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26 novembre 2024
Cheikh Anta Diop
par l'éditorialiste de seneplus, boubacar boris diop
MERCI POUR TA PERMISSION, BACHIR
EXCLUSIF SENEPLUS - N'ayant pas apprécié une de tes interviews, j’ai dit publiquement que j’y vois le symbole d’une allégeance intellectuelle à l’Occident à la fois déshonorante et dangereuse - C’est aussi simple que cela
Boubacar Boris Diop de SenePlus |
Publication 19/09/2019
Mon texte qui s’est voulu courtois – mais sans concession sur le fond – t’a fait sortir de tes gonds, à la surprise générale. Je n’aurai donc réussi, en cherchant à te secouer un peu, qu’à te blesser. J’ai dû toucher quelque point sensible et tu m’en vois désolé. Les invectives sont nuisibles à la dignité de ce débat et il vaut mieux que nous les évitions. Encore faudrait-il que tu fasses l’effort de distinguer la critique de l’affront. Tu as quand même un peu fait rire à tes dépens avec cette étrange histoire de vouvoiement. Encore heureux que tu ne m’aies pas provoqué en duel sur je ne sais quel pré de Bretagne ou de Normandie. Serions-nous tous devenus fous au point de ne même plus pouvoir discuter – un peu rudement, certes – de nos affaires sans nous prendre les pieds dans le tapis des autres, pour paraphraser Ki-Zerbo ? Sans jamais avoir été des amis, nos relations sont plutôt restées cordiales au cours des ans. Mais tu sais bien que nous avons rarement l’occasion de nous voir. La dernière remonte à plus d’une décennie. Alors, Bachir, se dire ‘’tu’’ ou ‘’vous’’ une fois tous les quinze ans, ça rime à quoi, surtout à nos âges ?
Tu as été tellement aveuglé par ta colère que tu me reproches injustement à deux ou trois reprises d’avoir présenté ‘’In the Den of the Alchemist’’ comme une interview. Voici ce que tu écris à ce sujet : “Le propos que l’auteur – moi-même en l’occurrence – présente comme une interview récente n’est pas une interview et n’est pas récent : c’est la reprise, des décennies plus tard, d’un article dont seul le titre a été changé.’’ Dis-moi franchement : peux-tu relire ce passage de ton texte sans embarras ? N’importe quel lecteur peut bien voir que l’allégation est totalement fausse car j’analyse l’un après l’autre l’article de Chimurenga et des éléments de l’interview que tu as accordée à Elara Bertho et que SenePlus a reprise sous un titre assez délicatement “diagnien’’ : “Un universel comme horizon’’.
Pour ce qui est de mon aptitude à comprendre un texte dans la langue de Shakespeare, sache seulement que je t’écris ces lignes du campus de l’Université américaine du Nigeria (AUN) où depuis quatre ans j’enseigne, en anglais, en plus du creative writing, les auteurs anglophones et francophones, ces derniers en traduction anglaise. Tu ignores aussi, je suppose, qu’ici même au Nigeria mais encore plus aux Etats-Unis, je ne cesse de faire des présentations en anglais. Cela a été le cas récemment au National Press Club de Washington DC pour le 25ème anniversaire du génocide contre les Tutsi au Rwanda puis quelques jours plus tard à Dickinson University au moins sept ou huit fois en deux semaines mais avant tout cela à Mac Allaster, à Boston et à Stanford.
J’aurais préféré ne pas avoir à préciser tout cela. J’ai en effet toujours préféré rester en retrait de la vie publique en tant que personne tout en prenant systématiquement position sur les questions politiques ou sociales de l’heure.
Vois-tu, Bachir, personne n’a la science infuse. Tout s’apprend et ma langue maternelle aussi j’ai guerroyé avec elle en solitaire pendant des milliers d’heures pour en maîtriser l’écriture. Comme tu le sais, j’y ai aujourd’hui à mon actif deux romans et la traduction d’une pièce d’Aimé Césaire. Je n’évoquerai qu’au passage les œuvres littéraires que mes amis et moi-même publions à travers EJO, notre maison d’édition en langues nationales, le label de traduction “Céytu’’, le sous-titrage en wolof de KEMTIYU, le documentaire d’Ousmane William Mbaye sur Cheikh Anta Diop et, last but not least, le site d’information en ligne Lu defu waxu, tenu pour l’essentiel par certains de mes anciens étudiants de wolof de l’université Gaston Berger.
Tu as par ailleurs mis en avant l’âge de ton texte : plus de vingt ans, dis-tu. C’est beaucoup, oui. Sauf que Chimurenga ne mentionne nulle part que L’antre de l’Alchimiste est une reprise, sous un titre totalement différent, d’un très vieil article. J’ai moi-même contribué par un long article à ce numéro spécial d’avril 2018 sur Cheikh Anta Diop où tu l’as republié et une telle indication ne m’aurait sûrement pas échappé. À vrai dire, je comptais réagir très brièvement à ton observation sur l’ancienneté de ce texte mais des amis m’ont dit, horrifiés : “Déet, looluëpp naa def, exprime-toi clairement là-dessus car même ceux qui t’aiment bien sont en train de se demander pourquoi tu as présenté un article datant de deux décennies comme étant beaucoup plus récent !’’ Retiens donc ceci : si j’avais eu connaissance de la première date de parution de “In the Den of the Alchemist’’, je l’aurais signalée avant d’en proposer exactement la même analyse. Après tout, en le faisant reparaître tu nous as invités à le considérer comme actuel. Et tu as bien eu raison : un texte de vingt ans peut être bien plus “jeune’’ qu’un autre datant seulement de deux semaines. L’âge est moins fonction ici de la plate chronologie que du contenu. Or, “In the Den of the Alchemist’’ peut revendiquer à bon droit une certaine intemporalité. Sur cette question, ton indignation me semble plutôt feinte. Pourquoi aurais-je usé d’un tel artifice en sachant que tu pourrais t’en servir pour m’accuser de “mauvaise foi’’ ? Crois-moi, si j’avais été un “cynique’’ mû par de “sinistres’’ desseins, je n’aurais pas frappé avec un tel amateurisme.
Je dois ajouter ici une petite information assez intéressante dans le contexte de cette polémique : dès mai ou juin 2018, une amie, brillante universitaire américaine et donc parfaitement anglophone, rendue furieuse par “In the Den of the Alchemist’’ y a répliqué par un article intitulé Dans la tanière de l’Alchimiste : hommage ou dédain de Souleymane Bachir Diagne envers Cheikh Anta Diop ? Et tu sais quoi ? C’est ton humble serviteur qui l’a dissuadée de le publier. Pourquoi ai-je agi ainsi, alors que j’étais entièrement de son avis ? Parce qu’en bon Sénégalais, je ne goûte pas spécialement les affrontements verbaux. En réalité, sans ton entretien avec Elara Bertho, je m’en serais tenu à cette position. Il me semble essentiel de rappeler à l’intention de ceux qui s’interrogent, en toute bonne foi, sur mes motivations que c’est à cette interview très récente, faite en français, que j’ai prioritairement répondu.
Avant d’y revenir plus longuement, deux mots sur l’article de Chimurenga. Puisque beaucoup de personnes qui n’en soupçonnaient même pas l’existence l’ont lu pour se faire une opinion personnelle, il est devenu plus facile d’en parler.
Tu admets avoir attribué la paternité du Laboratoire de Carbone 14 à Théodore Monod et Vincent Monteil. La moindre des choses aurait été de nous dire dans ta réponse ce que leurs deux noms viennent faire dans cette histoire. Dans Figures du politique et de l’intellectuel au Sénégal (Harmattan, 2016) le Professeur Djibril Samb, par ailleurs ancien directeur de l’IFAN, raconte en détail la création du laboratoire. Voici ce qu’il écrit dans cet ouvrage dont on ne saurait trop recommander la lecture à tout un chacun : “Dès le début de sa carrière, Cheikh Anta Diop conçut le projet – qui pouvait paraître utopique à plus d’un – de monter, au sein de l’IFAN, un laboratoire de datation au radiocarbone.’’ Diop obtient alors du Recteur de l’époque, Claude Franck, l’autorisation de se rendre en France pour étudier les installations du laboratoire de Saclay qui allait lui servir de modèle. “À son retour, écrit Djibril Samb, il se consacra tout entier à cette tâche gigantesque. Il dressa lui-même les plans du laboratoire dont l’exécution fut confiée au service des Travaux publics. Mais il faut mal connaître l’homme pour penser qu’il se fût contenté de dresser une liasse de plans et d’aller pêcher. Ce projet était d’abord le sien, et il s’y engagea tout entier comme dans tout ce qu’il faisait, déployant toutes les facettes, non seulement d’un immense savant mais d’un homme d’action, pragmatique, attentif aux moindres détails. Dans une lettre en date du 25 juin 1963 adressée au Directeur de l’IFAN, le grand et regretté Théodore Monod, il rappelle qu’il donnait lui-même des indications aux entreprises maîtres d’oeuvres, effectuait deux à quatre visites quotidiennes sur le chantier, précisait les plans d’installation du laboratoire, en fixait les pièces, déterminait leurs dispositions et leurs vocations, redressait les directives ou les applications erronées’’. Le récit de Djibril Samb se poursuit ainsi sur près de dix pages. Cheikh Anta Diop avait le plus grand respect pour Monod à qui il rend d’ailleurs hommage quelque part. Ce n’est donc pas un hasard si son nom apparaît dans Figures du politique et de l’intellectuel au Sénégal ; Monteil et lui peuvent être crédités d’avoir dans leur rôle administratif, permis à Diop d’aller au bout de son grand rêve. Lui-même a dès 1968 consacré un ouvrage à son laboratoire et je constate avec stupéfaction que tu ne l’as pas lu pour les besoins de ce que tu présentes comme un hommage. Il y fait état des résultats des premières datations à partir de trois échantillons fournis respectivement par Théodore Monod, le laboratoire de Saclay/Gif-sur-Yvette et une mission archéologique britannique en Gambie. Cela dit, s’il est un directeur de l’IFAN qui aurait mérité d’être nommé, c’est Amar Samb avec qui Cheikh Anta Diop avait des relations exceptionnelles, comme en témoigne l’ouvrage qu’il lui a dédié en des termes émouvants.
Tu n’as pas non plus démenti ce que j’ai écrit sur la soutenance de thèse de Diop. La mention qui l’avait sanctionnée était-elle juste ? Se contenter de la rappeler au passage n’est pas la meilleure façon de mettre Diop en valeur. La qualification de “l’Alchimiste’’ ne peut être un point de détail dans un texte comme le tien. Le face-à-face de Diop le 9 janvier 1960 avec un jury de la Sorbonne a été un moment copernicien dans l’histoire des idées en Afrique francophone. Et ce n’était là que le prélude à un autre affrontement direct, quatorze ans plus tard, au Caire.
D’autres passages de ton article – notamment ta description enjouée et pittoresque du cambriolage du labo – sont révélateurs d’une prise de distance parfois un peu déroutante. À qui s’adresse donc ta petite musique pleine de charme et d’ironie ? Désolé de te le dire mais tu sembles parler de si loin que le mot “exotisme’’ m’est venu à l’esprit. Un terme bien curieux, oui. Mais nous sommes si mal barrés, nous autres intellectuels africains – dois-je ajouter “francophones’’ ? - qu’il peut nous arriver de nous voir tout à fait du dehors. Ton exercice de style est, de ce point de vue, un modèle du genre. Cela dit, je suis prêt à parier qu’il t’est plus facile de parler ainsi de Cheikh Anta Diop que de Senghor. Ton texte n’est évidemment pas que cela : j’en ai évoqué les accès de tendresse à l’égard de Diop et le très beau passage que tu cites toi-même sur l’exil et le Royaume en est un. Tu avoueras malgré tout qu’un hommage pouvant passer si aisément aux yeux de beaucoup pour du dénigrement a, pour dire le moins, raté son but. Est-ce parce que, comme on dirait en wolof, dangaymàtt di ëf ?
Venons-en à présent à ce qui, à mon humble avis, est le plus important : ton entretien du 2 juillet 2019 avec Elara Bertho. Bien que la plus grande partie de mon analyse ait porté sur ce que tu appelles tes “deux coups de griffe contre Cheikh Anta Diop’’, tu as préféré ne pas t’y attarder dans ta réplique hâtive et enflammée. Sans vouloir te faire un procès d’intention, je me demande encore si ce n’était pas à dessein, pour éviter une discussion un peu gênante sur la question de la langue.
Si tu me dis que tes propos sur la traduction de la théorie de la relativité en wolof par Diop ne visaient pas à le tourner en dérision, je ne peux que t’en donner acte. Uniquement sur la forme, bien entendu. Parce que dans le fond, je ne vois pas en quoi tu es qualifié pour juger de la difficulté ou non de l’entreprise. Tu as certes évoqué à l’occasion d’un de nos rares échanges par mail, ton ambitieux projet de traduction en wolof de concepts philosophiques. La nouvelle m’a fait plaisir et je t’ai dit qu’il est bien que ce soit une personne comme toi qui fasse ce travail. Je crois savoir que l’affaire évolue dans la bonne direction et je te renouvelle ici mes encouragements. J’espère simplement que tu as fait l’effort de t’alphabétiser. Je n’en ai pas eu l’impression la dernière fois que j’ai surpris des termes wolof dans certains de tes textes en français.
