un droit égal au respect et à la dignité. C’est une réponse surtout apportée aux français. Même si le Conseil constitutionnel a retoqué la loi portant sur l’augmentation des frais universitaires, il n’en reste pas moins vrai que les étudiants africains francophones ne sont plus les bienvenus. La contre-mesure, c’est l’exigence d’affirmer sa souveraineté qui fait tant défaut et fait perdre beaucoup, beaucoup d’argent au Sénégal. La restauration des visas dépasse donc de loin la simple question technique du contrôle des frontières, c’est la place de l’Afrique dans le concert des nations qui se pose.
Cette réintégration des visas, pour ne pas suivre le même échec que les précédentes, doit s’accompagner d’un dispositif culturel pour lui donner un sens. Je l’ai appelé la Charte Cheikh Anta Diop, le réhabilitateur de l’Afrique dans l’histoire, dans l’estime de soi et dans la considération de l’autre. La politique des visas, certes, est un outil indispensable pour maîtriser le contrôle de l’accès au territoire et pour lutter contre la menace terroriste. Mais n’oublions pas que, pour les touristes lambda, demandeurs de visa, c’est surtout leur premier contact au Consulat avec le Sénégal. C’est une opportunité pour distribuer un livret sur le Sénégal énonçant l’identification des valeurs africaines, les grands traits de l’histoire du Sénégal, l’interculturel en pratique et les lieux culturels.
La charte Cheikh Anta Diop devra être complétée par une journée d’intégration pour les étrangers désireux de s’établir au Sénégal au-delà de trois mois. Symboliquement, celle-ci pourrait se tenir au Monument de la Renaissance Africaine ou au Musée des civilisations noires. La France l’a instaurée pour les visas de long séjour, sous l’appellation de Contrat d’Intégration Républicaine. Une formation civique y est dispensée et tout signataire s’engage à suivre des formations pour favoriser son insertion dans la société française. Avec la Charte Cheikh Anta Diop, toute personne signataire s’engagera à respecter l’identité culturelle africaine qui régit les modes de vie et de pensée, et les manières de vivre ensemble, en vigueur sur le territoire de la République du Sénégal.
Les deux dispositifs de la Charte Cheikh Anta Diop – le guide culturel pour les touristes et la journée d’intégration pour les longs séjours, ambitionnent de rétablir l’égalité des civilisations, mise à mal par l’héritage de la domination de la pensée occidentale.
La Charte Cheikh Anta Diop n’a pas vocation à suivre le modèle actuel de l’Europe, à savoir un repli identitaire. Il s’agit de faire partager la conscience de sa propre identité africaine et de l’altérité pour ne pas « reproduire des stéréotypes et une vision essentialiste de la culture » (Unesco). La France, principale partenaire du Sénégal, n’est pas en mesure d’appliquer avec sincérité la Charte onusienne pour les migrants, qui aurait pu faire émerger la part d’Afrique de ce pays, à travers les Afro-européens, il convient pour le Sénégal de prendre ses responsabilités et d’être le chef de file de ce projet panafricain. Cela ne représenterait aucun coût pour l’Etat sénégalais : les frais liés aux livrets pour les touristes seraient couverts par des encarts publicitaires, et la journée d’intégration serait prise en charge par l’étranger lui-même.
Le libéralisme a encore de beaux jours devant lui, car c’est le moins mauvais des systèmes, mais il faut l’adapter aux réalités africaines : la quête de l’indépendance en fait partie, comme un libéralisme plus éthique et solidaire aussi.
LA POLITIQUE LINGUISTIQUE DU SÉNÉGAL, D’HIER À AUJOURD’HUI
EXCLUSIF SENEPLUS #Enjeux2019 - Nous ne sommes pas dans un pays francophone - S’il n’est pas question (pour l’instant) de jeter par-dessus bord le français, on pourrait bien le coupler avec le wolof, langue dominante pour en faire nos langues officielles
On pourrait se demander, à juste titre, s’il est encore pertinent, en 2019 (soit soixante années après la parution du premier syllabaire wolof en lettres latines), de tenir un plaidoyer pour la promotion des langues nationales.
C’est en effet dans les années 5O que, par une étude pointue de la question des langues africaines le professeur Cheikh Anta Diop a été amené à démontrer la nécessité de la promotion de nos langues, de leur développement, de leur introduction généralisée dans l’enseignement à tous les niveaux (du Préscolaire au Supérieur), et aussi de leur élévation au statut de langues officielles, en en faisant des langues de travail. Le savant était convaincu que, tant que les citoyens ne seront pas obligés d’utiliser les langues nationales pour gagner leur vie, toute politique de « promotion » resterait du domaine du folklore.
Aujourd’hui encore, le vœu du savant demeure sinon pieux, du moins dans le domaine de projets à réaliser. Cette réalité tenace où nos langues nationales sont reléguées en arrière-plan, pose avec acuité la question centrale de la politique linguistique qui donnerait à celles-ci leur véritable place dans notre société, dans la perspective d’un processus de développement optimal.
Au-delà de la pertinence même de la problématique posée, cette question centrale induit d’autres interrogations liées notamment à la signification des entreprises menées jusqu’ici, et aussi au rôle et à la volonté de l’Etat de s’inscrire dans la dynamique indiquée.
Lorsque toutes ces questions seront élucidées, alors des perspectives claires pourront se dessiner pour une politique linguistique adéquate. Seulement voilà, c’est un néophyte en matière linguistique qui prétend que cette matière est trop importante pour être laissée aux mains des seuls linguistes, et qui se permet ici d’apporter son grain de sel.
Pourquoi faut-il promouvoir les langues nationales ?
Le statu-quo constaté a encore amené le professeur Cheikh Anta Diop, conséquent dans ses convictions, à théoriser à nouveau ce challenge, dans les années 70. D’où les principes restés célèbres qu’il avait énoncés dans le journal de son parti, Taxaw, et que nous nous contentons de rappeler ici :
- « Le développement par le gouvernement dans une langue étrangère est impossible, à moins que le processus d’acculturation ne soit achevé, c’est là que le culturel rejoint l’économique ».
- « Le socialisme par le gouvernement dans une langue étrangère est une supercherie, c’est là que le culturel rejoint le social ».
- « la démocratie par le gouvernement dans une langue étrangère est un leurre, c’est là que le culturel rejoint le politique ».
Le langage est, pour toute communauté, le véhicule par excellence de communication dans la vie de tous les jours, dans ses activités culturelles, socio-économiques, politiques… La langue qui exprime ce langage est donc porteuse de l’histoire, des valeurs, de la psychologie, pour tout dire de la culture de la communauté considérée. Historiquement, les grandes civilisations qui ont connu une pérennité remarquable, ont en général, été édifiées par le biais de l’écriture de la langue ; c’est le cas de la civilisation de l’Egypte ancienne, des civilisations grecque, latine, arabe, chinoise, indienne, etc. Par contre, les civilisations qui n’ont pas connu ou qui ont perdu l’écriture de leur langue, tout en gardant de leur grandeur, ont adopté l’oralité, comme substitut, modalité moins rigoureuse et moins pérenne.
La transcription d’une langue, la codification et la normalisation de sa grammaire sont donc des outils fondamentaux pour la survie et la reproduction de la culture de toute communauté.
Si l’on considère le principe de l’égale dignité des langues, on convient aisément que le respect de sa propre langue découle de l’estime de soi et de la considération de ses propres valeurs. En conséquence, la nécessité de l’uniformisation et de la réglementation de la langue de communication de toute communauté s’impose d’elle-même. Cet instrument qu’est la transcription de la langue, mis au service du grand nombre, se révèle donc la condition sine qua-non d’un développement optimal (aux plans économique, social, culturel et politique).
Par ailleurs, si chaque génération doit « accomplir sa mission », comme le préconisait Fanon, avant de passer le flambeau aux générations futures, il s’impose la nécessité d’un outil efficient et rigoureux pour assurer le legs non seulement environnemental, mais aussi culturel à ces générations à venir. Cet outil efficace de transmission du savoir, de l’éducation et des valeurs, c’est l’usage conséquent, c’est-à-dire plein et entier de la langue maternelle et/ou de la langue dominante locale : usage dans les affaires, dans la politique, dans l’enseignement, dans l’Administration, dans les activités professionnelles quotidiennes à tous les niveaux.
Sur un plan plus pragmatique, l’usage de l’écriture et de la lecture permet l’accès facile au savoir (la connaissance et la science, le savoir-faire, la technique et l’expertise) ; on mesure alors tout l’enjeu pour un pays où la majorité est analphabète dans la langue officielle. A contrario il est inconcevable, en cette époque de la communication et des TIC, de demeurer analphabète, au risque de vivre dans la marginalité, voire la pauvreté et l’ignorance.
L’alphabétisation des populations est donc à la fois un droit culturel et démocratique, un impératif économique et social, et une exigence politique et éthique. Elle ne saurait se concevoir dans une langue étrangère, au risque rater les objectifs de développement, à moins de contribuer à l’accélération du « processus d’acculturation » du peuple que craignait Cheikh Anta Diop.
