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2 avril 2025
Cheikh Anta Diop
par Ousseynou Beye
LA POLITIQUE LINGUISTIQUE DU SÉNÉGAL, D’HIER À AUJOURD’HUI
EXCLUSIF SENEPLUS #Enjeux2019 - Nous ne sommes pas dans un pays francophone - S’il n’est pas question (pour l’instant) de jeter par-dessus bord le français, on pourrait bien le coupler avec le wolof, langue dominante pour en faire nos langues officielles
On pourrait se demander, à juste titre, s’il est encore pertinent, en 2019 (soit soixante années après la parution du premier syllabaire wolof en lettres latines), de tenir un plaidoyer pour la promotion des langues nationales.
C’est en effet dans les années 5O que, par une étude pointue de la question des langues africaines le professeur Cheikh Anta Diop a été amené à démontrer la nécessité de la promotion de nos langues, de leur développement, de leur introduction généralisée dans l’enseignement à tous les niveaux (du Préscolaire au Supérieur), et aussi de leur élévation au statut de langues officielles, en en faisant des langues de travail. Le savant était convaincu que, tant que les citoyens ne seront pas obligés d’utiliser les langues nationales pour gagner leur vie, toute politique de « promotion » resterait du domaine du folklore.
Aujourd’hui encore, le vœu du savant demeure sinon pieux, du moins dans le domaine de projets à réaliser. Cette réalité tenace où nos langues nationales sont reléguées en arrière-plan, pose avec acuité la question centrale de la politique linguistique qui donnerait à celles-ci leur véritable place dans notre société, dans la perspective d’un processus de développement optimal.
Au-delà de la pertinence même de la problématique posée, cette question centrale induit d’autres interrogations liées notamment à la signification des entreprises menées jusqu’ici, et aussi au rôle et à la volonté de l’Etat de s’inscrire dans la dynamique indiquée.
Lorsque toutes ces questions seront élucidées, alors des perspectives claires pourront se dessiner pour une politique linguistique adéquate. Seulement voilà, c’est un néophyte en matière linguistique qui prétend que cette matière est trop importante pour être laissée aux mains des seuls linguistes, et qui se permet ici d’apporter son grain de sel.
Pourquoi faut-il promouvoir les langues nationales ?
Le statu-quo constaté a encore amené le professeur Cheikh Anta Diop, conséquent dans ses convictions, à théoriser à nouveau ce challenge, dans les années 70. D’où les principes restés célèbres qu’il avait énoncés dans le journal de son parti, Taxaw, et que nous nous contentons de rappeler ici :
- « Le développement par le gouvernement dans une langue étrangère est impossible, à moins que le processus d’acculturation ne soit achevé, c’est là que le culturel rejoint l’économique ».
- « Le socialisme par le gouvernement dans une langue étrangère est une supercherie, c’est là que le culturel rejoint le social ».
- « la démocratie par le gouvernement dans une langue étrangère est un leurre, c’est là que le culturel rejoint le politique ».
Le langage est, pour toute communauté, le véhicule par excellence de communication dans la vie de tous les jours, dans ses activités culturelles, socio-économiques, politiques… La langue qui exprime ce langage est donc porteuse de l’histoire, des valeurs, de la psychologie, pour tout dire de la culture de la communauté considérée. Historiquement, les grandes civilisations qui ont connu une pérennité remarquable, ont en général, été édifiées par le biais de l’écriture de la langue ; c’est le cas de la civilisation de l’Egypte ancienne, des civilisations grecque, latine, arabe, chinoise, indienne, etc. Par contre, les civilisations qui n’ont pas connu ou qui ont perdu l’écriture de leur langue, tout en gardant de leur grandeur, ont adopté l’oralité, comme substitut, modalité moins rigoureuse et moins pérenne.
La transcription d’une langue, la codification et la normalisation de sa grammaire sont donc des outils fondamentaux pour la survie et la reproduction de la culture de toute communauté.
Si l’on considère le principe de l’égale dignité des langues, on convient aisément que le respect de sa propre langue découle de l’estime de soi et de la considération de ses propres valeurs. En conséquence, la nécessité de l’uniformisation et de la réglementation de la langue de communication de toute communauté s’impose d’elle-même. Cet instrument qu’est la transcription de la langue, mis au service du grand nombre, se révèle donc la condition sine qua-non d’un développement optimal (aux plans économique, social, culturel et politique).
Par ailleurs, si chaque génération doit « accomplir sa mission », comme le préconisait Fanon, avant de passer le flambeau aux générations futures, il s’impose la nécessité d’un outil efficient et rigoureux pour assurer le legs non seulement environnemental, mais aussi culturel à ces générations à venir. Cet outil efficace de transmission du savoir, de l’éducation et des valeurs, c’est l’usage conséquent, c’est-à-dire plein et entier de la langue maternelle et/ou de la langue dominante locale : usage dans les affaires, dans la politique, dans l’enseignement, dans l’Administration, dans les activités professionnelles quotidiennes à tous les niveaux.
Sur un plan plus pragmatique, l’usage de l’écriture et de la lecture permet l’accès facile au savoir (la connaissance et la science, le savoir-faire, la technique et l’expertise) ; on mesure alors tout l’enjeu pour un pays où la majorité est analphabète dans la langue officielle. A contrario il est inconcevable, en cette époque de la communication et des TIC, de demeurer analphabète, au risque de vivre dans la marginalité, voire la pauvreté et l’ignorance.
L’alphabétisation des populations est donc à la fois un droit culturel et démocratique, un impératif économique et social, et une exigence politique et éthique. Elle ne saurait se concevoir dans une langue étrangère, au risque rater les objectifs de développement, à moins de contribuer à l’accélération du « processus d’acculturation » du peuple que craignait Cheikh Anta Diop.
Floraison d’initiatives, comme une lame de fond
L’écriture du wolof (pour prendre le cas de la langue dominante au Sénégal) remonte au moins au 19e siècle, si l’on prend en compte le wolafal, écriture en caractères arabes, de nos grands auteurs que sont : Serigne Mbaye Diakhaté, Cheikh Moussa Ka, Cheikh Ahmadou Bamba, Serigne Malick Sy, Cheikh Ibrahima Niasse…
S’agissant de la transcription du wolof en alphabet latin, le grand précurseur a été le professeur Cheikh Anta Diop dans les années 1950. En 1954, il publiait son retentissant « Nations nègres et Culture », sa première thèse dans laquelle il a consacré une part importante à la question linguistique, avec une transcription rationnelle du wolof en partant de l’alphabet latin. Quatre années après, était lancé le fameux Ijjib wolof, premier syllabaire en langue wolof se fondant essentiellement sur les lettres latines. Ce travail a été le produit d’un groupe d’intellectuels, compagnons de Cheikh Anta Diop, établis à Grenoble, que d’aucuns ont appelé « l’Ecole de Grenoble » ou « Groupe de Grenoble ». Parmi eux on pouvait compter : Saliou Kandji, Assane Sylla, Massamba Sarre, Abdoulaye Wade, Cheik Aliou Ndao, le benjamin du groupe, et d’autres.
Apres les indépendances, c’est le Groupe Kàddu (avec comme principaux animateurs : Sembène Ousmane, Pathé Diagne, MaguatteThiam…) qui s’est le plus illustré, dans les années 70, à travers sa revue éponyme. Il a été renforcé par la suite par d’autres publications qui étaient le fait essentiellement des partis politiques de l’opposition de l’époque, notamment Siggi (puis Taxaw), organe du RND (Rassemblement National Démocratique) du professeur Cheikh Anta Diop.
C’est bien en ces années 7O que s’est aussi développé un large mouvement culturel connu sous l’appellation de « Front Culturel », particulièrement au niveau des jeunesses urbaines dans toutes les grandes villes du Sénégal. Impulsé par une bonne frange de l’opposition de Gauche, à l’époque confinée dans la lutte clandestine, ce front a été, par le biais de la littérature, du théâtre, des récitals de poèmes…, un moyen d’expression à la fois politique et culturel, au grand jour, au moment où la répression senghorienne se montrait particulièrement brutale à l’égard de toute velléité contestataire. Au plan formel, le Front Culturel était essentiellement caractérisé par l’usage et la valorisation des langues nationales.
En marge de ce militantisme politico-médiatique avec l’usage de ce support subversif et combien efficace des langues nationales, un scientifique creusait son sillon et forçait le respect. Le professeur Sakhir Thiam qui, à la suite et en droite ligne de son illustre devancier, a traduit en wolof les principes et règles des mathématiques modernes et de la physique, les accompagnant d’outils didactiques pour leur vulgarisation.
Dans les années 80, c’est une grande entreprise agro-industrielle, la SODEFITEX, qui se distingue dans la mise en œuvre d’un vaste programme d’alphabétisation des masses dans les langues nationales (wolof, poular, mandingue), en optant pour une méthodologie fonctionnelle qui permettait aux agriculteurs de se perfectionner au plan professionnel tout en augmentant leurs revenus. En remportant le Prix d’alphabétisation UNESCO-Roi Sejong 2019, l’entreprise vient de récolter les fruits d’un travail significatif mené avec la maitrise, l’opiniâtreté et la conviction d’un maître, M. Bachir Diop, un cadre de la dite société.
Pendant ce temps, la grammaire et la littérature wolof n’ont cessé de se développer avec l’apport remarquable et décisif d’éminents chercheurs. On pourra citer en premier lieu Madame Aram Fall, auteure de plusieurs publications de livres de grammaire, de dictionnaires et autres outils indispensables de codification et de normalisation. Il en est de même du chercheur Jean Léopold Diouf qui, travaillant dans le même sillage, est l’auteur d’un des dictionnaires wolof les plus usités aujourd’hui. Madame Aram Fall s’était dans le même mouvement engagée dans l’édition avec sa structure, OSAD (Organisation Sénégalaise d’Appui au Développement) qui est le pilier matériel de tout son travail scientifique, mais aussi la rampe de lancement de bon nombre d’écrivains en wolof, lesquels trouvaient là une main heureuse pour la publication de leurs manuscrits dont les grandes maisons d’édition n’étaient pas toujours friandes.
Parmi les écrivains, le premier nom qui nous vient à l’esprit est bien évidemment Cheik Aliou Ndao, l’écrivain « wolophone » le plus prolixe dans le cadre de la transcription du wolof par l’alphabet latin, et dont la contribution demeure ainsi inestimable dans les différentes formes littéraires : roman, théâtre, poésie…. On ne saurait non plus passer sous silence l’apport fécond de l’écrivaine Mam Younouss Dieng qui a traduit l’hymne national en wolof et qui, avec Aram Fall, ont traduit le grand classique de Mariama Ba, sous le titre de Bataaxal bu gudde nii. Mam Younouss Dieng se trouve être aussi auteure du premier roman publié en wolof (avec les caractères latins), Awo bi. D’autres écrivains méritent d’être cités, pêle-mêle, même si on ne saurait prétendre à l’exhaustivité : Adramé Diakhaté, El-Hadji Momar Sambe, Ameth Diouf, Sana Kamara, Mataar Caam Faal, Mamadou Diop « Decroix », Mamadou Diara Diouf (qui excelle dans la poésie wolof depuis les années 70)… Il est du reste heureux de relever que bon nombre de ces écrivains se sont retrouvés dans une association, l’Union Sénégalaise des Ecrivains en Langues Nationales (USELN) pour essentiellement défendre la cause des langues nationales au Sénégal.
Dans le lot des écrivains on ne peut ne pas mettre en exergue un apport des plus remarquable, amenant de façon décisive la littérature wolof à un pallier supérieur universellement reconnu, avec le romancier Boubacar Boris Diop, qui, à travers Doomi golo, a incontestablement, ouvert la littérature wolof aux techniques modernes de l’écriture romanesque. Il récidivera avec Bàmmeelu Kocc Barma, prenant prétexte du drame du naufrage du bateau Le Diola et passant en revue des pans entiers de l’histoire et de la culture de son peuple.
Depuis quelques années, d’autres expériences heureuses n’ont pas manqué de foisonner dans différents domaines d’activités mais ciblant toujours le même objectif de porter toujours plus loin l’essor des langues nationales. On peut noter la création et le développement de la maison d’édition « Papyrus Afrique » de M. Seydou Nourou Ndiaye, militant convaincu, s’il en est, de la promotion des langues africaines, qui, depuis des décennies, publie des ouvrages en langues nationales et un journal (Njélbéen, en wolof et en poular) dans un environnement qui n’était pas des plus approprié, loin s’en faut. Un autre militant infatigable, engagé dans la défense et la promotion des langues nationales, le professeur Boubacar Diop Bouba, en collaboration avec son collègue le professeur Yéro Sylla et d’autres, ont crée et animé un organe en langue poular, sous le titre de Sofaa. On peut encore relever l’ouverture récente d’une filière en Littérature Wolof à l’Université Gaston Berger, sous l’instigation et la direction de Boubacar Boris Diop ; cette heureuse initiative a permis de célébrer, il y a trois ans, les premiers licenciés en littérature wolof, les futurs professeurs en la matière. Des expériences encore plus récentes et fort heureuses sont de notoriété publique. C’est le cas en matière d’édition, et avec la complicité d’éditeurs du Nord, de la collection Céytu qui publie en wolof de grandes œuvres de la littérature universelle, une autre belle initiative de Boubacar Boris Diop. Le groupe Céytu a par ailleurs traduit en wolof, fait inédit, le dialogue du film Kemtiyu, un long-métrage documentaire du cinéaste Ousmane William Mbaye, sur la vie et l’œuvre de Cheikh Anta Diop. L’écrivain s’illustrera à nouveau en investissant avec beaucoup de succès dans la fondation de la maison d’édition EJO, avec la complicité de son épouse, Ndèye Codou Fall, une autre militante aussi passionnée que dévouée de la promotion des langues nationales. Cette maison d’édition a également réalisé un site d’études et de débats thématiques en wolof (ejowolofbooks.com). Ce couple est encore à l’initiative du premier site d’information exclusivement rédigé en wolof (defuwaxu.com) qui se distingue jusqu’ici par la régularité de ses publications. Une autre entreprise qui n’est pas passée inaperçue : le site de promotion de la langue wolof développé par M. Mamour Dramé, enseignant-chercheur à L’Université Virtuelle du Sénégal (UVS) qui met en ligne, de façon tout à fait originale, un riche dictionnaire de cette belle langue (ëttubwolof.com.). Et comment méconnaitre le très important travail du groupe Wax qui pratique l’enseignement du wolof à distance et se lance dans des chantiers majeurs tels que l’élaboration de dictionnaires, de manuels d’enseignement et autres outils pédagogiques et didactiques ?
On remarquera ainsi que les langues sénégalaises, singulièrement le wolof, sont très présentes sur le Web. C’est l’occasion de signaler deux entreprises de haute portée historique et pratique : d’une part, l’élaboration du lexique informatique initiée par Arame Fall, et d’autre part la mise au point d’un logiciel en wolof, de la part de l’Association Nationale de Formation et d’Alphabétisation (ANAFA) animée par le professeur Boubacar Diop Bouba, M. Charles Owens Ndiaye et leurs amis.
Les initiatives n’en finissent pas de fleurir car il y en a bien d’autres encore, et encore… On signalera seulement que, dans tous ces cas et sans exception, il s’agit d’initiatives privées éparses dont les auteurs, non connectés entre eux, n’ont pas attendu l’action, encore moins l’accompagnement financier de l’Etat. C’est le moment de se réjouir des tentatives actuellement amorcées par les Acteurs qui travaillent autour de la promotion des langues nationales, pour se regrouper en une grande structure inclusive pour la défense de la bonne cause.
… Comme une lame de fond dont les vagues sont irrésistibles.