Tu reprends également à ton compte la vieille rengaine africaniste voyant en tout défenseur de Cheikh Anta Diop un fanatique, adepte d’on ne sait quelle nouvelle “religion’’. C’est lui faire un bien mauvais procès car peu de penseurs ont dû faire face autant que lui au feu roulant des critiques. Elles ne l’ont jamais dérangé, bien au contraire. Lorsqu’en 1974 Diop et Obenga se rendent au Caire pour une explication décisive avec les égyptologues occidentaux, une des choses qu’il dit à son ami et disciple congolais, c’est : “S’ils ont raison, sur la base de faits précis, nous n’aurons pas d’autre choix que de le reconnaître publiquement’’. Ils n’en eurent pas besoin, car comme chacun sait, leurs thèses sont sorties confortées de cette rencontre de haut niveau. Ce n’est pas moi qui le dis mais le rapport de l’UNESCO qui se conclut ainsi : « La très minutieuse préparation des communications des professeurs Cheikh Anta Diop et Obenga n’a pas eu, malgré les précisions contenues dans le document de travail préparatoire envoyé par l’UNESCO, une contrepartie toujours égale. Il s’en est suivi un réel déséquilibre dans les discussions. »
De même, lorsque Diop lance aux jeunes Africains : “Armez-vous de science jusqu’aux dents, car à connaissance égale la vérité finit toujours par triompher !’’, il ne peut exclure que leurs recherches puissent invalider un jour ou l’autre ses propres thèses.
Sachant bien tout cela, je ne peux nullement te reprocher d’avoir cherché à remettre sa pensée en cause. Mais dis-moi, Souleymane Bachir Diagne, comment se fait-il qu’un esprit aussi vaste et brillant que le tien ne puisse nous proposer rien de personnel dans sa critique de Cheikh Anta Diop ? Tu es allé puiser à pleines mains chez Francois-Xavier Fauvelle-Aymar qui écrit dans “L’Afrique de Cheikh Anta Diop. Histoire et idéologie’’ (Karthala, 1996) : “Mais au demeurant, quoi qu’on en conclue, il reste que Diop use là d’un modèle de l’Etat-nation sous sa forme la plus jacobine explicitement emprunté à la France’’. Fauvelle s’exprime ainsi au terme d’un laborieux développement sur la supposée préférence de Diop pour une “langue unique’’. Et toi, vingt trois ans plus tard, tu déclares : “Deuxièmement il – Diop - est beaucoup plus jacobin et français qu’il ne le croit parce qu’il veut une langue unique. Cela n’a pas de sens d’avoir une langue d’unification : pourquoi le projet devrait-il être un projet qui imite l’Etat-Nation, c’est-à-dire être homogène avec une seule langue, de manière centralisée ?’’ Il ne me viendra jamais à l’esprit de mettre en doute tes capacités intellectuelles. Mais alors pourquoi ne t’en sers-tu pas pour penser par toi-même comme ne cessait d’ailleurs de nous le recommander Senghor ? Quel besoin as-tu d’aller “emprunter’’ des griffes à un intellectuel français qui s’est construit, comme le montre bien Obenga, dans une haine vigilante et quasi morbide de Cheikh Anta Diop ? En somme, dans cette interview, tu crânes avec des mots grandioses qui ne sont même pas les tiens mais ceux écrits par Fauvelle quand il n’avait que vingt huit ans. En d’autres circonstances Fauvelle t’aurait fait une petite querelle de derrière les fagots. Mais il s’en garde bien car, idéologiquement parlant, c’est tout bénef pour lui d’être relayé par une voix africaine. Il t’en sait donc gré et, dans une toute récente émission de France Culture, conclut sa charge furieuse contre Cheikh Anta Diop par les mots que voici : “D’ailleurs, ne croyez pas que tous les intellectuels africains sont d’accord avec Diop, lisez donc Souleymane Bachir Diagne !’’.
Cette affaire n’est pas bien jolie mais un tel faux-pas, cela peut arriver à tout un chacun, en particulier à ceux qui, comme toi, ont fini par ne plus s’attendre à être contredits. Il en a résulté une situation assez cocasse où en te réfutant sur la théorie de la langue unique, je me trompais en quelque sorte d’interlocuteur. Cela ne mérite-t-il pas réflexion ? le plus grave, toutefois, c’est le fait que tu reprennes à ton compte l’accusation de “jacobinisme’’ supposée être, pour un certain africanisme de combat, l’arme fatale contre Cheikh Anta Diop. On ne peut laisser personne glisser ce mot dans une interview, ni vu ni connu, alors qu’il a un potentiel si explosif. C’est ce mot-là, et au fond ce mot seul, qui m’a fait réagir. Nous faut-il une “relecture négro-africaine’’ de Cheikh Anta Diop ? Elle s’impose plus que jamais. Mais comment “relire’’ une œuvre que l’on n’a même pas pris le temps de lire ? Je n’ai pas été le seul à essayer de te montrer, textes à l’appui, à quelles extrémités peut mener le manque de caractère d’une intelligentsia africaine encore tellement fascinée par l’Occident.
Pour le reste, chacun de nous peut avoir la plus haute idée de lui-même mais je doute que nos petites personnes comptent vraiment. Beaucoup d’amis communs ont été gênés, voire choqués, par cette polémique soudaine et très inhabituelle au Sénégal. Je crois que c’est ta réaction qui a mis le feu aux poudres. Elle aura cependant été, pour le dire ainsi, un mal pour un bien. Les idées de Diop ont en effet rarement été aussi présentes dans l’espace public sénégalais, surtout depuis sa disparition. L’on a vite oublié ce que tu as pu écrire il y a vingt ans pour réfléchir à ce qui peut nous arriver dans vingt ans. Je trouve cela très bien. S’il en est ainsi, c’est que la discussion a été prise en mains, pour l’essentiel, par cette “jeunesse africaine en quête de sens’’ dont parle Aminata Dramane Traoré. Certains de ces jeunes ont, ainsi qu’en témoigne l’article de Khadim Ndiaye, une égale affection pour chacun de nous deux. Je les sais d’ailleurs déchirés en ce moment. Ils n’ont qu’une hâte : que les esprits se calment et qu’ils reprennent leur dialogue avec l’un et l’autre sans avoir à se sentir coupables de n’avoir pas choisi leur camp. Il ne devrait pas y avoir de camp, en fait. À mes yeux, cette affaire est toute simple. Ayant jugé pernicieux et de mauvais goût un de tes articles, je l’ai dit publiquement en me limitant à une analyse du texte. Ayant encore moins apprécié une de tes interviews, j’ai dit publiquement que j’y vois le symbole d’une allégeance intellectuelle à l’Occident à la fois déshonorante et dangereuse. C’est aussi simple que cela. Tu as peut-être été surpris, comme moi-même, par les réactions très vives d’une partie de l’opinion. C’est que, comme l’a si magnifiquement rappelé un des intervenants à ce débat, Cheikh Anta Diop est aujourd’hui encore pour beaucoup d’Africains non seulement un penseur mais aussi une conscience. Il est bon de s’en souvenir chaque fois que l’on est tenté de le traîner dans la boue.
L'éditorialiste de SenePlus Boubacar Boris Diop est écrivain et directeur de publication du site d'information et d'analyse en wolof : www.defuwaxu.com.
L’universitaire et historien Boubacar Barry, évoquant le débat ayant récemment opposé Souleymane Bachir Diagne et Boubacar Boris Diop au sujet du legs de Cheikh Anta Diop, invite les intellectuels à la tolérance pour rester davantage à l’écoute de l’autre
L’universitaire et historien sénégalais Boubacar Barry, évoquant le débat ayant récemment opposé Souleymane Bachir Diagne et Boubacar Boris Diop au sujet du legs de Cheikh Anta Diop, invite les intellectuels à plus de tolérance pour rester davantage à l’écoute de l’autre.
"Les intellectuels doivent être suffisamment tolérants pour écouter l’autre. C’est comme ça que l’on avance", a déclaré l’auteur de "La Sénégambie du XVe au XIXe siècle : traite négrière, Islam et conquête coloniale", actuellement à la retraite.
Le professeur Barry, d’origine guinéenne, était interrogé sur le débat par presse interposé entretenu ces derniers jours par l’écrivain et philosophe sénégalais Boubacar Boris Diop et son compatriote Souleymane Bachir Diagne, spécialiste de l’histoire des sciences et de la philosophie islamique, enseignant à l’Université de Columbia, aux Etats-Unis.
Le premier semble reprocher au second de minimiser la portée de la pensée du savant et historien sénégalais Cheikh Anta Diop ainsi que son apport pour les sociétés africaines modernes.
Ce à quoi Souleymane Bachir Diagne, agrégé de philosophie, a répondu en pointant une mauvaise compréhension de son propos qui était plutôt selon lui un hommage à Cheikh Anta Diop.
Selon Boubacar Barry, l’exercice auquel Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne se sont prêtés relève de quelque chose de "tout à fait normal".
Il ajoute que "toute pensée est datée dans le temps et dans l’espace, et par conséquent n’est ni l’Evangile ni le Coran", soulignant que l’exercice auquel Boris Bachir se sont prêtés est quelque chose de tout à fait "normal".
Le professeur Boubacar Barry, qui se revendique aussi de l’héritage du savant et égyptologue sénégalais, souligne que la critique est constitutive de la démarche intellectuelle en ce qu’elle peut contribuer à faire avancer la science et la pensée.
Il note d’ailleurs que c’est de cette manière que Cheikh Anta Diop a élaboré sa pensée et ses théories, ajoutant que l’auteur de "Nations nègres et culture" (1954) "n’a pas dit qu’il avait trouvé la solution à tous les problèmes, ou que ce qu’il dit était de l’Evangile".
par Khadim Ndiaye
AU CŒUR DU DÉBAT ENTRE BORIS ET BACHIR
EXCLUSIF SENEPLUS - J’estime que l'on lira de plus en plus la pensée de Cheikh Anta - On la critiquera, l'approfondira, la dépassera même à certains égards - J'essaie ici d'en vulgariser quelques aspects, à partir des points discutés dans ce débat
Mon malaise est grand. Intervenir dans ce débat entre ces deux intellectuels pour qui j’ai une estime et une affection profondes, n’est pas chose aisée. La tâche s’annonce d’autant plus ardue que l’objet de leur débat porte sur la pensée de Cheikh Anta Diop, un auteur pour lequel j’ai consacré un ouvrage et dont la pensée a une grande influence sur ma propre vision du monde.
Tous les trois ont contribué à ma formation intellectuelle. Bachir est le maître de classe, Cheikh Anta Diop, le maître « uwaysî », celui que je n’ai pas connu, et Boris, le maître par l’exemple. Aujourd’hui, mon amitié avec Bachir et Boris est authentique. La joie de nos retrouvailles est, à chaque fois, immense.
Tous les trois font la fierté de l’Afrique. Dès 1966, Cheikh Anta Diop a été distingué comme « l'auteur africain qui a exercé le plus d'influence sur le XXe siècle » au premier Festival mondial des arts nègres. Bachir Diagne, après de multiples autres distinctions, sera reçu comme nouveau membre de l’Académie américaine des arts et des sciences pour l’année 2019. La réception des nouveaux membres aura lieu au mois d’octobre prochain. C’est dans ce même pays que l’Université de Dickinson a désigné Boubacar Boris Diop comme lauréat 2018-2019 de son prestigieux prix Harold et Ethel L. Stellfox. Boris Diop a été reçu le 11 avril passé dans l’enceinte de cette université.
La pensée de Cheikh Anta Diop est riche et féconde. On ne compte plus le nombre d’articles scientifiques et d’ouvrages qui lui sont consacrés. Les avenues qu’elle offre sont multiples. J’estime que les intellectuels africains débattront de plus en plus sur cette pensée, que ce soit pour parler des immenses ressources énergétiques, de la monnaie, de l'intégration africaine, de la religion, de l'art, des langues africaines, du passé et de l'avenir du continent, de son rapport avec les autres puissances, etc. On la lira de plus en plus, la critiquera, l'approfondira, la dépassera même sur certains aspects. Je considère d’ailleurs Bachir et Boris comme étant tous les deux, à leur façon, des continuateurs émérites de Cheikh Anta Diop. Si Boris a décidé d’écrire dans une langue nationale, c’est en partie grâce à l’influence positive de Diop. Son travail d’édition d’ouvrages en langues nationales est une contribution réussie au projet de renaissance culturelle africaine chère à l’historien. Le projet de Bachir Diagne de produire des travaux philosophiques dans une langue nationale, le wolof, est la matérialisation parfaite du travail entamé par Diop sur les langues africaines. De plus, en insistant sur la « traduction » dans ses écrits et ses conférences, Bachir poursuit dans une certaine mesure un des projets de Diop, qui a été, selon moi, un des premiers penseurs africains de la traduction.
Je propose d’ailleurs à Bachir et Boris de nous gratifier d’un ouvrage dans lequel ils nous parleront de plusieurs sujets, amicalement mais sans complaisance : les langues africaines, la culture, le rapport des pays africains avec les puissances étrangères, notamment la France, la gouvernance des pays africains, etc. Ce serait non seulement apprécié, mais très utile pour la jeune génération.