Floraison d’initiatives, comme une lame de fond
L’écriture du wolof (pour prendre le cas de la langue dominante au Sénégal) remonte au moins au 19e siècle, si l’on prend en compte le wolafal, écriture en caractères arabes, de nos grands auteurs que sont : Serigne Mbaye Diakhaté, Cheikh Moussa Ka, Cheikh Ahmadou Bamba, Serigne Malick Sy, Cheikh Ibrahima Niasse…
S’agissant de la transcription du wolof en alphabet latin, le grand précurseur a été le professeur Cheikh Anta Diop dans les années 1950. En 1954, il publiait son retentissant « Nations nègres et Culture », sa première thèse dans laquelle il a consacré une part importante à la question linguistique, avec une transcription rationnelle du wolof en partant de l’alphabet latin. Quatre années après, était lancé le fameux Ijjib wolof, premier syllabaire en langue wolof se fondant essentiellement sur les lettres latines. Ce travail a été le produit d’un groupe d’intellectuels, compagnons de Cheikh Anta Diop, établis à Grenoble, que d’aucuns ont appelé « l’Ecole de Grenoble » ou « Groupe de Grenoble ». Parmi eux on pouvait compter : Saliou Kandji, Assane Sylla, Massamba Sarre, Abdoulaye Wade, Cheik Aliou Ndao, le benjamin du groupe, et d’autres.
Apres les indépendances, c’est le Groupe Kàddu (avec comme principaux animateurs : Sembène Ousmane, Pathé Diagne, MaguatteThiam…) qui s’est le plus illustré, dans les années 70, à travers sa revue éponyme. Il a été renforcé par la suite par d’autres publications qui étaient le fait essentiellement des partis politiques de l’opposition de l’époque, notamment Siggi (puis Taxaw), organe du RND (Rassemblement National Démocratique) du professeur Cheikh Anta Diop.
C’est bien en ces années 7O que s’est aussi développé un large mouvement culturel connu sous l’appellation de « Front Culturel », particulièrement au niveau des jeunesses urbaines dans toutes les grandes villes du Sénégal. Impulsé par une bonne frange de l’opposition de Gauche, à l’époque confinée dans la lutte clandestine, ce front a été, par le biais de la littérature, du théâtre, des récitals de poèmes…, un moyen d’expression à la fois politique et culturel, au grand jour, au moment où la répression senghorienne se montrait particulièrement brutale à l’égard de toute velléité contestataire. Au plan formel, le Front Culturel était essentiellement caractérisé par l’usage et la valorisation des langues nationales.
En marge de ce militantisme politico-médiatique avec l’usage de ce support subversif et combien efficace des langues nationales, un scientifique creusait son sillon et forçait le respect. Le professeur Sakhir Thiam qui, à la suite et en droite ligne de son illustre devancier, a traduit en wolof les principes et règles des mathématiques modernes et de la physique, les accompagnant d’outils didactiques pour leur vulgarisation.
Dans les années 80, c’est une grande entreprise agro-industrielle, la SODEFITEX, qui se distingue dans la mise en œuvre d’un vaste programme d’alphabétisation des masses dans les langues nationales (wolof, poular, mandingue), en optant pour une méthodologie fonctionnelle qui permettait aux agriculteurs de se perfectionner au plan professionnel tout en augmentant leurs revenus. En remportant le Prix d’alphabétisation UNESCO-Roi Sejong 2019, l’entreprise vient de récolter les fruits d’un travail significatif mené avec la maitrise, l’opiniâtreté et la conviction d’un maître, M. Bachir Diop, un cadre de la dite société.
Pendant ce temps, la grammaire et la littérature wolof n’ont cessé de se développer avec l’apport remarquable et décisif d’éminents chercheurs. On pourra citer en premier lieu Madame Aram Fall, auteure de plusieurs publications de livres de grammaire, de dictionnaires et autres outils indispensables de codification et de normalisation. Il en est de même du chercheur Jean Léopold Diouf qui, travaillant dans le même sillage, est l’auteur d’un des dictionnaires wolof les plus usités aujourd’hui. Madame Aram Fall s’était dans le même mouvement engagée dans l’édition avec sa structure, OSAD (Organisation Sénégalaise d’Appui au Développement) qui est le pilier matériel de tout son travail scientifique, mais aussi la rampe de lancement de bon nombre d’écrivains en wolof, lesquels trouvaient là une main heureuse pour la publication de leurs manuscrits dont les grandes maisons d’édition n’étaient pas toujours friandes.
Parmi les écrivains, le premier nom qui nous vient à l’esprit est bien évidemment Cheik Aliou Ndao, l’écrivain « wolophone » le plus prolixe dans le cadre de la transcription du wolof par l’alphabet latin, et dont la contribution demeure ainsi inestimable dans les différentes formes littéraires : roman, théâtre, poésie…. On ne saurait non plus passer sous silence l’apport fécond de l’écrivaine Mam Younouss Dieng qui a traduit l’hymne national en wolof et qui, avec Aram Fall, ont traduit le grand classique de Mariama Ba, sous le titre de Bataaxal bu gudde nii. Mam Younouss Dieng se trouve être aussi auteure du premier roman publié en wolof (avec les caractères latins), Awo bi. D’autres écrivains méritent d’être cités, pêle-mêle, même si on ne saurait prétendre à l’exhaustivité : Adramé Diakhaté, El-Hadji Momar Sambe, Ameth Diouf, Sana Kamara, Mataar Caam Faal, Mamadou Diop « Decroix », Mamadou Diara Diouf (qui excelle dans la poésie wolof depuis les années 70)… Il est du reste heureux de relever que bon nombre de ces écrivains se sont retrouvés dans une association, l’Union Sénégalaise des Ecrivains en Langues Nationales (USELN) pour essentiellement défendre la cause des langues nationales au Sénégal.
Dans le lot des écrivains on ne peut ne pas mettre en exergue un apport des plus remarquable, amenant de façon décisive la littérature wolof à un pallier supérieur universellement reconnu, avec le romancier Boubacar Boris Diop, qui, à travers Doomi golo, a incontestablement, ouvert la littérature wolof aux techniques modernes de l’écriture romanesque. Il récidivera avec Bàmmeelu Kocc Barma, prenant prétexte du drame du naufrage du bateau Le Diola et passant en revue des pans entiers de l’histoire et de la culture de son peuple.
Depuis quelques années, d’autres expériences heureuses n’ont pas manqué de foisonner dans différents domaines d’activités mais ciblant toujours le même objectif de porter toujours plus loin l’essor des langues nationales. On peut noter la création et le développement de la maison d’édition « Papyrus Afrique » de M. Seydou Nourou Ndiaye, militant convaincu, s’il en est, de la promotion des langues africaines, qui, depuis des décennies, publie des ouvrages en langues nationales et un journal (Njélbéen, en wolof et en poular) dans un environnement qui n’était pas des plus approprié, loin s’en faut. Un autre militant infatigable, engagé dans la défense et la promotion des langues nationales, le professeur Boubacar Diop Bouba, en collaboration avec son collègue le professeur Yéro Sylla et d’autres, ont crée et animé un organe en langue poular, sous le titre de Sofaa. On peut encore relever l’ouverture récente d’une filière en Littérature Wolof à l’Université Gaston Berger, sous l’instigation et la direction de Boubacar Boris Diop ; cette heureuse initiative a permis de célébrer, il y a trois ans, les premiers licenciés en littérature wolof, les futurs professeurs en la matière. Des expériences encore plus récentes et fort heureuses sont de notoriété publique. C’est le cas en matière d’édition, et avec la complicité d’éditeurs du Nord, de la collection Céytu qui publie en wolof de grandes œuvres de la littérature universelle, une autre belle initiative de Boubacar Boris Diop. Le groupe Céytu a par ailleurs traduit en wolof, fait inédit, le dialogue du film Kemtiyu, un long-métrage documentaire du cinéaste Ousmane William Mbaye, sur la vie et l’œuvre de Cheikh Anta Diop. L’écrivain s’illustrera à nouveau en investissant avec beaucoup de succès dans la fondation de la maison d’édition EJO, avec la complicité de son épouse, Ndèye Codou Fall, une autre militante aussi passionnée que dévouée de la promotion des langues nationales. Cette maison d’édition a également réalisé un site d’études et de débats thématiques en wolof (ejowolofbooks.com). Ce couple est encore à l’initiative du premier site d’information exclusivement rédigé en wolof (defuwaxu.com) qui se distingue jusqu’ici par la régularité de ses publications. Une autre entreprise qui n’est pas passée inaperçue : le site de promotion de la langue wolof développé par M. Mamour Dramé, enseignant-chercheur à L’Université Virtuelle du Sénégal (UVS) qui met en ligne, de façon tout à fait originale, un riche dictionnaire de cette belle langue (ëttubwolof.com.). Et comment méconnaitre le très important travail du groupe Wax qui pratique l’enseignement du wolof à distance et se lance dans des chantiers majeurs tels que l’élaboration de dictionnaires, de manuels d’enseignement et autres outils pédagogiques et didactiques ?
