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2 avril 2025
Cheikh Anta Diop
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POUR UNE RUPTURE AVEC LE DISCOURS NÉO-LIBÉRAL DOMINANT
EXCLSUIF SENEPLUS - Au même titre que le Fcfa, l'Eco est une imposture - Ces africains qui se prennent pour des économistes ne sont qu'en réalité des répétiteurs - ENTRETIEN AVEC UPAHOTEP KAJOR MENDY
Il a fallu qu'il dévore les œuvres du professeur pour savoir exactement ce qu'il doit faire pour être au service de l'Afrique. 34 ans après le décès de Cheikh Anta Diop, Upahotep Kajor Mendy reste déterminé pour l'éveil des consciences en Afrique. Dans cet entretien accordé à SenePlus, l'auteur de "Histoire politique de l'Afrique, l'exigence de leadership" fait le plaidoyer pour la valorisation de l'oeuvre de l'égyptologue, lance un appel pour l'introduction des langues nationales dans le système scolaire et dénonce l'incompétence des économistes africains à proposer une alternative monétaire pour l'Afrique.
"CHEIKH ANTA DIOP N'A PAS BESOIN QU'ON L'APPELLE PHARAON DU SAVOIR"
Dialo Diop, revient, entre autres sujets, sur l’actualité de la pensée politique et culturelle de Cheikh Anta Diop et explique pourquoi ses pensées ne sont pas enseignées dans les universités sénégalaises. Entretien
Le 7 février marque l’anniversaire du décès de Cheikh Anta Diop. Trente-quatre ans après sa disparition, le ‘’Pharaon du savoir’’ semble de plus en plus présent dans le cœur des Africains et de la diaspora noire, grâce à ses œuvres. Trouvé à l’Espace numérique ouvert de Dakar (Eno) sis à Mermoz, lors d’une cérémonie d’hommage en l’honneur du savant noir, l’ancien secrétaire général du RND (parti politique fondé par Cheikh Anta Diop), par ailleurs médecin biologiste à la retraite, Dr Dialo Diop, revient, entre autres sujets, sur l’actualité de la pensée politique et culturelle de Cheikh Anta Diop et explique pourquoi ses pensées ne sont pas enseignées dans les universités sénégalaises. Entretien.
Trente-quatre ans après la disparition de Cheikh Anta Diop, que peut-on tirer de ses enseignements par rapport à l’actualité politique africaine ?
Ceux qui se sont intéressés à la pensée politique de Cheikh Anta Diop découvrent, avec ravissement, que la validité scientifique de ses travaux de recherche en histoire, langue, sociologie et en philosophie demeure pleine et entière. En 1960, immédiatement après avoir soutenu sa thèse, il rentre au Sénégal et publie un ouvrage intitulé ‘’Les fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique noire’’. Dans cet ouvrage, il dit que si l’Afrique veut se redresser et recouvrer la maitrise de sa propre destinée, elle doit s’unir politiquement sur le modèle fédéral. Sinon, elle est condamnée à la ‘’sud-américanisation’’.
Soixante ans après, cette prédiction s’est vérifiée jusqu’à la caricature. L’Afrique ne s’est pas fédérée, elle s’est sud-américanisée jusqu’à la cocaïnisation. C’est la cocaïne des Sud-Américains que nous recyclons sur toute la côte de notre continent. De l’Angola jusqu’au Maroc. C’était la zone de transit. Maintenant, c’est devenu une zone de redistribution.
Cheikh Anta avait évoqué la question de la sécurité qui, pour lui, précède le développement. Aujourd’hui, il y a le G5 Sahel qui essaie de contrecarrer les desseins des terroristes. Quelle lecture avez-vous par rapport à cela ?
La question sécuritaire est devenue un slogan que tous les chefs d’Etat reprennent, mais qu’ils sont incapables d’appliquer et de mettre en œuvre. Pour le G5 Sahel, il a fallu que Macron leur demande de le créer pour qu’ils le fassent. Ils sont 5 (pays) alors que le réflexe pour se défendre devant l’agression, c’était d’unir les forces. Pourquoi la Mauritanie fait partie du G5 Sahel et pas le Sénégal, la Gambie, la Guinée, etc. ? Cela n’a pas de sens. Il faudra qu’il y ait un attentat, comme ce fut le cas au Grand Bassam de Côte d’Ivoire, pour qu’on dise qu’il faut ajouter le Sénégal. On est dans la dépendance jusqu’à présent et on est dans le mimétisme. Nous continuons à faire ce qui se faisait avant l’indépendance. Ça me rappelle la phrase du général belge qui avait provoqué la mutinerie de la force publique immédiatement après l’indépendance apportée par Lumumba. Il fait un cours devant ses hommes et dit qu’avant l’indépendance égale après l’indépendance. C’était de la provocation, mais ce n’est pas faux.
Cela nous plonge dans vos combats les plus actuels. Par rapport à la politique, le lien est-il déjà trouvé pour dire que pour faire valoir ces idées-là, il faut s’accaparer de l’appareil d’Etat ?
Justement, l’une des contributions substantielles de Cheikh Anta Diop à la pensée politique panafricaniste, c’est de montrer que nous ne pouvons pas réformer les Etats coloniaux que nous avons hérités de l’impérialisme berlinois : la fragmentation du continent. Nous devons repenser un nouveau type d’Etat continental. Et il dit que l’Afrique est confrontée à une tâche sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Que toutes les autres grandes fédérations de l’histoire de l’humanité se sont construites dans le fer, le feu et le sang (la violence). Pour lui, l’Afrique va devoir se fédérer et s’unir, non pas par la force, mais par la persuasion. On doit amener nos compatriotes africains à comprendre que c’est notre intérêt collectif de nous unir et de nous souder en un seul bloc, sous une direction de lutte, et donc avoir un Etat qui soit radicalement différent de l’Etat colonial ‘’nègrifié’’ que nous avons hérité, par exemple, des Français.
Les populations africaines ont tendance à vouloir aller dans cette direction-là. La faille ne se trouverait pas au niveau de la classe dirigeante ?
C’est pour cela que Cheikh Anta a également dit que si les classes dirigeantes échouent à faire fédérer l’Afrique, alors c’est une lame de fond qui partira des bases populaires et fera comme un raz-de-marée pour imposer l’unification, parce que ça sera devenu une question de survie pour nos peuples.
Est-ce que c’est cela qui explique la naissance de certains mouvements tels que France dégage ?
Ce sont des prémices. Il faut que ça soit des mouvements organisés et coordonnés à une échelle continentale.
Croyez-vous que l’approche culturelle, qui est d’une importance capitale, a été peu perçue ?
Cheikh nous a expliqué pourquoi nous devons nous réunifier sur la base de la persuasion et non sur celle de la violence. Parce qu’au-delà de nos diversités apparentes, il y a une profonde unité culturelle des peuples africains. Nous sommes le seul continent au monde où le désir d’unité des populations est aussi fort. Il est lié à notre sentiment d’avoir subi le même sort stoïquement, au moins dans les temps modernes. Mais Cheikh nous montre que c’est un sort commun, depuis l’origine de l’humanité. Et que c’est sur ça que nous devons nous appuyer. Mais la clé, c’est de nous doter d’une langue de travail. Et, bien sûr, ça ne tuera pas les autres langues, parce que nous ne sommes pas sectaires, exclusivistes, mais nous voulons être opérationnels. Aujourd’hui, la langue la plus utilisée dans le monde, ce n’est plus l’anglais ; c’est le mandarin. Dans toutes les universités du monde, les gens manifestent leur envie d’apprendre le chinois. C’est parce que la Chine a renversé les rapports de force à l’échelle mondiale. Et l’Afrique pourrait faire pareil.
Actuellement, est-ce qu’il est facile de trouver une langue d’unification ?
Oui, les intellectuels africains ont travaillé sur ça. Et c’est depuis le 1er Congrès des écrivains et artistes noirs de Paris, en 1956. On dit que c’est le kiswahili qui est la langue la plus apte qui soit pour cela. En outre, en Afrique, on a plus de locuteurs de kiswahili que d’Anglophones et de Francophones réunis (quantitativement).
Vous luttez pour que les ouvrages de Cheikh Anta soient enseignés. Et vous avez évoqué un projet qui a été bloqué. De quoi s’agit-il exactement ?
C’était la pétition de nos compatriotes du Canada, qui ont recueilli des dizaines de millions de signatures et qui ont fait initier une procédure par l’Inspection générale de l’éducation nationale et non pas, malheureusement, par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique.
En effet, c’est l’éducation nationale qui a fait les fiches pédagogiques, mais le blocage se trouve dans la décision de commencer à enseigner l’œuvre de Cheikh Anta. Parce qu’elle fait peur.
Pourquoi est-ce qu’elle fait autant peur ?
Parce qu’elle émancipe, libère les esprits. Elle déverrouille l’esprit créateur chez les Africains. Et c’est la caractéristique de tous les gens qui lisent Cheikh Anta. Ils disent qu’ils ne sont plus les mêmes, après avoir lu ‘’Nation nègre et culture’’. Les œuvres de Cheikh Anta Diop ne sont pas enseignées au Sénégal, à cause de l’adversité politique et le veto de l’académie des Français. Ce n’est pas l’institution académique française, mais de l’université française. Ils se sont rendu compte de la portée subversive, au sens propre et positif, des thèses de Cheikh Anta Diop. Et ils préfèrent qu’elle soit méconnue et ignorée par les jeunes intellectuels africains, parce qu’elle contribuerait au déverrouillage de leur esprit créateur, et donc à leur engagement plus résolu dans la libération, dans la reconstruction autonome de notre continent.
Quel message voulez-vous partager avec ceux qui ne la connaissent pas assez ?
Nous, notre message, c’est que Cheikh n’a pas besoin qu’on l’appelle le ‘’Pharaon du savoir’’ ou que l’on le momifie dans un sarcophage pour en faire un pharaon. Ce qu’il souhaite, c’est que son œuvre soit enseignée ; et que, surtout, la jeune génération se l’approprie et s’accommode en particulier de sa méthode d’investigation, d’analyse, qui lui a permis de faire des découvertes et des conclusions qui restent valides, un demi-siècle après.
Ainsi, nous souhaitons que la jeunesse fasse, à son tour, des découvertes et contribue à la construction souveraine de notre continent.
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CHEIKH ANTA DIOP ÉTAIT UN GÉANT
Même sans ses travaux scientifiques, l'envergue morale de Cheikh Anta, aurait suffit à faire de lui un exemple pour l'Afrique - Tant d'africains méprisent leurs langues par manque d'estime de soi - ENTRETIEN AVEC BOUBACAR BORIS DIOP
Même des décennies après sa mort, Cheikh Anta Diop continue de résonner en Afrique et bien au-delà, à travers sa contribution historique dans la restauration de l'homme noir. Comme une revanche sur l'histoire, l'égyptologue sénégalais dont les thèses scientifiques avaient suscité tant d'acrimonies est aujourd'hui de plus en plus célébré.
Pour évoquer la vie, l'oeuvre et le legs de l'illustre savant, le grand entretien de Jotna TV, reçoit l'écrivain, journaliste et éditorialiste de SenePlus, Boubacar Boris Diop. L'invité évoque son combat pour la promotion des langues nationales, inspiré de Cheikh Anta Diop.
par Boubacar Badiane
NATIONS NÈGRES ET CULTURE, RETOUR SUR LA PARUTION D’UNE ŒUVRE CULTE
Avec la parution de cet ouvrage, c’est l’idée même d’une Afrique anhistorique telle que formulée par la philosophie hégélienne de l’histoire qui se voit sapée dans ses fondements les plus lointains
Il n’est certainement pas exagéré de dire que l’année 1954 restera, au même titre que l’année 1945, dans la mémoire collective des Allemands, à jamais, gravée, dans la mémoire des africanistes, des égyptologues, des historiens modernes et des autorités universitaires françaises des années 50. 1954 marque, en effet, l’année de parution de Nations nègres et culture.
Nous sommes au lendemain de la seconde guerre mondiale et l’impérialisme européen bat encore son plein dans presque toute l’Afrique. C’est dans ce contexte marqué, au plan des idées, par l’hégémonie d’une conception de l’histoire, à la fois, eurocentriste et raciste, héritée de la philosophie hégélienne de l’histoire, que Cheikh Anta Diop va, en 1954, suite à la publication de Nationsnègresetculture, frapper, de plein fouet, l’arrogance d’une Europe amnésique de l’origine de sa civilisation et obnubilée par sa puissance matérielle et technique.