Pour autant l’Etat du Sénégal n’a pas assisté, les bras croisés, à l’émergence de ces nouvelles forces du front de la culture, même si on pourra en toute légitimité, clamer sa faim en attentes des pouvoirs publics et exiger « plus, et surtout mieux ! »
L’action de l’Etat
C’est en 1968, qu’a été pris le premier décret (n° 68-871 du 24 juillet 1968) codifiant la transcription de six langues nationales (diola, poular, mandingue, sérère, soninké, wolof). Ce décret a été par la suite modifié ou suivi par d’autres textes législatifs, notamment en 1971, 1985 et en 2005 pour affiner et préciser les règles grammaticales afférentes, mais aussi pour élargir le champ de la codification à six autres langues. Aujourd’hui 22 langues (sur les 27 officiellement recensées) ont été codifiées, ce qui leur confère le statut de « langue nationale ».
Cependant, aujourd’hui encore, le français demeure la langue officielle du Sénégal de par la constitution, les langues maternelles restant confinées dans leur statut de « langues nationales ». Pourtant, c’est cette même constitution de janvier 2001 qui, en son Titre II, article 22, alinéa 4, dispose :« …toutes les institutions nationales, publiques ou privées, ont le devoir d'alphabétiser leurs membres et de participer à l'effort national d'alphabétisation dans l’une des langues nationales ».
En 2005, une expérience d’introduction massive de l’enseignement des langues nationales dans les curricula scolaires ne semble pas avoir porté ses fruits ; nous resterons cependant prudent sur cette question, n’ayant pas eu l’opportunité de disposer d’un document d’évaluation.
Par la suite, jusqu’en 2016 de nombreux textes législatifs (lois, décrets, arrêtés) ainsi que des programmes et projets sont venus compléter le dispositif institutionnel pour faire de l’alphabétisation et des langues nationales « des leviers essentiels et incontournables dans la prise en charge du développement économique et social de la nation » selon les termes mêmes du compte rendu du Conseil des Ministres (tels que repris par l’Avant Projet d’Avis de la Commission de la Jeunesse, de l’Education, de a Formation, de l’Emploi et du Travail du CESE, dans le rapport de sa session ordinaire de 2017).
Au vu de tant d’initiatives individuelles, associatives, institutionnelles et étatiques, on serait en droit de se demander : « Mais pourquoi donc le ‘sur-place’ ? Pourquoi nos langues nationales peinent-elles à prendre leur essor et à jouer le rôle qui est véritablement le leur dans la vie publique, économique, sociale, culturelle et politique de notre pays ? »
Il faudrait sans doute alors interroger la politique linguistique du Sénégal depuis l’avènement de notre indépendance ?
Quelle politique linguistique ?
Une constante se dégage dans la politique linguistique menée dans notre pays depuis l’aube de l’indépendance : le Sénégal s’est toujours considéré et continue de se considérer comme un pays francophone. Politique matérialisée par la disposition constitutionnelle déjà évoquée qui fait du français la langue officielle du pays dès les années 60, les différentes réformes constitutionnelles se faisant toujours fort de reprendre la dite disposition comme un dogme immuable.
Cette politique est en droite ligne de celle de la période coloniale en AOF, où l’arrêté du 22 août 1945 (produit de la Conférence de Brazzaville) confirme que l’enseignement primaire « a pour objet essentiel d’agir sur les populations africaines en vue de diriger et d’accélérer leur évolution (et) est donné uniquement en français ».
Une telle conception justifiait l’utilisation du « symbole » pour interdire l’usage des langues maternelles dans la cour de l’école. Y’a-t-il eu, à travers nos différents gouvernants, une volonté réelle de briser cette chaîne ? Question, nous semble-t-il, légitime à se poser.
Pourtant nous sommes aujourd’hui dans le Sénégal indépendant, un pays dont la population est composée des principales ethnies que sont : les Wolofs (40 %), les Al-Poulars (26 %), les Sérères (10,5 %) et les Mandingues (9,8 %), chacune d’elles disposant naturellement de sa propre langue.
Et on est bien obligé de constater qu’après 300 ans de colonisation française, sans parler de sa présence déjà lors la période de la Traite négrière, la langue française n’est parlée que par une minorité qui n’atteint pas 20 % de la population. A titre de comparaison, en Côte d’Ivoire où on recense 68 ethnies, près de 68,6% de la population comprennent et parlent le français ; dans ce pays il existe même un « français populaire ivoirien ».
En outre, le Sénégal a l’opportunité de connaitre une langue véhiculaire largement dominante, le wolof parlé par près de 85 % de la population.
Enfin, un mouvement linguistique irrésistible se développe depuis des décennies et ne cesse de prendre chaque jour plus d’ampleur avec le dynamisme de la langue wolof qui se fait de plus en plus hégémonique. Ce phénomène est tellement important que d’aucuns considèrent que le wolof, plus qu’une ethnie, est tout simplement une langue fédératrice, patrimoine commun de toutes les populations sénégalaises. L’on n’est plus à une époque où l’on pouvait assister à une situation aussi ubuesque que celle d’un procès où le juge « wolophone », se fait assister d’un « traducteur » pour interroger un justiciable « wolophone ». Mieux encore, dans l’espace public aucun journaliste ne peut plus se satisfaire d’interroger une personne publique sans recueillir ses propos en wolof, et pas seulement dans le domaine politique, mais bien dans tous les secteurs d’activités. Faut-il enfin évoquer toutes ces enseignes publicitaires foisonnant dans toutes les rues de nos grandes et petites villes, arborant fièrement leurs dénominations écrites en wolof (même en massacrant comme pas possible les règles de transcription de la langue de Kocc Barma) ?
Il faut se rendre à l’évidence : on ne peut retenir les vagues de la mer par ses bras. Au Sénégal nous ne sommes pas dans un pays francophone, même si l’usage du français y est de cours, comme du reste c’est le cas pour l’arabe.
Il est temps, non il urge de changer de paradigme dans la politique linguistique menée au Sénégal. S’il n’est pas question (pour l’instant) de jeter par-dessus bord le français, on pourrait bien le coupler avec le wolof, langue dominante pour en faire nos langues officielles. En attendant de pouvoir étendre l’expérience aux principales autres langues nationales. Plus qu’une urgence, il s’agit d’une priorité nationale.
Ainsi, en étant audacieux, le non-spécialiste en matière linguistique pourrait imaginer une période transitoire où :
Le français et le wolof pourraient être langues de l’Administration,
dans l’Enseignement on privilégierait les langues nationales :
avec l’apprentissage au Préscolaire de la langue maternelle dominante au plan local ;
à l’Elémentaire le wolof et la langue maternelle seraient principalement usitées ;
dans le Secondaire et le Supérieur le wolof et le français garderaient encore leur hégémonie.
Mais c’est là affaire de spécialistes qui pourront affiner les mesures à prendre sur la base d’un nouveau paradigme qui énonce très clairement que le Sénégal n’est pas un pays francophone et le français ne devrait plus y régner comme langue officielle exclusive !
En attendant, on pourra s’offusquer de ce que, dans le gouvernement en exercice, le département chargé de la promotion des langues nationales ait été purement et simplement supprimé.
Editorialiste à SenePlus, Ousseynou Beye est un ancien professeur d'enseignement technique, membre fondateur du syndicat des enseignants le SUDES. Il a été chargé de mission à la présidence de la République, puis conseiller technique dans différents ministères. Il est également membre fondateur de la structure de traduction littéraire Céytu et éditeur avec l'équipe d'EJO. IOusseynou Beye est actuellement chargé de cours wolof à l'Université Virtuelle du Sénégal (UVS).
par Daouda Ndiaye
AU-DELÀ DU DÉBAT, MAIS DANS LE DÉBAT ENTRE BORIS ET BACHIR
Resterons-nous toujours des héritiers du système d’auto-défense intellectuelle qui s’est amorcé en Afrique de Cheikh Anta Diop en passant par Mongo Béti et Ngugi Wa Thiong’o face aux agressions culturelles venues d’ailleurs ?
Notre pays avait soif de vrais débats. Deux grands intellectuels Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne renouent avec cette tradition à travers deux premiers articles : « Bachir, tu permets ? » et « L’or et la boue ». Mais il y a de l’eau dans le gaz.
A la question de Boubacar Boris Diop « Bachir, tu permets », le philosophe répondit par « Je vous en prie ». C’est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres entre deux hommes qui sont la fierté du Sénégal. Boubacar Boris Diop est revenu à la charge avec un article intitulé « Merci Bachir pour ta permission ».
J’ai hésité longuement avant d’apporter ma modeste contribution à ce débat. Car j’ai appris dans la pensée philosophique wolof que « Noon du seede, soppe du seede »«un ami ne peut être témoin encore moins un ennemi ». Ce qui nous oblige à cesser d’aimer lorsqu’il s’agit de juger quelqu’un dans l’esprit de Jean-Paul Sartre et de nos traditions africaines à la recherche d’une démarche objective.
Sur invitation de Boubacar Boris Diop, j’ai eu l’heureuse opportunité d’arborer la promotion des langues nationales du Sénégal comme un étendard à l’Université Autonome de Mexico en 2007 avec le Professeur Cheikh Mbacké Diop fils aîné du savant Cheikh Anta Diop et d’autres chercheurs africains. Nous avions montré et démontré à cette occasion dans cette université de 350 000 étudiants ce que Cheikh Anta Diop a apporté au monde scientifique pour déconstruire les thèses racistes de Galien, de Lévy-Bruhl et de Hegel sur les prétendus peuples alogiques et prélogiques d’Afrique.
Dix ans après Mexico, c’est sur une proposition de Boubacar Boris Diop que le Professeur Souleymane Bachir Diagne m’a fait inviter à l’Université de Columbia de New-York lors d’une rencontre de haut niveau d’écrivains comme le poète chinois Bei-Dao symbole de la Place Tien’Anmen, le poète Raul Zurita du Chili d’Allende, Nabaneeta Dev Sen la poétesse indienne de Calcutta et d’autres poètes de renommée mondiale.
Je revois le Professeur Souleymane Bachir Diagne, la mine rayonnante de joie, venir me féliciter devant le Provost de l’Université de Columbia après ma communication sous la forme d’un zapping linguistique wolof-anglais avec la complicité de Docteure Mariame Iyane Sy Professeure titulaire au Département Middle Eastern, South Asian And African Studies de cette université.
Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne sont donc pour moi deux grandes figures intellectuelles sénégalaises d’une très grande générosité.
Mais les conflits sont souvent révélateurs de forces et de faiblesses dans le monde des idées. Et nous devons nous saisir de ce débat pour aller au-delà des personnes de Boris et de Bachir.
Cheikh Anta Diop est l’un des plus grands savants de notre époque. Ses travaux font autorité au-delà du continent africain. Cheikh Anta Diop n’a jamais été un dogmatique mais un guide scientifique pour l’action. Sa ténacité et son amour du savoir lui ont donné le pouvoir d’être toujours au cœur du débat en Afrique et dans le cœur de millions d’Hommes.
Comment ne pas penser au livre-programme de Cheikh Anta Diop sur « Les fondements culturels, techniques et industriels d’un futur Etat fédéral d’Afrique Noire » au moment où les jalons de la monnaie unique régionale « Eco » sont posés par la CEDEAO ?
Mieux, quelle relecture africaine allons-nous faire des œuvres de Cheikh Anta Diop sur l’intégration économique africaine dans la perspective de la Zone de Libre Echange Continentale Africaine ?
L’unification linguistique autour du swahili préconisée par Cheikh Anta Diop a-t-elle fait de lui un jacobin comme l’affirme Souleymane Bachir Diagne ?
Il suffit de lire cet extrait de Nations nègres et cultures aux pages 405 et 406 pour répondre par la négative : « on n’oublie que l’Afrique est un continent au même titre que l’Europe, l’Asie, l’Amérique ; or sur aucun de ceux-ci l’unité linguistique n’est réalisée ; pourquoi serait-il nécessaire qu’elle le fût en Afrique. L’idée d’une langue africaine unique parlée d’un bout à l’autre du continent est inconcevable autant que l’est aujourd’hui l’idée d’une langue européenne unique ».
François-Xavier Fauvelle-Aymar voulant faire passer Cheikh Anta Diop pour un jacobin se trompe de date d’entrée de jeu. En effet, l’unité linguistique autour du français n’est pas une invention de la Révolution française.
Le principe du centralisme linguistique autour du français dans l’histoire de France date de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts du 10 août 1539 sous le règne de François 1er deux siècles et demi avant les Jacobins. Depuis François 1er et pendant des siècles, le français s’est imposé comme la langue d’unification de la France interdisant les langues régionales comme le breton et l’occitan en vue de permettre à la royauté d’exercer son pouvoir suprême de commandement sur l’effectivité du territoire français.
L’acte fondateur de la primauté et de l’exclusivité du français comme langue de rédaction des documents officiels de la vie publique du Royaume de France a été repris par les Jacobins lors de la Révolution française pour revitaliser cette libido dominandi sur le peuple français.
Vouloir faire passer Cheikh Anta Diop pour un jacobin, c’est placer une dynamite sous les fondations de l’édifice de l’Etat fédéral en Afrique qu’il a théorisé dans le sillage des défenseurs des Etats-Unis d’Afrique.
C’est là où François-Xavier Fauvelle-Aymar se trompe lourdement sur le fond. Car un Etat fédéral en Afrique dans l’esprit de Cheikh Anta Diop obéirait à la combinaison de trois principes cumulatifs : le principe de participation, le principe d’autonomie et le principe de superposition qui, loin de diluer les autres langues dans un universalisme abstrait, entretiendrait leur vitalité dans les échanges intra-africains.
Ce principe de l’unification des peuples autour d’une langue prendrait donc ses racines dans le besoin de contrôler et d’asseoir un imperium sur les gouvernés tout en laissant intact ce qui leur est propre : leurs langues et leurs cultures.
Malheureusement, de nombreux pays africains, partagés entre mimétisme et métissage institutionnels, ont repris in extenso le modèle français de l’unité linguistique dès leur accession à l’indépendance ravalant souvent leurs langues nationales au rang de dialectes ; le dialecte étant une langue sans statut social pour reprendre la définition de Louis-Jean Calvet.
En effet, l’une des faiblesses des pays africains francophones résulte de leur difficulté à penser l’unité dans la diversité. Cet idéal obsessionnel d’avoir une société monochrome se lit même dans la devise du Sénégal « Un peuple, un but, une foi » et empêche de voir la singularité des ethnies comme un pilier solide de la nation sénégalaise. La Babel africaine est en définitive une chance et non pas un châtiment divin pour nous Africains. C’est le gage de l’unité africaine.
Dans l’Afrique de Cheikh Anta Diop, je ne traverse pas des frontières. Je négocie plutôt des passages d’une culture à une autre à bord d’un véhicule : la langue qui transcende les pré-carrés hérités du Congrès de Berlin de 1884 à 1885.
Face à l’unification par le swahili, Souleymane Bachir Diagne dit avoir préféré la position de Ngugi Wa Thiong’o qui propose le « remembrement sur la base du pluralisme linguistique et d’une philosophie de la traduction ; l’unité se faisant par la traduction quand Cheikh Anta Diop insiste sur la nécessité du choix d’une langue d’unification »
Mais c’est là où Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne se rejoignent sans en avoir l’air dans la mesure où le choix d’une langue d’unification n’est pas en soi un signe d’exclusion d’autres langues africaines appelées à cohabiter pacifiquement en Afrique.
L’utopie est ici une réalité en gestation même si l’histoire du français en Afrique nous prouve le contraire. Léopold Sédar Senghor nous a conviés au banquet de l’universel sans nos langues nationales confortant ainsi le contexte diglossique qui prévaut de nos jours au Sénégal.
L’unification linguistique par le swahili que Cheikh Anta Diop appelle de ses vœux n’est pas de fait le signe d’une volonté de gommer les différences dans le paysage linguistique africain. Si c’était le cas, on ne comprendrait pas l’intérêt de ses travaux sur la parenté linguistique entre l’égyptien ancien et les langues négro-africaines allant du wolof aux langues de la région des Grands Lacs en passant par le sérère. A la suite de Lilias Homburger (1941), sous un autre angle, Cheikh Anta Diop a alimenté la réalité avant le concept recouvrant ce que le romancier kenyan Ngugi Wa Thiong’o appelle le remembrement par le pluralisme linguistique et la traduction.