On remarquera ainsi que les langues sénégalaises, singulièrement le wolof, sont très présentes sur le Web. C’est l’occasion de signaler deux entreprises de haute portée historique et pratique : d’une part, l’élaboration du lexique informatique initiée par Arame Fall, et d’autre part la mise au point d’un logiciel en wolof, de la part de l’Association Nationale de Formation et d’Alphabétisation (ANAFA) animée par le professeur Boubacar Diop Bouba, M. Charles Owens Ndiaye et leurs amis.
Les initiatives n’en finissent pas de fleurir car il y en a bien d’autres encore, et encore… On signalera seulement que, dans tous ces cas et sans exception, il s’agit d’initiatives privées éparses dont les auteurs, non connectés entre eux, n’ont pas attendu l’action, encore moins l’accompagnement financier de l’Etat. C’est le moment de se réjouir des tentatives actuellement amorcées par les Acteurs qui travaillent autour de la promotion des langues nationales, pour se regrouper en une grande structure inclusive pour la défense de la bonne cause.
… Comme une lame de fond dont les vagues sont irrésistibles.
Pour autant l’Etat du Sénégal n’a pas assisté, les bras croisés, à l’émergence de ces nouvelles forces du front de la culture, même si on pourra en toute légitimité, clamer sa faim en attentes des pouvoirs publics et exiger « plus, et surtout mieux ! »
L’action de l’Etat
C’est en 1968, qu’a été pris le premier décret (n° 68-871 du 24 juillet 1968) codifiant la transcription de six langues nationales (diola, poular, mandingue, sérère, soninké, wolof). Ce décret a été par la suite modifié ou suivi par d’autres textes législatifs, notamment en 1971, 1985 et en 2005 pour affiner et préciser les règles grammaticales afférentes, mais aussi pour élargir le champ de la codification à six autres langues. Aujourd’hui 22 langues (sur les 27 officiellement recensées) ont été codifiées, ce qui leur confère le statut de « langue nationale ».
Cependant, aujourd’hui encore, le français demeure la langue officielle du Sénégal de par la constitution, les langues maternelles restant confinées dans leur statut de « langues nationales ». Pourtant, c’est cette même constitution de janvier 2001 qui, en son Titre II, article 22, alinéa 4, dispose :« …toutes les institutions nationales, publiques ou privées, ont le devoir d'alphabétiser leurs membres et de participer à l'effort national d'alphabétisation dans l’une des langues nationales ».
En 2005, une expérience d’introduction massive de l’enseignement des langues nationales dans les curricula scolaires ne semble pas avoir porté ses fruits ; nous resterons cependant prudent sur cette question, n’ayant pas eu l’opportunité de disposer d’un document d’évaluation.
Par la suite, jusqu’en 2016 de nombreux textes législatifs (lois, décrets, arrêtés) ainsi que des programmes et projets sont venus compléter le dispositif institutionnel pour faire de l’alphabétisation et des langues nationales « des leviers essentiels et incontournables dans la prise en charge du développement économique et social de la nation » selon les termes mêmes du compte rendu du Conseil des Ministres (tels que repris par l’Avant Projet d’Avis de la Commission de la Jeunesse, de l’Education, de a Formation, de l’Emploi et du Travail du CESE, dans le rapport de sa session ordinaire de 2017).
Au vu de tant d’initiatives individuelles, associatives, institutionnelles et étatiques, on serait en droit de se demander : « Mais pourquoi donc le ‘sur-place’ ? Pourquoi nos langues nationales peinent-elles à prendre leur essor et à jouer le rôle qui est véritablement le leur dans la vie publique, économique, sociale, culturelle et politique de notre pays ? »
Il faudrait sans doute alors interroger la politique linguistique du Sénégal depuis l’avènement de notre indépendance ?
Quelle politique linguistique ?
Une constante se dégage dans la politique linguistique menée dans notre pays depuis l’aube de l’indépendance : le Sénégal s’est toujours considéré et continue de se considérer comme un pays francophone. Politique matérialisée par la disposition constitutionnelle déjà évoquée qui fait du français la langue officielle du pays dès les années 60, les différentes réformes constitutionnelles se faisant toujours fort de reprendre la dite disposition comme un dogme immuable.
Cette politique est en droite ligne de celle de la période coloniale en AOF, où l’arrêté du 22 août 1945 (produit de la Conférence de Brazzaville) confirme que l’enseignement primaire « a pour objet essentiel d’agir sur les populations africaines en vue de diriger et d’accélérer leur évolution (et) est donné uniquement en français ».
Une telle conception justifiait l’utilisation du « symbole » pour interdire l’usage des langues maternelles dans la cour de l’école. Y’a-t-il eu, à travers nos différents gouvernants, une volonté réelle de briser cette chaîne ? Question, nous semble-t-il, légitime à se poser.
Pourtant nous sommes aujourd’hui dans le Sénégal indépendant, un pays dont la population est composée des principales ethnies que sont : les Wolofs (40 %), les Al-Poulars (26 %), les Sérères (10,5 %) et les Mandingues (9,8 %), chacune d’elles disposant naturellement de sa propre langue.
Et on est bien obligé de constater qu’après 300 ans de colonisation française, sans parler de sa présence déjà lors la période de la Traite négrière, la langue française n’est parlée que par une minorité qui n’atteint pas 20 % de la population. A titre de comparaison, en Côte d’Ivoire où on recense 68 ethnies, près de 68,6% de la population comprennent et parlent le français ; dans ce pays il existe même un « français populaire ivoirien ».
En outre, le Sénégal a l’opportunité de connaitre une langue véhiculaire largement dominante, le wolof parlé par près de 85 % de la population.
Enfin, un mouvement linguistique irrésistible se développe depuis des décennies et ne cesse de prendre chaque jour plus d’ampleur avec le dynamisme de la langue wolof qui se fait de plus en plus hégémonique. Ce phénomène est tellement important que d’aucuns considèrent que le wolof, plus qu’une ethnie, est tout simplement une langue fédératrice, patrimoine commun de toutes les populations sénégalaises. L’on n’est plus à une époque où l’on pouvait assister à une situation aussi ubuesque que celle d’un procès où le juge « wolophone », se fait assister d’un « traducteur » pour interroger un justiciable « wolophone ». Mieux encore, dans l’espace public aucun journaliste ne peut plus se satisfaire d’interroger une personne publique sans recueillir ses propos en wolof, et pas seulement dans le domaine politique, mais bien dans tous les secteurs d’activités. Faut-il enfin évoquer toutes ces enseignes publicitaires foisonnant dans toutes les rues de nos grandes et petites villes, arborant fièrement leurs dénominations écrites en wolof (même en massacrant comme pas possible les règles de transcription de la langue de Kocc Barma) ?
Il faut se rendre à l’évidence : on ne peut retenir les vagues de la mer par ses bras. Au Sénégal nous ne sommes pas dans un pays francophone, même si l’usage du français y est de cours, comme du reste c’est le cas pour l’arabe.
Il est temps, non il urge de changer de paradigme dans la politique linguistique menée au Sénégal. S’il n’est pas question (pour l’instant) de jeter par-dessus bord le français, on pourrait bien le coupler avec le wolof, langue dominante pour en faire nos langues officielles. En attendant de pouvoir étendre l’expérience aux principales autres langues nationales. Plus qu’une urgence, il s’agit d’une priorité nationale.
Ainsi, en étant audacieux, le non-spécialiste en matière linguistique pourrait imaginer une période transitoire où :
Le français et le wolof pourraient être langues de l’Administration,
dans l’Enseignement on privilégierait les langues nationales :
avec l’apprentissage au Préscolaire de la langue maternelle dominante au plan local ;
à l’Elémentaire le wolof et la langue maternelle seraient principalement usitées ;
dans le Secondaire et le Supérieur le wolof et le français garderaient encore leur hégémonie.
Mais c’est là affaire de spécialistes qui pourront affiner les mesures à prendre sur la base d’un nouveau paradigme qui énonce très clairement que le Sénégal n’est pas un pays francophone et le français ne devrait plus y régner comme langue officielle exclusive !
En attendant, on pourra s’offusquer de ce que, dans le gouvernement en exercice, le département chargé de la promotion des langues nationales ait été purement et simplement supprimé.
Editorialiste à SenePlus, Ousseynou Beye est un ancien professeur d'enseignement technique, membre fondateur du syndicat des enseignants le SUDES. Il a été chargé de mission à la présidence de la République, puis conseiller technique dans différents ministères. Il est également membre fondateur de la structure de traduction littéraire Céytu et éditeur avec l'équipe d'EJO. IOusseynou Beye est actuellement chargé de cours wolof à l'Université Virtuelle du Sénégal (UVS).
par Daouda Ndiaye
AU-DELÀ DU DÉBAT, MAIS DANS LE DÉBAT ENTRE BORIS ET BACHIR
Resterons-nous toujours des héritiers du système d’auto-défense intellectuelle qui s’est amorcé en Afrique de Cheikh Anta Diop en passant par Mongo Béti et Ngugi Wa Thiong’o face aux agressions culturelles venues d’ailleurs ?