Les solutions de continuités
On sait que l’Afrique a été, suite au Congrès de Berlin, morcelée en une multitude de micro-Etats. Pourtant, un siècle, plutôt, dans ce même Berlin, Hegel avait, déjà, annoncé la couleur. En effet, dans ses célèbres Leçons sur la philosophie de l’histoire, Hegel soutient, de toutes ses forces, que l’Afrique est constituée de trois continents : l’Afrique sub-saharienne, l’Afrique septentrionale et l’Egypte. Hegel pense ainsi que l’Afrique septentrionale devrait être rattachée à l’Europe, au lieu où l’Egypte appartient à l’Asie. Ainsi, selon lui, l’Afrique proprement dite, se réduit, en dernière instance, à l’Afrique sub-saharienne, c’est-à-dire à l’Afrique noire. Loin de s’en tenir là, Hegel continue à filer la métaphore en affirmant que cette partie de l’Afrique est peuplée de barbares ou, si l’on préfère, de sauvages. Ainsi, comme le note, à juste titre, Pierre Quillet, aux yeux de Hegel, l’Afrique se situe au seuil de l’histoire universelle et le Nègre au seuil de l’humanité :
« L’ouvrage du comte Arthur Gobineau intitulé « Essai su l’inégalité des Races humaines », publié en 1953-55 (22), bien après la mort de Hegel, est en quelque sorte, l’acte de naissance du racisme contemporain. Mais à comparer ces deux courants de la pensée, on s’apercevrait vite que le racisme de Hegel est beaucoup plus pernicieux, car il ne s’agit pas chez lui d’ « inégalité »- ou l’on peut trouver du plus et du moins- mais d’une différence d’espèce : les Nègres sont des pseudo-hommes destinés seulement à manifester dans la nature, avant l’histoire, ce qu’est l’humanité réduite à l’animalité»[1].
C’est cette conception, à la fois, balkanisante et condescendante à l’endroit de l’Afrique et des Africains, adossée à une érudition idéologique féroce, que les africanistes vont reprendre à leur compte en se donnant, pour ainsi dire, la discontinuité des faits de culture comme grille d’intelligibilité du passé négro-africain. Aussi François-Xavier Fauvelle-Aymar dit-il qu’ : « au découpage de l’Afrique sur le terrain colonial, correspond, sur le terrain savant, le découpage monographique pratiqué par les africanistes traditionnels »[2].
Les égyptologues leur emboiteront le pas, en soutenant, à leur tour, que la civilisation égyptienne ne saurait être l’œuvre des Nègres. Ainsi, selon eux, l’Egypte antique est, non seulement blanche, mais aussi, que c’est cette race blanche qui serait à l’origine de sa brillante civilisation. Ils vont ainsi, enrobés du manteau de la science, se rendre coupables de ce que Cheikh Anta Diop appellera, plus tard, « un crime, le plus gravecontrela science et l’humanité »[3].
Les historiens modernes vont, pour leur part, donner libre cours à leur imagination, en se donnant comme sacerdoce un seul principe : raconter l’histoire à rebours. Ainsi, selon eux, l’histoire africaine s’arrête avec la fondation de l’empire du Ghana ; au-delà, c’est la nuit noire, en Afrique. Ce qui signifie que l’histoire africaine n’est que solution de continuité. Autrement dit, elle comporte des trous. Et ce sont, justement, ces solutions de continuités que Cheikh Anta Diop va, en publiant Nations nègres et culture, se proposer de balayer d’un revers de main. Ainsi, à une conception, à la fois, raciste et eurocentriste de l’histoire, Diop oppose, à son tour, une conception, à la fois, afrocentriste et polycentriste de celle-ci. La nouveauté de Cheikh Anta Diop, c’est le lieu de le dire, réside, en effet, dans l’introduction de l’approche diachronique comme grille de lecture du passé négro-africain.
En introduisant ainsi le temps comme principe d’intelligibilité du passé négro-africain, Cheikh Anta Diop découvre que l’Egypte antique est, non seulement, nègre, mais aussi, que c’est à cette Egypte nègre, encore sous le joug de la colonisation, que l’Europe est tributaire de tous les éléments de la civilisation, aussi extraordinaire que cela puisse paraître. En remontant ainsi le cours de l’histoire africaine jusqu’à l’antiquité égypto-nubienne, sur une période d’au moins 5000 ans sans solution de continuité, Cheikh Anta Diop fait d’une pierre deux coups : il replace le Nègre et l’Afrique au centre de l’histoire universelle, d’une part, affirme l’antériorité des civilisations nègres, d’autre part.
Ainsi, en replaçant l’Egypte antique dans son giron africain, Cheikh Anta Diop rétablit, du coup, dans la longue chaine de l’histoire africaine, le maillon rompu par la parenthèse coloniale et saisit, simultanément, le fil conducteur qui relie les africains à leurs ancêtres les plus lointains. C’est ce qu’il appelle : « laconsciencehistoriqueafricaine », c’est-à-dire, suivant sa propre terminologie : « le ciment qui réunit les individus d’un peuple, qui fait qu’un peuple n’est pas une population, un agrégat d’individus sans liens »[4]. C’est dire que la nouveauté de Cheikh Anta Diop était, comme il le soulignera, plus tard, lui-même, moins d’avoir dit, à la suite de certains auteurs classiques, que l’Egypte antique est nègre, que d’avoir fait de cette idée un fait de conscience historique africaine et mondiale et, surtout, un concept scientifique opératoire[5].
La presse
Ainsi, avec la parution de Nations nègres et culture, c’est l’idée même d’une Afrique anhistorique telle que formulée par la philosophie hégélienne de l’histoire qui se voit sapée dans ses fondements les plus lointains. Le choc fut total : « coup de tonnerre », « effet de bombe », « folie », « scandale », « tremblementde terre », « révélation », « dangereux », « audacieux », « révolutionnaire », tels sont, entre autres, les termes employés, çà et là, pour relater l’événement. La force même des termes employés, pour rendre compte de l’événement, traduit, d’une manière ou d’une autre, le malaise profond que cette parution a suscité au cœur de la communauté scientifique. Qu’il s’agisse des africanistes, des égyptologues ou, des autorités académiques de l’époque, tous avaient, pour reprendre le titre même de Chinua Achebe, le sentiment que : « Le monde s’effondre »[6].
Dans une des émissions, Archives d’Afrique, consacrée à Cheikh Anta Diop, Alain Foka, journaliste à RFI, revient sur cette publication dans les termes qui suivent : « En 1954 Cheikh Anta Diop publie son premier ouvrage : Nations nègres et culture ; c’est un coup de tonnerre dans le monde des intellectuels, en général et, celui très tranquilledes égyptologues, en particulier»[7]. C’est cette même idée d’un espace universitaire serein, troublé, tout d’un coup, qui sera, à son tour, reprise par Fabrice Hervieu Wane dans les colonnes du mensuel Le Monde diplomatique : « Le livre sonne comme un coup de tonnerre dans le ciel tranquille de l’establishment intellectuel »[8]. Bizarrement, un mois, plus tard, dans les colonnes du même mensuel et dans, à peu près, les mêmes termes, Philipe Leymarie, revient, à son tour, sur l’événement : « refusée en Sorbonne, sa thèse avait fait l’effet d’une bombe dans le milieu intellectuel des années 50. Nations nègres et culture était à l’ origine une thèse. Mais les autorités universitaires avaient jugé ses idées trop subversives et s’opposèrent à ce qu’elle soit soutenue »[9]. C’est un journal français, Le Républicain Lorrain, qui, deux ans après la parution de Nations nègres et culture, suite à une conférence de Cheikh Anta Diop, résume, de façon tout à fait éloquente, dans un de ses titres, le malaise général que cette œuvre a provoqué au sein de la communauté scientifique : « Deux siècles d’érudition remis en question »[10].
Frappé de caducité, l’africanisme ne s’en relèvera presque plus jamais. Aussi l’Afrocentricité apparaitra-t-il aux africanistes comme étant, non seulement, un défi tout à fait intimidant, mais aussi un défi qui mérite une réponse tout à fait précise. Telle est, du moins, la conviction de Mary Lefkowitz et qui, d’une certaine manière, traduit le sentiment de frustration générale que toute la communauté africaniste avait, au plus profond de sa chair, éprouvé :
« Parce que l’afrocentrisme[11] est appris dans les écoles et les universités et qu’il est pris au sérieux par de nombreuses personnes, il représente un défi qui exige une réponse bien circonstanciée. C’est un défi à l’intégrité académique de toute personne étudiant la Méditerranée orientale, défi qui exige que nous répondions d’abord aux accusations selon lesquelles nous avons délibérément trompé nos étudiants et le public au sujet de l’influence égyptienne sur la pensée occidentale. Ce défi est particulièrement intimidant parce que toute tentative de débattre ou de discuter de ces questions engendre des accusations supplémentaires et une plus grande acrimonie »[12].
Ainsi, avec Nations nègres et culture, c’était, manifestement, une nouvelle page de l’histoire universelle et, surtout, de l’histoire africaine qui s’ouvrait, amplement. Anatole Fogou semble avoir bien perçu l’un des enjeux majeurs de cette œuvre : « L’enjeu, c’est de faire mentir une certaine conception de l’Afrique et de l’Egypte qui situe cette dernière hors de l’Afrique. Et l’auteur qui s’est le plus avancé dans cette direction n’est autre que Hegel, que Diop ne cite pratiquement jamais, mais dont on « sent » bien à la lecture qu’il s’attache à détruire les conceptions sur l’Afrique»[13]. Tout se passe ainsi comme si les thèses exprimées dans Nations nègres et culture remettaient en question les fondements même de la civilisation occidentale. Une chose est, en tout cas, sûre, c’est que sa parution constitue, aux yeux de la communauté des savants européens, abreuvée de Hegel, un véritable scandale. Jean-Marc Ela est de cet avis : « Dire que les bâtisseurs de l’Egypte ancienne sont des nègres authentiques, aussi vrai que les bantous ou les tirailleurs noirs, c’est faire preuve de « folie » aux yeux des sages d’Occident. Les thèses exprimées dans Nations nègres et culture constituent une sorte de scandale pour un esprit nourri de Hegel et d’une longue tradition intellectuelle »[14].
On saisit alors toute la portée de l’événement. La volonté affichée par son auteur n’était, en réalité, comme le note, à juste titre, François-Xavier Fauvelle-Aymar, que de : « Lever le voile d’un seul coup sur plusieurs siècles de mensonges occidentaux, et montrer une fois pour toutes la profondeur historique et la valeur du passé africain»[15].
De là à dire que Nations nègreset culture marque, dans le champ de l’historiographie, un lever héliaque de Sothis, il n’y a qu’un pas-un seul pa s- et François-Xavier Fauvelle-Aymar, naturellement, n’hésite pas à le franchir : « A quoi juge-t-on que l’on a affaire à un nouveau Galilée?»[16], s’interroge François-Xavier Fauvelle-Aymar, avant de répondre presque aussitôt :
« A l’ampleur des sarcasmes et des résistances que suscitent ses idées, forcément justes puisque critiquées. Ainsi, Diop fait sortir le loup du bois. Presque chaque article sur son compte rappelle la façon dont l’establishment universitaire étouffa le scandale que n’aurait pas manqué de produire sa thèse, si la soutenance n’avait été reportée sine die. Mais ce n’était que partie remise : la parution de Nations nègres et culture provoqua, parait-il, un tremblement de terre dans le Landerneau africaniste»[17].
On comprend alors, aisément, que Joseph Ki-Zerbo ait pu dire que la nouveauté de Nations nègres et culture réside, justement, dans cette farouche volonté de son auteur de vouloir, à tout prix : « replacer le soleil au centre du système »[18].
Du côté africain, l’accueil ne fut pas, non plus, chaleureux. L’attitude des intellectuels noirs africains avait, en tout cas, été tout à fait mitigée. C’est, du moins, ce que rapporte Pathé Diagne dans un des passages de son ouvrage consacré à l’auteur de Nations nègres et culture : « Certes, à sa parution, peu de monde l’aura lu avec intelligence et lucidité. C’est pour les uns, une révélation et ils y adhèrent. Pour d’autres, un texte idéologique et politiquement dangereux »[19].