De leur débat, je ne prendrai pas parti. S’il peut y avoir des motivations, des attentes et des non-dits, on peut au moins noter un malentendu manifeste. Boris reproche à Bachir d’avoir prêté à Cheikh Anta Diop une pensée qui n’est pas la sienne. Je le cite : « Faut-il en déduire que dans le feu d’une interview – exercice où les mots peuvent aller plus vite que la pensée – Souleymane Bachir Diagne aurait prêté à Cheikh Anta Diop une position qui n’est pas du tout la sienne ? » Bachir, de son côté, brandit le même reproche : « L’honnêteté ? C’est de ne pas prêter à quelqu’un des propos qui ne sont pas les siens. »
Je connais ces deux penseurs honnêtes. Leur humilité et leur rigueur ne font l’objet d’aucun doute à mes yeux. Par conséquent, je pense fort bien que s’ils se trompent ce ne peut être que de bonne foi. Mais il y a un bon côté des choses : leurs divergences et la vivacité de leurs échanges ne peuvent être que source d’enrichissement pour les nombreux lecteurs que nous sommes. Ils sauront donc vite se retrouver.
Il faut interpréter leur discussion comme une invite à débattre de la pensée de Cheikh Anta Diop. C’est pourquoi, sur la demande insistante de quelques amis, j’essayerai, dans cette contribution, de vulgariser, à ma façon, quelques aspects de Cheikh Anta Diop, en partant des quelques points discutés dans ce débat. Si Boris affirme que l’accusation de jacobinisme est « le principal grief » que l’on pourrait faire à Bachir, le débat a porté sur d’autres points : le laboratoire de carbone 14 et la traduction. Je tenterai à chaque fois de rapporter fidèlement les vues de l’homme de Céytou.
Le laboratoire de radiocarbone
Sur le laboratoire de radiocarbone, Cheikh Anta Diop a consacré un opuscule d’une centaine de pages titré justement « Le laboratoire de radiocarbone de l’IFAN ». Il y explique sa création, ses différents éléments constitutifs (salle de chimie, banc à vide, banc de purification, appareil pour la synthèse de CO2, salle d’électronique, ensemble pour gammamétrie monocanal, etc.), les activités qui y sont menées, les tests qui y ont été effectués en vue du démarrage ainsi que les perspectives sur le développement futur du laboratoire.
Théodore Monod, directeur de l’IFAN de l’époque, a beaucoup œuvré à la création de ce laboratoire. Son successeur à partir de 1’année 1964, Vincent Monteil, y contribua également. Dans l’avant-propos de l’opuscule, Diop salue leurs apports précieux dans ce projet.
Tous les travaux d’installation des équipements furent menés seul par Cheikh Anta Diop. Il nous le dit lui-même : « Il s’est écoulé quatre années (1963-1966) entre le moment où fut donné le premier coup de pioche pour la construction des locaux et la mise en service du laboratoire. Bien que nous ayons été seul à mener sur place, à Dakar, tous les travaux d’installation de l’équipement, cette durée eût été réduite encore si une partie indispensable de l’équipement ne nous était parvenue avec beaucoup de retard. »
Corroborant ce fait, le philosophe Djibril Samb, ex-directeur de l’IFAN, qui a eu accès aux lettres de Cheikh Anta Diop adressées à la direction de l’IFAN, écrit dans son ouvrage, Figures du politique et de l’intellectuel : « Dès le début de sa carrière, Cheikh Anta Diop conçut le projet - qui pouvait paraître utopique à plus d'un - de monter au sein de l'IFAN, un laboratoire de datation au radiocarbone. Dans sa première lettre au recteur (11 avril 1961), il sollicita un stage de quinze (15) jours à partir du 15 juin 1961, au laboratoire de Saclay, "en vue, dit-il, de montrer une installation similaire à l'IFAN. Voilà, assurément, un homme décidé et habité par le feu sacré. Dans sa grande sagesse, le recteur de l'époque, C. Frank, lui accorda le stage demandé ».
Et, c’est Diop lui-même qui conçut les plans du futur laboratoire. Le professeur Samb rajoute : « À son retour, il se consacra tout entier à cette tâche gigantesque. Il dressa lui-même les plans du laboratoire, dont l’exécution fut confiée au Service des travaux publics. Mais il faut mal connaître l'homme pour penser qu'il se fût contenté de déposer une liasse de plans et d'aller pêcher. Ce projet était d’abord le sien, et il s'y engagea tout entier, comme dans tout ce qu'il faisait, déployant toutes les facettes, non pas seulement d'un immense savant, mais d'un homme d’action, pragmatique, attentif, aux moindres détails. […]. Dans une lettre en date du 25 juin 1963 adressée au directeur de l'IFAN, le grand et regretté Théodore Monod, il rappelle qu'il donnait lui-même des indications détaillées aux entreprises maîtres d'œuvres, effectuait deux à quatre visites quotidiennes sur le chantier, précisait les plans d'installation du laboratoire, en fixait les pièces, déterminait leurs dispositions et leurs vocations, redressait les directives ou les applications erronées. »
S’il a tout conçu et a commencé seul les tests, Cheikh Anta Diop était assisté par la suite de deux techniciens de laboratoire.
Mais à quoi devait servir cette officine à laquelle le savant consacra 44 heures par semaine ? Cheikh Anta Diop répondit à cette question dans son opuscule : « Le laboratoire est en réalité un centre de datation qui applique l’essentiel des techniques de dosage des faibles radioactivités. Dans les années à venir il intégrera tout naturellement la méthode du Potassium 40 / Argon qui est déjà au point…Avec l’introduction de cette nouvelle méthode les possibilités de datation du laboratoire seront pratiquement illimitées, compte tenu de la longueur de la période du Potassium 40 : 1 milliard 300 millions d’années. »
Quelles étaient les activités du laboratoire ? C’est encore Diop qui révèle que le laboratoire peut apporter sa contribution à l’étude des « manifestations culturelles de l’homo sapiensdepuis son apparition », à l’étude géologique du quaternaire et du quaternaire africain en particulier, aux études océanographiques, à l’étude des eaux fossiles, de la radioactivité atmosphérique, des traceurs en biologie animale, à suivre l’activité du soleil et à doser le rayonnement cosmique. Le laboratoire pouvait également servir, nous dit-il, à des mesures de toutes sortes (corrélations angulaires, mesures faibles de radioactivité, mesure de physique nucléaire, étude des météorites, etc.), à tracer le spectre d’énergie d’un échantillon métallique, traitement des os par le dosage du fluor, de l’azote, à l’autoradiographie par émulsion nucléaire, à la semi-micro-analyse chimique et micrographie par observation épiscopique de métaux et alliages constitutifs des objets d’art.
Les méthodes utilisées par Cheikh Anta Diop étaient originales. Il écrit à ce propos : « Contrairement à l’usage en vigueur dans les autres laboratoires, nous ne prenons aucune information sur les échantillons avant datation. Une fois l’intérêt scientifique de l’échantillon reconnu, la fiche permettant d’établir le dossier scientifique de celui-ci n’est rempli qu’à posteriori, après datation. L’échantillon est remis avec un simple numéro de référence, à l’exclusion de toute information sur son âge probable. De même, en ce qui concerne les datations croisées ci-dessous, nous avons dû communiquer nos résultats avant de connaître ceux trouvés antérieurement par les autres laboratoires. » (« Datation par la méthode du radiocarbone », Bulletin de l’IFAN, T. XXXIII, série B, no 3, 1971.)
Ce laboratoire aux normes internationales – une mission du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) attestera en 1966 de la qualité internationale des travaux exécutés dans le laboratoire – a permis de dater des ossements fossilisés, du charbon, des cendres, des œufs d’autruche et beaucoup d’autres échantillons provenant du Sénégal, du Mali, de la Mauritanie, du Cap-Vert, du Niger, de l’Iraq et de beaucoup d’autres pays. Des fragments provenant de Sine Ngayène, le plus grand site protohistorique de la Sénégambie, y ont été analysés et datés. En 1977, Cheikh Anta Diop effectua dans le laboratoire une analyse microscopique des échantillons de peau prélevés au laboratoire d’Anthropologie physique du musée de l’Homme à Paris sur les momies provenant des fouilles de Mariette en Égypte. Il demanda en vain, sur une période de deux ans, qu'on lui envoyât des échantillons prélevés sur les momies royales de Thoutmosis III, Sethi Ier, Ramsès II. C’est lui-même qui précise : « Depuis deux ans, j’ai demandé, en vain, de tels échantillons à analyser au conservateur du Musée du Caire. Pourtant il ne faudrait pas plus de quelques millimètres carrés de peau pour monter une préparation ; on réalise ainsi des préparations d’une épaisseur de quelques U, éclaircies au benzoate d’éthyle. On peut les observer en lumière naturelle ou avec un éclairage en ultraviolet qui rend fluorescent les grains de mélanine. » (Histoire générale de l'Afrique, vol. II, Afrique ancienne, p. 50.)
La langue d’unification
Le deuxième point de l’échange entre Boris et Bachir a porté sur la langue d’unification.
Bachir soutient que Cheikh Anta Diop, en proposant une langue d’unification, a une conception jacobine, contrairement à un Ngugi wa Thiong'o aujourd’hui. Pour le philosophe, l’unification, doit au contraire s’effectuer par la traduction. En disant cela, il s’alignait sur la position d’Édouard Glissant qui évoquait la traduction et disait que de son point de vue d'écrivain, il écrivait en présence de toutes les langues du monde, même s’il n’en connait qu'une seule.
Boris, de son côté affirme que sur ce point, Bachir prête à Cheikh Anta Diop une pensée qui n’est pas la sienne.
Il est important ici de noter qu’avant Bachir, le Français François-Xavier Fauvelle-Aymar a utilisé le terme de jacobinisme dans son ouvrage, L’Afrique de Cheikh Anta Diop. Après tout un développement sur la conception des langues chez Cheikh Anta Diop, il écrit : « Diop use là d'un modèle de l'État-nation, sous sa forme la plus jacobine, explicitement emprunté à la France. » (p. 169).
Sur l’accusation de jacobinisme, Boris affirme que c’est « le principal grief que l’on pourrait faire à Bachir », qui donc le reprend à son compte après l’africaniste Fauvelle-Aymar. Pour Boris, ce point de Bachir est « une divergence de vue avec l’auteur de Civilisation ou barbarie à qui il reproche de prôner une langue unique. »
Qu’en est-il réellement ? Qu’est-ce Diop pense de la langue ? Des langues ?
Cheikh Anta Diop a très tôt reconnu l’importance de la langue. Ses premières préoccupations intellectuelles sont d’ordre linguistique. Dès ses années de lycée, entre et 15 et 20 ans, il inventa un alphabet pouvant retranscrire toutes les langues africaines. Sa première publication porte sur la langue. Quelques-unes de ses premières conférences portent sur la question linguistique, notamment celle qu’il donna à Saint-Louis du Sénégal, en présence de Birago Diop, le mardi 1er août 1950 et dont le titre était « Nécessité et possibilité d’un enseignement dans la langue maternelle en Afrique ».
La pensée de Cheikh Anta Diop étant nuancée sur cette thématique, il nous faut ici interroger le contexte de production de certaines de ses idées. Lors du premier Congrès des écrivains et artistes noirs, en 1956 à Paris, Diop tint une conférence sur le thème « Apport et perspectives culturelles de l’Afrique ». Se donnant comme mission de montrer l’apport de l’Afrique noire à la civilisation, il préconisa de faire au moins de certaines langues africaines des langues de science. Il déclara : « Sur le plan linguistique on peut dire qu’une solution de facilité est à éviter et qu’il faut à tout prix élever certaines langues nationales au niveau des exigences modernes, les rendre aptes à supporter la pensée philosophique et scientifique. »
Diop reconnait ainsi durant ce congrès l’importance de faire des langues africaines des langues de science.
Les années 1959-60 étaient, elles, les années de l’unité et de l’unification africaines. En 1959 se tint la seconde édition du Congrès des écrivains et artistes noirs à Rome. Y étaient présents Cheikh Anta Diop, Amadou Hampâté Ba, Léopold Sédar Senghor, Bernard Dadié, Jacques Rabemanajara, Frantz Fanon, Sékou Touré, Aimé Césaire, Price-Mars et beaucoup d’autres auteurs. Le thème du Congrès était « L’unité des cultures négro-africaines ». Les participants entendaient formuler une renaissance des peuples de couleur et une vraie politique de la culture. Dans la déclaration finale, il a été recommandé de faire du kiswahili la langue d’unification de l'Afrique subsaharienne. Cheikh Anta Diop qui y prononça une conférence sur le thème « L’unité culturelle africaine », fit paraître l’année suivante, son ouvrage Les Fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique Noire, dans lequel il tenait en compte la résolution finale du Congrès. Il y déclare, s’adressant aux Africains, qu’il nous faut « travailler à l’unification linguistique à l’échelle territoriale et continentale, une seule langue africaine de culture et de gouvernement devant coiffer toutes les autres ; les langues européennes, quelles qu’elles soient, restant ou retombant au niveau de langues vivantes de l’enseignement secondaire ».
On peut remarquer qu’ici il prône, à l’instar des congressistes de Rome, une langue d’unification, qui coiffe toutes les autres, lesquelles, y compris les langues européennes, ne devant toutefois pas disparaître. Diop trouvait que parmi toutes les grandes langues africaines, le kiswahili remportait les faveurs, par son étendue et sa morphologie. C’est elle, écrit-il « qui a le plus de chances de devenir demain pour l’Afrique noire unifiée, une langue de gouvernement et de culture » (Antériorité des civilisations nègres, p. 113.). Il rajoute qu’une des « principales chances du swahili est que son extension future à d’autres peuples ne poserait aucun problème d’impérialisme culturel, de la part du petit peuple des Waswahili dont il est la langue maternelle. » (Antériorité des civilisations nègres, p. 114).