Notre pays avait soif de vrais débats. Deux grands intellectuels Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne renouent avec cette tradition à travers deux premiers articles : « Bachir, tu permets ? » et « L’or et la boue ». Mais il y a de l’eau dans le gaz.
A la question de Boubacar Boris Diop « Bachir, tu permets », le philosophe répondit par « Je vous en prie ». C’est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres entre deux hommes qui sont la fierté du Sénégal. Boubacar Boris Diop est revenu à la charge avec un article intitulé « Merci Bachir pour ta permission ».
J’ai hésité longuement avant d’apporter ma modeste contribution à ce débat. Car j’ai appris dans la pensée philosophique wolof que « Noon du seede, soppe du seede »«un ami ne peut être témoin encore moins un ennemi ». Ce qui nous oblige à cesser d’aimer lorsqu’il s’agit de juger quelqu’un dans l’esprit de Jean-Paul Sartre et de nos traditions africaines à la recherche d’une démarche objective.
Sur invitation de Boubacar Boris Diop, j’ai eu l’heureuse opportunité d’arborer la promotion des langues nationales du Sénégal comme un étendard à l’Université Autonome de Mexico en 2007 avec le Professeur Cheikh Mbacké Diop fils aîné du savant Cheikh Anta Diop et d’autres chercheurs africains. Nous avions montré et démontré à cette occasion dans cette université de 350 000 étudiants ce que Cheikh Anta Diop a apporté au monde scientifique pour déconstruire les thèses racistes de Galien, de Lévy-Bruhl et de Hegel sur les prétendus peuples alogiques et prélogiques d’Afrique.
Dix ans après Mexico, c’est sur une proposition de Boubacar Boris Diop que le Professeur Souleymane Bachir Diagne m’a fait inviter à l’Université de Columbia de New-York lors d’une rencontre de haut niveau d’écrivains comme le poète chinois Bei-Dao symbole de la Place Tien’Anmen, le poète Raul Zurita du Chili d’Allende, Nabaneeta Dev Sen la poétesse indienne de Calcutta et d’autres poètes de renommée mondiale.
Je revois le Professeur Souleymane Bachir Diagne, la mine rayonnante de joie, venir me féliciter devant le Provost de l’Université de Columbia après ma communication sous la forme d’un zapping linguistique wolof-anglais avec la complicité de Docteure Mariame Iyane Sy Professeure titulaire au Département Middle Eastern, South Asian And African Studies de cette université.
Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne sont donc pour moi deux grandes figures intellectuelles sénégalaises d’une très grande générosité.
Mais les conflits sont souvent révélateurs de forces et de faiblesses dans le monde des idées. Et nous devons nous saisir de ce débat pour aller au-delà des personnes de Boris et de Bachir.
Cheikh Anta Diop est l’un des plus grands savants de notre époque. Ses travaux font autorité au-delà du continent africain. Cheikh Anta Diop n’a jamais été un dogmatique mais un guide scientifique pour l’action. Sa ténacité et son amour du savoir lui ont donné le pouvoir d’être toujours au cœur du débat en Afrique et dans le cœur de millions d’Hommes.
Comment ne pas penser au livre-programme de Cheikh Anta Diop sur « Les fondements culturels, techniques et industriels d’un futur Etat fédéral d’Afrique Noire » au moment où les jalons de la monnaie unique régionale « Eco » sont posés par la CEDEAO ?
Mieux, quelle relecture africaine allons-nous faire des œuvres de Cheikh Anta Diop sur l’intégration économique africaine dans la perspective de la Zone de Libre Echange Continentale Africaine ?
L’unification linguistique autour du swahili préconisée par Cheikh Anta Diop a-t-elle fait de lui un jacobin comme l’affirme Souleymane Bachir Diagne ?
Il suffit de lire cet extrait de Nations nègres et cultures aux pages 405 et 406 pour répondre par la négative : « on n’oublie que l’Afrique est un continent au même titre que l’Europe, l’Asie, l’Amérique ; or sur aucun de ceux-ci l’unité linguistique n’est réalisée ; pourquoi serait-il nécessaire qu’elle le fût en Afrique. L’idée d’une langue africaine unique parlée d’un bout à l’autre du continent est inconcevable autant que l’est aujourd’hui l’idée d’une langue européenne unique ».
François-Xavier Fauvelle-Aymar voulant faire passer Cheikh Anta Diop pour un jacobin se trompe de date d’entrée de jeu. En effet, l’unité linguistique autour du français n’est pas une invention de la Révolution française.
Le principe du centralisme linguistique autour du français dans l’histoire de France date de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts du 10 août 1539 sous le règne de François 1er deux siècles et demi avant les Jacobins. Depuis François 1er et pendant des siècles, le français s’est imposé comme la langue d’unification de la France interdisant les langues régionales comme le breton et l’occitan en vue de permettre à la royauté d’exercer son pouvoir suprême de commandement sur l’effectivité du territoire français.
L’acte fondateur de la primauté et de l’exclusivité du français comme langue de rédaction des documents officiels de la vie publique du Royaume de France a été repris par les Jacobins lors de la Révolution française pour revitaliser cette libido dominandi sur le peuple français.
Vouloir faire passer Cheikh Anta Diop pour un jacobin, c’est placer une dynamite sous les fondations de l’édifice de l’Etat fédéral en Afrique qu’il a théorisé dans le sillage des défenseurs des Etats-Unis d’Afrique.
C’est là où François-Xavier Fauvelle-Aymar se trompe lourdement sur le fond. Car un Etat fédéral en Afrique dans l’esprit de Cheikh Anta Diop obéirait à la combinaison de trois principes cumulatifs : le principe de participation, le principe d’autonomie et le principe de superposition qui, loin de diluer les autres langues dans un universalisme abstrait, entretiendrait leur vitalité dans les échanges intra-africains.
Ce principe de l’unification des peuples autour d’une langue prendrait donc ses racines dans le besoin de contrôler et d’asseoir un imperium sur les gouvernés tout en laissant intact ce qui leur est propre : leurs langues et leurs cultures.
Malheureusement, de nombreux pays africains, partagés entre mimétisme et métissage institutionnels, ont repris in extenso le modèle français de l’unité linguistique dès leur accession à l’indépendance ravalant souvent leurs langues nationales au rang de dialectes ; le dialecte étant une langue sans statut social pour reprendre la définition de Louis-Jean Calvet.
En effet, l’une des faiblesses des pays africains francophones résulte de leur difficulté à penser l’unité dans la diversité. Cet idéal obsessionnel d’avoir une société monochrome se lit même dans la devise du Sénégal « Un peuple, un but, une foi » et empêche de voir la singularité des ethnies comme un pilier solide de la nation sénégalaise. La Babel africaine est en définitive une chance et non pas un châtiment divin pour nous Africains. C’est le gage de l’unité africaine.
Dans l’Afrique de Cheikh Anta Diop, je ne traverse pas des frontières. Je négocie plutôt des passages d’une culture à une autre à bord d’un véhicule : la langue qui transcende les pré-carrés hérités du Congrès de Berlin de 1884 à 1885.
Face à l’unification par le swahili, Souleymane Bachir Diagne dit avoir préféré la position de Ngugi Wa Thiong’o qui propose le « remembrement sur la base du pluralisme linguistique et d’une philosophie de la traduction ; l’unité se faisant par la traduction quand Cheikh Anta Diop insiste sur la nécessité du choix d’une langue d’unification »
Mais c’est là où Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne se rejoignent sans en avoir l’air dans la mesure où le choix d’une langue d’unification n’est pas en soi un signe d’exclusion d’autres langues africaines appelées à cohabiter pacifiquement en Afrique.
L’utopie est ici une réalité en gestation même si l’histoire du français en Afrique nous prouve le contraire. Léopold Sédar Senghor nous a conviés au banquet de l’universel sans nos langues nationales confortant ainsi le contexte diglossique qui prévaut de nos jours au Sénégal.
L’unification linguistique par le swahili que Cheikh Anta Diop appelle de ses vœux n’est pas de fait le signe d’une volonté de gommer les différences dans le paysage linguistique africain. Si c’était le cas, on ne comprendrait pas l’intérêt de ses travaux sur la parenté linguistique entre l’égyptien ancien et les langues négro-africaines allant du wolof aux langues de la région des Grands Lacs en passant par le sérère. A la suite de Lilias Homburger (1941), sous un autre angle, Cheikh Anta Diop a alimenté la réalité avant le concept recouvrant ce que le romancier kenyan Ngugi Wa Thiong’o appelle le remembrement par le pluralisme linguistique et la traduction.