Seul, de toute l’élite africaine, Césaire avait été, dès sa parution, acquis à ses thèses. Césaire, dans un des passages de son célèbre Discours sur le colonialisme, publié deux ans après la publication de Nations nègres et culture, reviendra, d’ailleurs, sur cette parution en saluant, à son tour, non seulement l’audace de l’auteur, mais en attestant, également, pour la postérité, que Nations nègres et culture était le livre : « le plus audacieux qu’un Nègre ait jusqu’ici écrit et qui comptera à n’en plus douter dans le réveil de l’Afrique »[20].
C’est Cheikh Anta Diop, lui-même, qui, dans un des passages de la préface de Nations nègres et culture de 1979, où se mêlent hommages et admirations, nous rapporte l’événement : « Avec vingt-cinq ans de recul on s’aperçoit que les grands thèmes développés dans Nations nègres et culture, non seulement n’ont pas vieilli, mais sont tous tombés maintenant dans le domaine des lieux communs, alors qu’à l’époque ces idées paraissaient si révolutionnaires que très peu d’intellectuels africains osaient y adhérer. Il y a lieu de rendre hommage ici, au courage, à la lucidité et à l’honnêteté du génial poète, Aimé Césaire ; après avoir lu, en une nuit, toute la première partie de l’ouvrage, il fit le tour du Paris progressiste de l’époque, en quête de spécialistes disposés à défendre, avec lui, le nouveau livre, mais en vain ! Ce fut le vide autour de lui »[21].
Boubacar Badiane est Doctorant à l’Ecole Doctorale ETHOS de l’UCAD, Laboratoire CEREPHE.
Bibliographie
[1] P. QUILLET, « Hegel et l’Afrique », Ethiopiques, revue socialiste de culture Négro-africaine, 1976, N° 6, p. 62
2 F-X. FAUVELLE AYMAR, « Cheikh Anta Diop ou l’africaniste malgré lui. Retour sur son influence dans les études africaines », in : F-X., FAUVELLE-AYMAR, J. P., CHRETIEN, et C. H., PERROT (éds), Afrocentrismes. L’histoire des africains entre Egypte et Amérique, Paris : Karthala, 2000, p. 32.
8 F. H. WANE, « Cheikh Anta Diop, restaurateur de la conscience noire », Le Monde diplomatique, Janvier 1998, p. 24-25.
9 P. LEYMARIE, « L’Afrique de Cheikh Anta Diop », Le Monde diplomatique, Février 1998, p. 30.
10 Cité par C. M. DIOP, Cheikh Anta Diop, L’homme et l’œuvre, Paris : PA, 2003, p. 47.
11 Il faudrait peut-être préciser que s’agissant de Diop, le terme qui serait sans doute le plus approprié est celui d’Afrocentricité, introduit par un des disciples de Cheikh Anta Diop et non celui d’afrocentrisme qui est l’œuvre d’un groupe d’intellectuels européens farouchement opposé aux thèses de Cheikh Anta Diop et qui, par tous les moyens, cherchent à les discréditer.
12 M. LEFKOWITZ, « Le monde antique vu par les afrocentristes », in : F-X., FAUVELLE-AYMAR, J. P., CHRETIEN, et C. H., PERROT (éds), Afrocentrismes. L’histoire des africains entre Egypte et Amérique, Paris : Karthala, 2000, p. 243.
13 A. FOGOU, « Histoire, conscience historique et devenir de l’Afrique : revisiter l’historiographie diopienne », N° 60, janvier 2014, p. 6. http://www.fmsh.fr - FMSH-WP-2014-60, consulté le 10/06/ 2016 à 17h 48.
14 J.-M. ELA, Cheikh Anta Diop ou l’honneur de penser, Paris : L’Harmattan, 1989, pp. 52-53.
15 F-X. FAUVELLE AYMAR, op. cit., p. 29.
16 ID., op.cit., p. 40.
17 ID., op.cit., ibid.
18 J. KI-ZERBO, Sud, Revue africaine d’intégration, n° 1, mars 1986.
19 P. DIAGNE, Cheikh Anta Diop et l’Afrique dans l’histoire du monde, Paris : L’Harmattan, 2015, p. 32
20 A. CESAIRE, Discours sur le colonialisme, Paris : PA, 1955, p. 41.
21C. A. DIOP, Nations nègres et culture, Paris : PA, 1979, p. 5.
LES IDÉES DE CHEIKH ANTA SONT DE PLUS EN PLUS ACTUELLES
Les anciens du Rassemblement national démocratique (Rnd) seront à Thieytou demain pour commémorer le 34ème anniversaire de la disparition de Cheikh Anta Diop le 7 février 1986. Pape Demba Sy revient sur l’œuvre de l’égyptologue et anthropologue
Les anciens du Rassemblement national démocratique (Rnd) seront à Thieytou demain pour commémorer le 34ème anniversaire de la disparition de Cheikh Anta Diop le 7 février 1986. Pape Demba Sy revient sur l’œuvre de l’égyptologue et anthropologue. Le leader du parti Udf/Mboloo-mi et enseignant à la Faculté de droit de l’Ucad estime que l’Afrique gagnerait à s’approprier les idées de Cheikh Anta Diop pour s’extirper des griffes du sous-développement.
Vous irez à Thieytou ce samedi pour vous recueillir sur la tombe de Cheikh Anta Diop dans le cadre de la commémoration du 34ème anniversaire de sa disparition. Quel est le cap pour cette année ?
La commémoration de la disparition du Pr Cheikh Anta Diop est initiée depuis 1987, soit un an après son décès le 7 février 1986. Le voyage commémoratif de cette année entre dans ce cadre. L’objectif est toujours le même : rappeler aux Sénégalais que le Pr Cheikh Anta Diop repose à Thieytou, mais a joué un rôle important dans la prise de conscience des Noirs en Afrique. Son objectif, et il l’a dit, c’était de restaurer la conscience historique des Africains.
En France, il s’est rendu compte que lorsqu’on étudiait l’histoire de l’Afrique, on s’arrêtait seulement à une certaine époque. Il a balayé toutes ces théories en démontrant que les premiers hommes dans le monde viennent de l’Afrique, que la première civilisation du monde est égyptienne et qu’elle était noire. Il a montré que les Grecs se sont abreuvés à la source égyptienne.
Cheikh Anta Diop s’est battu contre les falsificateurs de l’histoire qui disaient que les Noirs n’avaient pas d’histoire. A un moment donné, personne n’osait contredire les savants occidentaux. Cheikh Anta l’a fait. Dans Nations nègres et culture, il a remis en cause toutes les croyances que les savants occidentaux avaient distillées en Afrique.
34 ans après sa disparition, l’Afrique fait face à de nombreux défis. Est-ce que les Africains se sont servis des travaux de Cheikh Anta Diop ?
Il faut rétablir les choses à leur juste contexte. Cheikh Anta a aussi mené un combat politique. Lorsqu’il est revenu, il a d’abord publié un ouvrage, Les fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique noire. Il disait que les petits pays africains ne pouvaient pas se développer individuellement. De petits Etats qui seront instables et qui pourront être balayés par n’importe quel vent venant de l’extérieur.
C’est pourquoi il se battait pour un regroupement des différents Etats et la création d’un Etat fédéral africain. Et l’histoire lui donne raison. On a des défis économiques, sanitaires, éducatifs, sécuritaires…
Les Etats africains ne peuvent pas faire face au terrorisme. On a l’exemple du Burkina Faso, du Mali, du Niger où de petits groupes déstabilisent des Etats. Si on avait une Armée fédérale, elle pourrait se battre contre les terroristes et toute incursion étrangère.
L’Afrique ne s’en sort pas parce qu’elle est désunie, faible économiquement, politiquement et militairement. Je me félicite de voir des Africains commencer à véhiculer cette idée panafricaniste de Cheikh Anta Diop. Il y a un an, on a créé un grand comité qui regroupe tous les panafricains qui veulent aller vers un congrès qui va être le prélude à la création des Etats Unis d’Afrique.
C’est au niveau des Etats que les choses ne bougent pas. Qu’est-ce qui les empêche de se réunir ?
Cheikh Anta Diop est plus valorisé à l’extérieur qu’ici. A Atlanta, il y a une avenue Cheikh Anta Diop. Les ouvrages de Cheikh Anta sont dans les écoles et les universités. En 2016, lors du 30ème anniversaire de la disparition de Cheikh Anta, le président de la Répu bli que avait promis d’introduire son œuvre dans l’enseignement. Jusqu’à présent, on ne voit rien. Je ne saurais vous dire où se situe le blocage. Si l’Afrique est unie, la domination étrangère va reculer voire disparaître.
Ces puissances extérieures ne le souhaitent pas. Donc, ils ont besoin d’un certain nombre de pions. Thomas Sankara, Nkrumah, Kadhafi avaient des idées panafricanistes, mais on a tous vu leur sort.
Le Sénégal est-il reconnaissant envers Cheikh Anta Diop ?
Si on prend le Sénégal dans son ensemble, on peut dire que les populations sont reconnaissantes envers Cheikh Anta Diop. De plus en plus, les jeunes s’engagent et épousent les idées de Cheikh Anta. Il y a des jeunes qui ont créé le mouvement Carbone 14, il y a des clubs, des écoles privées Cheikh Anta Diop. Au niveau politique, tout le monde reconnaît l’œuvre de Cheikh Anta. Il y a une avenue, une université, l’Ifan, un mausolée baptisés Cheikh Anta Diop. Ces sont des efforts importants, mais insuffisants à nos yeux. La première chose à faire, c’est de refaire la route qui mène à Thieytou. Entre Bambey et Thieytou, c’est une piste en latérite. Le président de la République avait promis de faire la route de Thieytou, mais on attend toujours.
Est-ce que la pensée de Cheikh Anta Diop est toujours actuelle ?
Il avait créé le Rassemblement national démocratique (Rnd) dans le lequel étaient prévus les «Diaistes», partisans de Mamadou Dia, un certain nombre de partis comme la Ld. C’était ça l’esprit de rassembler le maximum de patriotes pour créer une grande force qui peut créer les changements dont nous avons besoin. Nous, Udf/Mboloo mi, sommes toujours dans cette direction de rassembler tous les partisans de Cheikh Anta Diop afin de créer cette grande force.
Du point de vue organisationnel, les héritiers de Cheikh Anta Diop n’ont pas maintenu l’unité. Mais les idées que Cheikh Anta Diop a développées sont de plus en plus actuelles. Tout ce débat sur l’environnement, Cheikh Anta l’a posé dans les années 1950 avec le reboisement dans «Alerte sous les tropiques».
Il a fait une conférence à Dakar pour le dire. Tous les vieux disaient que rien ne va dans la tête de Cheikh Anta. Il a toujours demandé que l’énergie renouvelable soit utilisée, des énergies propres capables d’impulser un développement durable. Faire un développement tout en conservant la nature et la faune. Donc ses idées sont actuelles. Lorsque le pouvoir parle de mixte énergétique, cela vient de Cheikh Anta qui en a parlé dans les «Fondements».
Sur la culture, il a toujours dit qu’on ne peut pas se développer avec une langue étrangère. Et il a raison. Sur la question de l’unité africaine, aujourd’hui tous les Africains se sont rendu compte qu’ils ne peuvent aller nulle part sans l’unité. Sur le plan sécuritaire, Cheikh Anta disait que la sécurité précède le développement.
On ne peut pas développer un pays dans l’insécurité générale. Cette idée a été reprise au niveau des Nations unies. Tout le monde reconnaît que les pays africains ne peuvent pas se développer dans l’insécurité. Notre objectif est de faire partager à tout le monde la pensée de Cheikh Anta Diop. Nous appelons les jeunes à s’approprier les idées de Cheikh Anta. Le libéralisme a atteint ses limites et risque de conduire à la destruction du monde.
Est-ce que l’Eco est un début de réalisation de la pensée économique de Cheikh Anta Diop sur le plan monétaire ?
Pas du tout. Cheikh Anta était depuis longtemps partisan d’une monnaie à l’échelle africaine. C’est pourquoi je le pose comme ça. Dans l’Union africaine, il y a même une idée allant dans le sens d’une création d’une monnaie appelée Afro. L’Eco est d’abord une idée de la Cedeao qui a décidé en 1999 d’aller vers une monnaie commune.
D’ailleurs, c’est en cemoment que la Mauritanie a quitté. Actuelle ment, elle veut revenir. Ces derniers temps, il y a eu l’annonce de Ouattara et de Macron créant une confusion. L’Eco, c’est l’appellation que la Cedeao avait déjà retenue pour sa monnaie. C’est un premier pas parce que le nom Cfa d’origine coloniale a été changé. C’est largement insuffisant pour allevers une unité monétaire.