Mais à l’époque, Diop insistait sur le fait que la fédération et l’unification devaient se faire rapidement. Si les choses vont en s’ossifiant, les États deviendront de moins en moins aptes à la fédération et donc à l’unification. Il trouvait que l’unité culturelle bien comprise, amoindrissait fortement ce qu’il appelait les « susceptibilités régionales ». Il déclare à cet effet : «Un Africain éduqué dans une langue africaine de culture quelconque, qui n'est pas la sienne, est moins aliéné, culturellement parlant, que s'il l'était dans une langue européenne avec perte définitive de sa langue maternelle. De même, un Français éduqué en italien serait moins aliéné que s'il l'était en zoulou ou en arabe avec perte définitive du français. Telle est la différence d'intérêt culturel qui existe entre langues européennes et africaines et que nous ne devons jamais perdre de vue ». (Antériorité des civilisations nègres, p. 113.)
En clair, pour Diop, chaque africain pouvait parler sa langue mais aussi maîtriser la langue de communication continentale. Un Wolof n’est pas aliéné parce qu’il parle le swahili.
Cheikh Anta Diop était pour une langue véhiculaire d’unification, une lingua franca, non pour la disparition des langues. C’était une façon pour lui de régler le problème de la balkanisation linguistique, de la « mosaïque linguistique » pour reprendre ses propres mots. De nombreux intellectuels, martelait-il, « sont désarmés devant les difficultés que pose la mosaïque linguistique africaine. » (Alerte sous les tropiques, p. 110.).
La langue véhiculaire continentale est une suite logique de la théorie de l’unité culturelle. C’est d’ailleurs, dans le même cadre d’unification recherchée dans la perspective des indépendances, que Diop nous incite à dépasser la division qu’introduit le système des castes qui anéantit l’unité nécessaire à une personnalité collective africaine retrouvée. « En expliquant la genèse des castes, écrivait-il, le caractère révolu des circonstances historiques qui les ont engendrées, leur non-sens dans la nouvelle structure économique, leur danger actuel, j’essaie de contribuer à la solution du problème de la division totale de tous les éléments qui devraient être unis dans une lutte commune. » (Alerte sous les tropiques, p. 52)
C’est encore pour les besoins de l’unification que Cheikh Anta Dio disait que les Africains doivent sortir du premier niveau de l’histoire, celui des « histoires locales » dans lesquelles les peuples africains « se recroquevillent, se trouvent piégés et végètent aujourd’hui », pour aller vers le second niveau, « plus général, plus lointain dans l’espace et le temps et englobant la totalité de nos peuples » et qui « comprend l’histoire générale de l’Afrique Noire, telle que la recherche permet de la restituer aujourd’hui à partir d’une démarche rigoureusement scientifique ». Dans cette sorte de synthèse, précisait-il, « chaque histoire particulière est ainsi repérée et située correctement par rapport à des coordonnées historiques générales. Ainsi toute l’histoire du continent est réévaluée selon un nouvel étalon unitaire propre à revivifier et à cimenter, sur la base du fait établi, tous les éléments de l’ancienne mosaïque historique. » (Civilisation ou Barbarie, p. 175).
Insérer les récits locaux dans une histoire globale unificatrice demeure d’une actualité brulante, surtout au vu des problèmes que pose déjà le projet de réécriture de l’histoire du Sénégal.
Au final, il y a donc chez Diop, une sorte de théorie de l’unité dans la diversité, de l’unicité multiple, ou encore de la multiplicité unique. Dit autrement, son projet est la maison faite de briques (les langues particulières), mais qui a besoin du ciment unificateur (la langue d’unification), pour tenir. Une personnalité collective est solide si elle possède le sentiment d’unité des différents éléments la composant. Sans l’unité linguistique, disait Cheikh Anta Diop, l’unité nationale et culturelle n’est qu’illusoire.
Dans son ouvrage, Sénégal : Les ethnies et la nation, le professeur Makhtar Diouf rappelle l’importance de la langue d’unification dans un contexte comme la Gambie : « C'est le président gambien Daouda Diawara qui déclare que le wolof a fait de sa capitale Banjul une zone de dé-ethnisation (de-tribalising area) » (p. 71).
L’émiettement des États africains et le contexte des indépendances marqué par la quête d’unification expliquaient cette façon de voir les choses chez Diop. Rappelons d’ailleurs que plusieurs années plus tard, en 1977, à Lagos, lors du Deuxième Festival mondial des Arts du monde noir, l’écrivain Wole Soyinka évoqua les résolutions de l’Union des écrivains relatives aux questions linguistiques. Il insista fortement dans sa communication sur la recommandation de faire du kiswahili la langue d’unification de l’Afrique subsaharienne.
Cheikh Anta Diop était cependant pour le développement de toutes les langues africaines. Dans sa conception, je le cite, « On apprend mieux dans sa langue maternelle parce qu’il y a un accord incontestable entre le génie d’une langue et la mentalité du peuple qui la parle. D’autre part, il est évident qu’on évite des années de retard dans l’acquisition de l’enseignement. » (Alertes sous les tropiques, p. 35). La langue maternelle est la langue de l’énergie, aurait dit Édouard Glissant, qui était avec Cheikh Anta Diop au Congrès de Rome où il fut décidé de faire du kiswahili la langue d’unification africaine.
Pourquoi une telle conception chez Diop ? Parce que pour lui, les langues étrangères peuvent constituer des obstacles à l’acquisition de la connaissance. Considérées comme langues exclusives d’enseignement, elles obligent le jeune Africain à fournir un double effort, « pour assimiler le sens des mots, et ensuite, par un second effort intellectuel, pour accéder à la réalité exprimée par lesdits mots ». Il rajoute : « Le jour même où le jeune Africain entre à l’école, il a suffisamment de sens logique pour saisir le brin de réalité contenu dans l’expression : un point qui se déplace engendre une ligne. Cependant, puisqu’on a choisi de lui enseigner cette réalité dans une langue étrangère, il lui faudra attendre un minimum de 4 à 6 ans, au bout desquels il aura appris assez de vocabulaire et de grammaire, reçu en un mot un instrument d’acquisition de la connaissance pour qu’on puisse lui enseigner cette parcelle de vérité. »
Les difficultés en mathématiques éprouvées par les jeunes africains ne s’expliqueraient du reste que par l’adoption d’une langue étrangère mal comprise. L’Africain, pensait-il, « loin d’être dénué de logique, pourrait même se jouer des difficultés abstraites des mathématiques et que, ce qui constitue une entrave pour lui, c’est plutôt le symbolisme des mathématiques enseigné dans une langue étrangère qu’il possède mal » (Nations nègres et culture, pp. 35-36.)
Voilà pourquoi, selon lui, il faut développer les langues africaines. Dans les dernières années de sa vie, Diop n’a eu de cesse de rappeler cette exigence dont l’Unesco, s’appuyant sur les plus récents travaux scientifiques dans le domaine de l’éducation, se fait grandement l’écho aujourd’hui.
Il faut dire que les années 70 sont marquées au Sénégal par l’insistance sur les « langues nationales ». En 1971, le décret présidentiel no 71566 du 21 mai 1971 reconnaissait le statut des « langues nationales ». Dans un article publié en 1977 dans le journal Taxaw et repris dans le même journal en 1980, Diop note : « Partout dans le monde, et dans le Tiers-Monde, en particulier, tous les leaders politiques qui ont compris qu'il y a une contradiction fondamentale à vouloir développer nos pays tout en adoptant officiellement une langue étrangère comme langue de gouvernement et d'administration, ont tranché cette question dans le vif, dans la pratique. Ils savent que l'alphabétisation dans les langues nationales reste un luxe superflu tant que le pays n'est pas administré et gouverné dans celles-ci, tant que le gagne-pain de chaque citoyen ne passe pas par l'utilisation de ces langues nationales. » (Taxaw, février-mars 1981).
La langue étrangère accentuant les clivages entre les élites et les masses, Diop montre les bienfaits de l’alphabétisation dans les langues nationales : « Alors seulement, elles [les langues nationales] seront, comme aujourd'hui les langues étrangères, des langues de promotion sociale, culturelle, technique et même politique et cela vaudra la peine d'apprendre à les écrire. Et du jour au lendemain, les neuf dixièmes de la population, deviendront des agents actifs du développement, des producteurs très utiles, au lieu d'être une masse passive à la remorque d'une minorité sans idéal. ». (Taxaw, février-mars 1981).
Dès que les langues nationales sont promues, les citoyens des villes et les citoyens des campagnes participent également à la vie nationale : « Avec l'alphabétisation, écrit Diop, la ménagère du village, hier inculte, écrit maintenant ses propres lettres, remplit ses talons de mandat, sa feuille d'impôt, lit ses télégrammes, cherche le numéro dans l'annuaire, reconnaît les sens interdits, étudie directement la littérature du parti pour sa promotion politique et sociale ; elle assure des suppléances au bureau des PTT du village, reçoit un message urgent et le transmet, elle gagne sa vie. Le génie créateur, verrouillé, s'éveille et remplace le psittacisme. ».
Et, chose importante, l’alphabétisation dans les langues nationales ne signifie pas chez Diop une rupture avec le monde extérieur. Au contraire, avec l’adoption des langues nationales, on se met en situation de mieux apprendre les langues étrangères : « L'apprentissage des langues étrangères est accéléré, c'est le contraire d'une coupure d'avec le monde extérieur. Des députés de souche populaire, de vrais mandataires du peuple peuvent maintenant siéger au Parlement. Même l'idée d'une éventuelle fédération avec la Gambie devrait nous inciter à reconsidérer la question linguistique sous un angle correct. » (Taxaw, février-mars 1981).
Non seulement on ne se coupe pas du monde, mais même les termes étrangers acquis dans nos langues devront être conservés. Cette exigence de ne pas se couper du monde en s’enfermant dans un exclusivisme naïf, Diop le disait déjà dans Nations nègres et culture. Il ne faudrait pas, écrivait-il, « pousser l’exclusivisme jusqu’à éliminer les mots d’origine occidentale qui ont déjà acquis droit de cité dans nos langues. On peut dire qu’il en est ainsi chaque fois qu’un mot occidental passe dans le creuset où il est refondu, dès qu’il est adapté à notre phonétisme » (p. 408).
Deux ans avant sa mort, le samedi 28 avril 1984, lors de la Semaine culturelle de l’École Normale Germaine Le Goff, à Thiès au Sénégal, Cheikh Anta Diop tint une conférence entièrement faite en wolof sur l’importance de faire des langues nationales des langues de science. Sa conférence s’intitulait « Làmmiñu réew mi ak gëstu » (Langues nationales et recherche scientifique). Diop campa le sujet : « Ndax réew yi nga xam ne ñoo nekk tey ci kanam àddina, xam-xam bi nga xam ne moom lañuy jàngale ci seen daara yi tegaloo, ndax mënees na ko jàngale ci làmmiñu réew mi - bu mu ci mën di doon, moo xam wolof la, moo xam weneen làmmiñ lay doon ...pël la, walla sereer la, walla làmmiñ wu mag wow réew mi - ndax mënees na cee jàngale xam-xam yooyu, ci koo xam ni kii mësul a jaar ci daaray tubaab. Loolu, jàpp nanu ne mën naa am. »
Traduction : « Peut-on, à l’instar ce qui se fait dans les universités des pays avancés de ce monde, enseigner le savoir scientifique dans nos langues nationales quelles qu'elles soient : wolof, pël, sereer ou dans la grande langue véhiculaire, pour quelqu’un qui n’est pas alphabétisé dans une langue occidentale. Je pense que c’est possible. » (Conférence transcrite dans Le Chercheur, revue scientifique de l'Association des chercheurs sénégalais, no 1, 1990, pp. 16-49.).
Il y a donc chez Cheikh Anta Diop trois niveaux : les langues européennes, les langues nationales et la langue d’unification africaine. Les langues nationales sont les langues de la renaissance scientifique, les langues européennes permettent l’ouverture au monde, la langue d’unification africaine, elle, permettant l’intercompréhension des groupes dans le cadre d’une fédération. Cette langue continentale d’unification incombera, écrivait-il dans Les Fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique Noire, à une « commission interterritoriale compétente » qui sera « inspirée par un très profond sentiment patriotique, à l’exclusion de tout chauvinisme déguisé » (p. 23).
La traduction
Le troisième point abordé dans la discussion entre Boris et Bachir est la traduction.
« Ce n’est pas si compliqué de traduire la relativité en wolof », soutient Bachir. Boris perçoit dans la manière de formuler cette critique, une façon de tourner en dérision le travail de quelqu'un qui voulait seulement « démontrer l’égale capacité d’abstraction de toutes les langues du monde ». Bachir précise sa pensée dans sa réponse et affirme que lorsqu’on traduit une démonstration on ne traduit pas en réalité le langage des signes dans lequel la démonstration se conduit mais le métalangage. Plus la théorie est abstraite et réalisée dans la langue formulaire, moins il est compliqué de la traduire, avance-t-il. Bachir trouve même qu’il est plus difficile de « traduire de la poésie que des sciences formelles ».