L’unification par une langue et le remembrement par le pluralisme linguistique et la traduction se concilient bien dès lors que le rapport de glottophagie est écarté du paysage linguistique. Ce qui pose problème, c’est le statut hégémonique d’une langue sur les autres langues.
Et Souleymane Bachir Diagne et Boubacar Boris Diop me concèderont qu’un Etat fédéral puisse aussi exister et s’épanouir sans passer par l’unification linguistique autour d’une langue.
La Suisse qui en est une illustration a quatre langues officielles : le français, l’allemand, l’italien et le romanche.
Sur le continent nord-américain, la loi proclame l'anglais et le français en tant que langues officielles de l'État fédéral canadien. Elle oblige le Parlement fédéral à adopter ses lois et le gouvernement à publier les textes réglementaires dans des versions anglaise et française qui ont toutes deux une portée officielle.
L’exemple de ces deux Etats fédéraux montre qu’on peut avoir un pays multilingue sans un contexte diglossique ; c’est-à-dire un paysage linguistique institutionnel stable sans la préséance d’une langue sur une autre. Cet aménagement linguistique est conforme à l’esprit de Cheikh Anta Diop. En effet, en préconisant le swahili comme une langue d’unification, il entendait relier une grande partie du continent africain pour faire tomber les murs des ghettos linguistiques friands de latin et de grec dans l’école des élites. Somme toute, tout est question de volonté politique.
C’est pourquoi, le piège de cette unité linguistique par le français tant redouté par les intellectuels africains lucides comme Cheikh Anta Diop a été déjoué très tôt en 1956 par le poète martiniquais Aimé Césaire qui, dans une autre alerte sous les Tropiques, disait dans sa lettre de démission du Parti Communiste Français adressée à Maurice Thorez « qu’il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’universel. Ma conception de l’universel est d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers »
Ce qui nous ramène à Souleymane Bachir Diagne dans son article présenté sous la forme d’une interview intitulée « Un universel comme horizon. Entretien avec Souleymane Bachir Diagne » avec Elara Bertho devenu un casus belli. Le philosophe, se référant à Maurice Merleau-Ponty, y fait la différence entre l’universel de surplomb propre au système colonial et l’universel latéral de la période postcoloniale qui ne pourrait se produire que dans l’horizontalité des cultures et des langues.
Ce que le Professeur Souleymane Bachir Diagne confirme invitant « à la décolonisation des imaginaires » des pays d’Afrique qui n’ont pas réussi à décoloniser les esprits en écho à l’article du romancier kenyan Ngugi Wa Thiong’o « Decolonising the mind ».
Mais le français et les langues nationales sont toujours dans les rapports dominant-dominé avec une préséance du français comme langue officielle.
Et nous sommes restés dans l’universel de surplomb même si l’Organisation Internationale de la Francophonie considère nos langues nationales comme des langues partenaires.
L’universalisme à la française, perçu il y a quelques années sous le gouvernement de Jacques Chirac de 1993 comme « une exception culturelle française », n’est-il pas un particularisme qui veut uniformiser tout à l’aune du système de valeurs de la France ?
C’est pourquoi, l’universel latéral auquel Souleymane Bachir Diagne fait référence, si nécessaire soit-il, ne rétablira pas de sitôt l’équilibre des forces linguistiques entre les langues africaines et les langues héritées du système colonial surtout dans les pays francophones d’Afrique. Souleymane Bachir Diagne dans Penser l’Universel avec Etienne Balibar aurait pu nous montrer davantage les limites de l’universalisme abstrait dans le sens de la dilution d’une partie de l’Afrique dans le système de valeurs de l’Autre tout en nous assurant que l’universel de surplomb n’est pas derrière nous.
Toutefois, il y a une forme de résistance par la plume dans le choix d’écrire en langues africaines ; une résistance à la dynamique de subordination et de substitution d’une langue dominante sur les langues dominées.
« La plume est plus dangereuse qu’une épée », disait le président Abraham Lincoln.
Et nous sommes dans une guerre des langues trop subtile. Resterons-nous toujours des héritiers du système d’auto-défense intellectuelle qui s’est amorcé en Afrique de Cheikh Anta Diop à Boubacar Boris Diop en passant par Mongo Béti et Ngugi Wa Thiong’o face aux agressions culturelles venues d’ailleurs ? C’est dans notre intérêt.
Et le mérite de Boubacar Boris Diop dans ce conflit latent est d’avoir décliné socialement le concept du « learning by doing »« apprendre par l’action » (John Dewey) avec la collection Céytu qu’il a dirigée aux Editions Zulma mais aussi avec l’Edition EJO dont il est le fondateur et qui nous offre un journal en ligne en wolof dans un style très accessible aux initiés de nos langues nationales.
C’est dans cette dynamique que j’ai eu l’insigne honneur de traduire en wolof le livre de Jean-Marie Le Clézio Prix Nobel de Littérature « Mon père l’Africain » sous le titre « Baay Sama doomu Afrig » (Editions Zulma) sous la direction de Boubacar Boris Diop qui, à son tour, a donné à l’Afrique une traduction en wolof d’« Une saison au Congo » d’Aimé Césaire.
« Une si longue lettre » de Mariama Bâ a été traduite par Arame Fal Diop et la regrettée Mame Younousse Dieng.
Au-delà du débat, mais dans le débat !
Et il n’y aura pas d’armistice entre Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne dans ce duel qui aurait dû être un combat à fleurets mouchetés.
Comme Umberto Eco qui voyait la traduction comme la langue de l’Europe, je reste convaincu que si Cheikh Anta Diop revenait sur terre il lui emboîterait le pas en disant que la traduction est aussi la langue de la Terre-mère : l’Afrique dans le prolongement de « Nations nègres et cultures ».
Boubacar Boris Diop n’est pas un héritier servile de Cheikh Anta Diop.
Au Professeur Souleymane Bachir Diagne, philosophe, philosophe du Roi, brillant intellectuel de nous gratifier d’un manuel de philosophie en wolof ou tout au moins de lancer le chantier de la traduction de La République de Platon en wolof.
Son oncle le linguiste Pathé Diagne, auteur de Grammaire de wolof moderne (Présence Africaine 1971), a traduit le Coran en wolof. Toujours sur les pas de Cheilkh Anta Diop le Professeur Assane Sylla a traduit également le Coran en wolof.
La linguiste Arame Fal Diop sama ndeyu daara, auteure du Dictionnaire wolof – français avec Rosine Santos et Jean Léonce Doneux, a traduit la Constitution du Sénégal en wolof sous le titre « Ndeyu àtte réewum Senegaal » avec le magistrat Ameth Diouf.
Que dire enfin de l’immense œuvre du grand poète et romancier wolof Cheik Aliou Ndao le primus inter pares ?
Nous leur devons des égards et de la reconnaissance pour leur contribution précieuse à la Babel africaine heureuse : lieu de convergence de l’universel latéral dans l’acception de Maurice Merleau-Ponty.
L’avenir est donc aux polyglottes que sont Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne.
« Ba ñey dee xàll babal doom yaa tax » traduit dans la langue de Molière « c’est pour le confort des éléphanteaux que l’éléphant élague les buissons »
Ainsi parlait le Jaraaf de mon village pour éviter de léguer des fardeaux aux générations futures.
Daouda Ndiaye est juriste, docteur en Sciences de l’Education, secrétaire Général de l’Association des Cadres Lébou, Le Péey Lébu.
par Bosse Ndoye
LA LEÇON DE CHEIKH ANTA DIOP AUX DIRIGEANTS AFRICAINS
S’il n’est pas donné à n’importe qui d’avoir le savoir encyclopédique qui était le sien, il est à la portée de tout un chacun de s’inspirer des qualités dont il a fait montre tout au long de sa carrière politique et de sa brillante vie
Après avoir visionné Kemtiyu, le film-documentaire d’Ousmane William Mbaye retraçant la vie et l’œuvre du Professeur Cheikh Anta Diop, beaucoup de choses me sont passées par la tête. Mais, outre le savoir multidimensionnel de l’homme, ce qui a attiré mon attention le plus, c’est son courage, sa pugnacité et sa foi en ses convictions.
S’il n’est pas donné à n’importe qui d’avoir le savoir encyclopédique qui était le sien, il est à la portée de tout un chacun de s’inspirer des qualités dont il a fait montre tout au long de sa carrière politique et de sa brillante vie en tant que savant-chercheur : dignité, patriotisme, humilité, constance dans les convictions et ouverture aux critiques, fussent-elles désobligeantes. Ces qualités sont d’autant plus nécessaires dans le contexte sociopolitique actuel de notre pays que certains de nos hommes politiques et intellectuels sont comme des girouettes qui tournent au gré des vents des alternances. Arrogants, réfractaires à la contradiction, ils sont prêts à brader dignité et honneur à de vils prix. Loin d’être patriotes, ils ne sont mus que par leurs intérêts personnels et pécuniaires. Dès lors, leurs convictions sont aussi monnayables que des objets en vente aux enchères. Par conséquent, devant le parti le plus offrant, ils n’hésitent pas à tourner casaque.
Cheikh Anta Diop a été tout le contraire de cela. Par ses prises de position et ses engagements, il a démontré que le rôle de l’intellectuel et de l’homme politique n’est pas de se ranger du côté de la facilité, du confort du pouvoir et des forts…mais de défendre la dignité humaine, la justice et les causes nobles quel qu’en soit le prix. Il en a parfois fait les frais en passant par exemple quelques jours à la prison de Diourbel pour des vétilles. Il a aussi été laissé en rade et « confiné » à son laboratoire de l’IFAN par les sous-fifres d’un gouvernement hostile qui obéissaient à la France au doigt et à l’œil. Pendant cette période, il gagnait moins qu’un assistant à l’Université qui porte aujourd’hui son nom (témoignage du professeur Assane Seck à qui il avait montré un jour son bulletin de salaire). Pourtant, il était resté tout droit dans ses convictions et n’avait jamais fait de compromissions avec ceux qui étaient au pouvoir. Il aurait pu le faire, s’il ne cherchait que l’argent et les honneurs. Car on lui avait proposé à plusieurs reprises un poste de ministre. Mais tant que les conditions qu’il posait n’étaient pas respectées, il déclinait toujours l’offre. S’il avait mis ces convictions-là et son patriotisme de côté, il aurait certainement baigné dans l’or toute sa vie en acceptant un poste au gouvernement ou en monnayant son savoir hors de son pays natal ou même en évitant d’aborder certains sujets qui lui avaient valu les nombreuses attaques de beaucoup d’intellectuels faussaires au service de certaines idéologies. Il avait préféré plutôt combattre pour la vérité, car ayant compris très tôt que le savoir ne doit pas se prosterner devant le pouvoir; que le clinquant du monde disparaîtra un jour et emportera avec lui celui qui en a fait son veau d’or ; qu’il fallait laisser de très bons enseignements à la postérité. Ce qui a rendu parfois sa vie difficile. Par des mots à peine couverts, un de ces enfants, en l’occurrence Massamba Diop, dit dans le film-documentaire que sa famille éprouvait parfois des problèmes financiers. Mais elle tenait le coup dans la dignité.
Cheikh Anta Diop n’est pas mort riche, mais il a laissé à l’humanité un héritage enrichissant. S’il est célébré aujourd’hui à travers le monde, c’est tant pour son savoir que pour sa constance et son intransigeance dans les convictions qu’il a défendues jusqu’à sa mort. S’il s’était mis au service de quelque idéologie perverse ou d’une cause dénuée de noblesse, on n’aurait retenu de lui que son travail intellectuel. Mais il a enseigné aussi bien par le verbe que par l’action. Cette pensée de Benjamin Franklin lui va bien comme un gant : « Si vous ne voulez pas qu’on vous oublie, le jour ou vous serez mort et pourri, écrivez des choses qui valent la peine d’être lues, ou faites des choses qui valent la peine d’être écrites. » Il a réussi à faire les deux. Son nom restera alors dans les mémoires, tant il a marqué l’histoire. La flamme de sa gloire posthume ne vient que d’être allumée. Elle illuminera toute l’humanité très bientôt. Puisse le bon Dieu l’accueillir dans le plus haut des paradis.
Ndoye Bosse est auteur de : L’énigmatique clé sur l’immigration ; Une amitié, deux trajectoires ; La rançon de la facilité.
par Cheikh Tidiane Gadio
L'AFRICAIN DU SIÈCLE
Qui aura, plus que Cheikh Anta Diop, contribuer au réarmement des peuples par son combat de remise sur ses pieds d'une histoire de l'humanité, habituée à marcher sur la tête à cause des falsifications que les vainqueurs du moment y avaient introduites ?
Le texte ci-dessous a été précédemment publié en décembre 1999 dans Sud Quotidien.
À l'heure où les faiseurs d'opinion de la toute puissante Amérique ont choisi pour l'Amérique (et implicitement pour le reste du monde) le scientifique Einstein comme étant la figure la plus marquante et la plus essentielle de ce grand siècle finissant, les Africains se doivent, eux aussi, d'exercer leur devoir de mémoire et de fidélité en désignant librement leur "Africain du siècle".
Si le choix pour les Américains a semblé pénible entre...Ghandi et Einstein, il le sera tout autant pour l'Afrique tant le choix est large parmi tous ces nombreux martyrs et héros de notre résistance à l'oppression et à l'humiliation intellectuelle ou politique. Ces héros étaient surtout remarquables dans leurs sacrifices pour un continent devenu le continent par excellence des espoirs étranglés, des rendez-vous manqués, des énergies dévoyées, des générations hypothéquées et pour parler comme David Diop "des promesses mutilées".
Ainsi contextualisé, tout observateur lucide des péripéties de l'Afrique dans ce siècle de lumière, d'avancées grandioses, mais aussi de tragédies massives et d'holocaustes, concèdera que l'Africain du siècle devra être un homme ou une femme qui, plus que tous les autres, s'est nettement distingué dans le combat pour restaurer et revitaliser la fibre morale de nos peuples. Une telle fibre, profondément malmenée par l'esclavage et le colonialisme, est absolument essentielle à tout acte de dignité et toute œuvre de renaissance. Cette fibre réparée devient alors le socle et la condition sine qua-non de ce que des intellectuels africains ont brillamment appelé "la reprise par les Africains de l'initiative historique".
En effet, perdre "l'initiative historique" permet à l'autre de vous définir comme ne s'en sont pas privées du reste l'anthropologie et l'ethnologie occidentales. Perdre "l'initiative historique" rend opaque votre mémoire de vos origines, vous fait oublier et douter de vos succès du passé, vous paralyse et vous fait vaciller aujourd'hui et fatalement vous désarme pour demain. L'Africain d'aujourd'hui souffre assurément de toutes ces conséquences de la perte de "l'initiative historique".