Pourquoi on ne vous a pas entendu dans le débat entre Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne sur l’œuvre de Cheikh Anta Diop ?
C’est un débat à la marge. Il est posé la question des langues nationales. Il y a beaucoup d’éléments que Souleymane Bachir Diagne a intégrés pour essayer de minimiser la pensée de Cheikh Anta. Lorsqu’il dit que c’était facile de traduire la relativité universelle de Einstein en wolof, c’est son point de vue. Mais il faut lui demander d’essayer.
De là, on se rendra compte que Cheikh Anta a fait des efforts pour traduire et est allé très loin dans cette recherche des mots scientifiques. Je ne partage pas le point de vue de Bachir Diagne. Je dis que c’est un débat à la marge parce que le problème technique est réglé, pas seulement au Sénégal, mais dans d’autres pays.
Ce qui intéressait Cheikh Anta, c’est de dire que tant qu’on n’aura pas développé nos langues nationales, on ne pourra pas développer l’Afrique. Pour les modalités, les techniciens vont y travailler. Boris et Bachir sont deux amis philosophes et qui posent un débat de philosophes.
par Souleymane Ka
SENGHOR ET SEEX ANTA JOOB
On pourrait poser cette question qui parait saugrenue qui influence qui parmi ces deux personnages historiques ? Le temps a fait son œuvre il est temps de revisiter leur pensée et d’en faire un bon usage
Deux figures contrastées de la scène politique et intellectuelle qui ont marqué le paysage du Sénégal et au-delà, Senghor et Seex Anta Joob.
17 années séparent la naissance de ces deux grands hommes Senghor 1906 Seex anta Joob 1923 le premier naquit à Joal petite ville sur la côte atlantique l’autre à Thieytou, Diourbel en plein cœur du Sénégal profond en pleine colonisation.
Par-delà leur démarche intellectuelle et leur opposition politique, ils avaient un dénominateur commun : leur intérêt pour l’éducation, la culture et la civilisation (civilisation ou barbarie, civilisation de l’universel, métissage, condition négre).
D’ailleurs, leurs critiques marxistes ne s’y sont pas trompés les taxèrent de » culturalistes » à cause de l’importance qu’ils accordaient à la culture.
Les observateurs se sont plus focalisés sur leur antagonisme politique et philosophique que sur le souci de défense et d’illustration de la civilisation négre.
C’est bien sous le magistère de Senghor qu’il a été sacré avec Web Dubois comme intellectuel qui a le plus influencé la pensée négre durant le 1er festival mondial des arts négres tenu à Dakar en 1966.
Ils ont tous les deux une grande admiration de la civilisation allemande, Senghor envers les romantiques comme Goethe et l‘historien Léon Frobenius, Seex pour l’histoire de l’unité allemande. L’embléme du dernier parti qu’il avait créé était l’aigle déployant ses ailes l’oiseau qui tutoie le ciel comme celui du drapeau allemand.
Ils ont tous deux publié des articles dans la revue « Présence africaine » et participé aux congrès des hommes de culture (écrivains et artistes) du monde noir. L’un parle de négritude l’autre de renaissance africaine. Le mot nègre (non pas noir) auparavant chargé négativement est utilisé par Seex comme par hasard dans son livre « Nations nègres et culture », tout un programme. L’auteur Lylian Kesteloot dans son livre « Les écrivains de la négritude » a classé Senghor et seex Anta joob comme des écrivains de la négritude bien que ce dernier se soit démarqué de ce courant littéraire bien qu’il ait eu une grande sympathie pour Aimé Césaire qui parraina son livre phare.
On peut à travers leurs héros décrypter leurs personnalités Senghor : les mansa de l’empire du Mali, Chaka le fondateur de l’empire zoulou et les guelowar du Sine quant à Seex anta joob : les candaces reines de Nubie, Samory Touré le résistant à l’expansion coloniale dans l’Afrique de l’Ouest et Jomo Kenyatta le chef de la révolte mau mau au Kenya contre l’occupation anglaise et Seex Amadou Bamba expression de la résistance passive non violente.
Pour Senghor, la colonisation est un mal nécessaire et une ouverture alors que selon Seex, la colonisation est une parenthèse par rapport à l’histoire millénaire de l‘Afrique et l’illustration de sa grandeur se trouve en Egypte Kmet.
Les mots ont un sens et celui-ci est chargé nègre négativement par ceux qui hiérarchisent les races et Senghor utilise le mot nègre puis qu’il appartient au mouvement de la négritude plus que le mot noir anthologie de la nouvelle poésie négre, l’apport de la poésie nègre, esthétique négro-africaine, il y a une négritude, de la négritude, négritude et humanisme.
En 2006, l’écrivain Boubacar Boris Diop a écrit un article intitulé « Le Sénégal entre Senghor et Seex Anta Joob » et essaie de les réconcilier après la mort de ces deux géants de la pensée africaine.
Senghor agrégé de grammaire a pu exercer son métier de professeur de grec et latin dans un lycée français à Tours et à l’école nationale de la France d’outre-mer ENFOM qui formait les administrateurs des colonies.
Seex Anta Diop quant à lui professeur vacataire de lycée à Paris, enseignait la physique en France, docteur ès lettres option histoire avec une mention honorable qui ne pouvait lui permettre d’enseigner dans une université française en l’occurrence celle de Dakar, il se contenta du poste de chercheur à l’Institut fondamental d’Afrique noire IFAN et chef du laboratoire carbone 14. Ce n’est qu’en presque fin de carrière en 1981 qu’il fut nommé professeur associé à la faculté de lettres et de sciences humaines après la sénégalisation de l’université.
Senghor n’avait pas la même approche historique de la notion de « civilisation », il avait une admiration sans borne à la civilisation grécoromaine et méditerranéene quant à Cheikh Anta Diop, la mère des civilisations est l’Egypte kmet institutrice de la Grèce dans la voie du progrès humain, mère des sciences et des arts.
En tant que linguiste, il partagea la même opinion que Homburger sur la parenté des langues dravidiennes le tamoul avec les langues négro-africaines du Sénégal wolof, sérère et pular.
Dans une formulation lapidaire, Senghor affirma que « l’émotion est nègre et la raison est hellène », ce que Seex ne pouvait admettre car la raison apparut en terre africaine l’Egypte Kmet et se répandit sur la Grèce. La raison était égyptienne avant d’être hellène.
En tant qu’historien et physicien, Seex ne croyait pas à une essence nègre mais à une évolution de l’homme dans des conditions particulières, l’Egypte, kmet dans son environnement naturel le Nil. Tout peuple placé dans les mêmes conditions aurait produit une si prestigieuse civilisation, il n’y a ni miracle égyptien ni miracle grec terme abondamment utilisé par les occidentaux.
Selon Seex, l’aspect historique de la culture n’est pas mis en exergue par le mouvement de la négritude. Il ne croit pas aux facultés psychiques spécifiques à une race, que l’émotion soit d’essence nègre.
Sur le plan des idées, à propos de l’utilisation d’une langue étrangère par les poètes africains, il cite dans son livre « Parenté génétique de l’égyptien ancien et les langues négro-africaines » éd. NEA « un poète génial « et » nègre de haute intellectualité » Senghor pas nommément, une exception, car la poésie dans une langue étrangère est vouée à l’échec car incapable de prendre en compte l’environnement naturel. Comment traduire un chêne en wolof par exemple ?
Sur le plan personnel et social, Senghor à l’époque se plaignait auprès de son ministre de l’Education nationale M. Assane Seck du sort de Seex sur le plan salarial et de Léonard Sainville directeur du centre de recherche et de documentation de St Louis CRDS qu’il considérait comme des militants de la négritude. En effet depuis son intégration dans le statut des chercheurs en 1960, Seex n’a pas voulu avancer dans le cadre français de l’université, l’IFAN était sous-direction française.
Dans ses études sur la civilisation africaine, Senghor s’est appuyé sur l’ethnologie coloniale le RP Tempels la philosophie bantu sur les africanistes, savants européens philosophes Teilhard de Chardin le phénomène humain, Henri Bergson les données immédiates et la conscience et autres ethnologues se spécialisant sur l’Afrique Léon Frobenius la culture ouest africaine, et les administrateurs coloniaux Maurice Delafosse le haut Sénégal Niger et des linguistes comme lillas homburger les peuples et les civilisations de l’Afrique etc.
Seex Anta Diop quant à lui, peut être considéré comme un encyclopédiste du 18ème siècle ayant un regard dans les domaines les plus variés l’égyptologie, la philosophie, la linguistique, l’esthétique, les sciences politiques, l’énergie nucléaire et hétérodoxe ne s’appuyant surtout des auteurs classiques grecs non européocentristes dépourvus de préjugés raciaux qu’il cite à profusion Diodore de Sicile, Hérodote, Strabon, Pline Tacite et Aristote, sur la tradition historique africaine, l’égyptologue Champollion le jeune, Marx, le pan négriste Marcus Garvey, les panafricanistes Edward Blyden et WEB Dubois, l’épistémologue avec le nouvel esprit scientifique Gaston Bachelard, Germaine Dieterlen et Marcel Griaule de Dieu d’eau des Dogons.
Pathé Jaan l’auteur qui a bien vu (et le seul à ma connaissance) les relations intellectuelles qu’il appelle « dialogue intertextuel « comme il l’appelle entre Senghor et Seex .
Le problème culturel en AOF 1937, vue sur l’Afrique noire ou assimilé non être assimilé, défense de l’Afrique noire 1945 versus alerte sur les tropiques 1949, nations négres et culture 1953.
1960 fondements culturels d’un futur état d’Afrique noire 1966 versus les fondements de l’africanité négritude et arabité.
Antériorité des civilisations nègres 1967 versus fondements de l’africanité négritude et arabité 1966.
Fondements de l’africanité négritude et arabité 1966 versus civilisation ou barbarie 1981.
Selon Pathé Jaan dans son livre « La négritude servante de la francophonie » éd. Sankoré Seex Anta Joob sur le plan linguistique s’est appuyé sur Senghor dans son étude sur les langues parue en 1944 journal de la société des africanistes « les classes nominales en wolof et les substantifs à vocation nasale » et « l’article conjonctif en wolof « 1947 journal de la société des africanistes qu’il n’a pu traduire en thèse de doctorat pour des raisons liés à sa pratique politique. Le titre de l’article de Cheikh Anta Diop était en question » étude linguistique ouolove, origine de la langue et de la race valaf paru dans la revue présence africaine 1948.
Un des rares intellectuels qui s’est penché sur ces deux personnages historiques, Senghor ou la négritude servante de la francophonie éd. Sankoré 2002 et Cheikh Anta Diop, l’Afrique dans l’histoire du monde éd. Sankoré l’harmattan 1997 avec une rare objectivité vu les relations qu’il avait avec un de ses personnages.
Une table ronde a été organisée en 2016 par le WARC intitulée Senghor versus Cheikh Anta à Dakar .
Senghor dans une conférence donnée au Caire lors d’un voyage officiel en Egypte en 1967 intitulée « fondements de l’africanité ou négritude et arabité » éd. dar al kitab allubnani transformée en livre insiste sur le métissage entre sémites (arabes et berbères) et noirs, parle d’unité culturelle élargit à ces deux races berbère et négro-africaine, Seex quant à lui parle dans ses livres » d’unité culturelle de l’Afrique noire » et « fondements culturels d’un futur Etat d’Afrique noire ».
Dans le cadre de ladite conférence, il partage avec Seex l’apparition du premier hominidé sur la terre en Afrique en se référant à Teilhard de Chardin, Furon et Moret et ne citant pas Seex Anta Joob.
En 1973, à Addis Abéba lors de la remise du prix Haïlé Sélassié Senghor parle de l’antériorité des civilisations négres dans une conférence et dit textuellement en effet les anciens grecs employaient le mot Ethiopien pour désigner tous les hommes noirs, qu’ils fussent d’Afrique ou d’Asie, qu’ils eussent le nez étroit ou camus, les lèvres épaisses ou minces, les cheveux crépus comme les sénégalais du sud frisés comme les éthiopiens raides comme les dravidiens de l’Inde à juste raison, car les anciens grecs, qui s’y connaissaient, ont quelque mille ans, loué les éthiopiens, c’est-à-dire les NÈgres comme les plus anciens des hommes qui avaient inventé l’écriture la religion, l’art. Je vous renvoie à l’ouvrage du sénégalais Cheikh Anta Diop « nations nÈgres et culture » du négro-américain Edgard Snowden « blacks in antiquity », du camerounais rp Engleberg Mveng qui porte le titre « Les origines grecques de l’histoire négro-africaine », enfin du congolais Théophile Obenga qui porte celui de « l’Afrique dans l’antiquité ». Fin de citation.