Mon avis est qu’ici le problème ne porte pas en tant que tel sur la traduction, mais sur la perception de dérision. Je ne m’appesantirai pas sur cette perception. Je vais plutôt parler des motivations entourant le projet de Diop de traduire des œuvres de l’esprit dans les langues africaines.
Cheikh Anta Diop a traduit des textes scientifiques et littéraires. Il a traduit un extrait d’Horace de Corneille et le texte de la Marseillaise. Il était conscient de la difficulté de traduire des poèmes. Après avoir rendu un poème wolof en français, Diop note : « On tenterait en vain de traduire adéquatement ce poème banal en français ; C’est cet élément intraduisible d’une langue à l’autre, sans lequel il n’y a pas de littérature nationale propre, que nous sacrifions, toutes les fois que nous « optons » pour une expression étrangère. » (Nations nègres et culture, p. 450).
Mais que voulait démontrer Diop en se lançant dans de vastes opérations de traduction ?
Il s’agissait pour lui de montrer que la « pauvreté naturelle » supposée des langues africaines n’était pas fondée; qu’aucune langue ne souffre de déficience native ; qu’il est possible comme cela s’est fait partout ailleurs, de développer ces langues par la création de « néologismes indispensables » et par des « traductions d’ouvrages étrangers de toutes sortes (poésie, chant, roman, pièce de théâtre, ouvrage de philosophie, de mathématiques, de science, d’histoire, etc… » (Nations nègres et culture, p. 412.).
Dans le même ouvrage, il reprécise son projet : « Il s’agit d’introduire dans les langues africaines des concepts et des modes d’expression capables de rendre les idées scientifiques et philosophique du monde moderne. Une telle intégration de concepts et d’expressions équivaudra à l’introduction d’une nouvelle mentalité en Afrique, à l’acclimatation de la science et de la philosophie moderne au sol africain par le seul moyen non-imaginaire. » (p. 408).
S’il en est ainsi c’est que Diop était conscient de l’importance des traductions dans la longue chaîne de transmission des connaissances à travers l’histoire. Il note que « Les Grecs ne se contentèrent donc pas d’aller puiser les sciences chez les Égyptiens, ils ont voulu les acclimater dans leur patrie, par des traductions de mémoires et d’ouvrages égyptiens. Strabon rapporte que, jusqu’à ce que de telles traductions aient existé, les Grecs n’avaient que des notions très imprécises sur les connaissances scientifiques d’ordre astronomique et autres. » (Antériorité des civilisations nègres, p. 104). Dans le même ordre d’idées, il mentionne l’importance de la traduction dans une ville comme Tolède en Espagne. Il écrit : « La ville devint le principal centre de traduction de tous les ouvrages scientifiques et philosophiques de l'Antiquité, écrits en arabe ». Pour Diop, c’est la traduction, qui contribua « au développement du latin comme langue scientifique et universelle de l'Europe ».
C’est pour toutes ces raisons que Diop espérait non seulement la traduction dans les langues africaines des classiques de la littérature mondiale, mais des ouvrages exprimant tous les domaines de la connaissance. Traduit, tout ce savoir sera accessible aux Africains parce qu’exprimé avec le génie de leurs langues.
Dans son article, « Comment enraciner la science en Afrique » (Bulletin de l’IFAN, t. 37, série B, no1, 1975), il s’évertue à traduire en wolof un ensemble de textes relatifs à la théorie des ensembles, à la physique mathématique et théorique, à la physique quantique, à la relativité restreinte et générale, à l'algèbre, à la chimie quantique, etc. Il y démontre un effort de création de néologismes et y réaffirme son objectif : « Il s’agit moins d’un effort de vulgarisation que de la démonstration concrète de la possibilité du discours scientifique en langue africaine…Elle prouve que l’on peut si on le veut (et avec beaucoup de travail) dispenser une culture scientifique qui ne soit pas au rabais dans nos langues. »
Dans sa conférence en wolof de 1984, il mentionne qu’aucune langue n’est déficiente et insiste sur la capacité infinie de la langue à créer des concepts et à nommer donc les choses du monde : « Da ngeen di xam ne aw làmmiñ, jëfandikukaay la boo xam ni lu am xel dem ci àddina aw làmmiñ mën na koo tudd ; am xel ay gàtt aw làmmiñ gàtt ! Waaye lu am xel mën a dem ci àddina rekk aw làmmiñ mën na ko tudd ; aw làmmiñ gàttul. Nit kiy wax nag, fim xelam yem, fiw jàngam yem, fi gisgisub àddinaam yem, foofu rekk la ay waxam mën a yem...Waaye boo demee ba sam xel gis leneen rek, làmmiñ wi dana ko tudd. Lu ko waral? Amul benn baat boo xam ni bii yenu nga sa maana ci cosaan, amul! Baat bi coow luy géenn ci gémmiñ kepp la! Amul sax menn maana. Ndax bu ko ammon, wenn làmmiñ ay am kon lu jog rekk, xel yépp nenn lañu koy tudde. Wenn tur wi di moom. Te loolu amul. […]. Li làmmiñu tubaab bi ëppalee sunuy yos mooy baat yi nga xam ni dugal nañu leen ci ñaari xarnu yu muyy - yi ci des ginaaw yii. Maanaam ci ci fukkeelu xarnu beek juróom-ñeent (XIXe siècle) ci la xam-xam tàmbalee am dëgg-dëgg »
Traduction : « La langue est un outil qui permet de nommer les choses. Une langue n’est jamais limitée. Si elle l’est c’est parce que notre esprit est limité. Les limites linguistiques d’une personne qui parle sont les limites de son esprit et de sa vision des choses. Pourquoi cela? Aucun mot ne vient avec sa signification toute faite. Le mot est uniquement un son qui s’échappe de notre bouche. Il n’a aucune signification a priori. Si les mots venaient avec leur signification, il n’y aurait qu’une langue unique et toute chose serait comprise de la même manière par tous. Cela n’est pas concevable. […]. Ce que les langues européennes ont de plus que les langues africaines, c’est l’effort de conceptualisation scientifique née avec la révolution scientifique du XIXe siècle. »
Dans son ouvrage, Antériorité des civilisations nègres, il exprimait déjà cette idée : « L’avancée des langues européennes sur les langues africaines de culture est d’ordre purement lexicologique ; elle correspond à la somme des concepts artificiellement créés et accumulés durant les trois derniers siècles, depuis l’avènement de la science moderne. » (p. 114).
Sur un tout autre plan, enrichir et développer les langues nationales, était pour Cheikh Anta Diop le meilleur moyen pour venir à bout de l’impérialisme économique. Pour lui, la domination culturelle, celle qui passait par la langue, facilitait la domination économique. « L’impérialisme culturel, disait-il, est la vis de sécurité de l'impérialisme économique ; détruire les bases du premier c'est donc contribuer à la suppression du second. » (Nations nègres et culture, p. 407). Les puissances colonisatrices ne s’étaient retirées qu’en apparence. Leurs livres, leurs films, bref, leurs produits culturels, restaient présents par la langue.
Voilà ce qu’il m’a semblé important de dire à propos des points soulevés lors de cet échange entre Bachir et Boris. Un échange que j’ai interprété à mon niveau, disais-je, comme un appel à discuter de la pensée de Cheikh Anta Diop.
par Sehetep Ibrahim
MA LECTURE DU DÉBAT ENTRE BORIS ET BACHIR
Il y a chez Bachir, une volonté d'inviter la communauté intellectuelle à s'interroger sur le prestige de Cheikh Anta - Il s'est engagé à vivifier la mémoire de Senghor, pour lequel combattre était un point doctrinal, qu'il assume cette continuité
Merci Hady Ba de votre riche contribution à ce débat, qui, faut le dire, oppose deux penseurs mais également deux doctrines qui semblent antagonistes.
Mon principal étonnement c'est de constater à la lecture des deux textes de Bachir (l'article et le droit de réponse) à quel point son argumentation s'apparente à celle de l’embarrassant philosophe français : Voltaire. A mon avis, il n'y a pas a proprement parler de contre-vérités dans les propos de Bachir, sauf peut-être quand il argue à la fin que c'est un hommage. Il n'y a pas de contre-vérité, mais il y a un usage spécifique de la vérité qui permet à l'auteur de parler de ce dont il n'est pas du tout le propos. En d'autres termes, il y a du sophisme. Il y a une volonté manifeste d'inviter la communauté intellectuelle à s'interroger sur le prestige de Cheikh Anta Diop. Le fond du problème, il me semble, est de dire à la communauté intellectuelle "arrêter de faire de Diop un homme d'exception, sa notoriété ne peut tenir que d'un usage inadéquat des mots tels que : laboratoire, Doctorat, la traduction, etc.
Cependant il y a un point sur lequel nous pouvons être d'accord avec Bachir, bien que ce point ne joue pas sa faveur dans cette problématique qui l'oppose à Boris Diop. Lorsqu'il affirme qu'une théorie abstraite doit être traduite selon le métalangage qui le déroule ; il a parfaitement raison. Seulement, ce travail de traduction qu'opéra Cheikh Anta répondait à la question de savoir si les langues africaines pouvaient véhiculer, en elle-même, un discours abstrait ou poétique. En revanche, le point de pêche de Bachir, en prenant position de montrer la banalité de ce travail, il ne s'inscrit pas dans la continuité de cette révolution scientifique que le dit Alchimiste a opéré. Pour Cheikh Anta, la question n'était pas de traduire la relativité mais de montrer que cette théorie redoutable en abstraction peut-être enseignée en wolof et dans d'autres langues du continent.
D'autre part, l'apparition du mot religion à deux reprises dans sa réponse, que vous n'avez pas relevé, n'est absolument pas anodine. En cela apparaît, une facile tentative de classer Boris Diop du côté des fanatiques : malheureux titre que les européens collent aux disciples de Cheikh Anta.
Bachir s'est engagé à vivifier la mémoire de Senghor, pour lequel combattre était un point doctrinal, alors qu'il assume cette continuité.
par Sakhéwar
LE BON GRAIN ET L'IVRAIE
Souleymane Bachir Diagne pense que c'est facile de traduire des textes scientifiques en Wolof - Qu'il s'y essaye, comme l'a fait Cheikh Anta - S'il ne le fait pas, on lui rétorquera : la critique est aisée mais l'art est difficile !
Sakhéwarr posté sur Ndarinfo |
Publication 13/09/2019
Boubacar Boris Diop qui a lu les livres de Cheikh Anta Diop et se réfère aux textes et arguments de l'auteur, publiés et universellement connus.
Souleymane Bachir Diagne qui manifestement n'a effectué qu'une lecture diagonale et bâclée de quelques-uns de ces textes, à la recherche de "défauts de la cuirasse", faisant de lui le plus récent des béliers pour attaquer le savant Cheikh Anta Diop.
C'est une nouvelle occasion de constater une différence irréductible entre :
- des africains, comme Boubacar Boris Diop, qui ont une vision saine et optimiste de l'histoire de l'Afrique et de son devenir, éclairés par l'oeuvre scientifique de Cheikh Anta Diop et par ses propositions pour un futur État Fédéral d'Afrique Noire,
- d'autres africains qui se délectent de leurs diplômes acquis dans les grandes écoles et universités de l'Occident, assortis parfois d'une mention "très honorable avec félicitations du Jury". Nous attendons encore que ces derniers proposent quelque chose de consistant à l'Afrique.
Car c'est au pied du mur que l'on voit le maçon. Souleymane Bachir Diagne pense que c'est facile de traduire des textes scientifiques en Wolof. Eh bien, qu'il s'y essaye, comme l'a fait Cheikh Anta Diop !
Rien n'empêche le philosophe médiatique, professeur à l'Université Columbia, de traduire en Wolof "La République" de Platon. Il peut aussi - pourquoi pas ? - écrire dans notre langue ses propres textes consacrés à la logique formelle ou à la philosophie musulmane. S'il ne le fait pas, on lui rétorquera : la critique est aisée mais l'art est difficile !
Rappelons que Pathé Diagne, éminent linguiste sénégalais, et par ailleurs parent proche de Souleymane Bachir Diagne, a écrit un ouvrage sur la grammaire du Wolof moderne et un autre qui est une traduction intégrale du Coran en Wolof.
La question du choix des langues est primordiale. Allons-nous continuer, pour l'éternité, à utiliser les langues européennes pour nous exprimer et nous administrer, sans jamais pouvoir élever notre propre génie créateur ?
L'Afrique serait alors le seul continent à croire que ses peuples n'ont pas inventé des langues capables de porter la pensée humaine ! Cheikh Anta Diop a démontré le contraire. Boubacar Boris Diop, après avoir obtenu de grands prix littéraires pour ses livres écrits en Français, qui ne peuvent pas être lus par la majorité de ses concitoyens, s'est résolu à écrire en Wolof. De même, Ousmane Sembène avait vite compris que ses films devaient parler en Wolof et non en Français, s'il voulait être compris de son peuple.
C'est ici le moment de rappeler que Léopold Senghor a combattu, avec acharnement, Cheikh Anta Diop et Ousmane Sembène. Il est même allé jusqu'à interdire le journal "Siggi" du premier et le film "Ceddo" du second, sous le prétexte fallacieux et ridicule que ces deux titres étaient mal orthographiés.