Parmi toutes les personnalités africaines de ce siècle (ceux "at home ou abroad" (en Afrique ou dans la Diaspora), selon la belle formule de Marcus Garvey): aussi bien ceux qui ont donné leur vie pour la Renaissance négro-africaine (Lumumba, Cabral, Malcom X, Martin Luther King Jr., Samora Machel, Boganda, Ruben Um Nyobe, Ernest Ouandié, Osandé Ofana, Josiah Tongogara, Steve Biko, Walter Rodney, Thomas Sankara...), que ceux qui ont consacré chaque seconde de leur vie au triomphe d'une Afrique forte, souveraine et réunifiée (Dubois, Garvey, Padmore, Nkrumah), que ceux qui ont accepté d'incarner jusqu'au martyre le profond sanglot de l'Afrique-mère (Nelson Mandela, Walter Sisulu, Diallo Telly), que ceux qui ont tenté d'incarner une certaine vision de l'Afrique (Senghor, Houphouet, Sékou Touré, Modibo Keita, Selassié, Kenyatta, Nyéréré), que ceux qui se sont distingués dans les tranchées du combat intellectuel et militant sans merci (Damas, Césaire, Lamine Senghor, Garan Kouyaté, Tovalou Quénum, Etienne Léro, David Diop, Alioune Diop, Fanon, Mamadou Dia, Abdoulaye Ly, Théophile Obenga...), que toutes ces femmes, symboles forts et attachants (Winnie Mandela, Aliin Sitoye Diatta, Gracia Machel, Mariéma Ba), un intellectuel panafricaniste, nationaliste africain radical, scientifique de stature mondiale nous a semblé se détacher nettement pour avoir le mieux symbolisé l'entreprise colossale de réconciliation des Africains avec l'initiative historique. Et il est, pour nos générations, notre "Africain du siècle". Et il s'appelait Cheikh Anta Diop.
Pr. Cheikh Anta Diop est indiscutablement un héros des peuples noirs et africains. L'année de ma naissance, vêtu de son seul courage et armé de sa redoutable puissance de frappe intellectuelle, il était devant son jury de la Sorbonne pour introduire la plus grande rupture épistémologique de ce siècle qui est la thèse sur l'antériorité des civilisations nègres et le caractère négro-africain de la civilisation égyptienne.
Ni Einstein, ni Ghandi, ni à vrai dire Nelson Mandela (que je classerai sans réticence deuxième sur ma liste, ex-aequo avec Dr. Martin Luther King) n'ont accompli une œuvre aussi capitale à la reconquête - par la race noire et les peuples africains - de ce sens de la continuité historique et de cette conscience de l'urgence de la reprise de l'initiative historique. Si comme le prêche le frère Thabo Mbeki, le 21ème siècle sera le siècle de l’Afrique et donc de la Renaissance africaine, je n'ai aucun doute qu'il sera alors le siècle du triomphe intellectuel et politique de Cheikh Anta Diop.
Que l'on revisite la liste proposée plus haut, qu'on l'amende à volonté, qu'on y ajoute ou retire des noms, je demanderai cependant à nos anciens, à nos ainés, à ma génération et à celle qui nous suit, en cas de désaccord, de nous proposer un autre membre de ce groupe de prestigieux Africains (du continent ou de la diaspora). Un membre qui aura, plus que Cheikh Anta Diop, contribuer au réarmement moral des peuples noirs et africains par son combat titanesque de restauration de l'identité négro-africaine et de remise sur ses pieds d'une histoire de l'humanité, avant lui, habituée à marcher sur la tête à cause des falsifications que les vainqueurs du moment y avaient massivement introduites.
Ni les misérables salaires d'une université africaine, encore moins l'excuse d'un matériel de recherches inadapté ou désuet n'ont eu raison de la féroce volonté de Cheikh Anta Diop de revisiter et de contribuer aux différents corps des sciences humaines, sociales et exactes. Que ces thèses et découvertes aient vieilli ça et là, ou exigent une urgente rénovation, interpelle au fond plus les Africains contemporains et ceux du siècle prochain que Cheikh Anta Diop à qui l'on peut appliquer sans hésiter le "Gacce Ngalama" des Wolof ("mission accomplie").
Si un Américain, interviewé dans les rues de New York a pu proposer que la thèse centrale de la théorie de la relativité d'Einstein c'est "qu'au fond tout est relatif", refusons de le suivre tout en acceptant à notre tour de "relativiser" le choix porté par les Américains sur Einstein, pour brandir notre Africain du siècle (et peut-être même carrément notre homme du siècle), le regretté et éminent professeur Cheikh Anta Diop : physicien, historien, linguiste, ethno-anthropologue, philosophe, politologue et soldat émérite de la cause noire et africaine.
Et comme on veut nous contraindre à accepter que le 1er janvier 2000 n'inaugure pas la dernière année du 2ème millénaire, mais bien le début du troisième (alors que, en toute relativité, les Hindous ont eux célébré l'an 2000 il y' a ...500 ans et que les musulmans attendront 600 ans), déclarons le prochain siècle quel qu'en soit le repère : le siècle du triomphe des idées et des idéaux de Cheikh Anta Diop.
Pr. Diop est incontestablement "l'Africain du 20ème siècle" qui nous a le plus armés pour les batailles et les victoires du siècle qui meurt et du siècle qui s'enfante laborieusement, sous nos yeux, dans la douleur et l'espoir d'un rendez-vous réussi avec la Renaissance africaine.
par Cheikh Tidiane Gadio
DU DÉBAT ENTRE BORIS ET BACHIR
EXCLUSIF SENEPLUS - La relance dans le futur de la pensée de Cheikh Anta devra beaucoup à ces deux sommités - Ils ont appris à leurs compatriotes et partisans à comprendre les vertus salutaires d’une polémique quand elle est saine, argumentée
Des amis qui avaient gardé un bon souvenir de l’article que j’avais dédié à Cheikh Anta DIOP au tournant du 20ème siècle (« CHEIKH ANTA DIOP, L’AFRICAIN DU 20ÈME SIÈCLE » publié dans Sud-Quotidien en décembre 1999) m’ont plusieurs fois demandé voire sommé de le republier comme « contribution » au débat et échanges vigoureux qui ont récemment opposé les éminents intellectuels que sont Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne.
Notons que certains ont vite simplifié ce débat stimulant par la simple mais énigmatique formule : « le débat Boris/Bachir » !
Tout le monde aura remarqué la grande affection et l’estime profonde que la quasi-unanimité des contributeurs au débat ont affichées simultanément pour « Boris et Bachir » ou pour « Bachir et Boris ». La fine subtilité du penchant pour l’un ou pour l’autre ne se lisant parfois que dans la chronologie de la citation de leurs noms.
À mon humble avis, le grand vainqueur de cet échange intellectuel de haute facture, c’est sans conteste le peuple sénégalais et les peuples africains plus généralement puisque leurs fils et leurs filles ont enfin décidé de défier leur propre torpeur et inhibition pour aller à l’assaut de la « pseudo-mondialisation intellectuelle ». Une telle « mondialisation-marchandisation-dévalorisation-nivellement » a abouti au silence des intellectuels (surtout africains) en prétendant harmoniser toutes nos spécificités pour les réduire à une somme nulle qui nous empêche de nous exprimer, voire même d’exister dans notre identité propre.
Or donc, après l’ère combative de Cheikh Anta, Nkrumah, Dubois, Padmore, Césaire, Alioune Diop, Fanon, Jacques Roumain, Abdoulaye Ly, Amadou M. Mbow, Ki-Zerbo, Senghor-Dia, Amilcar Cabral, Mandela, John Henrik Clarke, Van Sertima, Cheikh Hamidou Kane, Amadou Hampâté Ba, Jeanne Martin Cissé, Aoua Keita, Annette Mbaye, Rose Bass, Rosa Park, Maya Angelou, Toni Morrison, Mariama Ba, Aminata Sow Fall, Aram Fall, Martin L. King-Malcom X, Amady Aly Dieng, Obenga, Ngugi wa Thiong’o, Pathé Diagne, Samir Amin, Iba Der Thiam, Walter Rodney, Hountondji, Molefi Asante, Doudou Sine, Sémou Pathé, Edem Kodjo, Alpha et Adama Konaré, Aminata Traoré, Mamoussé Diagne, Hamidou Dia, et tant d’autres géants politico-intellectuels du continent et de la Diaspora, l’Afrique est entrée dans une sorte de transition, une ère du « unfinished business » où tout propos sur notre combat intellectuel ou politique visant à refonder une pensée de notre action et à relancer notre émancipation et notre Renaissance est perçu comme « répétitif », « dépassé », « nostalgique » voire même « fanatique ». On a donc aujourd’hui absolument raison de se révolter contre un tel paradigme car tous les défis de l’Afrique de leur époque et de notre époque sont restés intacts et toujours étalés en surnombre sur la table de l’histoire contemporaine !
Le deuxième vainqueur de ce grand débat, c’est certainement Cheikh Anta Diop lui-même, puisque l’intelligentsia africaine surprise dans son état de somnolence actuelle par le vigoureux débat Boris/Bachir, a vite retrouvé ses sensations, une nouvelle jeunesse, une nouvelle vigueur, celle des années « de braises et d’engagement pour des causes ». Cette intelligentsia a vite repris sa plume pour commenter la pensée politique visionnaire et l’immense œuvre scientifique et intellectuelle du savant cheikh Anta Diop appelé par beaucoup et sans aucune exagération « le Pharaon du savoir » ou « le dernier Pharaon », ceci dans un élan de gratitude pour les grands bâtisseurs négro-africains de l’antiquité pharaonique.
J’y ajouterai pour ma part - et sans hésiter - que Cheikh Anta Diop de par sa pensée et son œuvre est le héraut inégalé et le précurseur incontesté du Mouvement de la Renaissance africaine de notre époque. Ce Mouvement, on le sait, est le seul à pouvoir lancer le siècle des lumières en Afrique : « Armez vous de sciences jusqu’aux dents ! », nous avait légué le maître ! Une façon de nous exhorter à ne délaisser aucun domaine du savoir aux autres et d’être toujours « meilleur parmi les meilleurs » !
Enfin les autres grands vainqueurs de cet échange mémorable et respectable sont bien sûr les deux protagonistes « Boris/Bachir », « Bachir/Boris » devenus presque un binôme ! En plus d’être auréolés du respect et de l’admiration renouvelés de leurs compatriotes africains et de leurs partisans, ils ont aussi appris à ces mêmes compatriotes et partisans à comprendre les vertus salutaires d’une polémique quand elle est saine, bien intentionnée, argumentée et substantielle.
Étant un militant panafricaniste d’obédience Cheikh Anta, Nkrumah, Garvey assumé, il serait un exploit de ne pas deviner ma sensibilité dans ce débat. Toutefois, parent de l’un, ami de l’autre, mais plus fondamentalement frère et admirateur de ces deux sommités intellectuelles, j’ai fait le choix de l’apaisement et du dépassement au plus vite entre ces deux esprits puissants qui ont incontestablement honoré l’Afrique pendant toute leur carrière du reste « still in progress ». Nous leur souhaitons de se sentir fiers et honorés tous les deux d’être –par cet échange- davantage associés, d’une façon ou d’une autre, au nom de l’illustre savant Cheikh Anta Diop.
Victime de campagnes périodiques de dénigrements intellectuels, de calomnies pseudo-scientifiques, persécuté dans son propre pays au plan politique et injustement marginalisé au plan académique, Cheikh Anta est en définitive mort « relativement jeune » à l’âge de 63 ans. Il avait été murmuré à l’époque qu’il avait sûrement succombé suite à un épuisement et un stress lourd permanent, comme on dit « mort à la tâche ! », car il s’était dépensé sans compter pour NOUS dans le seul but de rendre aux Africains leur dignité et de les doter des armes leur permettant de renouer avec « l’initiative historique ». Pour cette raison majeure, Cheikh Anta, son combat, sa vision et son œuvre avaient besoin de ce choc des titans pour rebondir, 33 ans après sa disparition prématurée.
Assurément la relance dans le futur proche de la pensée et du combat de Cheikh Anta devra beaucoup à Boris et à Bachir. Au total donc, gratitude, affection et respect pour Boris/Bachir.
Quant à nous qui avons choisi sans ambages notre camp, renouvelons notre serment de fidélité, de perpétuation-approfondissement et surtout de mise en œuvre de l’œuvre colossale de l’Africain du siècle (passé) voire de l’homme du siècle : l’illustre Professeur Cheikh Anta Diop, logé pour l’éternité dans nos cœurs, nos prières et nos espérances.
Cheikh Tidiane Gadio est président de l’Institut Panafricain de Stratégies (IPS), député, ancien ME/MAE.
NDLR - Le texte ci-dessus est un prélude à l'article intitulé : "Cheikh Anta Diop, l'africain du siècle", publié 20 ans plus tôt par Cheikh Tidiane Gadio dans Sud quotidien et dont SenePlus fait le relais dans le contexte du débat mettant aux prises Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne.
par Grégoire Biyogo
CHEIKH ANTA DIOP, LA THÈSE DE DOCTORAT REFUSÉE
Le rappel du refus suspect de cette thèse diopienne de 1951 par La Sorbonne en vaut bien la chandelle, pour comprendre l'ancienneté et l'ampleur du combat qui était celui du savant africain - et qui est encore le nôtre aujourd'hui
C'était en 1951, à 27 ans, Cheikh Anta Diop prépare une thèse de doctorat à l'Université de Paris, son titre : De l'antiquité Nègre Egyptienne aux problèmes culturels de l'Afrique Noire d'Aujourd'hui, dans laquelle il affirme que la civilisation égyptienne était noire, qu'elle était antérieure à toutes les autres et que la langue et la culture égyptiennes se sont ensuite diffusées dans l'Afrique.
La thèse est refusée, officiellement parsqu'il ne parvient pas à réunir un jury. Mais, la vraie raison etait ailleurs : le monde academique à l'époque n'était pas disposé à accepter la vérité qui sort de la tête d'un "colonisé". Laquelle vérité remettait en cause toute la littérature produite jusque sur l'origine des égyptiens antiques.
Aimé Césaire se bat alors pour lui trouver un éditeur, la thèse refusée sort enfin en 1954 sous forme de livre, chez Présence Africaine d'Alioune Diop sous un titre devenu mythique de Nations nègres et culture. « Le livre le plus audacieux qu'un nègre ait jamais écrit », en dira Aimé Césaire dans son discours sur le colonialisme. Le livre rencontre un succès historique, le jeune intellectuel africain est invité dans les débats et commence à animer des conférences, Cheikh Anta à 30 ans.
Contre mauvaise fortune, l'Université accepte enfin qu'il soutienne sa thèse. Il obtiendra finalement son doctorat en 1960 avec la mention honorable. Ils ont évité, de façon subtile, la mention Très Bien pour tenir Cheikh Anta Diop éloigné des amphithéâtres. Il ne fallait pas qu'il devienne professeur, il ne fallait pas qu'il ait un contact avec les étudiants des universités africaines... Ce cordon sanitaire est toujours là, Cheikh Anta Diop doit être oublié, ses travaux discrédités, pour que la pensée coloniale continue à dominer le monde des idées en Afrique et à asservir les consciences" - Menaibuc Imhotep.
Le rappel détaillé du refus suspect de cette première thèse diopienne de 1951 par la prodigieuse institution de La Sorbonne en vaut bien la chandelle, pour bien comprendre à la fois l'ancienneté et l'ampleur du combat qui était celui du savant africain - et qui est encore le nôtre aujourd'hui - dans le cadre de la restitution de la vérité historique sur la contribution technique, scientifique, politique, culturelle et spirituelle de l'Afrique en particulier, et sur les penseurs et les grandes figures Noirs, en général. Vous faites bien aussi d'évoquer la vigilance critique et toute prophétique du jeune Césaire, qui prend de bonne heure la mesure de cette première production du Neb en 1954, qui restera toujours sur le plan formel, méthodique et du contenu un ouvrage "révolutionnaire".
Il en est de même de sa carrière universitaire d'enseignant qui commence très tard. Tandis qu'il rentre au Sénégal en 1959 après ses études en France, il faut attendre 1981, soit 22 ans, le départ de Senghor de la Magistrature suprême, pour que son successeur Abdou Diouf, nomme enfin Diop professeur à l'Université qui devait peu après sa mort porter son prestigieux nom. Toujours est-il que, dans le pays même dont l'Université porte l'emblème du célèbre physicien égyptologue, son oeuvre reste mal connue, comme au demeurant dans les pays de l'Afrique et de la diaspora où elle ne figure pas véritablement dans les programmes officiels en vue de la transmission des connaissances, même si récemment seulement, le président sénégalais Sall en a fait une recommandation formelle.