L’unification par une langue et le remembrement par le pluralisme linguistique et la traduction se concilient bien dès lors que le rapport de glottophagie est écarté du paysage linguistique. Ce qui pose problème, c’est le statut hégémonique d’une langue sur les autres langues.
Et Souleymane Bachir Diagne et Boubacar Boris Diop me concèderont qu’un Etat fédéral puisse aussi exister et s’épanouir sans passer par l’unification linguistique autour d’une langue.
La Suisse qui en est une illustration a quatre langues officielles : le français, l’allemand, l’italien et le romanche.
Sur le continent nord-américain, la loi proclame l'anglais et le français en tant que langues officielles de l'État fédéral canadien. Elle oblige le Parlement fédéral à adopter ses lois et le gouvernement à publier les textes réglementaires dans des versions anglaise et française qui ont toutes deux une portée officielle.
L’exemple de ces deux Etats fédéraux montre qu’on peut avoir un pays multilingue sans un contexte diglossique ; c’est-à-dire un paysage linguistique institutionnel stable sans la préséance d’une langue sur une autre. Cet aménagement linguistique est conforme à l’esprit de Cheikh Anta Diop. En effet, en préconisant le swahili comme une langue d’unification, il entendait relier une grande partie du continent africain pour faire tomber les murs des ghettos linguistiques friands de latin et de grec dans l’école des élites. Somme toute, tout est question de volonté politique.
C’est pourquoi, le piège de cette unité linguistique par le français tant redouté par les intellectuels africains lucides comme Cheikh Anta Diop a été déjoué très tôt en 1956 par le poète martiniquais Aimé Césaire qui, dans une autre alerte sous les Tropiques, disait dans sa lettre de démission du Parti Communiste Français adressée à Maurice Thorez « qu’il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’universel. Ma conception de l’universel est d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers »
Ce qui nous ramène à Souleymane Bachir Diagne dans son article présenté sous la forme d’une interview intitulée « Un universel comme horizon. Entretien avec Souleymane Bachir Diagne » avec Elara Bertho devenu un casus belli. Le philosophe, se référant à Maurice Merleau-Ponty, y fait la différence entre l’universel de surplomb propre au système colonial et l’universel latéral de la période postcoloniale qui ne pourrait se produire que dans l’horizontalité des cultures et des langues.
Ce que le Professeur Souleymane Bachir Diagne confirme invitant « à la décolonisation des imaginaires » des pays d’Afrique qui n’ont pas réussi à décoloniser les esprits en écho à l’article du romancier kenyan Ngugi Wa Thiong’o « Decolonising the mind ».
Mais le français et les langues nationales sont toujours dans les rapports dominant-dominé avec une préséance du français comme langue officielle.
Et nous sommes restés dans l’universel de surplomb même si l’Organisation Internationale de la Francophonie considère nos langues nationales comme des langues partenaires.
L’universalisme à la française, perçu il y a quelques années sous le gouvernement de Jacques Chirac de 1993 comme « une exception culturelle française », n’est-il pas un particularisme qui veut uniformiser tout à l’aune du système de valeurs de la France ?
C’est pourquoi, l’universel latéral auquel Souleymane Bachir Diagne fait référence, si nécessaire soit-il, ne rétablira pas de sitôt l’équilibre des forces linguistiques entre les langues africaines et les langues héritées du système colonial surtout dans les pays francophones d’Afrique. Souleymane Bachir Diagne dans Penser l’Universel avec Etienne Balibar aurait pu nous montrer davantage les limites de l’universalisme abstrait dans le sens de la dilution d’une partie de l’Afrique dans le système de valeurs de l’Autre tout en nous assurant que l’universel de surplomb n’est pas derrière nous.
Toutefois, il y a une forme de résistance par la plume dans le choix d’écrire en langues africaines ; une résistance à la dynamique de subordination et de substitution d’une langue dominante sur les langues dominées.
« La plume est plus dangereuse qu’une épée », disait le président Abraham Lincoln.
Et nous sommes dans une guerre des langues trop subtile. Resterons-nous toujours des héritiers du système d’auto-défense intellectuelle qui s’est amorcé en Afrique de Cheikh Anta Diop à Boubacar Boris Diop en passant par Mongo Béti et Ngugi Wa Thiong’o face aux agressions culturelles venues d’ailleurs ? C’est dans notre intérêt.
Et le mérite de Boubacar Boris Diop dans ce conflit latent est d’avoir décliné socialement le concept du « learning by doing »« apprendre par l’action » (John Dewey) avec la collection Céytu qu’il a dirigée aux Editions Zulma mais aussi avec l’Edition EJO dont il est le fondateur et qui nous offre un journal en ligne en wolof dans un style très accessible aux initiés de nos langues nationales.
C’est dans cette dynamique que j’ai eu l’insigne honneur de traduire en wolof le livre de Jean-Marie Le Clézio Prix Nobel de Littérature « Mon père l’Africain » sous le titre « Baay Sama doomu Afrig » (Editions Zulma) sous la direction de Boubacar Boris Diop qui, à son tour, a donné à l’Afrique une traduction en wolof d’« Une saison au Congo » d’Aimé Césaire.
« Une si longue lettre » de Mariama Bâ a été traduite par Arame Fal Diop et la regrettée Mame Younousse Dieng.
Au-delà du débat, mais dans le débat !
Et il n’y aura pas d’armistice entre Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne dans ce duel qui aurait dû être un combat à fleurets mouchetés.
Comme Umberto Eco qui voyait la traduction comme la langue de l’Europe, je reste convaincu que si Cheikh Anta Diop revenait sur terre il lui emboîterait le pas en disant que la traduction est aussi la langue de la Terre-mère : l’Afrique dans le prolongement de « Nations nègres et cultures ».
Boubacar Boris Diop n’est pas un héritier servile de Cheikh Anta Diop.
Au Professeur Souleymane Bachir Diagne, philosophe, philosophe du Roi, brillant intellectuel de nous gratifier d’un manuel de philosophie en wolof ou tout au moins de lancer le chantier de la traduction de La République de Platon en wolof.
Son oncle le linguiste Pathé Diagne, auteur de Grammaire de wolof moderne (Présence Africaine 1971), a traduit le Coran en wolof. Toujours sur les pas de Cheilkh Anta Diop le Professeur Assane Sylla a traduit également le Coran en wolof.
La linguiste Arame Fal Diop sama ndeyu daara, auteure du Dictionnaire wolof – français avec Rosine Santos et Jean Léonce Doneux, a traduit la Constitution du Sénégal en wolof sous le titre « Ndeyu àtte réewum Senegaal » avec le magistrat Ameth Diouf.
Que dire enfin de l’immense œuvre du grand poète et romancier wolof Cheik Aliou Ndao le primus inter pares ?
Nous leur devons des égards et de la reconnaissance pour leur contribution précieuse à la Babel africaine heureuse : lieu de convergence de l’universel latéral dans l’acception de Maurice Merleau-Ponty.
L’avenir est donc aux polyglottes que sont Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne.
« Ba ñey dee xàll babal doom yaa tax » traduit dans la langue de Molière « c’est pour le confort des éléphanteaux que l’éléphant élague les buissons »
Ainsi parlait le Jaraaf de mon village pour éviter de léguer des fardeaux aux générations futures.
Daouda Ndiaye est juriste, docteur en Sciences de l’Education, secrétaire Général de l’Association des Cadres Lébou, Le Péey Lébu.
par Bosse Ndoye
LA LEÇON DE CHEIKH ANTA DIOP AUX DIRIGEANTS AFRICAINS
S’il n’est pas donné à n’importe qui d’avoir le savoir encyclopédique qui était le sien, il est à la portée de tout un chacun de s’inspirer des qualités dont il a fait montre tout au long de sa carrière politique et de sa brillante vie
Après avoir visionné Kemtiyu, le film-documentaire d’Ousmane William Mbaye retraçant la vie et l’œuvre du Professeur Cheikh Anta Diop, beaucoup de choses me sont passées par la tête. Mais, outre le savoir multidimensionnel de l’homme, ce qui a attiré mon attention le plus, c’est son courage, sa pugnacité et sa foi en ses convictions.
S’il n’est pas donné à n’importe qui d’avoir le savoir encyclopédique qui était le sien, il est à la portée de tout un chacun de s’inspirer des qualités dont il a fait montre tout au long de sa carrière politique et de sa brillante vie en tant que savant-chercheur : dignité, patriotisme, humilité, constance dans les convictions et ouverture aux critiques, fussent-elles désobligeantes. Ces qualités sont d’autant plus nécessaires dans le contexte sociopolitique actuel de notre pays que certains de nos hommes politiques et intellectuels sont comme des girouettes qui tournent au gré des vents des alternances. Arrogants, réfractaires à la contradiction, ils sont prêts à brader dignité et honneur à de vils prix. Loin d’être patriotes, ils ne sont mus que par leurs intérêts personnels et pécuniaires. Dès lors, leurs convictions sont aussi monnayables que des objets en vente aux enchères. Par conséquent, devant le parti le plus offrant, ils n’hésitent pas à tourner casaque.