Senghor prétendait qu'il fallait écrire "Sigi" et "Cedo". Tous les linguistes lui ont fait remarquer que Cheikh Anta Diop et Ousmane Sembène avaient parfaitement raison d'utiliser les bonnes consonnes géminées "gg" et "dd". Senghor a prouvé une première chose dans sa mésaventure orthographique : on peut être agrégé en grammaire française et nul en Wolof.
La seconde chose qu'il a exhibée, c'est le motif réel de son acharnement contre nos deux grands hommes : Senghor est un partisan indéracinable de la francophonie et n'a jamais cru que les langues africaines pouvaient exprimer le génie créateur de nos peuples. Voilà la vérité toute nue.
Souleymane Bachir Diagne ne peut pas nier qu'il est un senghorien pur sucre. Il lui a, du reste, consacré deux livres :
- Léopold Sédar Senghor : l'art africain comme philosophie,
- Bergson post-colonial : l'élan vital dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal.
Mais Souleymane Bachir Diagne se grandirait en évitant les basses attaques contre Cheikh Anta Diop. On attend des arguments sérieux, répondant aux écrits réels de Cheikh Anta Diop. Il ne fait aucun doute que ce dernier est déjà entré dans l'Histoire, par la hauteur de sa pensée.
La thèse sur l'origine monocentrique et africaine de l'humanité, qu'il a défendue, de concert avec un tout petit nombre d'autres scientifiques, s'est imposée désormais, étant validée par de nouvelles découvertes archéologiques et par les études génétiques sur les peuples du monde entier. Ses propositions pour l'Afrique s'imposeront aussi, de toute évidence, après les échecs enregistrés par les États du continent depuis 60 ans. Alors, pour attaquer Cheikh Anta Diop, il faut être bien pourvu.
Cette contribution est signée par Sakhéwar et non pas Grégore Biyogo comme nous l'avions indiqué initialement. Nous avons également changé la photo d'illustration afin de corriger cette erreur initiale. SenePlus présente ses excuses à ses lecteurs mais aussi à l'auteur Sakhéwar et à Grégoire Byogo qui lui avait tout simplement repris ce texte sur sa page Facebook sans se l'attribuer
par Cherifkhana
DE GRÂCE, ARRÊTEZ DE "TRANSMUTER", CONTINUEZ DE NOUS IRRADIER !
Un esprit exceptionnel comme Souleymane Bachir Diagne ne peut pas ignorer l’excellente et massive production intellectuelle de Cheikh Anta au point de devoir se contenter de l’histoire controversée du labo Carbone 14 de l’IFAN pour lui rendre hommage
Chers grand-frères, permettez-moi de vous appeler Pr Bachir et Pr Boris.
Même les esprits les plus brillants peuvent être, un laps de temps, piégés par le cœur et, durablement, par le parti pris. Entre-temps, on cesse d’être un intellectuel pour goûter aux amers délices de la dépendance tristement subie ou honteusement choisie.
Ce n’est pas comme ça qu’on vous aime. Ce n’est pas pour ça qu’on vous aime.
Pr Boris est certainement offusqué par une vérité incongrue déballant un fait selon lequel, en prétendant être le père du labo Carbone 14 de l’IFAN, Cheikh A. Diop serait un usurpateur. Une vérité historique donc rétablie par le philosophe libre-penseur, Pr Bachir, qui fait notre fierté, mais qui a pourtant tort de déserter le champ de la critique scientifique dès lors qu’il a essayé de transformer, à titre posthume, une vérité gênante sur le parcours de Cheikh A. Diop, en hommage à ce dernier.
Un esprit exceptionnel comme Pr Bachir ne peut pas ignorer l’excellente et massive production intellectuelle de Cheikh A. Diop au point de devoir se contenter de l’histoire controversée du labo Carbone 14 de l’IFAN pour lui rendre hommage. C’est quand-même quelque peu suspect de prétendre rendre hommage à un guerrier, en remettant au goût du jour ses hauts faits connus alors même qu’on pointe du doigt la seule tâche noire qui les dénature. Ça a tout l’air d’enfoncer une porte déjà largement ouverte, juste pour exposer la dégradation de celle-ci.
Entendons-nous bien, Pr Bachir, personne n’ose se risquer à la prétention autoritaire de vous dénier votre droit naturel, mais surtout professionnel, de rappeler ou de rétablir une vérité historique ; c’est votre travail de toujours et d’à jamais, mais de la même manière, vous ne risquerez pas de ne pas être indulgent avec un de vos meilleurs élèves spirituels qui décide de s’adonner au jeu favori de son maître qui consiste à réfléchir librement, sans légèreté aucune et sans la moindre pression.
Plongeons-nous dans cette partie de votre texte : « La légende du centre des basses énergies de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire. « Je jouais dans l’article avec l’ancêtre des laboratoires scientifiques qu’étaient les cabinets des alchimistes qui cherchaient le moyen de transformer le métal le plus vil en or pur. Pour exprimer le propos suivant : d’un laboratoire fondé sous l’autorité des directeurs de l’IFAN, le professeur C. A. Diop avait su faire un trésor. Alors qu’on l’avait empêché d’accéder à l’université en utilisant tous les moyens en commençant par la mention qui avait sanctionné sa thèse, et alors qu’on l’avait exilé dans ce laboratoire, il avait transformé ce bannissement en triomphe et fait de son laboratoire de l’or. On me permettra de me citer en me traduisant en Français : « il y a un signe qui ne trompe pas et qui distingue les grands hommes, c’est la capacité de transformer l’exil en royaume. Diop a montré cette capacité. ». C’est cette phrase qui est le cœur du texte que j’ai donné pour le catalogue…. ». Cette partie de votre texte respecte aussi bien la commande « des responsables d’une exposition consacrée au « laboratoire » sous toutes ses formes », que votre intention réaffirmée de faire l’éloge du Pr Cheikh A. Diop ; ce qui me semble être vos deux préoccupations principales.
Si tout le reste du texte avait continué à encadrer « la phrase qui est le cœur du texte que j’ai donné pour le catalogue », personne n’aurait soupçonné la moindre subtilité vicieuse dans vos propos ; parce que votre rappel historique, en introduction, s’était juste contenté de décliner les noms des anciens directeurs de l’IFAN en vos termes « … d’un laboratoire fondé sous l’autorité des directeurs de l’IFAN, le professeur C. A. Diop avait su faire un trésor ».
Je suppose alors que l’inquiétude de votre frère Pr Boris est née de la « transmutation » (je vous emprunte le bel emploi du mot) de votre noble intention de départ en un redressement d’un tort imputable au Pr Cheikh A. Diop. Selon vos propos, « Diop a transformé un laboratoire tout à fait ordinaire pour datation de carbone 14 tel qu’il avait été créé par Théodore Monod avant d’être complètement terminé par Vincent Monteil en un lieu de légende, un véritable cabinet d’alchimiste ». Vous remarquerez qu’au niveau de la forme, vous avez fait « transmuter » les autorités-directeurs de l’IFAN avant l’avènement de Cheikh Anta en, successivement, créateur (Théodore Monod) et terminateur (Vincent Monteil) du laboratoire carbone 14. Vous avez « tué » le Pr Cheikh A. Diop qui disparaît totalement du processus de réalisation de « son » laboratoire carbone 14. Un curieux hommage ; convenons-en !
Cette nouvelle posture de la part d’un esprit aussi lumineux que vous, Pr Bachir, ne peut être fortuite. Elle est plutôt le fruit d’un exercice complexe d’inclusion mutuelle d’évènements contradictoires, à travers l’éloge d’une gloriole qui devrait nous enseigner que « même s’il a vaincu sans péril, Cheikh A. Diop peut quand-même triompher glorieusement ».
Voilà ce qui a fait « transmuter » le Pr Boris, d’intellectuel réputé en militant de la cause « CheikhAntaïste ».
Cher Pr Bachir, ne voyez ni cynisme ni mauvaise foi dans mon propos ; peut-être de la « transmutation », je vous le concède. Sans prétention ni parti pris, j’ai pris le risque de m’attaquer à deux monuments avec un marteau de menuisier. Je ne peux qu’y laisser des plumes ; tant pis pour moi. Mais je me consolerai avec l’amour et le respect pour ces dignes et précieux fils du Sénégal, que je partage avec les sénégalais.
Chers grands frères, la politique a fini de consumer bon nombre de ses enfants, le Sénégal vous demande de continuer de le faire rêver.
A mes risques et périls !
LE DÉBAT QUI AGITE LA TOILE
Quand Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne pointent leur désaccord par articles interposés, les internautes sénégalais retiennent leur souffle et apprécient la qualité des échanges
Tout est partie d'un hommage publié il y a 20 ans par le philosophe sénégalais, Souleymane Bachir Diagne, sur Cheikh Anta Diop intitulé ''In the Den of the Alchemist'' (Dans l'antre de l'Alchimiste) et republié par une revue sud-africaine.
A la lecture de cette publication, Boubacar Boris Diop, écrivain à succès et journaliste sénégalais de renom, publie une tribune intitulée : "Bachir, tu permets" dans lequel il dénonce la description par Souleymane Bachir Diagne d'un Cheikh Anta Diop "solitaire et quasi halluciné qui n'en finit pas de se demander pourquoi diable le réel refuse de se plier à ses injonctions".
"L'exercice est délicat mais Bachir, se gardant de toute hostilité manifeste, sait s'imposer une distance ironique. Cela ne l'empêche ni de se laisser surprendre par des accès de tendresse ni de frôler par moments le dénigrement pur et simple", écrit l'auteur de Murambi, le livre des ossements.
En réponse, le philosophe et enseignant à l'université de Colombia, Souleymane Bachir Diagne, publie une tribune intitulée « L'or et la boue »
Dans ce texte, il accuse son compatriote d'être animé de "la pire des mauvaises fois et d'une pincée de cynisme" et s'interroge :
"Pourquoi faire passer un vieil article de plus de vingt ans pour une récente interview ?Transformer un hommage en attaque ?Trafiquer une phrase qui dit que le vrai créateur du laboratoire ce ne sont pas les directeurs qui ont présidé à sa naissance mais l'homme qui en a fait un « lieu de légende » pour lui faire dire le contraire ?".
Ces joutes verbales entre deux intellectuels de renom ont tenu en haleine les internautes sénégalais qui n'ont pas manqué de les commenter.
par Amadou Lamine Sall
QU'AVONS-NOUS À APPORTER APRÈS CHEIKH ANTA DIOP ?
Bachir c’est Bachir : d’abord l’humilité, un puissant et somptueux esprit, ensuite. Boris c’est Boris : d’abord un militant, ensuite un militant, enfin un bel esprit qui aime déconstruire
Le hurlement soulevé par Boris contre Bachir n’a pas lieu d’être ! Nous n’allons pas retourner à ce qui est un acquis pour le grand Cheikh Anta et l’Afrique ! La pensée critique est fondamentale et Bachir en use avec bonheur, doigté et un sincère respect pour le lumineux gardien du Laboratoire Carbone 14 ! Je viens de lire ici sa haute et appétissante réponse à Boris. S’il n’est pas dans la vérité, sa confession et son argumentation sont éclatants ! Bachir c’est Bachir : d’abord l’humilité, un puissant et somptueux esprit, ensuite. Boris c’est Boris : d’abord un militant, ensuite un militant, enfin un bel esprit qui aime déconstruire. Entre Boris et Bachir, c’est le même champ, mais la semence n’est pas la même encore moins le mode de labour. Je salue en eux, deux fils estimés du Sénégal.
Le plus important finalement, c’est qu’avons-nous apporter après C.Anta Diop ? Quelle est notre part dans la mise en orbite de nouveaux concepts opératoires pour l’Afrique ? Là est le vrai débat. Je salue l’esprit tranquille, la pensée considérable et élégante de Souleymane Bachir Diagne. Je salue la fidélité politique et militante intraitable de Boubacar Boris Diop à chaque fois que le nom de Cheikh Anta Diop surgit d’un texte. J’en sais quelque chose, puisque je réponds à Boris dans mon livre : « Senghor : ma part d’homme » sur une surprenante, inutile attaque contre Senghor, disant avec beaucoup d’imprudence que Sédar était périssable et Cheikh Anta éternel. Notre soeur Penda Mbow m’avait même interpellé, avec beaucoup de sagesse et de bonté, sur ma réponse à Boris. Mais, nous avons besoin de cet esprit rebelle et libre.
Que Dieu garde Boris et qu’Il garde Bachir. Nous sommes fiers et heureux de compter dans notre pays deux enfants de l’oxygène avec de si belles plumes.
par Hady BA
LE PHILOSOPHE BACHIR ET L’ANTI-ALCHIMISTE BORIS
EXCLUSIF SENEPLUS - Il est dommage que Boris soit non pas un alchimiste comme son maître, mais un anti-alchimiste. L’alchimiste en effet, transforme le vil métal en or. L’anti-alchimiste Boris voit dans un hommage philosophique, une calomnie
L’une des preuves que Souleymane Bachir Diagne n’est pas le penseur anodin et concordiste que l’on aime dépeindre, c’est que, périodiquement, il reçoit de violentes attaques qui finissent par s’avérer infondées. Il n’y a pas très longtemps, Jean-Loup Amselle l’accusait d’être un afrocentriste à tendance islamiste. Cela s’est terminé par un livre à deux voix sur la signification de l’universel dans un monde dont l’Occident a définitivement cessé d’être le centre.