Pour terminer, il convient de préciser que le combat du grand égyptologue et homme politique africain pour la souveraineté scientifique, technologique et intellectuelle du continent africain n'est pas derrière nous, mais bien devant nous, et que les pourfendeurs africains de cette oeuvre se plombent eux-mêmes les pieds, car il s'agit de la meilleure illustration de la probité intellectuelle et de la défense du rationalisme, de la dignité humaine sans coordonnée ethnique et de la liberté de l'esprit. Combat pour lequel nous avons consacré notre oeuvre et notre vie.
NB. Je rappelle enfin que le refus de cette thèse n'a pas été motivé par la dénégation de sa non scientificité, mais simplement la résistance opposée à la scientificité elle-même... Et que Diop reste un chercheur et un universitaire précoce contrairement à une certaine mythographie propre à ses détracteurs... C'est déjà en 1945 qu'il obtient coup sur coup ses deux baccalauréats.... Il écrit son premier alphabet et une histoire du Sénégal au Lycée, et sa première thèse à 28 ans...
IBA DER THIAM SE RÉJOUIT DU DÉBAT ENTRE BORIS ET BACHIR
À en croire l'historien, que l'écrivain et le philosophe n'aient pas la même opinion sur l'oeuvre de Cheikh Anta Diop, n'est pas un problème. Au contraire, il s'en délecte
Pr Iba Der Thiam apprécie la joute intellectuelle entre l’écrivain Boubacar Boris Diop et le philosophe Souleymane Bachir Diagne, sur l’œuvre de Cheikh Anta Diop. Il s’en délecte même, explique-t-il, dans le ’’Jury du dimanche’’.
La paternité du Carbone 14
« Boris Diop est un patriote, un Sénégalais compétent, un intellectuel de haut lignage qui a fait ses preuves dans le domaine, dit-il. Il ne connait aucune hypocrisie, il est incapable de dire du mal de qui que ce soit mais qui est également suffisamment objectif pour ne faire que ce qui rencontre ses convictions. (En face), Bachir Diagne fait partie des personnes dont la voix compte dans le monde actuel. Qu’eux deux n’aient pas la même opinion, cela ne me fait pas peur. Au contraire, ça me fait plaisir. »
Avant de poursuivre : « Ce n’est pas pour moi un problème que les anciens Directeurs de l’IFAN aient travaillé sur le projet. C’est Cheikh Anta Diop qui a donné au laboratoire Carbone 14 ses lettres de noblesse. C’est lui qui l’a fait connaitre à l’extérieur et c’est lui qui lui a permis de dater un certain nombre d’objets qui ont permis de révolutionner tout le reste. Prouver que l’Afrique était le berceau de l’humanité n’était pas facile. Cheikh Anta Diop l’a prouvé. Donc, que c’est deux-là aient une polémique, je dis que je lis avec délectation tout ce qu’ils écrivent. Et j’en suis d’autant plus heureux que je ne vois aucun propos discourtois, aucun jugement de valeur, aucun comportement de violence verbale. Mais uniquement une grande dignité et une élévation de pensée et une capacité de réflexion qui honorent notre intelligencia. »
A quoi sert la pensée de Cheikh Anta Diop en 2019 ?
« La pensée de Cheikh Anta Diop est encore plus importante en 2019 que dans les années passées parce qu’en 2019, nous sommes l’objet d’un matraquage idéologique à cause de la mondialisation, qui brouille tous les repères et essaie d’instaurer la pensée unique. La pensée de Cheikh Anta Diop nous permet d’y renoncer et de montrer ce que nous avons apporté au patrimoine de l’universel en des termes qui ne souffrent d’aucune contestation des milieux scientifiques autorisés. Nous avons plus aujourd’hui besoin de la pensée de Cheikh Anta Diop et nous ne devrons pas la ranger dans les tiroirs et nous devrons veiller à en faire notre référence principale parce que cela nous permet de nous articuler à un homme de combat dont toute sa vie a été consacré à la défense de l’Histoire. Je n’ai pas honte de le dire, je considère Cheikh Anta Diop comme mon maître ».
par l'éditorialiste de seneplus, boubacar boris diop
MERCI POUR TA PERMISSION, BACHIR
EXCLUSIF SENEPLUS - N'ayant pas apprécié une de tes interviews, j’ai dit publiquement que j’y vois le symbole d’une allégeance intellectuelle à l’Occident à la fois déshonorante et dangereuse - C’est aussi simple que cela
Boubacar Boris Diop de SenePlus |
Publication 19/09/2019
Mon texte qui s’est voulu courtois – mais sans concession sur le fond – t’a fait sortir de tes gonds, à la surprise générale. Je n’aurai donc réussi, en cherchant à te secouer un peu, qu’à te blesser. J’ai dû toucher quelque point sensible et tu m’en vois désolé. Les invectives sont nuisibles à la dignité de ce débat et il vaut mieux que nous les évitions. Encore faudrait-il que tu fasses l’effort de distinguer la critique de l’affront. Tu as quand même un peu fait rire à tes dépens avec cette étrange histoire de vouvoiement. Encore heureux que tu ne m’aies pas provoqué en duel sur je ne sais quel pré de Bretagne ou de Normandie. Serions-nous tous devenus fous au point de ne même plus pouvoir discuter – un peu rudement, certes – de nos affaires sans nous prendre les pieds dans le tapis des autres, pour paraphraser Ki-Zerbo ? Sans jamais avoir été des amis, nos relations sont plutôt restées cordiales au cours des ans. Mais tu sais bien que nous avons rarement l’occasion de nous voir. La dernière remonte à plus d’une décennie. Alors, Bachir, se dire ‘’tu’’ ou ‘’vous’’ une fois tous les quinze ans, ça rime à quoi, surtout à nos âges ?
Tu as été tellement aveuglé par ta colère que tu me reproches injustement à deux ou trois reprises d’avoir présenté ‘’In the Den of the Alchemist’’ comme une interview. Voici ce que tu écris à ce sujet : “Le propos que l’auteur – moi-même en l’occurrence – présente comme une interview récente n’est pas une interview et n’est pas récent : c’est la reprise, des décennies plus tard, d’un article dont seul le titre a été changé.’’ Dis-moi franchement : peux-tu relire ce passage de ton texte sans embarras ? N’importe quel lecteur peut bien voir que l’allégation est totalement fausse car j’analyse l’un après l’autre l’article de Chimurenga et des éléments de l’interview que tu as accordée à Elara Bertho et que SenePlus a reprise sous un titre assez délicatement “diagnien’’ : “Un universel comme horizon’’.
Pour ce qui est de mon aptitude à comprendre un texte dans la langue de Shakespeare, sache seulement que je t’écris ces lignes du campus de l’Université américaine du Nigeria (AUN) où depuis quatre ans j’enseigne, en anglais, en plus du creative writing, les auteurs anglophones et francophones, ces derniers en traduction anglaise. Tu ignores aussi, je suppose, qu’ici même au Nigeria mais encore plus aux Etats-Unis, je ne cesse de faire des présentations en anglais. Cela a été le cas récemment au National Press Club de Washington DC pour le 25ème anniversaire du génocide contre les Tutsi au Rwanda puis quelques jours plus tard à Dickinson University au moins sept ou huit fois en deux semaines mais avant tout cela à Mac Allaster, à Boston et à Stanford.
J’aurais préféré ne pas avoir à préciser tout cela. J’ai en effet toujours préféré rester en retrait de la vie publique en tant que personne tout en prenant systématiquement position sur les questions politiques ou sociales de l’heure.
Vois-tu, Bachir, personne n’a la science infuse. Tout s’apprend et ma langue maternelle aussi j’ai guerroyé avec elle en solitaire pendant des milliers d’heures pour en maîtriser l’écriture. Comme tu le sais, j’y ai aujourd’hui à mon actif deux romans et la traduction d’une pièce d’Aimé Césaire. Je n’évoquerai qu’au passage les œuvres littéraires que mes amis et moi-même publions à travers EJO, notre maison d’édition en langues nationales, le label de traduction “Céytu’’, le sous-titrage en wolof de KEMTIYU, le documentaire d’Ousmane William Mbaye sur Cheikh Anta Diop et, last but not least, le site d’information en ligne Lu defu waxu, tenu pour l’essentiel par certains de mes anciens étudiants de wolof de l’université Gaston Berger.
Tu as par ailleurs mis en avant l’âge de ton texte : plus de vingt ans, dis-tu. C’est beaucoup, oui. Sauf que Chimurenga ne mentionne nulle part que L’antre de l’Alchimiste est une reprise, sous un titre totalement différent, d’un très vieil article. J’ai moi-même contribué par un long article à ce numéro spécial d’avril 2018 sur Cheikh Anta Diop où tu l’as republié et une telle indication ne m’aurait sûrement pas échappé. À vrai dire, je comptais réagir très brièvement à ton observation sur l’ancienneté de ce texte mais des amis m’ont dit, horrifiés : “Déet, looluëpp naa def, exprime-toi clairement là-dessus car même ceux qui t’aiment bien sont en train de se demander pourquoi tu as présenté un article datant de deux décennies comme étant beaucoup plus récent !’’ Retiens donc ceci : si j’avais eu connaissance de la première date de parution de “In the Den of the Alchemist’’, je l’aurais signalée avant d’en proposer exactement la même analyse. Après tout, en le faisant reparaître tu nous as invités à le considérer comme actuel. Et tu as bien eu raison : un texte de vingt ans peut être bien plus “jeune’’ qu’un autre datant seulement de deux semaines. L’âge est moins fonction ici de la plate chronologie que du contenu. Or, “In the Den of the Alchemist’’ peut revendiquer à bon droit une certaine intemporalité. Sur cette question, ton indignation me semble plutôt feinte. Pourquoi aurais-je usé d’un tel artifice en sachant que tu pourrais t’en servir pour m’accuser de “mauvaise foi’’ ? Crois-moi, si j’avais été un “cynique’’ mû par de “sinistres’’ desseins, je n’aurais pas frappé avec un tel amateurisme.
Je dois ajouter ici une petite information assez intéressante dans le contexte de cette polémique : dès mai ou juin 2018, une amie, brillante universitaire américaine et donc parfaitement anglophone, rendue furieuse par “In the Den of the Alchemist’’ y a répliqué par un article intitulé Dans la tanière de l’Alchimiste : hommage ou dédain de Souleymane Bachir Diagne envers Cheikh Anta Diop ? Et tu sais quoi ? C’est ton humble serviteur qui l’a dissuadée de le publier. Pourquoi ai-je agi ainsi, alors que j’étais entièrement de son avis ? Parce qu’en bon Sénégalais, je ne goûte pas spécialement les affrontements verbaux. En réalité, sans ton entretien avec Elara Bertho, je m’en serais tenu à cette position. Il me semble essentiel de rappeler à l’intention de ceux qui s’interrogent, en toute bonne foi, sur mes motivations que c’est à cette interview très récente, faite en français, que j’ai prioritairement répondu.
Avant d’y revenir plus longuement, deux mots sur l’article de Chimurenga. Puisque beaucoup de personnes qui n’en soupçonnaient même pas l’existence l’ont lu pour se faire une opinion personnelle, il est devenu plus facile d’en parler.
Tu admets avoir attribué la paternité du Laboratoire de Carbone 14 à Théodore Monod et Vincent Monteil. La moindre des choses aurait été de nous dire dans ta réponse ce que leurs deux noms viennent faire dans cette histoire. Dans Figures du politique et de l’intellectuel au Sénégal (Harmattan, 2016) le Professeur Djibril Samb, par ailleurs ancien directeur de l’IFAN, raconte en détail la création du laboratoire. Voici ce qu’il écrit dans cet ouvrage dont on ne saurait trop recommander la lecture à tout un chacun : “Dès le début de sa carrière, Cheikh Anta Diop conçut le projet – qui pouvait paraître utopique à plus d’un – de monter, au sein de l’IFAN, un laboratoire de datation au radiocarbone.’’ Diop obtient alors du Recteur de l’époque, Claude Franck, l’autorisation de se rendre en France pour étudier les installations du laboratoire de Saclay qui allait lui servir de modèle. “À son retour, écrit Djibril Samb, il se consacra tout entier à cette tâche gigantesque. Il dressa lui-même les plans du laboratoire dont l’exécution fut confiée au service des Travaux publics. Mais il faut mal connaître l’homme pour penser qu’il se fût contenté de dresser une liasse de plans et d’aller pêcher. Ce projet était d’abord le sien, et il s’y engagea tout entier comme dans tout ce qu’il faisait, déployant toutes les facettes, non seulement d’un immense savant mais d’un homme d’action, pragmatique, attentif aux moindres détails. Dans une lettre en date du 25 juin 1963 adressée au Directeur de l’IFAN, le grand et regretté Théodore Monod, il rappelle qu’il donnait lui-même des indications aux entreprises maîtres d’oeuvres, effectuait deux à quatre visites quotidiennes sur le chantier, précisait les plans d’installation du laboratoire, en fixait les pièces, déterminait leurs dispositions et leurs vocations, redressait les directives ou les applications erronées’’. Le récit de Djibril Samb se poursuit ainsi sur près de dix pages. Cheikh Anta Diop avait le plus grand respect pour Monod à qui il rend d’ailleurs hommage quelque part. Ce n’est donc pas un hasard si son nom apparaît dans Figures du politique et de l’intellectuel au Sénégal ; Monteil et lui peuvent être crédités d’avoir dans leur rôle administratif, permis à Diop d’aller au bout de son grand rêve. Lui-même a dès 1968 consacré un ouvrage à son laboratoire et je constate avec stupéfaction que tu ne l’as pas lu pour les besoins de ce que tu présentes comme un hommage. Il y fait état des résultats des premières datations à partir de trois échantillons fournis respectivement par Théodore Monod, le laboratoire de Saclay/Gif-sur-Yvette et une mission archéologique britannique en Gambie. Cela dit, s’il est un directeur de l’IFAN qui aurait mérité d’être nommé, c’est Amar Samb avec qui Cheikh Anta Diop avait des relations exceptionnelles, comme en témoigne l’ouvrage qu’il lui a dédié en des termes émouvants.
Tu n’as pas non plus démenti ce que j’ai écrit sur la soutenance de thèse de Diop. La mention qui l’avait sanctionnée était-elle juste ? Se contenter de la rappeler au passage n’est pas la meilleure façon de mettre Diop en valeur. La qualification de “l’Alchimiste’’ ne peut être un point de détail dans un texte comme le tien. Le face-à-face de Diop le 9 janvier 1960 avec un jury de la Sorbonne a été un moment copernicien dans l’histoire des idées en Afrique francophone. Et ce n’était là que le prélude à un autre affrontement direct, quatorze ans plus tard, au Caire.
D’autres passages de ton article – notamment ta description enjouée et pittoresque du cambriolage du labo – sont révélateurs d’une prise de distance parfois un peu déroutante. À qui s’adresse donc ta petite musique pleine de charme et d’ironie ? Désolé de te le dire mais tu sembles parler de si loin que le mot “exotisme’’ m’est venu à l’esprit. Un terme bien curieux, oui. Mais nous sommes si mal barrés, nous autres intellectuels africains – dois-je ajouter “francophones’’ ? - qu’il peut nous arriver de nous voir tout à fait du dehors. Ton exercice de style est, de ce point de vue, un modèle du genre. Cela dit, je suis prêt à parier qu’il t’est plus facile de parler ainsi de Cheikh Anta Diop que de Senghor. Ton texte n’est évidemment pas que cela : j’en ai évoqué les accès de tendresse à l’égard de Diop et le très beau passage que tu cites toi-même sur l’exil et le Royaume en est un. Tu avoueras malgré tout qu’un hommage pouvant passer si aisément aux yeux de beaucoup pour du dénigrement a, pour dire le moins, raté son but. Est-ce parce que, comme on dirait en wolof, dangaymàtt di ëf ?