Cheikh Anta Diop a été tout le contraire de cela. Par ses prises de position et ses engagements, il a démontré que le rôle de l’intellectuel et de l’homme politique n’est pas de se ranger du côté de la facilité, du confort du pouvoir et des forts…mais de défendre la dignité humaine, la justice et les causes nobles quel qu’en soit le prix. Il en a parfois fait les frais en passant par exemple quelques jours à la prison de Diourbel pour des vétilles. Il a aussi été laissé en rade et « confiné » à son laboratoire de l’IFAN par les sous-fifres d’un gouvernement hostile qui obéissaient à la France au doigt et à l’œil. Pendant cette période, il gagnait moins qu’un assistant à l’Université qui porte aujourd’hui son nom (témoignage du professeur Assane Seck à qui il avait montré un jour son bulletin de salaire). Pourtant, il était resté tout droit dans ses convictions et n’avait jamais fait de compromissions avec ceux qui étaient au pouvoir. Il aurait pu le faire, s’il ne cherchait que l’argent et les honneurs. Car on lui avait proposé à plusieurs reprises un poste de ministre. Mais tant que les conditions qu’il posait n’étaient pas respectées, il déclinait toujours l’offre. S’il avait mis ces convictions-là et son patriotisme de côté, il aurait certainement baigné dans l’or toute sa vie en acceptant un poste au gouvernement ou en monnayant son savoir hors de son pays natal ou même en évitant d’aborder certains sujets qui lui avaient valu les nombreuses attaques de beaucoup d’intellectuels faussaires au service de certaines idéologies. Il avait préféré plutôt combattre pour la vérité, car ayant compris très tôt que le savoir ne doit pas se prosterner devant le pouvoir; que le clinquant du monde disparaîtra un jour et emportera avec lui celui qui en a fait son veau d’or ; qu’il fallait laisser de très bons enseignements à la postérité. Ce qui a rendu parfois sa vie difficile. Par des mots à peine couverts, un de ces enfants, en l’occurrence Massamba Diop, dit dans le film-documentaire que sa famille éprouvait parfois des problèmes financiers. Mais elle tenait le coup dans la dignité.
Cheikh Anta Diop n’est pas mort riche, mais il a laissé à l’humanité un héritage enrichissant. S’il est célébré aujourd’hui à travers le monde, c’est tant pour son savoir que pour sa constance et son intransigeance dans les convictions qu’il a défendues jusqu’à sa mort. S’il s’était mis au service de quelque idéologie perverse ou d’une cause dénuée de noblesse, on n’aurait retenu de lui que son travail intellectuel. Mais il a enseigné aussi bien par le verbe que par l’action. Cette pensée de Benjamin Franklin lui va bien comme un gant : « Si vous ne voulez pas qu’on vous oublie, le jour ou vous serez mort et pourri, écrivez des choses qui valent la peine d’être lues, ou faites des choses qui valent la peine d’être écrites. » Il a réussi à faire les deux. Son nom restera alors dans les mémoires, tant il a marqué l’histoire. La flamme de sa gloire posthume ne vient que d’être allumée. Elle illuminera toute l’humanité très bientôt. Puisse le bon Dieu l’accueillir dans le plus haut des paradis.
Ndoye Bosse est auteur de : L’énigmatique clé sur l’immigration ; Une amitié, deux trajectoires ; La rançon de la facilité.
par Cheikh Tidiane Gadio
L'AFRICAIN DU SIÈCLE
Qui aura, plus que Cheikh Anta Diop, contribuer au réarmement des peuples par son combat de remise sur ses pieds d'une histoire de l'humanité, habituée à marcher sur la tête à cause des falsifications que les vainqueurs du moment y avaient introduites ?
Le texte ci-dessous a été précédemment publié en décembre 1999 dans Sud Quotidien.
À l'heure où les faiseurs d'opinion de la toute puissante Amérique ont choisi pour l'Amérique (et implicitement pour le reste du monde) le scientifique Einstein comme étant la figure la plus marquante et la plus essentielle de ce grand siècle finissant, les Africains se doivent, eux aussi, d'exercer leur devoir de mémoire et de fidélité en désignant librement leur "Africain du siècle".
Si le choix pour les Américains a semblé pénible entre...Ghandi et Einstein, il le sera tout autant pour l'Afrique tant le choix est large parmi tous ces nombreux martyrs et héros de notre résistance à l'oppression et à l'humiliation intellectuelle ou politique. Ces héros étaient surtout remarquables dans leurs sacrifices pour un continent devenu le continent par excellence des espoirs étranglés, des rendez-vous manqués, des énergies dévoyées, des générations hypothéquées et pour parler comme David Diop "des promesses mutilées".
Ainsi contextualisé, tout observateur lucide des péripéties de l'Afrique dans ce siècle de lumière, d'avancées grandioses, mais aussi de tragédies massives et d'holocaustes, concèdera que l'Africain du siècle devra être un homme ou une femme qui, plus que tous les autres, s'est nettement distingué dans le combat pour restaurer et revitaliser la fibre morale de nos peuples. Une telle fibre, profondément malmenée par l'esclavage et le colonialisme, est absolument essentielle à tout acte de dignité et toute œuvre de renaissance. Cette fibre réparée devient alors le socle et la condition sine qua-non de ce que des intellectuels africains ont brillamment appelé "la reprise par les Africains de l'initiative historique".
En effet, perdre "l'initiative historique" permet à l'autre de vous définir comme ne s'en sont pas privées du reste l'anthropologie et l'ethnologie occidentales. Perdre "l'initiative historique" rend opaque votre mémoire de vos origines, vous fait oublier et douter de vos succès du passé, vous paralyse et vous fait vaciller aujourd'hui et fatalement vous désarme pour demain. L'Africain d'aujourd'hui souffre assurément de toutes ces conséquences de la perte de "l'initiative historique".
Parmi toutes les personnalités africaines de ce siècle (ceux "at home ou abroad" (en Afrique ou dans la Diaspora), selon la belle formule de Marcus Garvey): aussi bien ceux qui ont donné leur vie pour la Renaissance négro-africaine (Lumumba, Cabral, Malcom X, Martin Luther King Jr., Samora Machel, Boganda, Ruben Um Nyobe, Ernest Ouandié, Osandé Ofana, Josiah Tongogara, Steve Biko, Walter Rodney, Thomas Sankara...), que ceux qui ont consacré chaque seconde de leur vie au triomphe d'une Afrique forte, souveraine et réunifiée (Dubois, Garvey, Padmore, Nkrumah), que ceux qui ont accepté d'incarner jusqu'au martyre le profond sanglot de l'Afrique-mère (Nelson Mandela, Walter Sisulu, Diallo Telly), que ceux qui ont tenté d'incarner une certaine vision de l'Afrique (Senghor, Houphouet, Sékou Touré, Modibo Keita, Selassié, Kenyatta, Nyéréré), que ceux qui se sont distingués dans les tranchées du combat intellectuel et militant sans merci (Damas, Césaire, Lamine Senghor, Garan Kouyaté, Tovalou Quénum, Etienne Léro, David Diop, Alioune Diop, Fanon, Mamadou Dia, Abdoulaye Ly, Théophile Obenga...), que toutes ces femmes, symboles forts et attachants (Winnie Mandela, Aliin Sitoye Diatta, Gracia Machel, Mariéma Ba), un intellectuel panafricaniste, nationaliste africain radical, scientifique de stature mondiale nous a semblé se détacher nettement pour avoir le mieux symbolisé l'entreprise colossale de réconciliation des Africains avec l'initiative historique. Et il est, pour nos générations, notre "Africain du siècle". Et il s'appelait Cheikh Anta Diop.
Pr. Cheikh Anta Diop est indiscutablement un héros des peuples noirs et africains. L'année de ma naissance, vêtu de son seul courage et armé de sa redoutable puissance de frappe intellectuelle, il était devant son jury de la Sorbonne pour introduire la plus grande rupture épistémologique de ce siècle qui est la thèse sur l'antériorité des civilisations nègres et le caractère négro-africain de la civilisation égyptienne.
Ni Einstein, ni Ghandi, ni à vrai dire Nelson Mandela (que je classerai sans réticence deuxième sur ma liste, ex-aequo avec Dr. Martin Luther King) n'ont accompli une œuvre aussi capitale à la reconquête - par la race noire et les peuples africains - de ce sens de la continuité historique et de cette conscience de l'urgence de la reprise de l'initiative historique. Si comme le prêche le frère Thabo Mbeki, le 21ème siècle sera le siècle de l’Afrique et donc de la Renaissance africaine, je n'ai aucun doute qu'il sera alors le siècle du triomphe intellectuel et politique de Cheikh Anta Diop.