Même pour qui n’avait lu que le livre de Amselle, son attaque contre Bachir semblait gratuite. Amselle en effet, avait fait une si honnête recension du travail de Bachir dans L’Occident décroché, que sa conclusion semblait tomber comme un cheveu sur la soupe. On ne peut malheureusement pas en dire autant de la critique que Boubacar Boris Diop fait d’un vieux texte et d’une interview récente de Bachir.
D’abord, le travail de Bachir se trouve dans ses livres qui permettent de comprendre ce qui est elliptique dans des interviews et courts textes donnés de-ci de-là. Ensuite, même en ne lisant que les textes pris en compte par Boubacar Boris Diop, on est surpris qu’ils suffisent à justifier une attaque aussi violente.
Selon lui, Bachir frôlerait par moment, “le dénigrement pur et simple”. De plus, toujours selon Boubacar Boris Diop, Bachir rappellerait “surtout la mention ‘’honorable’’ – disqualifiante – ayant sanctionné la thèse de Diop en Sorbonne, sans un mot sur le contexte idéologique et politique de cette soutenance très particulière.”
Soyons clair, ces trois accusations sont tout simplement sans fondement. Elles relèvent d’une lecture soit maladroite, soit particulièrement malveillante, voire de mauvaise foi du texte en question.
Boubacar Boris Diop a par ailleurs une critique plus substantielle, potentiellement justifiée et sérieuse de Bachir. C’est celle qui porte sur la position de Bachir concernant l’usage à faire des langues nationales. C’est un débat important. Pourquoi l’emmêler alors de considérations à la limite de la malhonnêteté intellectuelle ? Nous allons revenir sur cette critique sérieuse mais avant cela reprenons le texte initial de Bachir pour voir en quoi la critique de Boubacar Boris Diop est injustifiée.
D’abord, pourquoi Bachir utilise-t-il l’expression “l’antre de l’alchimiste” pour désigner un lieu qui est véritablement un laboratoire ? Est-ce une manoeuvre de disqualification de la personne même de Cheikh Anta Diop ? Le texte de Bachir, qui à la base est une réflexion sur la notion de laboratoire prenant pour exemple celui de Cheikh Anta Diop, y répond. Bachir écrit :
To the society at large, the laboratory seems much like the medieval den of an alchemist !
So, there is the laboratory and there is its social significance.
Pour la société en général, le laboratoire ressemble beaucoup à l’antre médiéval d’un alchimiste.
Il y a le laboratoire et il y a sa signification sociale.
Et si Bachir montre en effet que Cheikh Anta Diop, contrairement à la plupart des scientifiques de son époque, a effectué ses recherches dans la plus complète solitude, ce n’est en aucun cas pour le moquer. D’abord c’est un fait que Bachir souligne en s’appuyant sur les travaux du philosophe des sciences togolais Yaovi Akakpo. Ensuite, le paragraphe qui parle de cette solitude est précédé d’une phrase montrant l’admiration de Bachir pour la capacité prométhéenne de Cheikh Anta Diop à transformer une solitude imposée en ressource féconde. Bachir écrit en effet :
But there is an unmistakable sign that distinguishes great people: the capacity to turn exile into a kingdom.
Diop showed such capacity.
Mais il y a un signe indéniable qui distingue les grands hommes : la capacité à transformer l’exil en royaume.
Diop exhiba cette capacité.
L’on voit donc que Boubacar Boris Diop a dû choisir d’ignorer ces phrases là pour pouvoir affirmer que Bachir décrit Cheikh Anta en génie solitaire et « halluciné » se demandant comment il se faisait que la réalité ne se plie pas à ses injonctions.
De la même manière, Boubacar Boris Diop choisit de voir du “dénigrement pur et simple”. Dans l’affirmation de Bachir selon laquelle le laboratoire de Carbone 14 avait été conçu par Théodore Monod et concrètement mis en oeuvre par Vincent Monteil. Comparons avec ce qu’écrit Bachir sur ce point là :
Diop turned a quite common laboratory for radiocarbon dating, created by Theodore Monod and completely realised by Vincent Monteil, into a legendary place, into the cave of an alchemist.
Diop transforma un laboratoire plutôt ordinaire de datation au carbone 14, créé par Théodore Monod et complètement réalisé par Vincent Monteil, en un lieu de légende, en la cave d’un alchimiste.
En quoi est-ce un dénigrement que de rappeler qu’avant l’arrivée de Cheikh Anta, ce laboratoire existait mais que c’est lui qui en a usé d’une manière qui a transformé un laboratoire ordinaire en un lieu de promotion d’une théorie prouvant indéniablement la fausseté des thèses racistes qui l’ont précédé ?
Boubacar Boris Diop suggérerait-il que Bachir a dit une contrevérité et que le laboratoire de datation Carbone 14 a été conçu, mis en oeuvre et inauguré par Cheikh Anta Diop et Cheikh Anta Diop uniquement ? Si tel est le cas, qu’il le dise clairement. Il suffit d’aller lire les textes qui ont mis en place ce laboratoire pour vérifier l’historique de la création de ce laboratoire.
Autre point monté en épingle par Boubacar Boris Diop, Bachir aurait parlé de la mention infâmante de Cheikh Anta Diop sans en donner le contexte. C’est tout simplement faux. Bachir écrit :
The legend of the laboratory is heightened by what is commonly perceived as the persecution of Diop the philosopher at the hands of his various detractors.
These included the board of examiners at Sorbonne University in Paris, where Diop read for his doctorate. His dissertation obtained a damningly poor rating, the kind that would make it impossible for him to teach in a university, even, ironically, the university that today carries his name.
Le caractère légendaire du laboratoire est encore intensifié par ce qui est communément perçu comme la persécution de Diop, le philosophe, aux mains de ses différents détracteurs.
Ceux-ci incluaient le jury de la Sorbonne à Paris où Diop a soutenu son doctorat. Sa thèse obtint une mention extrêmement mauvaise, le genre de mentions qui l’auraient empêché d’enseigner dans une université, même, ironiquement, à l’université qui, aujourd’hui, porte son nom.
Ici Bachir rappelle le fait que le jury ayant jugé Diop est généralement perçu comme hostile sans prendre la peine de dire ce qu’il en pense lui-même. Il rappelle le caractère ironique de la situation. On donne à quelqu’un une mention destinée à l’empêcher d’enseigner à l’Université. Une université, l’une des premières d’Afrique noire, finit par porter son nom. Et Boubacar Boris Diop trouve le moyen de classer Bachir parmi les contempteurs de Cheikh Anta Diop ! Que lui faut-il ? Que nous affirmions à chaque ligne notre révérence au Pharaon Noir ? Que nous établissions un culte de la personnalité centré autour de Cheikh Anta et dénigrions vigoureusement le jury qui a osé rejeter sa thèse ?
On peut certes penser que le jury ayant jugé la thèse de Cheikh Anta Diop était composé de suprémacistes blancs. Il est cependant possible que ce ne soit rien d’autre qu’un groupe de scientifiques ordinaires dépassés par les travaux de Diop et estimant qu’un travail d’une telle amplitude ne relevait pas de l’histoire telle qu’ils la connaissaient mais de l’anthropologie, de la philosophie ou d’un autre domaine. Le génie étant rare, il n’est guère surprenant que ses contemporains se trompent en le jugeant. Un autre génie a eu des débuts universitaires aussi médiocres que ceux de Cheikh Anta : Albert Einstein. Et même quand il a eu le prix Nobel, ce n’était pas sur ses travaux les plus importants. Ces derniers semblaient trop aventureux au comité Nobel.
Ne pas invectiver le jury de thèse de Cheikh Anta Diop n’est pas pour Bachir un choix de facilité. C’est un choix honnête d’un connaisseur de l’histoire des sciences qui sait à quel point la science normale est éloignée des recherches porteuses de révolutions paradigmatiques comme celles de Cheikh Anta. C’est un phénomène habituel : les génies comme Cheikh Anta Diop sont longtemps incompris avant que leurs travaux ne s’imposent à la communauté.
On le voit donc, les critiques précédentes de Boubacar Boris Diop à Souleymane Bachir Diagne sont, au mieux, légères. Comment un aussi fin écrivain que Boubacar Boris Diop peut-il avoir une aussi malveillante lecture d’un philosophe qui non seulement a enseigné son oeuvre à Columbia et à Northwestern mais l’a également défendu dans son dernier livre ? Est-ce de l’incompréhension ou de la malveillance ? L’explication me paraît simple. Si Boubacar Boris Diop est sans doute le plus grand écrivain sénégalais vivant, il n’en est malheureusement pas moins un très mauvais philosophe et théoricien politique qui se laisse guider par ses obsessions et ses opinions politiques au point d’être incapable d’avoir un jugement objectif sur ceux qui ne partagent pas ses avis. Il l’a démontré lors de la crise ivoirienne lorsqu’il a jugé bon de soutenir Gbagbo contre vents et marées juste parce que les français voulaient le faire chuter. Il le montre encore ici. Son seul désaccord pertinent et substantiel avec Bachir porte sur l’approche qu’il faut avoir dans la promotion des langues nationales.
Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, Bachir peut passer pour un tiède, voire un francophile. Boubacar Boris Diop, à l’instar de Cheikh Anta Diop, voudrait que l’on soit plus agressif sur la question. Il est facile pour la bourgeoisie sénégalaise de prôner un recours immédiat aux langues nationales. Mais ce que refusent de voir des gens comme Boubacar Boris Diop, c’est que ce serait encore plus condamner les enfants de ceux qui ne comptent que sur l’école pour s’élever à un ghetto dont ils ne pourront se libérer. L’on voit actuellement des enfants de la banlieue faire de brillantes études à Seydina Limamoulaye et obtenir des bourses pour aller étudier à l’étranger ou dans nos universités. Si nous introduisions les langues nationales sans préparation, nous couperions tous ceux qui ne sont pas dans des écoles où les langues internationales sont maintenues et correctement enseignées du reste du monde. C’est ce qui s’est passé dans la majorité des pays où l’arabe ou une autre langue locale a été promue pour remplacer la langue de la puissance impériale. Les élites perpétuent leur domination en inscrivant leurs enfants dans des écoles internationales qui les préparent à des études universitaires de qualité. Les meilleurs élèves des classes populaires se retrouvent à devoir apprendre sur le tard une langue internationale qu’ils auraient maitrisée dès l’enfance sans le nationalisme de polichinelle érigé en politique linguistique. Sur la question, Bachir a toujours été extrêmement circonspect. Ce qui ne veut pas dire qu’il prône l’abandon des langues nationales. Il a déjà écrit de la philosophie en wolof et a mis en place une équipe dont j’ai l’honneur de faire partie et qui est en train de travailler à produire de la philosophie dans cette même langue. Son approche est donc pragmatique : produisons d’abord du savoir en langue nationale et nous passerons naturellement d’une langue à l’autre selon les besoins. Il n’est pas dans la posture mais dans l’élaboration. Il critique au passage Cheikh Anta Diop et sa vision globalisante et quelque peu utopique.
Sur cette question, il a un désaccord avec Cheikh Anta Diop. C’est de facto un désaccord avec Boubacar Boris Diop qui reprend le projet Diopien. Ce devrait être un désaccord scientifique et philosophique s’exprimant dans le respect et se résolvant grâce à des arguments logiques, historiques et politiques. Les choix qui seront faits engageront l’avenir de notre continent et il n’est pas inconcevable que sur cette question là, Diop se trompe. Tout comme il se pourrait que ce soit Bachir qui se fourvoie. Malheureusement, Boubacar Boris Diop choisit de traiter ce désaccord en confrontation quasi-religieuse semblant reprocher à Bachir de ne pas traiter Cheikh Anta avec le respect qui lui est dû. Le problème, c’est qu’un philosophe n’exprime pas son respect en révérant le maître. Il le fait en le critiquant. Il est dommage que Boubacar Boris Diop ne soit pas assez philosophe pour le voir. Il est encore plus dommageable pour le débat intellectuel sénégalais qu’il soit non pas un alchimiste comme son maître mais un anti-alchimiste. L’alchimiste, en effet, transforme le vil métal en or. L’anti-alchimiste Boris voit dans un hommage philosophique une calomnie.
Hady Ba est formateur au Département de Philosophie, Faculté des Sciences et Technologies de l'Éducation et de la Formation (FASTEF)
par l'éditorialiste de seneplus, boubacar boris diop
BACHIR DIAGNE, TU PERMETS ?
EXCLUSIF SENEPLUS - Souleymane Bachir Diagne a enfoncé une porte ouverte - Aurait-il voulu suggérer que la belle réputation de Cheikh Anta Diop est largement surfaite qu’il ne s’y serait pas pris autrement
En avril 2018, le philosophe Souleymane Bachir Diagne publiait dans la revue Chimurenga de Cape Town un article en anglais intitulé ‘’In the Den of the Alchemist’’. ‘’L’antre’’ en question, c’est le laboratoire de Carbone 14 de l’IFAN où ‘’l’Alchimiste’’ – Cheikh Anta Diop – solitaire et quasi halluciné, n’en finit pas de se demander pourquoi diable le réel refuse de se plier à ses injonctions. L’exercice est délicat mais Bachir, se gardant de toute hostilité manifeste, sait s’imposer une distance ironique. Cela ne l’empêche ni de se laisser surprendre par des accés de tendresse ni de frôler par moments le dénigrement pur et simple. C’est le cas lorsqu’il dénie à l’auteur de Nations nègres et culture, la paternité du laboratoire de Carbone 14 conçu, nous dit-il, par Théodore Monod et concrètement mis en place par Vincent Monteil ; le philosophe rappelle surtout la mention ‘’honorable’’ – disqualifiante – ayant sanctionné la thèse de Diop en Sorbonne, sans un mot sur le contexte idéologique et politique de cette soutenance très particulière.