Venons-en à présent à ce qui, à mon humble avis, est le plus important : ton entretien du 2 juillet 2019 avec Elara Bertho. Bien que la plus grande partie de mon analyse ait porté sur ce que tu appelles tes “deux coups de griffe contre Cheikh Anta Diop’’, tu as préféré ne pas t’y attarder dans ta réplique hâtive et enflammée. Sans vouloir te faire un procès d’intention, je me demande encore si ce n’était pas à dessein, pour éviter une discussion un peu gênante sur la question de la langue.
Si tu me dis que tes propos sur la traduction de la théorie de la relativité en wolof par Diop ne visaient pas à le tourner en dérision, je ne peux que t’en donner acte. Uniquement sur la forme, bien entendu. Parce que dans le fond, je ne vois pas en quoi tu es qualifié pour juger de la difficulté ou non de l’entreprise. Tu as certes évoqué à l’occasion d’un de nos rares échanges par mail, ton ambitieux projet de traduction en wolof de concepts philosophiques. La nouvelle m’a fait plaisir et je t’ai dit qu’il est bien que ce soit une personne comme toi qui fasse ce travail. Je crois savoir que l’affaire évolue dans la bonne direction et je te renouvelle ici mes encouragements. J’espère simplement que tu as fait l’effort de t’alphabétiser. Je n’en ai pas eu l’impression la dernière fois que j’ai surpris des termes wolof dans certains de tes textes en français.
Tu reprends également à ton compte la vieille rengaine africaniste voyant en tout défenseur de Cheikh Anta Diop un fanatique, adepte d’on ne sait quelle nouvelle “religion’’. C’est lui faire un bien mauvais procès car peu de penseurs ont dû faire face autant que lui au feu roulant des critiques. Elles ne l’ont jamais dérangé, bien au contraire. Lorsqu’en 1974 Diop et Obenga se rendent au Caire pour une explication décisive avec les égyptologues occidentaux, une des choses qu’il dit à son ami et disciple congolais, c’est : “S’ils ont raison, sur la base de faits précis, nous n’aurons pas d’autre choix que de le reconnaître publiquement’’. Ils n’en eurent pas besoin, car comme chacun sait, leurs thèses sont sorties confortées de cette rencontre de haut niveau. Ce n’est pas moi qui le dis mais le rapport de l’UNESCO qui se conclut ainsi : « La très minutieuse préparation des communications des professeurs Cheikh Anta Diop et Obenga n’a pas eu, malgré les précisions contenues dans le document de travail préparatoire envoyé par l’UNESCO, une contrepartie toujours égale. Il s’en est suivi un réel déséquilibre dans les discussions. »
De même, lorsque Diop lance aux jeunes Africains : “Armez-vous de science jusqu’aux dents, car à connaissance égale la vérité finit toujours par triompher !’’, il ne peut exclure que leurs recherches puissent invalider un jour ou l’autre ses propres thèses.
Sachant bien tout cela, je ne peux nullement te reprocher d’avoir cherché à remettre sa pensée en cause. Mais dis-moi, Souleymane Bachir Diagne, comment se fait-il qu’un esprit aussi vaste et brillant que le tien ne puisse nous proposer rien de personnel dans sa critique de Cheikh Anta Diop ? Tu es allé puiser à pleines mains chez Francois-Xavier Fauvelle-Aymar qui écrit dans “L’Afrique de Cheikh Anta Diop. Histoire et idéologie’’ (Karthala, 1996) : “Mais au demeurant, quoi qu’on en conclue, il reste que Diop use là d’un modèle de l’Etat-nation sous sa forme la plus jacobine explicitement emprunté à la France’’. Fauvelle s’exprime ainsi au terme d’un laborieux développement sur la supposée préférence de Diop pour une “langue unique’’. Et toi, vingt trois ans plus tard, tu déclares : “Deuxièmement il – Diop - est beaucoup plus jacobin et français qu’il ne le croit parce qu’il veut une langue unique. Cela n’a pas de sens d’avoir une langue d’unification : pourquoi le projet devrait-il être un projet qui imite l’Etat-Nation, c’est-à-dire être homogène avec une seule langue, de manière centralisée ?’’ Il ne me viendra jamais à l’esprit de mettre en doute tes capacités intellectuelles. Mais alors pourquoi ne t’en sers-tu pas pour penser par toi-même comme ne cessait d’ailleurs de nous le recommander Senghor ? Quel besoin as-tu d’aller “emprunter’’ des griffes à un intellectuel français qui s’est construit, comme le montre bien Obenga, dans une haine vigilante et quasi morbide de Cheikh Anta Diop ? En somme, dans cette interview, tu crânes avec des mots grandioses qui ne sont même pas les tiens mais ceux écrits par Fauvelle quand il n’avait que vingt huit ans. En d’autres circonstances Fauvelle t’aurait fait une petite querelle de derrière les fagots. Mais il s’en garde bien car, idéologiquement parlant, c’est tout bénef pour lui d’être relayé par une voix africaine. Il t’en sait donc gré et, dans une toute récente émission de France Culture, conclut sa charge furieuse contre Cheikh Anta Diop par les mots que voici : “D’ailleurs, ne croyez pas que tous les intellectuels africains sont d’accord avec Diop, lisez donc Souleymane Bachir Diagne !’’.
Cette affaire n’est pas bien jolie mais un tel faux-pas, cela peut arriver à tout un chacun, en particulier à ceux qui, comme toi, ont fini par ne plus s’attendre à être contredits. Il en a résulté une situation assez cocasse où en te réfutant sur la théorie de la langue unique, je me trompais en quelque sorte d’interlocuteur. Cela ne mérite-t-il pas réflexion ? le plus grave, toutefois, c’est le fait que tu reprennes à ton compte l’accusation de “jacobinisme’’ supposée être, pour un certain africanisme de combat, l’arme fatale contre Cheikh Anta Diop. On ne peut laisser personne glisser ce mot dans une interview, ni vu ni connu, alors qu’il a un potentiel si explosif. C’est ce mot-là, et au fond ce mot seul, qui m’a fait réagir. Nous faut-il une “relecture négro-africaine’’ de Cheikh Anta Diop ? Elle s’impose plus que jamais. Mais comment “relire’’ une œuvre que l’on n’a même pas pris le temps de lire ? Je n’ai pas été le seul à essayer de te montrer, textes à l’appui, à quelles extrémités peut mener le manque de caractère d’une intelligentsia africaine encore tellement fascinée par l’Occident.
Pour le reste, chacun de nous peut avoir la plus haute idée de lui-même mais je doute que nos petites personnes comptent vraiment. Beaucoup d’amis communs ont été gênés, voire choqués, par cette polémique soudaine et très inhabituelle au Sénégal. Je crois que c’est ta réaction qui a mis le feu aux poudres. Elle aura cependant été, pour le dire ainsi, un mal pour un bien. Les idées de Diop ont en effet rarement été aussi présentes dans l’espace public sénégalais, surtout depuis sa disparition. L’on a vite oublié ce que tu as pu écrire il y a vingt ans pour réfléchir à ce qui peut nous arriver dans vingt ans. Je trouve cela très bien. S’il en est ainsi, c’est que la discussion a été prise en mains, pour l’essentiel, par cette “jeunesse africaine en quête de sens’’ dont parle Aminata Dramane Traoré. Certains de ces jeunes ont, ainsi qu’en témoigne l’article de Khadim Ndiaye, une égale affection pour chacun de nous deux. Je les sais d’ailleurs déchirés en ce moment. Ils n’ont qu’une hâte : que les esprits se calment et qu’ils reprennent leur dialogue avec l’un et l’autre sans avoir à se sentir coupables de n’avoir pas choisi leur camp. Il ne devrait pas y avoir de camp, en fait. À mes yeux, cette affaire est toute simple. Ayant jugé pernicieux et de mauvais goût un de tes articles, je l’ai dit publiquement en me limitant à une analyse du texte. Ayant encore moins apprécié une de tes interviews, j’ai dit publiquement que j’y vois le symbole d’une allégeance intellectuelle à l’Occident à la fois déshonorante et dangereuse. C’est aussi simple que cela. Tu as peut-être été surpris, comme moi-même, par les réactions très vives d’une partie de l’opinion. C’est que, comme l’a si magnifiquement rappelé un des intervenants à ce débat, Cheikh Anta Diop est aujourd’hui encore pour beaucoup d’Africains non seulement un penseur mais aussi une conscience. Il est bon de s’en souvenir chaque fois que l’on est tenté de le traîner dans la boue.
L'éditorialiste de SenePlus Boubacar Boris Diop est écrivain et directeur de publication du site d'information et d'analyse en wolof : www.defuwaxu.com.
L’universitaire et historien Boubacar Barry, évoquant le débat ayant récemment opposé Souleymane Bachir Diagne et Boubacar Boris Diop au sujet du legs de Cheikh Anta Diop, invite les intellectuels à la tolérance pour rester davantage à l’écoute de l’autre
L’universitaire et historien sénégalais Boubacar Barry, évoquant le débat ayant récemment opposé Souleymane Bachir Diagne et Boubacar Boris Diop au sujet du legs de Cheikh Anta Diop, invite les intellectuels à plus de tolérance pour rester davantage à l’écoute de l’autre.
"Les intellectuels doivent être suffisamment tolérants pour écouter l’autre. C’est comme ça que l’on avance", a déclaré l’auteur de "La Sénégambie du XVe au XIXe siècle : traite négrière, Islam et conquête coloniale", actuellement à la retraite.
Le professeur Barry, d’origine guinéenne, était interrogé sur le débat par presse interposé entretenu ces derniers jours par l’écrivain et philosophe sénégalais Boubacar Boris Diop et son compatriote Souleymane Bachir Diagne, spécialiste de l’histoire des sciences et de la philosophie islamique, enseignant à l’Université de Columbia, aux Etats-Unis.
Le premier semble reprocher au second de minimiser la portée de la pensée du savant et historien sénégalais Cheikh Anta Diop ainsi que son apport pour les sociétés africaines modernes.
Ce à quoi Souleymane Bachir Diagne, agrégé de philosophie, a répondu en pointant une mauvaise compréhension de son propos qui était plutôt selon lui un hommage à Cheikh Anta Diop.
Selon Boubacar Barry, l’exercice auquel Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne se sont prêtés relève de quelque chose de "tout à fait normal".
Il ajoute que "toute pensée est datée dans le temps et dans l’espace, et par conséquent n’est ni l’Evangile ni le Coran", soulignant que l’exercice auquel Boris Bachir se sont prêtés est quelque chose de tout à fait "normal".
Le professeur Boubacar Barry, qui se revendique aussi de l’héritage du savant et égyptologue sénégalais, souligne que la critique est constitutive de la démarche intellectuelle en ce qu’elle peut contribuer à faire avancer la science et la pensée.
Il note d’ailleurs que c’est de cette manière que Cheikh Anta Diop a élaboré sa pensée et ses théories, ajoutant que l’auteur de "Nations nègres et culture" (1954) "n’a pas dit qu’il avait trouvé la solution à tous les problèmes, ou que ce qu’il dit était de l’Evangile".
par Khadim Ndiaye
AU CŒUR DU DÉBAT ENTRE BORIS ET BACHIR
EXCLUSIF SENEPLUS - J’estime que l'on lira de plus en plus la pensée de Cheikh Anta - On la critiquera, l'approfondira, la dépassera même à certains égards - J'essaie ici d'en vulgariser quelques aspects, à partir des points discutés dans ce débat
Mon malaise est grand. Intervenir dans ce débat entre ces deux intellectuels pour qui j’ai une estime et une affection profondes, n’est pas chose aisée. La tâche s’annonce d’autant plus ardue que l’objet de leur débat porte sur la pensée de Cheikh Anta Diop, un auteur pour lequel j’ai consacré un ouvrage et dont la pensée a une grande influence sur ma propre vision du monde.
Tous les trois ont contribué à ma formation intellectuelle. Bachir est le maître de classe, Cheikh Anta Diop, le maître « uwaysî », celui que je n’ai pas connu, et Boris, le maître par l’exemple. Aujourd’hui, mon amitié avec Bachir et Boris est authentique. La joie de nos retrouvailles est, à chaque fois, immense.
Tous les trois font la fierté de l’Afrique. Dès 1966, Cheikh Anta Diop a été distingué comme « l'auteur africain qui a exercé le plus d'influence sur le XXe siècle » au premier Festival mondial des arts nègres. Bachir Diagne, après de multiples autres distinctions, sera reçu comme nouveau membre de l’Académie américaine des arts et des sciences pour l’année 2019. La réception des nouveaux membres aura lieu au mois d’octobre prochain. C’est dans ce même pays que l’Université de Dickinson a désigné Boubacar Boris Diop comme lauréat 2018-2019 de son prestigieux prix Harold et Ethel L. Stellfox. Boris Diop a été reçu le 11 avril passé dans l’enceinte de cette université.
La pensée de Cheikh Anta Diop est riche et féconde. On ne compte plus le nombre d’articles scientifiques et d’ouvrages qui lui sont consacrés. Les avenues qu’elle offre sont multiples. J’estime que les intellectuels africains débattront de plus en plus sur cette pensée, que ce soit pour parler des immenses ressources énergétiques, de la monnaie, de l'intégration africaine, de la religion, de l'art, des langues africaines, du passé et de l'avenir du continent, de son rapport avec les autres puissances, etc. On la lira de plus en plus, la critiquera, l'approfondira, la dépassera même sur certains aspects. Je considère d’ailleurs Bachir et Boris comme étant tous les deux, à leur façon, des continuateurs émérites de Cheikh Anta Diop. Si Boris a décidé d’écrire dans une langue nationale, c’est en partie grâce à l’influence positive de Diop. Son travail d’édition d’ouvrages en langues nationales est une contribution réussie au projet de renaissance culturelle africaine chère à l’historien. Le projet de Bachir Diagne de produire des travaux philosophiques dans une langue nationale, le wolof, est la matérialisation parfaite du travail entamé par Diop sur les langues africaines. De plus, en insistant sur la « traduction » dans ses écrits et ses conférences, Bachir poursuit dans une certaine mesure un des projets de Diop, qui a été, selon moi, un des premiers penseurs africains de la traduction.
Je propose d’ailleurs à Bachir et Boris de nous gratifier d’un ouvrage dans lequel ils nous parleront de plusieurs sujets, amicalement mais sans complaisance : les langues africaines, la culture, le rapport des pays africains avec les puissances étrangères, notamment la France, la gouvernance des pays africains, etc. Ce serait non seulement apprécié, mais très utile pour la jeune génération.
De leur débat, je ne prendrai pas parti. S’il peut y avoir des motivations, des attentes et des non-dits, on peut au moins noter un malentendu manifeste. Boris reproche à Bachir d’avoir prêté à Cheikh Anta Diop une pensée qui n’est pas la sienne. Je le cite : « Faut-il en déduire que dans le feu d’une interview – exercice où les mots peuvent aller plus vite que la pensée – Souleymane Bachir Diagne aurait prêté à Cheikh Anta Diop une position qui n’est pas du tout la sienne ? » Bachir, de son côté, brandit le même reproche : « L’honnêteté ? C’est de ne pas prêter à quelqu’un des propos qui ne sont pas les siens. »
Je connais ces deux penseurs honnêtes. Leur humilité et leur rigueur ne font l’objet d’aucun doute à mes yeux. Par conséquent, je pense fort bien que s’ils se trompent ce ne peut être que de bonne foi. Mais il y a un bon côté des choses : leurs divergences et la vivacité de leurs échanges ne peuvent être que source d’enrichissement pour les nombreux lecteurs que nous sommes. Ils sauront donc vite se retrouver.