En 1977, se tint à Dakar une conférence intitulée l’Afrique noire et le monde méditerranéen qui a vu un débat très vif à travers le journal Le Soleil sur le peuplement de l’Egypte ancienne entre Raoul Lonis professeur de lettres classiques et spécialiste de la Grèce et Seex Anta Joob, et sur les rapports entre la Grèce et l’Egypte. Senghor a joué les médiateurs d’ailleurs. Seex n’y était pas invité.
En 1988 (2 ans après le décès de Seex) dans son livre « Ce que je crois » éd. Grasset, Senghor adopte carrément les idées de Seex et de Théophile Obenga qu’il cite beaucoup d’ailleurs. Les auteurs qu’il cite sont les auteurs de l’histoire générale de l’Afrique UNESCO non plus les ethnologues et autres savants africanistes européens.
Deux parties de l’ouvrage ont attiré mon attention
La préhistoire africaine
De la biologie à la culture africaine
Les points de convergence entre Seex Anta joob :
Origine nègre de l’Egypte ancienne
Apparition des premiers hominidés en Afrique
Parenté de l’égyptien ancien des langues négro-africaines
Origine des sénégalais dans la région des grands lacs.
En définitive, on pourrait poser cette question qui parait saugrenue qui influence qui parmi ces deux personnages historiques ?
Le temps a fait son œuvre il est temps de revisiter leur pensée et d’en faire un bon usage.
En lisant le livre de Senghor ce que je crois « j’entends comme un murmure, la voix de Seex ».
PAR Gisèle Doh
NATION NÈGRES ET CULTURES, BIBLE DE L'HISTOIRE AFRICAINE
Cheikh Anta Diop prônait une Afrique unie, après s’être forgée une identité forte qui servirait de fondation solide. Des années plus tard, comment contribuons-nous à la propagation de son héritage colossal ?
À cette époque, le racisme scientifique, porté par d’éminentes figures, était enraciné dans la société occidentale, et avait attribué au blanc l’être cartésien par excellence, la paternité de toutes les civilisations, et défini le noir, comme un être primitif, émotif, incapable de la moindre logique.
Les Égyptiens de l’antiquité étaient noirs
C’est dans ce torrent de certitudes racistes, que Cheikh Anta Diop, jeune homme de 27 ans, va prendre l’idéologie dominante à contre-pied, en affirmant que les Égyptiens de l’antiquité, précurseurs de la civilisation et des sciences étaient des noirs. Il ne fait pas que l’affirmer, il le prouve.
Cette thèse fit l’effet d’un séisme, et comme elle dérangeait, il fallait le faire taire.
On ne peut cacher le soleil avec la main dit le proverbe africain. Même si l’université de la Sorbonne rejette sa thèse en 1951, Présence africaine éditera le livre en 1954.
Nonobstant les preuves qui ne manquent pas dans son livre, des scientifiques pétris de préjugés essaieront par tous les moyens, de jeter le discrédit sur son travail.
Jugées trop révolutionnaires, certains intellectuels africains avaient du mal à adhérer aux idées véhiculées dans le livre. Aimé Césaire fut l’un des rares à le soutenir. Dans « discours sur le colonialisme », il qualifiera le livre de Cheikh Anta Diop de « livre le plus audacieux qu’un nègre n’ait jamais écrit »
Il a fallu attendre le colloque de l’Unesco en 1974, pour que la plus grande partie de ses thèses soient finalement reconnues « dans sa façon d’écrire, sa culture et sa façon de penser, l’Egypte était africaine » telles furent les conclusions de ce sommet.
Les preuves de la négritude de l’Egypte antique
Le combat fut de longue haleine, et pourtant, bien avant lui, la paternité de la civilisation Égyptienne avait été attribué à la race noire.
Dans les témoignages de savants grecs comme Hérodote, Aristote, qui étaient des témoins oculaires, la peau noire et les cheveux crépus des Égyptiens étaient mentionnés.
Aristote disait d’eux qu’ils étaient « agan malane » pour décrire leur peau ce qui signifiait excessivement noir.
Au 18e s, le comte de Volney, historien français, devant les évidences accablantes, tira les mêmes conclusions :
« Les Coptes sont donc proprement les représentants des Egyptiens et il est un fait singulier qui rend cette acception encore plus probable. En considérant le visage de beaucoup d’individus de cette race, je lui ai trouvé un caractère particulier qui a fixé mon attention : tous ont un ton de peau jaunâtre et fumeux, qui n’est ni grec, ni arabe ; tous ont le visage bouffi, l’œil gonflé, le nez écrasé, la lèvre grosse ; en un mot, une vraie figure de Mulâtre.
J’étais tenté de l’attribuer au climat, lorsqu’ayant visité le Sphinx, son aspect me donna le mot de l’énigme. En voyant cette tête caractérisée de nègre dans tous ses traits, je me rappelais ce passage remarquable d’Hérodote, où il dit « Pour moi, j’estime que les Colches sont une colonie des Egyptiens, parce que, comme eux, ils ont la peau noire et les cheveux crépus », c’est à dire que les anciens Egyptiens étaient de vrais nègres de l’espèce de tous les naturels de l’Afrique.»
Une des autres preuves irréfutables du caractère nègre des anciens Égyptiens, étaient la couleur de leurs dieux. Osiris et Thot pour ne citer qu’eux étaient noirs.
Les représentations foncées des pharaons et les coiffures qu’ils arboraient, étayent aussi la négritude de l’Égypte antique. ( voir les représentations de MENTOUHOTEP 1er et NÉFERTARI)
L’analogie va au-delà des traits physiques et capillaires.
Des valeurs propres à l’Égypte antique, comme le totémisme sont encore présentes en Afrique noire.
Une étude comparée linguistique, souligne des similitudes entre l’Égyptien et les langues africaines comme le Valaf et le Serere(liste non exhaustive).
Au vue de ces arguments, la conclusion est sans appel : L’invention de l’écriture, des sciences nous la devons à des noirs. La culture grecque qui a inspiré la culture romaine, tire ses sources de l’Afrique nègre. « Pythagore est resté en Egypte pendant 22 ans, de 558 à 536 av. J-C. Platon y est resté de 399 à 387 av. J.-C… C’est par conséquent là-bas, aux pieds des prêtres Égyptiens, qu’ils ont puisé le savoir qui a fait leur gloire. L’Egypte pharaonique qui a été leur institutrice pendant si longtemps fait partie du patrimoine du Monde Noir. Elle est elle-même fille de l’Ethiopie. Et « dans sa façon d’écrire, sa culture et sa façon de penser, l’Egypte était africaine ».
Donner à l’homme noir la place qui lui revient dans l’histoire de l’humanité
Le fait que ce pan de l’histoire de l’humanité, ait été balayé du revers de la main, était lié au besoin de justifier la colonisation. On invente alors le nègre barbare, à qui on apporte la culture.
Cette propagande avait du mal à accepter, que la société africaine était structurée, et avancée, avant l’arrivée des colons. Que l’émancipation des femmes n’était pas un problème. La société africaine étant matriarcale, les femmes occupaient des postes de responsabilité, bien avant que ce fut le cas en Europe.
Le but de Cheikh Anta Diop en restituant cette vérité, était de redonner au continent oublié ses lettres de noblesse. Il ne s’agissait pas d’éveiller des relents sous-jacents de complexe de supériorité, pouvant déboucher sur des formes nazisme.
[…] la civilisation dont il [le Nègre] se réclame eût pu être créée par n’importe quelle autre race humaine – pour autant que l’on puisse parler d’une race – qui eût été placée dans un berceau aussi favorable, aussi unique” [Cheikh Anta Diop, Nations nègres et Culture].
Loin d’être un raciste comme voulait le décrire ses détracteurs, Cheikh Anta Diop était un grand humaniste, qui a été reconnu comme tel.
Son travail a consisté à combattre le racisme scientifique, et à prouver que l’intelligence n’est nullement liée à la couleur de peau. Il a remis en cause la conception de la race dominante, ce qu’on peut considérer comme un apport non négligeable à l’histoire de l’humanité.
L’héritage de Cheikh Anta Diop
Des années plus tard, comment contribuons-nous à la propagation de l’héritage colossal de Cheikh Anta Diop ? Il prônait une Afrique unie, rassemblée, après s’être forgée une identité forte qui servirait de fondation solide. Où en sommes-nous avec le panafricanisme ?Avec l’adaptation de nos langues aux réalités et aux sciences comme il en a fait l’expérience avec le Valaf dans le livre ? Avec la décolonisation des mentalités ?
Force est de constater que ces sujets restent d’actualité. La tâche qui nous incombe aujourd’hui, est de contribuer tous à l’émergence de notre continent qui sera d’abord culturelle. Dans le domaine scolaire, nous devons implémenter des manuels adapter à nos réalités. Adaptons nos langues aux réalités modernes. Il ne s’agit pas de bannir les langues coloniales acquises, mais revaloriser les nôtres et les adapter aux sciences modernes.C’est les pieds solidement ancrés dans ses racines, libre de toute aliénation, détachée du joug du colonial, et de l’aliénation du colonisé, que l’Afrique connaîtra sa vraie valeur, et qu’elle pourra prendre sa place sur l’échiquier mondial. Cette refondation qui ne doit pas se faire dans une démarche belliqueuse, engendrera des africains fiers de leurs origines, qui prendront leur destinée en main.
Gisèle Doh est fondatrice de l’Association les racines du baobab, créatrice du blog boldhormones.com
"BORIS A MÉJUGÉ BACHIR"
Felwine Sarr est revenu ce week-end sur les empoignades qui ont oppoé,, il y a quelques mois, Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne sur SenePlus à propos de Cheukh Anta Diop
Felwine Sarr, écrivain, philosophe et économiste, est revenu sur les empoignades intellectuelles opposant, il y a quelques mois, le littéraire Boubacar Boris Diop au philosophe Souleymane Bachir Diagne à propos de la paternité du Carbone 14 de l'historien Cheikh Anta Diop. Et c'est pour affirmer que "Boris a méjugé Bachir".
Invité de l'émission Jury du dimanche d'iradio, Sarr raconte: "Le jour où l'article de Boubacar Boris est sorti, j'étais en train de travailler sur un ouvrage collectif pour un atelier de la pensée, et ça portait sur un article que Bachir avait publié 6 mois avant où il réfléchissait sur la pensée de l'identité et du devenir. Et dans ledit article, il a écrit des pages admirables sur Cheikh Anta".
Le professeur en économie à l'Université Gaston Berger pense également que "pour critiquer quelqu'un, il faut le lire dans la durée, on regarde tout ce qu'il a dit sur l'individu. Ce n'est pas un article, une interview qui vont résumer sa pensée".
Felwine Sarr, qui compte par ailleurs rencontrer son "ami" Boris, au mois de janvier prochain en terre égyptienne, pour discuter de la question, révèle dans la foulée que Diagne et Diop sont de "grands intellectuels" qui gardent de bons rapports.
PAR BOUBACAR BORIS DIOP
QUE DIT CHEIKH ANTA DIOP AUX ÉCRIVAINS AFRICAINS ?
EXCLUSIF SENEPLUS #Enjeux2019 - Nous sommes de ces auteurs dont le public a entendu parler mais qu’il n’a guère lus - Seul fait recette l’afro-pessimisme qui dort dans le même lit que le racisme le plus abject
SenePlus propose en exclusivité ce texte jamais publié de Boubacar Boris Diop, rédigé il y a trois ans, à l'occasion du trentième anniversaire du décès de Cheikh Anta Diop. L'auteur a choisi de l'intégrer à l'ouvrage collectif issu de notre série #Enjeux2019, à paraître le mois prochain chez l'Harmattan.
#Enjeux2019 - Presque tous les champs du savoir humain ont éveillé la curiosité de Cheikh Anta Diop. Il s’est employé chaque fois à les explorer en profondeur, avec une rare audace mais aussi avec une implacable rigueur. La création littéraire négro-africaine ne l’a donc pas laissé indifférent. De fait, il l’a toujours jugée si essentielle qu’une réflexion soutenue sur le sujet, que l’on pourrait aisément systématiser, traverse son œuvre, l’innervant en quelque sorte.