Bachir Diagne vient d’en remettre une louche au détour d’un entretien daté du 2 juillet 2019 avec une universitaire du nom de Elara Bertho. Voici, pour ceux qui ne l’auraient pas lu, ce qu’il y déclare : “J’ai deux petits coups de griffe en passant contre Cheikh Anta Diop : premièrement, je me moque un peu de lui avec les mathématiques parce que ce n’est pas si compliqué de traduire la relativité en wolof ! Deuxièmement, il est beaucoup plus jacobin et français qu’il ne le croit parce qu’il veut une langue unique. Cela n’a pas de sens d’avoir une langue d’unification : pourquoi le projet devrait-il être un projet qui imite l’Etat-Nation, c’est-a-dire être homogène avec une seule langue, de manière centralisée ?’’
On peut s’étonner de voir tourner ainsi en dérision, soixante cinq ans après la publication de Nations nègres et culture, les efforts de Cheikh Anta Diop pour démontrer l’égale capacité d’abstraction de toutes les langues du monde, y compris du wolof. Diop a simplement voulu prouver par ces traductions tous azimuts – ‘’La Marseillaise’’, un résumé de la théorie de la relativité d’Einstein, un extrait d’Homère, etc. - que, très précisément, ‘‘ce n’est pas si compliqué que cela’’, pour reprendre l’expression un rien sarcastique de Bachir Diagne. Il est curieux que le sens de cet exercice lui ait échappé ; il s’agissait pour le grand savant de dire, sans puérile fanfaronnade, aux jeunes chercheurs africains : ‘’si j’ai réussi à traduire en wolof tel texte supposé être d’une farouche abstraction, c’est parce qu’il n’y a rien de plus facile, faites-le vous-mêmes dans vos propres langues !’’ Le moins que l’on puisse dire donc, c’est qu’en s’essayant pour une fois à l’humour, Souleymane Bachir Diagne a enfoncé une porte ouverte. Aurait-il voulu suggérer que la belle réputation de Cheikh Anta Diop est largement surfaite qu’il ne s’y serait pas pris autrement.
Le fait que l’on ne soit pas de l’avis de tel ou tel penseur ne saurait bien évidemment avoir rien d’anormal ou de choquant. Du reste, Cheikh Anta prisait tout particulièrement le débat contradictoire. Très souvent attaqué de son vivant, parfois avec une violence chargée de haine, il a toujours mis un point d’honneur à réagir en nommant l’un après l’autre ses détracteurs (Réponse à quelques critiques) afin de mettre à nu leur malhonnêteté intellectuelle ou leur ignorance ; de même n’a t-il pas hésité à faire face, en compagnie de Théophile Obenga, aux plus éminents d’entre eux au ‘’Colloque du Caire’’ dont il avait formellement exigé la tenue en 1974.
Mais au moins ces contradicteurs marquaient-ils clairement leur désaccord. On ne peut en dire autant de Bachir dont l’élégant badinage ne formule jamais rien de précis sur le travail de Cheikh Anta Diop. Cette prudente réserve est un véritable tour de force puisque In the Den of the Alchemist est, à ma connaissance, le seul texte qu’il ait jamais consacré à Diop.
Il aura fallu attendre sa discussion avec Elara Bertho pour l’entendre exprimer sans ambiguité une divergence de vue avec l’auteur de Civilisation ou barbarie à qui il reproche de prôner une langue unique. Ce volet de l’interview est le bienvenu en ce qu’il offre une intéressante possibilité d’échange. On fera tout d’abord remarquer que l’accusation faisant de Diop l’avocat d’une langue unique est, pour dire le moins, infondée. Voici en effet ce qu’il écrit à ce sujet dans Nations nègres et culture (Pp 405-406) : ‘’On oublie… que l’Afrique est un continent au même titre que l’Europe, l’Asie, l’Amérique ; or, sur aucun de ceux-ci l’unité linguistique n’est réalisée ; pourquoi serait-il nécessaire qu’elle le fût en Afrique ? L’idée d’une langue africaine unique, parlée d’un bout à l’autre du continent, est inconcevable autant que l’est aujourd’hui l’idée d’une langue européenne unique’’. Il est difficile d’être plus catégorique. Faut-il en déduire que dans le feu d’une interview – exercice où les mots peuvent aller plus vite que la pensée – Souleymane Bachir Diagne aurait prêté à Cheikh Anta Diop une position qui n’est pas du tout la sienne ? Je n’ai nulle envie de laisser entendre qu’il s’agit là d’une falsification délibérée. Il est bien possible que Bachir n’ait tout simplement pas fait le nécessaire distinguo entre l’unité linguistique appelée de tous ses vœux par Cheikh Anta et une unicité linguistique si incongrue qu’elle ne mériterait même pas une minute de réflexion. En fait, Cheikh Anta Diop ne s’est jamais caché la difficulté de sa tâche : concilier l’impérieuse nécessité d’un Etat fédéral africain avec le respect de la riche diversité des cultures africaines et, à un certain niveau, de la dynamique de nos Etats fabriqués, pour ne pas dire trafiqués, pendant la longue occupation coloniale. La question est tout sauf simple et la pensée en mouvement de Diop en saisissait parfaitement les secrètes articulations et la complexité. Il a du reste souligné à maintes reprises les obstacles potentiels dont certains, de son propre aveu, ne pouvaient être anticipés au moment où il s’exprimait. De savoir de science certaine qui nous avons été, – ‘’Les fils aînés du monde’’, dit Césaire – n’a jamais empêché Cheikh Anta de voir qui nous sommes devenus, des êtres fracturés par les Traites négrières et la colonisation, dispersés, en Afrique et dans le vaste monde, sur des débris pathétiques de territoires. Tel est le désastre à partir duquel le Nègre doit se rebâtir, repartir, selon son mot fameux, ‘’à la reprise de l’initiative historique’’. C’est cette lecture stratégique qui l’a émancipé des médiocres embarras du court terme. S’il se fait fort de proposer un modèle panafricain concret et viable, il se voit surtout en ouvreur de piste, exhortant sans relâche les générations montantes à aller plus loin que lui-même et à creuser plus profond. Cette vaste ambition a eu une traduction linguistique sur laquelle se méprend gravement Souleymane Bachir Diagne. La principale préoccupation de l’auteur de L’unité culturelle de l’Afrique noire, c’est de permettre aux Africains de communiquer entre eux et avec le reste du monde dans une langue africaine. Le refus d’une unification linguistique du continent à partir des langues des anciennes puissances impérialistes peut, certes, être difficile à admettre pour ceux qui s’en vont répétant avec une étrange délectation que, ‘’ouais, ça y est, le français est devenu une langue africaine !’’ mais c’est bien là la voie de la dignité et du pragmatisme.
Opter pour le contraire, c’est faire la part belle à une minorité privilégiée anglophone ou francophone et se résigner à ‘’l’avortement culturel’’ dont parle Cheikh Anta.
Pragmatisme. Ce dernier mot est important car il nous rappelle que la grande obsession de Diop sa vie durant a été de trouver des solutions aux problèmes réels des laissés-pour-compte. Il préconise par exemple dans Les fondements économiques et culturels d’un futur Etat fédéral d’Afrique noire, l’enseignement dans toutes les écoles africaines d’une langue – qui pourrait à mon avis être le swahili – afin d’en faire à l’échelle continentale ‘’une langue de culture moderne et de gouvernement’’’. Quid alors du sénoufo, du shona ou du makonde ? On se sent presque gêné de devoir préciser que dans l’esprit de Cheikh Anta Diop, aucune langue n’est appelée à disparaître, que des campagnes d’alphabétisation appropriées doivent au contraire les revitaliser toutes et leur faire donner naissance à une littérature écrite. Mieux, chaque pays devra faire de l’une d’elles sa langue nationale. C’est ce qui ressort du schéma proposé dans le même ouvrage - Les fondements… - qu’il est arrivé à Cheikh Anta de présenter comme un de ses textes les plus importants. Il y recommande ‘’le choix d’une langue locale à l’échelle d’un territoire donné’’ en conseillant toutefois de veiller à ne pas étouffer les autres. Il va même jusqu’à s’attarder sur les critères d’identification de la langue nationale et de la langue continentale.
Cela dit, le principal grief que l’on pourrait faire à Bachir, c’est de nous avoir servi quasi mot pour mot une resucée des spéculations insidieuses et insignifiantes d’un certain Fauvelle (‘’langue unique’’, ‘’jacobinisme’’ ‘’’Etat-Nation’’), ces propos si vains, en fait, que personne n’a jamais cru devoir les relever. Qu’un penseur aussi respecté – et à juste titre – que Bachir Diagne leur donne ainsi une seconde jeunesse laisse tout de même perplexe. Comme quoi, à force de vouloir mettre les sourieurs de son côté, on peut se retrouver dans la situation de l’arroseur arrosé.
Le choix de traiter par l’ironie le travail de Cheikh Anta Diop a quelque chose de déroutant au regard des questions vitales soulevées par cet historien au parcours peu commun. Nous parlons ici d’un intellectuel qui s’est signalé au monde par un premier texte majeur intitulé Quand pourra-t-on parler d’une Renaissance africaine ?. À peine sorti de l’adolescence, il y pose déjà un clair regard sur le destin de l’Afrique noire et se positionne en lanceur d’alerte avant la lettre contre les funestes visées extérieures. Il n’a certes pas été le seul à prévenir du piège mortel d’une indépendance manipulée mais il l’a fait avec une rare lucidité, faits et chiffres à l’appui, en scientifique exigeant et non en ‘’alchimiste’’ aux idées confuses.
La situation actuelle de tant de pays d’Afrique noire, asservis, pressurés et militairement agressés, montre bien qu’on aurait gagné à l’écouter lorsqu’il disait, par exemple, que ‘’la sécurité précède le développement’’.
Mais ce qu’on peut appeler l’énigme Cheikh Anta Diop se situe ailleurs. Repensons un instant à ce tout jeune homme débarqué de son Baol natal qui ose se tenir en face de ses maîtres de la Sorbonne pour leur dire avec une infernale sérénité : “Mesdames et Messieurs, vous êtes dans l’erreur et je vais vous le prouver.’’ S’il les avait traités, comme c’était à la mode, de ‘’sales impérialistes’’ ou de ‘’vampires suceurs du sang de nos peuples’’, ces gens auraient été en terrain connu : la rage impuissante et braillarde du colonisé fait partie du schéma de domination. Mais lui n’est pas du tout en colère, il prétend juste avoir raison, non pas en vertu de la supériorité morale de la victime sur son bourreau mais parce que les faits d’histoire, de la plus lointaine histoire, qu’il se fait fort de leur mettre sous le nez, sont ce qu’ils sont : têtus. Ainsi que le fait remarquer Bachir lui-même, choisir de se situer sur le terrain exclusif de la science, c’est se mettre en position d’être démenti à tout moment par de nouveaux faits. Cheikh Anta Diop a très tôt accepté de prendre cet énorme risque. La querelle portait essentiellement, comme chacun sait, sur les origines de l’espèce humaine et sur le caractère négro-africain – ou non – de l’Egypte ancienne. Plus d’un demi-siècle après, les découvertes de l’archéologie et de la génétique aidant, le bégaiement idéologique et la mauvaise foi sont à chercher dans l’autre camp. On a tendance à oublier aujourd’hui qu’il a dû longtemps ferrailler contre les uns et les autres pour faire accepter l’idée que l’Afrique est le berceau de l’humanité. Cela est désormais admis par tous, même si l’on attend encore de ses arrogants contempteurs qu’ils fassent amende honorable. Ces victoires – qui, encore une fois, peuvent être remises en question – sont loin d’être anodines mais il se pourrait bien qu’avec Cheikh Anta Diop l’essentiel soit ailleurs : dans la force inébranlable de ses convictions. Après tout, une des racines du mal africain, ce sont ces ‘’élites décérébrées’’ dont parle Césaire dans Discours sur le colonialisme. Leur soumission à l’étranger nous a coûté très cher à l’aube de la conquête et on a bien souvent l’impression que, tout compte fait, les choses sont allées de mal en pis depuis le violent choc initial, que selon l’expression de Wolof Njaay, tey la Waalo gën a aay. C’est en vérité sur ce rapport mentalement destructeur à l’Autre que Cheikh Anta attire l’attention lorsqu’il dit dans sa conférence de Niamey que ‘’le mal que l’occupant nous a fait n’est pas encore guéri’’. Lui, a refusé de se laisser domestiquer. Il lui a fallu autant de caractère pour oser se révolter dans sa jeunesse que pour rester en paisible rebellion jusqu’à son dernier souffle. Et le laboratoire de carbone 14 de l’IFAN aura été un des hauts lieux de cette singulière insurrection de l’esprit.
L'éditorialiste de SenePlus Boubacar Boris Diop est écrivain et directeur de publication du site d'information et d'analyse en wolof : www.defuwaxu.com.