Que l'on revisite la liste proposée plus haut, qu'on l'amende à volonté, qu'on y ajoute ou retire des noms, je demanderai cependant à nos anciens, à nos ainés, à ma génération et à celle qui nous suit, en cas de désaccord, de nous proposer un autre membre de ce groupe de prestigieux Africains (du continent ou de la diaspora). Un membre qui aura, plus que Cheikh Anta Diop, contribuer au réarmement moral des peuples noirs et africains par son combat titanesque de restauration de l'identité négro-africaine et de remise sur ses pieds d'une histoire de l'humanité, avant lui, habituée à marcher sur la tête à cause des falsifications que les vainqueurs du moment y avaient massivement introduites.
Ni les misérables salaires d'une université africaine, encore moins l'excuse d'un matériel de recherches inadapté ou désuet n'ont eu raison de la féroce volonté de Cheikh Anta Diop de revisiter et de contribuer aux différents corps des sciences humaines, sociales et exactes. Que ces thèses et découvertes aient vieilli ça et là, ou exigent une urgente rénovation, interpelle au fond plus les Africains contemporains et ceux du siècle prochain que Cheikh Anta Diop à qui l'on peut appliquer sans hésiter le "Gacce Ngalama" des Wolof ("mission accomplie").
Si un Américain, interviewé dans les rues de New York a pu proposer que la thèse centrale de la théorie de la relativité d'Einstein c'est "qu'au fond tout est relatif", refusons de le suivre tout en acceptant à notre tour de "relativiser" le choix porté par les Américains sur Einstein, pour brandir notre Africain du siècle (et peut-être même carrément notre homme du siècle), le regretté et éminent professeur Cheikh Anta Diop : physicien, historien, linguiste, ethno-anthropologue, philosophe, politologue et soldat émérite de la cause noire et africaine.
Et comme on veut nous contraindre à accepter que le 1er janvier 2000 n'inaugure pas la dernière année du 2ème millénaire, mais bien le début du troisième (alors que, en toute relativité, les Hindous ont eux célébré l'an 2000 il y' a ...500 ans et que les musulmans attendront 600 ans), déclarons le prochain siècle quel qu'en soit le repère : le siècle du triomphe des idées et des idéaux de Cheikh Anta Diop.
Pr. Diop est incontestablement "l'Africain du 20ème siècle" qui nous a le plus armés pour les batailles et les victoires du siècle qui meurt et du siècle qui s'enfante laborieusement, sous nos yeux, dans la douleur et l'espoir d'un rendez-vous réussi avec la Renaissance africaine.
par Cheikh Tidiane Gadio
DU DÉBAT ENTRE BORIS ET BACHIR
EXCLUSIF SENEPLUS - La relance dans le futur de la pensée de Cheikh Anta devra beaucoup à ces deux sommités - Ils ont appris à leurs compatriotes et partisans à comprendre les vertus salutaires d’une polémique quand elle est saine, argumentée
Des amis qui avaient gardé un bon souvenir de l’article que j’avais dédié à Cheikh Anta DIOP au tournant du 20ème siècle (« CHEIKH ANTA DIOP, L’AFRICAIN DU 20ÈME SIÈCLE » publié dans Sud-Quotidien en décembre 1999) m’ont plusieurs fois demandé voire sommé de le republier comme « contribution » au débat et échanges vigoureux qui ont récemment opposé les éminents intellectuels que sont Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne.
Notons que certains ont vite simplifié ce débat stimulant par la simple mais énigmatique formule : « le débat Boris/Bachir » !
Tout le monde aura remarqué la grande affection et l’estime profonde que la quasi-unanimité des contributeurs au débat ont affichées simultanément pour « Boris et Bachir » ou pour « Bachir et Boris ». La fine subtilité du penchant pour l’un ou pour l’autre ne se lisant parfois que dans la chronologie de la citation de leurs noms.
À mon humble avis, le grand vainqueur de cet échange intellectuel de haute facture, c’est sans conteste le peuple sénégalais et les peuples africains plus généralement puisque leurs fils et leurs filles ont enfin décidé de défier leur propre torpeur et inhibition pour aller à l’assaut de la « pseudo-mondialisation intellectuelle ». Une telle « mondialisation-marchandisation-dévalorisation-nivellement » a abouti au silence des intellectuels (surtout africains) en prétendant harmoniser toutes nos spécificités pour les réduire à une somme nulle qui nous empêche de nous exprimer, voire même d’exister dans notre identité propre.
Or donc, après l’ère combative de Cheikh Anta, Nkrumah, Dubois, Padmore, Césaire, Alioune Diop, Fanon, Jacques Roumain, Abdoulaye Ly, Amadou M. Mbow, Ki-Zerbo, Senghor-Dia, Amilcar Cabral, Mandela, John Henrik Clarke, Van Sertima, Cheikh Hamidou Kane, Amadou Hampâté Ba, Jeanne Martin Cissé, Aoua Keita, Annette Mbaye, Rose Bass, Rosa Park, Maya Angelou, Toni Morrison, Mariama Ba, Aminata Sow Fall, Aram Fall, Martin L. King-Malcom X, Amady Aly Dieng, Obenga, Ngugi wa Thiong’o, Pathé Diagne, Samir Amin, Iba Der Thiam, Walter Rodney, Hountondji, Molefi Asante, Doudou Sine, Sémou Pathé, Edem Kodjo, Alpha et Adama Konaré, Aminata Traoré, Mamoussé Diagne, Hamidou Dia, et tant d’autres géants politico-intellectuels du continent et de la Diaspora, l’Afrique est entrée dans une sorte de transition, une ère du « unfinished business » où tout propos sur notre combat intellectuel ou politique visant à refonder une pensée de notre action et à relancer notre émancipation et notre Renaissance est perçu comme « répétitif », « dépassé », « nostalgique » voire même « fanatique ». On a donc aujourd’hui absolument raison de se révolter contre un tel paradigme car tous les défis de l’Afrique de leur époque et de notre époque sont restés intacts et toujours étalés en surnombre sur la table de l’histoire contemporaine !
Le deuxième vainqueur de ce grand débat, c’est certainement Cheikh Anta Diop lui-même, puisque l’intelligentsia africaine surprise dans son état de somnolence actuelle par le vigoureux débat Boris/Bachir, a vite retrouvé ses sensations, une nouvelle jeunesse, une nouvelle vigueur, celle des années « de braises et d’engagement pour des causes ». Cette intelligentsia a vite repris sa plume pour commenter la pensée politique visionnaire et l’immense œuvre scientifique et intellectuelle du savant cheikh Anta Diop appelé par beaucoup et sans aucune exagération « le Pharaon du savoir » ou « le dernier Pharaon », ceci dans un élan de gratitude pour les grands bâtisseurs négro-africains de l’antiquité pharaonique.
J’y ajouterai pour ma part - et sans hésiter - que Cheikh Anta Diop de par sa pensée et son œuvre est le héraut inégalé et le précurseur incontesté du Mouvement de la Renaissance africaine de notre époque. Ce Mouvement, on le sait, est le seul à pouvoir lancer le siècle des lumières en Afrique : « Armez vous de sciences jusqu’aux dents ! », nous avait légué le maître ! Une façon de nous exhorter à ne délaisser aucun domaine du savoir aux autres et d’être toujours « meilleur parmi les meilleurs » !
Enfin les autres grands vainqueurs de cet échange mémorable et respectable sont bien sûr les deux protagonistes « Boris/Bachir », « Bachir/Boris » devenus presque un binôme ! En plus d’être auréolés du respect et de l’admiration renouvelés de leurs compatriotes africains et de leurs partisans, ils ont aussi appris à ces mêmes compatriotes et partisans à comprendre les vertus salutaires d’une polémique quand elle est saine, bien intentionnée, argumentée et substantielle.
Étant un militant panafricaniste d’obédience Cheikh Anta, Nkrumah, Garvey assumé, il serait un exploit de ne pas deviner ma sensibilité dans ce débat. Toutefois, parent de l’un, ami de l’autre, mais plus fondamentalement frère et admirateur de ces deux sommités intellectuelles, j’ai fait le choix de l’apaisement et du dépassement au plus vite entre ces deux esprits puissants qui ont incontestablement honoré l’Afrique pendant toute leur carrière du reste « still in progress ». Nous leur souhaitons de se sentir fiers et honorés tous les deux d’être –par cet échange- davantage associés, d’une façon ou d’une autre, au nom de l’illustre savant Cheikh Anta Diop.
Victime de campagnes périodiques de dénigrements intellectuels, de calomnies pseudo-scientifiques, persécuté dans son propre pays au plan politique et injustement marginalisé au plan académique, Cheikh Anta est en définitive mort « relativement jeune » à l’âge de 63 ans. Il avait été murmuré à l’époque qu’il avait sûrement succombé suite à un épuisement et un stress lourd permanent, comme on dit « mort à la tâche ! », car il s’était dépensé sans compter pour NOUS dans le seul but de rendre aux Africains leur dignité et de les doter des armes leur permettant de renouer avec « l’initiative historique ». Pour cette raison majeure, Cheikh Anta, son combat, sa vision et son œuvre avaient besoin de ce choc des titans pour rebondir, 33 ans après sa disparition prématurée.