Il faut interpréter leur discussion comme une invite à débattre de la pensée de Cheikh Anta Diop. C’est pourquoi, sur la demande insistante de quelques amis, j’essayerai, dans cette contribution, de vulgariser, à ma façon, quelques aspects de Cheikh Anta Diop, en partant des quelques points discutés dans ce débat. Si Boris affirme que l’accusation de jacobinisme est « le principal grief » que l’on pourrait faire à Bachir, le débat a porté sur d’autres points : le laboratoire de carbone 14 et la traduction. Je tenterai à chaque fois de rapporter fidèlement les vues de l’homme de Céytou.
Le laboratoire de radiocarbone
Sur le laboratoire de radiocarbone, Cheikh Anta Diop a consacré un opuscule d’une centaine de pages titré justement « Le laboratoire de radiocarbone de l’IFAN ». Il y explique sa création, ses différents éléments constitutifs (salle de chimie, banc à vide, banc de purification, appareil pour la synthèse de CO2, salle d’électronique, ensemble pour gammamétrie monocanal, etc.), les activités qui y sont menées, les tests qui y ont été effectués en vue du démarrage ainsi que les perspectives sur le développement futur du laboratoire.
Théodore Monod, directeur de l’IFAN de l’époque, a beaucoup œuvré à la création de ce laboratoire. Son successeur à partir de 1’année 1964, Vincent Monteil, y contribua également. Dans l’avant-propos de l’opuscule, Diop salue leurs apports précieux dans ce projet.
Tous les travaux d’installation des équipements furent menés seul par Cheikh Anta Diop. Il nous le dit lui-même : « Il s’est écoulé quatre années (1963-1966) entre le moment où fut donné le premier coup de pioche pour la construction des locaux et la mise en service du laboratoire. Bien que nous ayons été seul à mener sur place, à Dakar, tous les travaux d’installation de l’équipement, cette durée eût été réduite encore si une partie indispensable de l’équipement ne nous était parvenue avec beaucoup de retard. »
Corroborant ce fait, le philosophe Djibril Samb, ex-directeur de l’IFAN, qui a eu accès aux lettres de Cheikh Anta Diop adressées à la direction de l’IFAN, écrit dans son ouvrage, Figures du politique et de l’intellectuel : « Dès le début de sa carrière, Cheikh Anta Diop conçut le projet - qui pouvait paraître utopique à plus d'un - de monter au sein de l'IFAN, un laboratoire de datation au radiocarbone. Dans sa première lettre au recteur (11 avril 1961), il sollicita un stage de quinze (15) jours à partir du 15 juin 1961, au laboratoire de Saclay, "en vue, dit-il, de montrer une installation similaire à l'IFAN. Voilà, assurément, un homme décidé et habité par le feu sacré. Dans sa grande sagesse, le recteur de l'époque, C. Frank, lui accorda le stage demandé ».
Et, c’est Diop lui-même qui conçut les plans du futur laboratoire. Le professeur Samb rajoute : « À son retour, il se consacra tout entier à cette tâche gigantesque. Il dressa lui-même les plans du laboratoire, dont l’exécution fut confiée au Service des travaux publics. Mais il faut mal connaître l'homme pour penser qu'il se fût contenté de déposer une liasse de plans et d'aller pêcher. Ce projet était d’abord le sien, et il s'y engagea tout entier, comme dans tout ce qu'il faisait, déployant toutes les facettes, non pas seulement d'un immense savant, mais d'un homme d’action, pragmatique, attentif, aux moindres détails. […]. Dans une lettre en date du 25 juin 1963 adressée au directeur de l'IFAN, le grand et regretté Théodore Monod, il rappelle qu'il donnait lui-même des indications détaillées aux entreprises maîtres d'œuvres, effectuait deux à quatre visites quotidiennes sur le chantier, précisait les plans d'installation du laboratoire, en fixait les pièces, déterminait leurs dispositions et leurs vocations, redressait les directives ou les applications erronées. »
S’il a tout conçu et a commencé seul les tests, Cheikh Anta Diop était assisté par la suite de deux techniciens de laboratoire.
Mais à quoi devait servir cette officine à laquelle le savant consacra 44 heures par semaine ? Cheikh Anta Diop répondit à cette question dans son opuscule : « Le laboratoire est en réalité un centre de datation qui applique l’essentiel des techniques de dosage des faibles radioactivités. Dans les années à venir il intégrera tout naturellement la méthode du Potassium 40 / Argon qui est déjà au point…Avec l’introduction de cette nouvelle méthode les possibilités de datation du laboratoire seront pratiquement illimitées, compte tenu de la longueur de la période du Potassium 40 : 1 milliard 300 millions d’années. »
Quelles étaient les activités du laboratoire ? C’est encore Diop qui révèle que le laboratoire peut apporter sa contribution à l’étude des « manifestations culturelles de l’homo sapiensdepuis son apparition », à l’étude géologique du quaternaire et du quaternaire africain en particulier, aux études océanographiques, à l’étude des eaux fossiles, de la radioactivité atmosphérique, des traceurs en biologie animale, à suivre l’activité du soleil et à doser le rayonnement cosmique. Le laboratoire pouvait également servir, nous dit-il, à des mesures de toutes sortes (corrélations angulaires, mesures faibles de radioactivité, mesure de physique nucléaire, étude des météorites, etc.), à tracer le spectre d’énergie d’un échantillon métallique, traitement des os par le dosage du fluor, de l’azote, à l’autoradiographie par émulsion nucléaire, à la semi-micro-analyse chimique et micrographie par observation épiscopique de métaux et alliages constitutifs des objets d’art.
Les méthodes utilisées par Cheikh Anta Diop étaient originales. Il écrit à ce propos : « Contrairement à l’usage en vigueur dans les autres laboratoires, nous ne prenons aucune information sur les échantillons avant datation. Une fois l’intérêt scientifique de l’échantillon reconnu, la fiche permettant d’établir le dossier scientifique de celui-ci n’est rempli qu’à posteriori, après datation. L’échantillon est remis avec un simple numéro de référence, à l’exclusion de toute information sur son âge probable. De même, en ce qui concerne les datations croisées ci-dessous, nous avons dû communiquer nos résultats avant de connaître ceux trouvés antérieurement par les autres laboratoires. » (« Datation par la méthode du radiocarbone », Bulletin de l’IFAN, T. XXXIII, série B, no 3, 1971.)
Ce laboratoire aux normes internationales – une mission du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) attestera en 1966 de la qualité internationale des travaux exécutés dans le laboratoire – a permis de dater des ossements fossilisés, du charbon, des cendres, des œufs d’autruche et beaucoup d’autres échantillons provenant du Sénégal, du Mali, de la Mauritanie, du Cap-Vert, du Niger, de l’Iraq et de beaucoup d’autres pays. Des fragments provenant de Sine Ngayène, le plus grand site protohistorique de la Sénégambie, y ont été analysés et datés. En 1977, Cheikh Anta Diop effectua dans le laboratoire une analyse microscopique des échantillons de peau prélevés au laboratoire d’Anthropologie physique du musée de l’Homme à Paris sur les momies provenant des fouilles de Mariette en Égypte. Il demanda en vain, sur une période de deux ans, qu'on lui envoyât des échantillons prélevés sur les momies royales de Thoutmosis III, Sethi Ier, Ramsès II. C’est lui-même qui précise : « Depuis deux ans, j’ai demandé, en vain, de tels échantillons à analyser au conservateur du Musée du Caire. Pourtant il ne faudrait pas plus de quelques millimètres carrés de peau pour monter une préparation ; on réalise ainsi des préparations d’une épaisseur de quelques U, éclaircies au benzoate d’éthyle. On peut les observer en lumière naturelle ou avec un éclairage en ultraviolet qui rend fluorescent les grains de mélanine. » (Histoire générale de l'Afrique, vol. II, Afrique ancienne, p. 50.)
La langue d’unification
Le deuxième point de l’échange entre Boris et Bachir a porté sur la langue d’unification.
Bachir soutient que Cheikh Anta Diop, en proposant une langue d’unification, a une conception jacobine, contrairement à un Ngugi wa Thiong'o aujourd’hui. Pour le philosophe, l’unification, doit au contraire s’effectuer par la traduction. En disant cela, il s’alignait sur la position d’Édouard Glissant qui évoquait la traduction et disait que de son point de vue d'écrivain, il écrivait en présence de toutes les langues du monde, même s’il n’en connait qu'une seule.
Boris, de son côté affirme que sur ce point, Bachir prête à Cheikh Anta Diop une pensée qui n’est pas la sienne.
Il est important ici de noter qu’avant Bachir, le Français François-Xavier Fauvelle-Aymar a utilisé le terme de jacobinisme dans son ouvrage, L’Afrique de Cheikh Anta Diop. Après tout un développement sur la conception des langues chez Cheikh Anta Diop, il écrit : « Diop use là d'un modèle de l'État-nation, sous sa forme la plus jacobine, explicitement emprunté à la France. » (p. 169).
Sur l’accusation de jacobinisme, Boris affirme que c’est « le principal grief que l’on pourrait faire à Bachir », qui donc le reprend à son compte après l’africaniste Fauvelle-Aymar. Pour Boris, ce point de Bachir est « une divergence de vue avec l’auteur de Civilisation ou barbarie à qui il reproche de prôner une langue unique. »
Qu’en est-il réellement ? Qu’est-ce Diop pense de la langue ? Des langues ?
Cheikh Anta Diop a très tôt reconnu l’importance de la langue. Ses premières préoccupations intellectuelles sont d’ordre linguistique. Dès ses années de lycée, entre et 15 et 20 ans, il inventa un alphabet pouvant retranscrire toutes les langues africaines. Sa première publication porte sur la langue. Quelques-unes de ses premières conférences portent sur la question linguistique, notamment celle qu’il donna à Saint-Louis du Sénégal, en présence de Birago Diop, le mardi 1er août 1950 et dont le titre était « Nécessité et possibilité d’un enseignement dans la langue maternelle en Afrique ».
La pensée de Cheikh Anta Diop étant nuancée sur cette thématique, il nous faut ici interroger le contexte de production de certaines de ses idées. Lors du premier Congrès des écrivains et artistes noirs, en 1956 à Paris, Diop tint une conférence sur le thème « Apport et perspectives culturelles de l’Afrique ». Se donnant comme mission de montrer l’apport de l’Afrique noire à la civilisation, il préconisa de faire au moins de certaines langues africaines des langues de science. Il déclara : « Sur le plan linguistique on peut dire qu’une solution de facilité est à éviter et qu’il faut à tout prix élever certaines langues nationales au niveau des exigences modernes, les rendre aptes à supporter la pensée philosophique et scientifique. »
Diop reconnait ainsi durant ce congrès l’importance de faire des langues africaines des langues de science.
Les années 1959-60 étaient, elles, les années de l’unité et de l’unification africaines. En 1959 se tint la seconde édition du Congrès des écrivains et artistes noirs à Rome. Y étaient présents Cheikh Anta Diop, Amadou Hampâté Ba, Léopold Sédar Senghor, Bernard Dadié, Jacques Rabemanajara, Frantz Fanon, Sékou Touré, Aimé Césaire, Price-Mars et beaucoup d’autres auteurs. Le thème du Congrès était « L’unité des cultures négro-africaines ». Les participants entendaient formuler une renaissance des peuples de couleur et une vraie politique de la culture. Dans la déclaration finale, il a été recommandé de faire du kiswahili la langue d’unification de l'Afrique subsaharienne. Cheikh Anta Diop qui y prononça une conférence sur le thème « L’unité culturelle africaine », fit paraître l’année suivante, son ouvrage Les Fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique Noire, dans lequel il tenait en compte la résolution finale du Congrès. Il y déclare, s’adressant aux Africains, qu’il nous faut « travailler à l’unification linguistique à l’échelle territoriale et continentale, une seule langue africaine de culture et de gouvernement devant coiffer toutes les autres ; les langues européennes, quelles qu’elles soient, restant ou retombant au niveau de langues vivantes de l’enseignement secondaire ».
On peut remarquer qu’ici il prône, à l’instar des congressistes de Rome, une langue d’unification, qui coiffe toutes les autres, lesquelles, y compris les langues européennes, ne devant toutefois pas disparaître. Diop trouvait que parmi toutes les grandes langues africaines, le kiswahili remportait les faveurs, par son étendue et sa morphologie. C’est elle, écrit-il « qui a le plus de chances de devenir demain pour l’Afrique noire unifiée, une langue de gouvernement et de culture » (Antériorité des civilisations nègres, p. 113.). Il rajoute qu’une des « principales chances du swahili est que son extension future à d’autres peuples ne poserait aucun problème d’impérialisme culturel, de la part du petit peuple des Waswahili dont il est la langue maternelle. » (Antériorité des civilisations nègres, p. 114).
Mais à l’époque, Diop insistait sur le fait que la fédération et l’unification devaient se faire rapidement. Si les choses vont en s’ossifiant, les États deviendront de moins en moins aptes à la fédération et donc à l’unification. Il trouvait que l’unité culturelle bien comprise, amoindrissait fortement ce qu’il appelait les « susceptibilités régionales ». Il déclare à cet effet : «Un Africain éduqué dans une langue africaine de culture quelconque, qui n'est pas la sienne, est moins aliéné, culturellement parlant, que s'il l'était dans une langue européenne avec perte définitive de sa langue maternelle. De même, un Français éduqué en italien serait moins aliéné que s'il l'était en zoulou ou en arabe avec perte définitive du français. Telle est la différence d'intérêt culturel qui existe entre langues européennes et africaines et que nous ne devons jamais perdre de vue ». (Antériorité des civilisations nègres, p. 113.)
En clair, pour Diop, chaque africain pouvait parler sa langue mais aussi maîtriser la langue de communication continentale. Un Wolof n’est pas aliéné parce qu’il parle le swahili.
Cheikh Anta Diop était pour une langue véhiculaire d’unification, une lingua franca, non pour la disparition des langues. C’était une façon pour lui de régler le problème de la balkanisation linguistique, de la « mosaïque linguistique » pour reprendre ses propres mots. De nombreux intellectuels, martelait-il, « sont désarmés devant les difficultés que pose la mosaïque linguistique africaine. » (Alerte sous les tropiques, p. 110.).
La langue véhiculaire continentale est une suite logique de la théorie de l’unité culturelle. C’est d’ailleurs, dans le même cadre d’unification recherchée dans la perspective des indépendances, que Diop nous incite à dépasser la division qu’introduit le système des castes qui anéantit l’unité nécessaire à une personnalité collective africaine retrouvée. « En expliquant la genèse des castes, écrivait-il, le caractère révolu des circonstances historiques qui les ont engendrées, leur non-sens dans la nouvelle structure économique, leur danger actuel, j’essaie de contribuer à la solution du problème de la division totale de tous les éléments qui devraient être unis dans une lutte commune. » (Alerte sous les tropiques, p. 52)
C’est encore pour les besoins de l’unification que Cheikh Anta Dio disait que les Africains doivent sortir du premier niveau de l’histoire, celui des « histoires locales » dans lesquelles les peuples africains « se recroquevillent, se trouvent piégés et végètent aujourd’hui », pour aller vers le second niveau, « plus général, plus lointain dans l’espace et le temps et englobant la totalité de nos peuples » et qui « comprend l’histoire générale de l’Afrique Noire, telle que la recherche permet de la restituer aujourd’hui à partir d’une démarche rigoureusement scientifique ». Dans cette sorte de synthèse, précisait-il, « chaque histoire particulière est ainsi repérée et située correctement par rapport à des coordonnées historiques générales. Ainsi toute l’histoire du continent est réévaluée selon un nouvel étalon unitaire propre à revivifier et à cimenter, sur la base du fait établi, tous les éléments de l’ancienne mosaïque historique. » (Civilisation ou Barbarie, p. 175).
Insérer les récits locaux dans une histoire globale unificatrice demeure d’une actualité brulante, surtout au vu des problèmes que pose déjà le projet de réécriture de l’histoire du Sénégal.