Cet intérêt est nettement perceptible dès Nations nègres et culture où il reste toutefois plus soucieux de raviver les liens entre les langues africaines et de démontrer leur aptitude à dire en totalité la science et la technique. Mais déjà en 1948, dans Quand pourra-t-on parler d’une Renaissance africaine ? il invitait les écrivains à faire des langues du continent le miroir de nos fantasmes, de notre imaginaire et de nos ambitions. Il y revient dans Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines et, quasi avec les mêmes mots, dans Civilisation ou barbarie. Si Cheikh Anta Diop élabore ce qu’il appelle une Esquisse d’une théorie esthétique de l’image littéraire en poésie et dans le roman africain, c’est surtout pour stopper la fuite en avant d’auteurs persuadés, assez étrangement, que les mots chargés de traduire leur moi intime ne peuvent leur venir que du dehors. Esprit nuancé et fin, il ne formule pas ce point de vue avec irritation ou sur un ton brusque. Il se défend même, non sans élégance, de reprocher aux écrivains africains l’utilisation provisoire d’une langue étrangère, car note-t-il « il n’existe actuellement, pour eux aucune autre expression adéquate de leur pensée ». Il souligne ensuite, avec une lucidité qui cache mal son amertume, ce qu’il nomme «un problème dramatique de notre culture» ainsi résumé : «... nous sommes obligés d’employer une expression étrangère ou de nous taire.» L’idée de haïr une langue humaine, même celle du colonisateur, ne l’effleure jamais. Il ne fait ainsi aucune difficulté pour concéder que les philosophes, manieurs de concepts universels, peuvent espérer formuler leur réflexion dans une langue étrangère.
Mais, insiste-t-il, il ne saurait en être de même pour les poètes et les romanciers en raison de leur rapport complexe au réel. Tout auteur de fiction sait en effet qu’il arrive toujours un moment où les mots, ses invisibles compagnons nocturnes, se dérobent à lui, un moment où il se sent comme perdu au pied d’une muraille de silence, un moment où l’écho de sa voix ne lui revient pas. Et plus l’écart entre sa culture de départ et sa langue d’arrivée est grand, plus cette muraille de silence s’avère difficile à escalader. Pour Cheikh Anta Diop, les écrivains africains se trouvent dans cette situation particulière qui les condamne à une certaine maladresse. Il est vrai que certaines fulgurances chez des poètes noirs talentueux - il cite nommément Senghor et Césaire - ont pu donner à tort l’impression qu’une langue d’emprunt peut gambader au-dessus des frontières et traduire notre génie. De l’avis de Diop, il s’agit là d’une illusion mortifère car au final la poésie négro-africaine d’expression française est de bien piètre qualité : «Une étude statistique révèlerait, écrit-il, la pauvreté relative du vocabulaire constitutif des images poétiques [chez l’auteur négro-africain]. Une liste très courte d’épithètes, surtout ‘moraux’ donnerait les termes les plus fréquents : valeureux, fougueux, langoureux...» Et Diop d’enfoncer le clou : «Les termes pittoresques peignant les nuances de couleurs, de goût, de sensations olfactives et même visuelles sont formellement interdits à la poésie négro-africaine parce qu’ils appartiennent au stock du vocabulaire spécifique lié à des coordonnées géographiques». Autant d’observations qui font remonter à la surface ce que le poète haïtien Léon Laleau appellera, en une complainte devenue fameuse, «cette souffrance ce désespoir à nul autre égal de dire avec des mots de France ce cœur qui m’est venu du Sénégal.»
On est sidéré de constater que c’est un jeune homme d’à peine vingt cinq ans qui pose dans une perspective historique aussi large le vieux dilemme des écrivains africains... Il pointe d’emblée le double manque d’auteurs qui, sans écrire en bambara, en moré ou en wolof, n’écrivent pas non plus tout à fait en français. D’habiter cet entre-deux-langues crée un malaise en quelque sorte structurant : ce déficit-là est aussi un défi que, du Nigerian Amos Tutuola à l’Ivoirien Ahmadou Kourouma en passant par le Sénégalais Malick Fall, chacun s’est efforcé de relever à sa manière. C’est ce mal-être linguistique que l’on trouve à l’origine de bien des révolutions formelles en littérature négro-africaine, de toutes ces tentatives de « violer la langue française pour lui faire des petits bâtards » pour reprendre un mot célèbre de Massa Makan Diabaté. Il permet aussi de comprendre l’émoi suscité par les romans de Tutuola ou, naturellement, ce qu’on peut appeler le «modèle Kourouma». Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines analyse sans les mentionner ces manœuvres de contournement ou, si l’on préfère, ce boitillement esthétique. Cheikh Anta Diop évoque après Sartre la nécessité pour le poète négro-africain de « dégorger » les mots français « de leur blancheur » avant de pouvoir en faire un usage efficace. Et le génie de Césaire, souligne Diop, c’est d’avoir su inventer «une langue propre» et d’une vibrante authenticité, qui n’a rien à voir avec le français ou le créole. De cette remarque de l’auteur de Civilisation ou barbarie, on peut déduire, avec quelque malice j’en conviens, que Césaire est l’ancêtre lointain et bien plus délirant de Kourouma. Mais la « dé-francisation du français » dont parle Sartre n’est aux yeux de Cheikh Anta Diop qu’un simple palliatif. Voici ce qu’il écrivait dans Quand pourra-t-on parler d’une Renaissance africaine ? : «Tout en reconnaissant le grand mérite des écrivains africains de langue étrangère, nous ne saurions nous empêcher de les classer dans la littérature de la langue qu’ils ont utilisée.» C’est ce que dira plus tard le Kenyan Ngugi Wa Thiong’o dans Decolonizing the mind, sur un ton plus rude, à propos de ses confrères de langue anglaise. Et à mon humble avis, cette remarque sur l’identité du texte est valable même pour les œuvres en rupture avec les normes de la langue d’emprunt : Les soleils des Indépendances a beau faire exploser du dedans la prosodie française, il reste un roman français.
En résumé, Cheikh Anta Diop avertit les écrivains de son époque : vous allez tout droit vers l’impasse, le ver est dans le fruit que vous croquez à si belles dents. Il faut signaler au passage qu’il compte de nombreux amis parmi ceux qu’il critique ; on peut imaginer que certains d’entre eux sont allés le soutenir bruyamment contre une institution académique obtuse lors de sa soutenance à la Sorbonne ; sans doute aussi a-t-il discuté avec quelques-uns de leurs manuscrits. Cette proximité garantit la qualité humaine du dialogue et lui donne de la hauteur. C’est d’ailleurs un poète, et non des moindres, qui a été le premier à comprendre et à dire dans Discours sur le colonialisme, l’importance de Nations nègres et culture, «l’ouvrage le plus audacieux qu’un Nègre ait jusqu’ici écrit et qui comptera, à n’en pas douter, dans le réveil de l’Afrique.» Mais cet homme est si singulier qu’il faut bien croire qu’il vient d’ailleurs. S’il mesure si bien l’importance de l’imaginaire chez les peuples spoliés de leur histoire, c’est en référence à une poésie bien éloignée de celle de ses camarades du Quartier latin : il a en tête, quand il leur parle, les vers de Serigne Mbaye Diakhaté, Mame Mor Kayré et Serigne Moussa Kâ, qui lui sont familiers depuis sa tendre enfance.
Cheikh Anta Diop a-t-il seulement été entendu de ses contemporains ? Je répondrai sans hésiter : non. C’est que son propos était, littéralement hors de saison. Un petit flasback nous fera revivre cette époque de grande fébrilité idéologique. Alioune Diop, qui avait déjà fondé « Présence africaine » en 1947, organise les Congrès de Paris et Rome en 56 et 59. Ce sont, pour les intellectuels et écrivains noirs progressistes, des années d’emportement lyrique : l’écriture est un long cri et même de purs théoriciens comme Fanon s’expriment souvent en poètes. Tous se donnent pour mission de guider leurs peuples sur les chemins de la liberté et celle-ci leur semble toute proche. Il faut donc aller vite, il n’est pas question de finasser. Cette jeunesse impatiente veut tout, tout de suite, et se sent presque irritée par la complexité du monde. Tous savent bien, par exemple, que les langues coloniales sont un cadeau empoisonné mais ils ne peuvent se permettre de les rejeter avec mépris : pour l’heure ce sont elles qui font tenir ensemble les combattants, lesquels y puisent pour ainsi dire leurs mots de passe.
Nous sommes du reste, ne l’oublions pas, au temps du marxisme triomphant et on se fait vite suspecter de chauvinisme étroit ou de remise en cause du primat de la lutte des classes. C’est peut-être David Diop qui exprime le mieux cette pression de l’urgence politique lorsqu’il observe en mars 56 dans sa Contribution au débat sur les conditions d’une poésie nationale : «Certes, dans une Afrique libérée de la contrainte, il ne viendrait à l’esprit d’aucun écrivain d’exprimer autrement que par sa langue retrouvée ses sentiments et ceux de son peuple. Dans ce sens, la poésie africaine d’expression française coupée de ses racines populaires est historiquement condamnée». L’auteur de Coups de pilon est ainsi l’un des premiers à suggérer une littérature négro-africaine de transition, idée qui ne gênait en rien Cheikh Anta Diop. [Conférence de presse RND relais ex-Route de Ouakam.]
Ces réflexions ne sont évidemment pas transposables telles quelles dans les colonies britanniques ou portugaises mais les similitudes restent assez fortes. Elles le sont à un point tel que Ngugi Wa Thiong’o arrivera à partir de 1964 aux mêmes conclusions que Cheikh Anta Diop sans l’avoir jamais lu et que la publication en 1966 par l’Ougandais Okot P’Bitek de Song of Lawino, est un événement autant par sa valeur poétique que par sa langue d’écriture, le luo.
Toutefois, ce qui rend le plus inaudible Cheikh Anta Diop, c’est ce que j’appelle souvent le « péché originel » de la littérature négro-africaine : dès le départ, l’écrivain se veut un porte-voix. Il ne parle donc pas à son peuple, il parle pour son peuple. De ces bonnes intentions libératrices naît un tête-à-tête avec le colonisateur qui change tout. En dénonçant les crimes de la conquête, c’est à l’oppresseur qu’il veut faire honte et cela n’est possible que dans la langue de ce dernier. Voilà pourquoi tant d’écrivains africains engagés, voire franchement militants ont été si à l’aise avec la langue française. Pour certains d’entre eux, il s’agissait surtout de dire à l’Européen : «Vous avez tort de nous dépeindre comme des sauvages ».
Cheikh Anta Diop, qui voit le piège se refermer sur les écrivains africains, aimerait les voir moins sur la défensive. Il ne suffit pas selon lui de réfuter la ‘théorie de la table rase’. Il s’emploie dès lors à contester les pseudo-arguments visant à dénier aux langues africaines tout potentiel d’expression scientifique ou littéraire. Il traduit ainsi dans Nations nègres et culture, un résumé du Principe de la relativité d’Einstein, un extrait de la pièce Horace de Corneille et La Marseillaise. C’est aussi à l’intention de ces mêmes écrivains arguant de la multiplicité des langues africaines - pour mieux justifier l’usage du français ou de l’anglais - qu’il démontre leur essentielle homogénéité. Au fond, il leur dit ceci : l’Afrique, mère de l’humanité, a fait de vous les maîtres du temps et lorsque les autres sont entrés dans l’Histoire, vous les avez accueillis à bras ouverts car vous, vous y étiez déjà, bien en place. Il veut surtout leur donner le courage d’oser rebrousser chemin, n’hésitant pas à leur offrir en exemple Ronsard, Du Bellay et tous les auteurs de La Pléiade qui avaient pris leurs responsabilités historiques en remettant en cause l’hégémonie du latin. Le plus ardent désir de Cheikh Anta Diop, c’était d’éviter à l’Afrique qui a inventé l’écriture, d’être le seul continent où langue et littérature se tournent si résolument le dos.
Mais c’était un dialogue de sourds - une expression que lui-même utilise d’ailleurs à propos de son différend avec les égyptologues occidentaux. Il était dans l’Histoire et on lui opposait des arguments subalternes du genre : «il nous faut bien vendre nos ouvrages», «nos peuples ne savent ni lire ni écrire»... Mais qui donc a jamais su lire et écrire une langue sans l’avoir apprise ? Sur ce point précis, Cheikh Anta Diop rappelle à maintes reprises à ses interlocuteurs le cas de l’Irlande qui a sauvé le gaélique de la mort en le remettant en force dans son système éducatif. Cependant, derrière toutes les arguties des intellectuels africains il repère, comme indiqué dans Civilisation ou barbarie, «un processus d’acculturation ou d’aliénation» auquel il est impératif de mettre au plus vite un terme.