Assurément la relance dans le futur proche de la pensée et du combat de Cheikh Anta devra beaucoup à Boris et à Bachir. Au total donc, gratitude, affection et respect pour Boris/Bachir.
Quant à nous qui avons choisi sans ambages notre camp, renouvelons notre serment de fidélité, de perpétuation-approfondissement et surtout de mise en œuvre de l’œuvre colossale de l’Africain du siècle (passé) voire de l’homme du siècle : l’illustre Professeur Cheikh Anta Diop, logé pour l’éternité dans nos cœurs, nos prières et nos espérances.
Cheikh Tidiane Gadio est président de l’Institut Panafricain de Stratégies (IPS), député, ancien ME/MAE.
NDLR - Le texte ci-dessus est un prélude à l'article intitulé : "Cheikh Anta Diop, l'africain du siècle", publié 20 ans plus tôt par Cheikh Tidiane Gadio dans Sud quotidien et dont SenePlus fait le relais dans le contexte du débat mettant aux prises Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne.
par Grégoire Biyogo
CHEIKH ANTA DIOP, LA THÈSE DE DOCTORAT REFUSÉE
Le rappel du refus suspect de cette thèse diopienne de 1951 par La Sorbonne en vaut bien la chandelle, pour comprendre l'ancienneté et l'ampleur du combat qui était celui du savant africain - et qui est encore le nôtre aujourd'hui
C'était en 1951, à 27 ans, Cheikh Anta Diop prépare une thèse de doctorat à l'Université de Paris, son titre : De l'antiquité Nègre Egyptienne aux problèmes culturels de l'Afrique Noire d'Aujourd'hui, dans laquelle il affirme que la civilisation égyptienne était noire, qu'elle était antérieure à toutes les autres et que la langue et la culture égyptiennes se sont ensuite diffusées dans l'Afrique.
La thèse est refusée, officiellement parsqu'il ne parvient pas à réunir un jury. Mais, la vraie raison etait ailleurs : le monde academique à l'époque n'était pas disposé à accepter la vérité qui sort de la tête d'un "colonisé". Laquelle vérité remettait en cause toute la littérature produite jusque sur l'origine des égyptiens antiques.
Aimé Césaire se bat alors pour lui trouver un éditeur, la thèse refusée sort enfin en 1954 sous forme de livre, chez Présence Africaine d'Alioune Diop sous un titre devenu mythique de Nations nègres et culture. « Le livre le plus audacieux qu'un nègre ait jamais écrit », en dira Aimé Césaire dans son discours sur le colonialisme. Le livre rencontre un succès historique, le jeune intellectuel africain est invité dans les débats et commence à animer des conférences, Cheikh Anta à 30 ans.
Contre mauvaise fortune, l'Université accepte enfin qu'il soutienne sa thèse. Il obtiendra finalement son doctorat en 1960 avec la mention honorable. Ils ont évité, de façon subtile, la mention Très Bien pour tenir Cheikh Anta Diop éloigné des amphithéâtres. Il ne fallait pas qu'il devienne professeur, il ne fallait pas qu'il ait un contact avec les étudiants des universités africaines... Ce cordon sanitaire est toujours là, Cheikh Anta Diop doit être oublié, ses travaux discrédités, pour que la pensée coloniale continue à dominer le monde des idées en Afrique et à asservir les consciences" - Menaibuc Imhotep.
Le rappel détaillé du refus suspect de cette première thèse diopienne de 1951 par la prodigieuse institution de La Sorbonne en vaut bien la chandelle, pour bien comprendre à la fois l'ancienneté et l'ampleur du combat qui était celui du savant africain - et qui est encore le nôtre aujourd'hui - dans le cadre de la restitution de la vérité historique sur la contribution technique, scientifique, politique, culturelle et spirituelle de l'Afrique en particulier, et sur les penseurs et les grandes figures Noirs, en général. Vous faites bien aussi d'évoquer la vigilance critique et toute prophétique du jeune Césaire, qui prend de bonne heure la mesure de cette première production du Neb en 1954, qui restera toujours sur le plan formel, méthodique et du contenu un ouvrage "révolutionnaire".
Il en est de même de sa carrière universitaire d'enseignant qui commence très tard. Tandis qu'il rentre au Sénégal en 1959 après ses études en France, il faut attendre 1981, soit 22 ans, le départ de Senghor de la Magistrature suprême, pour que son successeur Abdou Diouf, nomme enfin Diop professeur à l'Université qui devait peu après sa mort porter son prestigieux nom. Toujours est-il que, dans le pays même dont l'Université porte l'emblème du célèbre physicien égyptologue, son oeuvre reste mal connue, comme au demeurant dans les pays de l'Afrique et de la diaspora où elle ne figure pas véritablement dans les programmes officiels en vue de la transmission des connaissances, même si récemment seulement, le président sénégalais Sall en a fait une recommandation formelle.
Pour terminer, il convient de préciser que le combat du grand égyptologue et homme politique africain pour la souveraineté scientifique, technologique et intellectuelle du continent africain n'est pas derrière nous, mais bien devant nous, et que les pourfendeurs africains de cette oeuvre se plombent eux-mêmes les pieds, car il s'agit de la meilleure illustration de la probité intellectuelle et de la défense du rationalisme, de la dignité humaine sans coordonnée ethnique et de la liberté de l'esprit. Combat pour lequel nous avons consacré notre oeuvre et notre vie.
NB. Je rappelle enfin que le refus de cette thèse n'a pas été motivé par la dénégation de sa non scientificité, mais simplement la résistance opposée à la scientificité elle-même... Et que Diop reste un chercheur et un universitaire précoce contrairement à une certaine mythographie propre à ses détracteurs... C'est déjà en 1945 qu'il obtient coup sur coup ses deux baccalauréats.... Il écrit son premier alphabet et une histoire du Sénégal au Lycée, et sa première thèse à 28 ans...
IBA DER THIAM SE RÉJOUIT DU DÉBAT ENTRE BORIS ET BACHIR
À en croire l'historien, que l'écrivain et le philosophe n'aient pas la même opinion sur l'oeuvre de Cheikh Anta Diop, n'est pas un problème. Au contraire, il s'en délecte
Pr Iba Der Thiam apprécie la joute intellectuelle entre l’écrivain Boubacar Boris Diop et le philosophe Souleymane Bachir Diagne, sur l’œuvre de Cheikh Anta Diop. Il s’en délecte même, explique-t-il, dans le ’’Jury du dimanche’’.
La paternité du Carbone 14
« Boris Diop est un patriote, un Sénégalais compétent, un intellectuel de haut lignage qui a fait ses preuves dans le domaine, dit-il. Il ne connait aucune hypocrisie, il est incapable de dire du mal de qui que ce soit mais qui est également suffisamment objectif pour ne faire que ce qui rencontre ses convictions. (En face), Bachir Diagne fait partie des personnes dont la voix compte dans le monde actuel. Qu’eux deux n’aient pas la même opinion, cela ne me fait pas peur. Au contraire, ça me fait plaisir. »
Avant de poursuivre : « Ce n’est pas pour moi un problème que les anciens Directeurs de l’IFAN aient travaillé sur le projet. C’est Cheikh Anta Diop qui a donné au laboratoire Carbone 14 ses lettres de noblesse. C’est lui qui l’a fait connaitre à l’extérieur et c’est lui qui lui a permis de dater un certain nombre d’objets qui ont permis de révolutionner tout le reste. Prouver que l’Afrique était le berceau de l’humanité n’était pas facile. Cheikh Anta Diop l’a prouvé. Donc, que c’est deux-là aient une polémique, je dis que je lis avec délectation tout ce qu’ils écrivent. Et j’en suis d’autant plus heureux que je ne vois aucun propos discourtois, aucun jugement de valeur, aucun comportement de violence verbale. Mais uniquement une grande dignité et une élévation de pensée et une capacité de réflexion qui honorent notre intelligencia. »
A quoi sert la pensée de Cheikh Anta Diop en 2019 ?
« La pensée de Cheikh Anta Diop est encore plus importante en 2019 que dans les années passées parce qu’en 2019, nous sommes l’objet d’un matraquage idéologique à cause de la mondialisation, qui brouille tous les repères et essaie d’instaurer la pensée unique. La pensée de Cheikh Anta Diop nous permet d’y renoncer et de montrer ce que nous avons apporté au patrimoine de l’universel en des termes qui ne souffrent d’aucune contestation des milieux scientifiques autorisés. Nous avons plus aujourd’hui besoin de la pensée de Cheikh Anta Diop et nous ne devrons pas la ranger dans les tiroirs et nous devrons veiller à en faire notre référence principale parce que cela nous permet de nous articuler à un homme de combat dont toute sa vie a été consacré à la défense de l’Histoire. Je n’ai pas honte de le dire, je considère Cheikh Anta Diop comme mon maître ».