Acculturation ? Aliénation ? Voici un passage de À rebrousse-gens, troisième volume des Mémoires de Birago Diop où celui-ci répond directement à Cheikh Anta Diop. Tous deux, jeunes étudiants en France venus passer de brèves vacances au pays, se retrouvent à Saint-Louis. Birago raconte à sa manière désinvolte et volontiers sarcastique : «J’avais appris dans la journée que Cheikh Anta Diop faisait une conférence sur ‘l’enseignement des mathématiques en langue wolof.’ J’y ai été.» Par amitié pour l’orateur sans doute car le sujet ne le passionne pas vraiment. Il avoue même avoir essayé de coller ce jour-là son copain en lui demandant de traduire en wolof les mots « angle » et « ellipse ». Au terme de son récit, l’écrivain redit son admiration pour «le fervent égyptologue qui a combattu tant de préjugés» avant de trancher tout net : «J’étais et je demeure inconvaincu.» Et Birago d’ajouter ceci, qui à l’époque ne valait pas seulement pour lui : «Peut-être suis-je toujours et trop acculturé. Irrémédiablement.» (À mon avis, on aurait tort de prendre cette confession au pied de la lettre : Birago Diop, d’un naturel sceptique et irrévérencieux, s’exprime ainsi par allergie à tout ce qui lui semble de l’idéologie mais ne rejetait en rien ses racines. Cheik Aliou Ndao le sait bien, qui lui lance dans un poème de Lolli intitulé «Baay Bi- raago jaa-jëf» : ‘Dëkkuloo Cosaan di ko gal-gal’.)
Aujourd’hui, un demi-siècle après ce duel à distance entre deux de nos grands hommes, il est clair que les pires craintes de Cheikh Anta Diop se sont vérifiées. En vérité le visage actuel de la littérature négro-africaine d’expression française n’est pas aussi beau à voir qu’on cherche à nous le faire croire. J’en parle du dedans, avec l’expérience de celui qui a publié son premier roman il y a trente cinq ans. L’essentiel s’y joue aujourd’hui en France et on peut dire que le fleuve est retourné à sa source, sur les bords de la Seine où Cheikh Anta Diop l’a vue naître. Le phénomène s’est accentué après une période, trop courte hélas, où de grandes initiatives éditoriales au Sénégal, au Cameroun et en Côte d’Ivoire, par exemple, ont fait émerger des institutions littéraires crédibles et des auteurs respectés. Mais à la faveur du marasme économique, l’Hexagone a vite repris sa position centrale. C’est au dehors que nos œuvres sont publiées, validées de mille et une manières avant de nous revenir, sanctifiées en quelque sorte par des regards étrangers. Nos livres étant rendus difficilement accessibles par leur prix et par leur langue, nous sommes de ces auteurs dont le public a entendu parler mais qu’il n’a guère lus : nous sommes des écrivains par ouï-dire. Si j’osais pousser la taquinerie plus avant, je dirais que chez nous bien des réputations littéraires reposent sur ce malentendu fondamental.
Un des signes du désastre, c’est que dans certains pays africains aucun texte de fiction n’est publié dans des conditions normales. Un ou deux noms constituent à eux seuls tout le paysage littéraire et, pour le reste, quelques histrions outrancièrement médiatisés en Occident font oublier ce vide sidéral sur le continent lui-même. En somme, le tête-à-tête originel se perpétue mais l’écrivain africain a revu sa colère à la baisse : seul fait recette l’afro-pessimisme qui dort, comme chacun sait, dans le même lit que le racisme le plus abject. Le profil type de cet auteur est facile à esquisser : il ne lui suffit pas de cracher tout le temps sur l’Afrique, il prétend aussi qu’étant né après les indépendances il n’a rien à dire sur la colonisation et encore moins sur la Traite négrière, qu’il aimerait bien que nous arrêtions de jouer aux victimes et d’exiger des autres une absurde repentance. Bref, cette littérature qui se voulait négro-africaine à l’origine, est bien contente de n’être aujourd’hui que négro-parisienne.
Si j’ai peint un tableau aussi sombre, c’est qu’il me semble crucial que nous nous gardions de tout optimisme de façade. Je veux dire par là que oui, trente ans après la mort de Cheikh Anta Diop, l’on n’est considéré comme un véritable écrivain en Afrique qu’à partir de l’anglais, du portugais ou du français. On entend encore souvent des auteurs de la génération de Diop et d’autres beaucoup plus jeunes dire avec sincérité leur préférence pour ces langues européennes. La situation complexe de certains de nos pays est selon eux une des preuves de l’impossibilité, voire du danger, de promouvoir le senoufo, le yoruba et le beti par exemple ou de s’en servir comme instrument de création littéraire.
Il est certain que la fragmentation linguistique est décourageante, même si Cheikh Anta Diop prend toujours soin de la relativiser. Comment y faire face ? Certains ont suggéré de forcer la main au destin en gommant toutes nos différences. Mais toujours clairvoyant et ennemi de la facilité, ce grand panafricaniste n’hésite pas à écrire dans Nations nègres et culture que «L’idée d’une langue africaine unique, parlée d’un bout à l’autre du continent, est inconcevable, autant que l’est aujourd’hui celle d’une langue européenne unique.» À quoi on peut ajouter qu’elle comporte le risque d’un terrible assèchement. J’ai entendu des intellectuels accuser Ayi Kwei Armah de préconiser, justement, cette langue africaine commune. Ce n’est pas du tout ainsi que j’ai compris le chapitre de Remembering the dismembred continent où le grand romancier ghanéen s’efforce de trouver une solution à ce qu’il appelle «notre problème linguistique». Il propose simplement une démarche politique volontaire qui ferait du swahili ou - ce qui a sa préférence - d’une version adaptée de l’égyptien ancien, l’outil de communication internationale privilégié des Africains. Cela rejoint, en creux, le plaidoyer de Cheikh Anta Diop en faveur d’humanités africaines fondées sur l’égyptien ancien.
Cela dit, dans des pays comme le Cameroun, le Gabon ou la Côte d’Ivoire aucune solution ne paraît envisageable pour l’heure. Est-ce une raison pour se résigner à un statu quo général ? Je ne le pense pas, car cela voudrait dire que chaque fois que nous ne pouvons pas faire face ensemble à une difficulté particulière, nous devons tous rester en position d’attente sur la ligne de départ. Je pense au contraire que là où les conditions sont réunies, il faut se mettre en mouvement en pariant sur l’effet de contagion d’éventuelles réussites singulières.
Pour ma part je vais essayer de montrer, par un bref état des lieux, la dette immense du Sénégal à l’égard de Cheikh Anta Diop. C’est lui-même qui raconte en 1979, dans sa ‘Présentation’ de l’édition de poche de Nations nègres et culture la mésaventure de Césaire qui «... après avoir lu, en une nuit, toute la première partie de l’ouvrage... fit le tour du Paris progressiste de l’époque en quête de spécialistes disposés à défendre avec lui, le nouveau livre, mais en vain ! Ce fut le vide autour de lui.» C’est que Césaire, on l’a vu, avait pris l’exacte mesure du texte qui a eu l’influence la plus profonde et la plus durable sur les Noirs du monde entier. Dans ‘Nan sotle Senegaal’, un des poèmes de son recueil Taataan, Cheik Aliou Ndao dit clairement que Nations nègres et culture est à la source de sa vocation d’écrivain en langue wolof : «Téereem bu jëkk baa ma dugal ci mbindum wolof Te booba ba tey ñàkkul lu ma ci def.»
L’auteur de Jigéen faayda et de Guy Njulli fait sans doute ici allusion au fameux ‘Groupe de Grenoble’, né lui aussi, très concrètement, du maître-livre de Cheikh Anta Diop. Sa lecture a en effet décidé des étudiants sénégalais - Saliou Kandji, Massamba Sarré, Abdoulaye Wade, Assane Sylla, Assane Dia, Cheik Aliou Ndao, le benjamin, etc. - à se constituer en structure de réflexion sur les langues nationales, allant jusqu’à produire par la suite un alphabet dénommé Ijjib wolof. Et plus tard, les travaux de Sakhir Thiam - en qui Cheikh Anta Diop voit explicitement un de ses héritiers dans sa conférence-testament de Thiès en 1984 - de Yéro Sylla, Arame Faal ou Aboubacry Moussa Lam, ont été dans la continuité de ce combat. On peut en dire de même de la revue Kàddu initiée par Sembène, Pathé Diagne et Samba Dione, qui en fut - on oublie souvent de le préciser - la cheville ouvrière. Ce sont là quelques-uns des pionniers qui ont rendu possibles les avancées actuelles. Il est frappant, et particulièrement émouvant, de constater que chez nous l’accélération de l’Histoire s’est produite peu de temps après la disparition du savant sénégalais, plus exactement à partir de la fin des années 80. Cheikh Anta Diop a semé puis il est parti. Cela signifie que de son vivant il n’a jamais entendu parler de maisons d’édition comme ARED, Papyrus-Afrique ou OSAD - pour ne citer que les plus connues ; en 1986, Cheik Aliou Ndao, déjà célébré pour L’exil d’Alboury, n’a encore publié aucun de ses quinze ouvrages en wolof dans tous les genres littéraires-poésie, théâtre, roman, nouvelle, essai et livres pour enfants. Il faudrait peut-être d’ailleurs ajouter à cette liste son livre d’entretien avec Góor gi Usmaan Géy dans lequel celui-ci revient, en termes inspirés, sur une rencontre fortuite à Pikine avec Cheikh Anta Diop chez un de leurs amis communs, le vieux Ongué Ndiaye ; Diop n’a pas eu le bonheur de tenir entre ses mains Aawo bi de Maam Younouss Dieng, Mbaggu Leñol de Seydou Nourou Ndiaye, Yari Jamono de Mamadou Diarra Diouf, Ja- neer de Cheikh Adramé Diakhaté, Séy xare la de Ndèye Daba Niane, Booy Pullo d’Abdoulaye Dia ou Jamfa de Djibril Moussa Lam, un texte que les connaisseurs disent être un chef-d’œuvre. Sans doute le CLAD faisait-il déjà un travail remarquable mais on peut bien dire que l’essentiel de la production scientifique d’Arame Fal et de Jean-Léopold Diouf a été publié après la disparition de Cheikh Anta Diop. S’il revenait en vie, Cheikh Anta Diop serait rassuré de voir que désormais dans notre pays le député incapable de s’exprimer dans la langue de Molière n’est plus la risée de ses pairs et que le parlement sénégalais dispose enfin d’un système de traduction simultanée interconnectant nos langues nationales. Mais ce qui lui mettrait vraiment du baume au cœur, ce serait de voir que des jeunes, souvent nés après sa mort, ont pris l’initiative de sillonner le pays pour faire signer une pétition demandant l’enseignement de la pensée de celui qui fut pendant si longtemps interdit d’enseignement... Et que l’un des initiateurs de cette pétition a, depuis Montréal et sur fonds propres, produit en octobre 2014 le premier film documentaire sur Serigne Mor Kayré et travaille en ce moment sur le second consacré à celui qu’il appelle «l’immense Serigne Mbaye Diakhaté.» ; que l’université Gaston Berger de Saint-Louis a formé les premiers licenciés en pulaar et en wolof de notre histoire.
Il ne lui échapperait certes pas que la volonté politique n’y est toujours pas, dans notre curieux pays, qui réussit le tour de force de rester si farouchement francophile alors qu’il a cessé depuis longtemps d’être... francophone ! L’Etat sénégalais a financé une grande partie de la production littéraire en langues nationales et il serait injuste de ne pas l’en créditer. Il n’en reste pas moins que, pour l’essentiel, ces résultats ont été obtenus grâce à des initiatives militantes, dans des conditions difficiles, souvent d’ailleurs au prix de gros sacrifices personnels de disciples de Cheikh Anta Diop.
Renversant les termes de la question initiale, on peut se demander aujourd’hui : que disent les écrivains sénégalais à Cheikh Anta Diop ? Il ne fait aucun doute que sans lui la littérature sénégalaise en langues nationales ne serait pas en train de prendre une telle envergure. En 1987 un numéro spécial de la revue « Ethiopiques » intitulé Teraanga ñeel na Séex Anta Jóob, préfacé par Senghor, réunit des hommages de Théophile Obenga, Buuba Diop et Djibril Samb, entre autres ; de son côté, L’IFAN a publié grâce à Arame Faal une anthologie poétique en wolof entièrement sous le titre Sargal Séex Anta Jóob. Le recueil date de 1992 mais la plupart de ses 23 poèmes ont été écrits immédiatement après la mort du savant, sous le coup de l’émotion. Tous rendent certes hommage à l’intellectuel hors normes mais aussi, avec une frappante unanimité, à la personne, à ses exceptionnelles qualités humaines. Les auteurs de cette importante anthologie ne sont naturellement pas les seuls à savoir ce qu’ils lui doivent. Même ceux qui ne lui consacrent pas un poème comme Ceerno Saydu Sàll - ‘Caytu, sunu këru démb, tey ak ëllëg’ dans Suuxat - lui dédient tel ou tel de leurs ouvrages ou rappellent son influence. C’est le cas de Abi Ture, auteure en 2014 de Sooda, lu defu waxu et de Tamsir Anne, qui a publié en 2011 Téere woy yi, tra- duction en wolof de Goethe, Heinrich Heine, Bertold Brecht et d’autres classiques allemands. Cette allégeance intellectuelle à Cheikh Anta Diop si généralisée, vient aussi de très loin et pourrait même être analysée comme une pratique d’écriture spécifique.
Je ne veux pas conclure cette conversation en donnant l’impression d’un optimisme béat : il reste beaucoup à faire car les forces qui ont voulu réduire au silence Cheikh Anta Diop ne désarment jamais. Notre territoire mental est toujours aussi sévèrement quadrillé et, encore une fois, le désir de « basculer sur la pente de notre destin [linguistique] » est loin d’être largement partagé. On n’en est pas moins impressionné par les immenses progrès réalisés en quelques décennies dans le domaine des littératures en langues nationales. Si pour paraphraser Ki-Zerbo nous refusons de nous coucher afin de rester vivants, le rêve de Cheikh Anta Diop ne tardera pas à devenir une réalité.
Boubacar Boris Diop est journaliste, écrivain, essayiste et professeur de l’université américaine du Nigeria. Lauréat en 2000, du Grand Prix littéraire d’Afrique noire, l’éditorialiste de SenePlus, est l’auteur de nombreux romans, aussi bien en français qu’en wolof, dont : Murambi, le livre des ossements (Zulma, Paris 2011) et Doomi Golo (Papurys Afrique, Dakar, 2003), entre autres. Boris Diop est également directeur de publication du site d'information et d'analyse en wolof : www.defuwaxu.com
par l'éditorialiste de seneplus, Emmanuel Desfourneaux
CHEIKH ANTA FACE À LA TRAHISON MACRONIENNE
EXCLUSIF SENEPLUS - La réintégration des visas, pour ne pas suivre le même échec que les précédentes, doit s’accompagner d’un dispositif culturel que j'ai appelé la Charte Cheikh Anta Diop
(Manifeste pour un libéralisme patriotique culturel et son corollaire : la réinstauration des visas)
C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau ! Ritournelles populaires et satiriques contre l’esprit des lumières à l’origine du libéralisme ! En Afrique, la clameur monte ces dernières décennies : c’est la faute au libéralisme depuis les programmes d’ajustements structurels ! Cette doctrine de philosophie politique est accusée de tous les maux. Les néo-gauchistes se ragaillardissent.
Au Sénégal, la dernière visite du FMI, l’affaire Aliou Sall et le tourisme médical relancent la fracture idéologique autour de la croissance économique et du patriotisme. Ousmane Sonko a une longueur d’avance sur ses concurrents. Le patriotisme est son ADN depuis son ascension. Il pointe un doigt accusateur vers les multinationales dans les affaires de gestion des ressources naturelles. Ça fait mouche auprès des jeunes !
Le fond du problème est bien là. Mamadou Koulibaly, ancien président de l’Assemblée nationale de la Côte d’Ivoire, avait soutenu que le libéralisme est la seule alternative crédible pour l’Afrique à condition que l’Africain gagne sa souveraineté. Il faut retourner aux sources du libéralisme à savoir une doctrine politique de libération des peuples, centrée sur la liberté et la reconnaissance de l’individu. Autrement dit, l’Afrique doit être maîtresse de son propre destin, en commençant par le commencement, son identité culturelle, comme fer de lance de son indépendance. C’est cet axiome qui conditionnera tout le reste, la bonne gestion des ressources, la bonne gouvernance et le développement endogène.
La trahison macronienne, la non-part d’Afrique de la France
Dans son discours blasphématoire à Dakar, il y a 12 ans, Nicolas Sarkozy avait exposé l’idée que, du fait de la colonisation, il y avait une part africaine et une part européenne dans chacun des Africains. Emmanuel Macron, récemment, a allégué que la France a une part d’Afrique. Léopold Sédar Senghor traduisit ce phénomène de connexion et d’interconnexion en ces termes : « Si mes œuvres ont une certaine qualité, cela tient essentiellement de leur métissage culturel, très précisément afro-européen ».
Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Euro-africains, afro-européens, ce sont les combinaisons gagnantes d’une nouvelle relation entre les deux continents ! Le clou du spectacle, ce sera la Saison Africa 2020 en France, en marge du Sommet France-Afrique à Bordeaux, pour entre autres, changer le regard et casser les préjugés.
Mais, car avec la France, il y a toujours le revers de la médaille ! Rappelez-vous de Nicolas Sarkozy et sa légendaire franchise et sincérité (sa « décomplexitude » paternaliste) : « J’aime l’Afrique, je respecte et j’aime les Africains ». Quelques minutes plus tard, dans le même discours de la honte, il lâche une phrase assassine à l’endroit des Africains : « Ne ressassez pas l’âge d’or de l’histoire (de l’Afrique), il ne reviendra pas car il n’a jamais existé ». C’est bien connu, la France, c’est un ami qui vous (les Africains) veut du bien !
Lors de l’adoption du Pacte de Marrakech sur les migrations, enfin, l’espoir de donner une image plus positive des migrants était permis. Emmanuel Macron, chef de file de ce Pacte, était opposé aux extrêmes droites européennes dont les principales critiques délirantes se résumaient au pillage des pays d’accueil, au grand remplacement et au communautarisme par l’institutionnalisation des diasporas. Emmanuel Macron, il y a quelques semaines, a trahi l’esprit de cette Charte, et par la même occasion l’Afrique et sa Diaspora. Avant le débat annuel à l’Assemblée nationale sur l’immigration, le président français, à huis clos, déclara devant les parlementaires de son parti que « les classes populaires vivent avec (les immigrés) ».
En somme, l’Etat français s’était engagé à encourager le débat public fondé sur l’analyse des faits afin de faire évoluer la manière dont les migrations sont perçues (Objectif 17 du Pacte sur les migrants). Le « vivre avec » vient de casser la dynamique de ce Pacte, a fortiori lorsque son principal initiateur le viole ! Il a suffi d’une petite phrase aux visées électoralistes pour montrer l’étendue du mal en France avec les personnes d’ascendance africaine (car elles sont issues de l’immigration !) et in fine l’Afrique (car ce continent serait pourvoyeur de migrants !). Pour se justifier, Emmanuel Macron assure qu’aujourd’hui de plus en plus de migrants viennent d’Afrique. Ce faisant, la France, selon le président, doit s’appuyer entre autres sur sa politique africaine (je croyais qu’il n’y en avait pas, d’après l’intéressé !) et sa politique de développement.
Cependant, un récent rapport de l’OCDE du 18 septembre dément Emmanuel Macron. L’idée d’invasion par les migrants africains est fausse. Autrement dit, le président français nous parle de l’immigration avec calme et sans être « l’otage de débats simplistes », nous dit-il, mais cible toujours l’Afrique de façon sournoise et trompeuse, une attitude contraire à l’esprit du Pacte de Marrakech. Ceci est d’autant plus grave que les sondages sur l’immigration sont tous édifiants : près de la moitié des français surestime le pourcentage de la population immigrée en France. Et deux français sur trois voient les migrants comme une menace. Le Pacte de Marrakech est mort-né par la faute de son principal défenseur !
La charte Cheickh Anta Diop et la réintégration des visas d’entrée
Cheik Anta Diop connaît un retour en grâce. La récente controverse autour du savant, entre les intellectuels sénégalais – Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne, montre la fertilité du débat culturel en Afrique. Là où la France n’est plus capable de se projeter dans un imaginaire collectif, de composer avec sa diversité qui la relie au monde et de concevoir un vivre ensemble à la française comme une miniature de l’Universel servant de modèle aux autres Nations ! Le pays des Lumières se replie, se replie dangereusement, son rapport avec l’autre et le monde, n’étant plus perçu comme une force génératrice civilisationnelle mais comme la manifestation visible d’une peur existentialiste : la France redevient un village gaulois ! La France est quelconque !
Au Sénégal, un détracteur à la restauration des visas d’entrée faisait valoir que son pays n’avait, je le cite, « aucune richesse culturelle à offrir ». D’autres avancent que cette mesure desservirait les intérêts économiques du Sénégal. Je soutiens le contraire. C’est la liberté-indépendance qui est en jeu. Celle d’affirmer une réciprocité et un droit égal au respect et à la dignité. C’est une réponse surtout apportée aux français. Même si le Conseil constitutionnel a retoqué la loi portant sur l’augmentation des frais universitaires, il n’en reste pas moins vrai que les étudiants africains francophones ne sont plus les bienvenus. La contre-mesure, c’est l’exigence d’affirmer sa souveraineté qui fait tant défaut et fait perdre beaucoup, beaucoup d’argent au Sénégal. La restauration des visas dépasse donc de loin la simple question technique du contrôle des frontières, c’est la place de l’Afrique dans le concert des nations qui se pose.
Cette réintégration des visas, pour ne pas suivre le même échec que les précédentes, doit s’accompagner d’un dispositif culturel pour lui donner un sens. Je l’ai appelé la Charte Cheikh Anta Diop, le réhabilitateur de l’Afrique dans l’histoire, dans l’estime de soi et dans la considération de l’autre. La politique des visas, certes, est un outil indispensable pour maîtriser le contrôle de l’accès au territoire et pour lutter contre la menace terroriste. Mais n’oublions pas que, pour les touristes lambda, demandeurs de visa, c’est surtout leur premier contact au Consulat avec le Sénégal. C’est une opportunité pour distribuer un livret sur le Sénégal énonçant l’identification des valeurs africaines, les grands traits de l’histoire du Sénégal, l’interculturel en pratique et les lieux culturels.
La charte Cheikh Anta Diop devra être complétée par une journée d’intégration pour les étrangers désireux de s’établir au Sénégal au-delà de trois mois. Symboliquement, celle-ci pourrait se tenir au Monument de la Renaissance Africaine ou au Musée des civilisations noires. La France l’a instaurée pour les visas de long séjour, sous l’appellation de Contrat d’Intégration Républicaine. Une formation civique y est dispensée et tout signataire s’engage à suivre des formations pour favoriser son insertion dans la société française. Avec la Charte Cheikh Anta Diop, toute personne signataire s’engagera à respecter l’identité culturelle africaine qui régit les modes de vie et de pensée, et les manières de vivre ensemble, en vigueur sur le territoire de la République du Sénégal.
Les deux dispositifs de la Charte Cheikh Anta Diop – le guide culturel pour les touristes et la journée d’intégration pour les longs séjours, ambitionnent de rétablir l’égalité des civilisations, mise à mal par l’héritage de la domination de la pensée occidentale.
La Charte Cheikh Anta Diop n’a pas vocation à suivre le modèle actuel de l’Europe, à savoir un repli identitaire. Il s’agit de faire partager la conscience de sa propre identité africaine et de l’altérité pour ne pas « reproduire des stéréotypes et une vision essentialiste de la culture » (Unesco). La France, principale partenaire du Sénégal, n’est pas en mesure d’appliquer avec sincérité la Charte onusienne pour les migrants, qui aurait pu faire émerger la part d’Afrique de ce pays, à travers les Afro-européens, il convient pour le Sénégal de prendre ses responsabilités et d’être le chef de file de ce projet panafricain. Cela ne représenterait aucun coût pour l’Etat sénégalais : les frais liés aux livrets pour les touristes seraient couverts par des encarts publicitaires, et la journée d’intégration serait prise en charge par l’étranger lui-même.
Le libéralisme a encore de beaux jours devant lui, car c’est le moins mauvais des systèmes, mais il faut l’adapter aux réalités africaines : la quête de l’indépendance en fait partie, comme un libéralisme plus éthique et solidaire aussi.