Au final, il y a donc chez Diop, une sorte de théorie de l’unité dans la diversité, de l’unicité multiple, ou encore de la multiplicité unique. Dit autrement, son projet est la maison faite de briques (les langues particulières), mais qui a besoin du ciment unificateur (la langue d’unification), pour tenir. Une personnalité collective est solide si elle possède le sentiment d’unité des différents éléments la composant. Sans l’unité linguistique, disait Cheikh Anta Diop, l’unité nationale et culturelle n’est qu’illusoire.
Dans son ouvrage, Sénégal : Les ethnies et la nation, le professeur Makhtar Diouf rappelle l’importance de la langue d’unification dans un contexte comme la Gambie : « C'est le président gambien Daouda Diawara qui déclare que le wolof a fait de sa capitale Banjul une zone de dé-ethnisation (de-tribalising area) » (p. 71).
L’émiettement des États africains et le contexte des indépendances marqué par la quête d’unification expliquaient cette façon de voir les choses chez Diop. Rappelons d’ailleurs que plusieurs années plus tard, en 1977, à Lagos, lors du Deuxième Festival mondial des Arts du monde noir, l’écrivain Wole Soyinka évoqua les résolutions de l’Union des écrivains relatives aux questions linguistiques. Il insista fortement dans sa communication sur la recommandation de faire du kiswahili la langue d’unification de l’Afrique subsaharienne.
Cheikh Anta Diop était cependant pour le développement de toutes les langues africaines. Dans sa conception, je le cite, « On apprend mieux dans sa langue maternelle parce qu’il y a un accord incontestable entre le génie d’une langue et la mentalité du peuple qui la parle. D’autre part, il est évident qu’on évite des années de retard dans l’acquisition de l’enseignement. » (Alertes sous les tropiques, p. 35). La langue maternelle est la langue de l’énergie, aurait dit Édouard Glissant, qui était avec Cheikh Anta Diop au Congrès de Rome où il fut décidé de faire du kiswahili la langue d’unification africaine.
Pourquoi une telle conception chez Diop ? Parce que pour lui, les langues étrangères peuvent constituer des obstacles à l’acquisition de la connaissance. Considérées comme langues exclusives d’enseignement, elles obligent le jeune Africain à fournir un double effort, « pour assimiler le sens des mots, et ensuite, par un second effort intellectuel, pour accéder à la réalité exprimée par lesdits mots ». Il rajoute : « Le jour même où le jeune Africain entre à l’école, il a suffisamment de sens logique pour saisir le brin de réalité contenu dans l’expression : un point qui se déplace engendre une ligne. Cependant, puisqu’on a choisi de lui enseigner cette réalité dans une langue étrangère, il lui faudra attendre un minimum de 4 à 6 ans, au bout desquels il aura appris assez de vocabulaire et de grammaire, reçu en un mot un instrument d’acquisition de la connaissance pour qu’on puisse lui enseigner cette parcelle de vérité. »
Les difficultés en mathématiques éprouvées par les jeunes africains ne s’expliqueraient du reste que par l’adoption d’une langue étrangère mal comprise. L’Africain, pensait-il, « loin d’être dénué de logique, pourrait même se jouer des difficultés abstraites des mathématiques et que, ce qui constitue une entrave pour lui, c’est plutôt le symbolisme des mathématiques enseigné dans une langue étrangère qu’il possède mal » (Nations nègres et culture, pp. 35-36.)
Voilà pourquoi, selon lui, il faut développer les langues africaines. Dans les dernières années de sa vie, Diop n’a eu de cesse de rappeler cette exigence dont l’Unesco, s’appuyant sur les plus récents travaux scientifiques dans le domaine de l’éducation, se fait grandement l’écho aujourd’hui.
Il faut dire que les années 70 sont marquées au Sénégal par l’insistance sur les « langues nationales ». En 1971, le décret présidentiel no 71566 du 21 mai 1971 reconnaissait le statut des « langues nationales ». Dans un article publié en 1977 dans le journal Taxaw et repris dans le même journal en 1980, Diop note : « Partout dans le monde, et dans le Tiers-Monde, en particulier, tous les leaders politiques qui ont compris qu'il y a une contradiction fondamentale à vouloir développer nos pays tout en adoptant officiellement une langue étrangère comme langue de gouvernement et d'administration, ont tranché cette question dans le vif, dans la pratique. Ils savent que l'alphabétisation dans les langues nationales reste un luxe superflu tant que le pays n'est pas administré et gouverné dans celles-ci, tant que le gagne-pain de chaque citoyen ne passe pas par l'utilisation de ces langues nationales. » (Taxaw, février-mars 1981).
La langue étrangère accentuant les clivages entre les élites et les masses, Diop montre les bienfaits de l’alphabétisation dans les langues nationales : « Alors seulement, elles [les langues nationales] seront, comme aujourd'hui les langues étrangères, des langues de promotion sociale, culturelle, technique et même politique et cela vaudra la peine d'apprendre à les écrire. Et du jour au lendemain, les neuf dixièmes de la population, deviendront des agents actifs du développement, des producteurs très utiles, au lieu d'être une masse passive à la remorque d'une minorité sans idéal. ». (Taxaw, février-mars 1981).
Dès que les langues nationales sont promues, les citoyens des villes et les citoyens des campagnes participent également à la vie nationale : « Avec l'alphabétisation, écrit Diop, la ménagère du village, hier inculte, écrit maintenant ses propres lettres, remplit ses talons de mandat, sa feuille d'impôt, lit ses télégrammes, cherche le numéro dans l'annuaire, reconnaît les sens interdits, étudie directement la littérature du parti pour sa promotion politique et sociale ; elle assure des suppléances au bureau des PTT du village, reçoit un message urgent et le transmet, elle gagne sa vie. Le génie créateur, verrouillé, s'éveille et remplace le psittacisme. ».
Et, chose importante, l’alphabétisation dans les langues nationales ne signifie pas chez Diop une rupture avec le monde extérieur. Au contraire, avec l’adoption des langues nationales, on se met en situation de mieux apprendre les langues étrangères : « L'apprentissage des langues étrangères est accéléré, c'est le contraire d'une coupure d'avec le monde extérieur. Des députés de souche populaire, de vrais mandataires du peuple peuvent maintenant siéger au Parlement. Même l'idée d'une éventuelle fédération avec la Gambie devrait nous inciter à reconsidérer la question linguistique sous un angle correct. » (Taxaw, février-mars 1981).
Non seulement on ne se coupe pas du monde, mais même les termes étrangers acquis dans nos langues devront être conservés. Cette exigence de ne pas se couper du monde en s’enfermant dans un exclusivisme naïf, Diop le disait déjà dans Nations nègres et culture. Il ne faudrait pas, écrivait-il, « pousser l’exclusivisme jusqu’à éliminer les mots d’origine occidentale qui ont déjà acquis droit de cité dans nos langues. On peut dire qu’il en est ainsi chaque fois qu’un mot occidental passe dans le creuset où il est refondu, dès qu’il est adapté à notre phonétisme » (p. 408).
Deux ans avant sa mort, le samedi 28 avril 1984, lors de la Semaine culturelle de l’École Normale Germaine Le Goff, à Thiès au Sénégal, Cheikh Anta Diop tint une conférence entièrement faite en wolof sur l’importance de faire des langues nationales des langues de science. Sa conférence s’intitulait « Làmmiñu réew mi ak gëstu » (Langues nationales et recherche scientifique). Diop campa le sujet : « Ndax réew yi nga xam ne ñoo nekk tey ci kanam àddina, xam-xam bi nga xam ne moom lañuy jàngale ci seen daara yi tegaloo, ndax mënees na ko jàngale ci làmmiñu réew mi - bu mu ci mën di doon, moo xam wolof la, moo xam weneen làmmiñ lay doon ...pël la, walla sereer la, walla làmmiñ wu mag wow réew mi - ndax mënees na cee jàngale xam-xam yooyu, ci koo xam ni kii mësul a jaar ci daaray tubaab. Loolu, jàpp nanu ne mën naa am. »
Traduction : « Peut-on, à l’instar ce qui se fait dans les universités des pays avancés de ce monde, enseigner le savoir scientifique dans nos langues nationales quelles qu'elles soient : wolof, pël, sereer ou dans la grande langue véhiculaire, pour quelqu’un qui n’est pas alphabétisé dans une langue occidentale. Je pense que c’est possible. » (Conférence transcrite dans Le Chercheur, revue scientifique de l'Association des chercheurs sénégalais, no 1, 1990, pp. 16-49.).
Il y a donc chez Cheikh Anta Diop trois niveaux : les langues européennes, les langues nationales et la langue d’unification africaine. Les langues nationales sont les langues de la renaissance scientifique, les langues européennes permettent l’ouverture au monde, la langue d’unification africaine, elle, permettant l’intercompréhension des groupes dans le cadre d’une fédération. Cette langue continentale d’unification incombera, écrivait-il dans Les Fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique Noire, à une « commission interterritoriale compétente » qui sera « inspirée par un très profond sentiment patriotique, à l’exclusion de tout chauvinisme déguisé » (p. 23).
La traduction
Le troisième point abordé dans la discussion entre Boris et Bachir est la traduction.
« Ce n’est pas si compliqué de traduire la relativité en wolof », soutient Bachir. Boris perçoit dans la manière de formuler cette critique, une façon de tourner en dérision le travail de quelqu'un qui voulait seulement « démontrer l’égale capacité d’abstraction de toutes les langues du monde ». Bachir précise sa pensée dans sa réponse et affirme que lorsqu’on traduit une démonstration on ne traduit pas en réalité le langage des signes dans lequel la démonstration se conduit mais le métalangage. Plus la théorie est abstraite et réalisée dans la langue formulaire, moins il est compliqué de la traduire, avance-t-il. Bachir trouve même qu’il est plus difficile de « traduire de la poésie que des sciences formelles ».
Mon avis est qu’ici le problème ne porte pas en tant que tel sur la traduction, mais sur la perception de dérision. Je ne m’appesantirai pas sur cette perception. Je vais plutôt parler des motivations entourant le projet de Diop de traduire des œuvres de l’esprit dans les langues africaines.
Cheikh Anta Diop a traduit des textes scientifiques et littéraires. Il a traduit un extrait d’Horace de Corneille et le texte de la Marseillaise. Il était conscient de la difficulté de traduire des poèmes. Après avoir rendu un poème wolof en français, Diop note : « On tenterait en vain de traduire adéquatement ce poème banal en français ; C’est cet élément intraduisible d’une langue à l’autre, sans lequel il n’y a pas de littérature nationale propre, que nous sacrifions, toutes les fois que nous « optons » pour une expression étrangère. » (Nations nègres et culture, p. 450).
Mais que voulait démontrer Diop en se lançant dans de vastes opérations de traduction ?
Il s’agissait pour lui de montrer que la « pauvreté naturelle » supposée des langues africaines n’était pas fondée; qu’aucune langue ne souffre de déficience native ; qu’il est possible comme cela s’est fait partout ailleurs, de développer ces langues par la création de « néologismes indispensables » et par des « traductions d’ouvrages étrangers de toutes sortes (poésie, chant, roman, pièce de théâtre, ouvrage de philosophie, de mathématiques, de science, d’histoire, etc… » (Nations nègres et culture, p. 412.).
Dans le même ouvrage, il reprécise son projet : « Il s’agit d’introduire dans les langues africaines des concepts et des modes d’expression capables de rendre les idées scientifiques et philosophique du monde moderne. Une telle intégration de concepts et d’expressions équivaudra à l’introduction d’une nouvelle mentalité en Afrique, à l’acclimatation de la science et de la philosophie moderne au sol africain par le seul moyen non-imaginaire. » (p. 408).
S’il en est ainsi c’est que Diop était conscient de l’importance des traductions dans la longue chaîne de transmission des connaissances à travers l’histoire. Il note que « Les Grecs ne se contentèrent donc pas d’aller puiser les sciences chez les Égyptiens, ils ont voulu les acclimater dans leur patrie, par des traductions de mémoires et d’ouvrages égyptiens. Strabon rapporte que, jusqu’à ce que de telles traductions aient existé, les Grecs n’avaient que des notions très imprécises sur les connaissances scientifiques d’ordre astronomique et autres. » (Antériorité des civilisations nègres, p. 104). Dans le même ordre d’idées, il mentionne l’importance de la traduction dans une ville comme Tolède en Espagne. Il écrit : « La ville devint le principal centre de traduction de tous les ouvrages scientifiques et philosophiques de l'Antiquité, écrits en arabe ». Pour Diop, c’est la traduction, qui contribua « au développement du latin comme langue scientifique et universelle de l'Europe ».
C’est pour toutes ces raisons que Diop espérait non seulement la traduction dans les langues africaines des classiques de la littérature mondiale, mais des ouvrages exprimant tous les domaines de la connaissance. Traduit, tout ce savoir sera accessible aux Africains parce qu’exprimé avec le génie de leurs langues.
Dans son article, « Comment enraciner la science en Afrique » (Bulletin de l’IFAN, t. 37, série B, no1, 1975), il s’évertue à traduire en wolof un ensemble de textes relatifs à la théorie des ensembles, à la physique mathématique et théorique, à la physique quantique, à la relativité restreinte et générale, à l'algèbre, à la chimie quantique, etc. Il y démontre un effort de création de néologismes et y réaffirme son objectif : « Il s’agit moins d’un effort de vulgarisation que de la démonstration concrète de la possibilité du discours scientifique en langue africaine…Elle prouve que l’on peut si on le veut (et avec beaucoup de travail) dispenser une culture scientifique qui ne soit pas au rabais dans nos langues. »
Dans sa conférence en wolof de 1984, il mentionne qu’aucune langue n’est déficiente et insiste sur la capacité infinie de la langue à créer des concepts et à nommer donc les choses du monde : « Da ngeen di xam ne aw làmmiñ, jëfandikukaay la boo xam ni lu am xel dem ci àddina aw làmmiñ mën na koo tudd ; am xel ay gàtt aw làmmiñ gàtt ! Waaye lu am xel mën a dem ci àddina rekk aw làmmiñ mën na ko tudd ; aw làmmiñ gàttul. Nit kiy wax nag, fim xelam yem, fiw jàngam yem, fi gisgisub àddinaam yem, foofu rekk la ay waxam mën a yem...Waaye boo demee ba sam xel gis leneen rek, làmmiñ wi dana ko tudd. Lu ko waral? Amul benn baat boo xam ni bii yenu nga sa maana ci cosaan, amul! Baat bi coow luy géenn ci gémmiñ kepp la! Amul sax menn maana. Ndax bu ko ammon, wenn làmmiñ ay am kon lu jog rekk, xel yépp nenn lañu koy tudde. Wenn tur wi di moom. Te loolu amul. […]. Li làmmiñu tubaab bi ëppalee sunuy yos mooy baat yi nga xam ni dugal nañu leen ci ñaari xarnu yu muyy - yi ci des ginaaw yii. Maanaam ci ci fukkeelu xarnu beek juróom-ñeent (XIXe siècle) ci la xam-xam tàmbalee am dëgg-dëgg »
Traduction : « La langue est un outil qui permet de nommer les choses. Une langue n’est jamais limitée. Si elle l’est c’est parce que notre esprit est limité. Les limites linguistiques d’une personne qui parle sont les limites de son esprit et de sa vision des choses. Pourquoi cela? Aucun mot ne vient avec sa signification toute faite. Le mot est uniquement un son qui s’échappe de notre bouche. Il n’a aucune signification a priori. Si les mots venaient avec leur signification, il n’y aurait qu’une langue unique et toute chose serait comprise de la même manière par tous. Cela n’est pas concevable. […]. Ce que les langues européennes ont de plus que les langues africaines, c’est l’effort de conceptualisation scientifique née avec la révolution scientifique du XIXe siècle. »
Dans son ouvrage, Antériorité des civilisations nègres, il exprimait déjà cette idée : « L’avancée des langues européennes sur les langues africaines de culture est d’ordre purement lexicologique ; elle correspond à la somme des concepts artificiellement créés et accumulés durant les trois derniers siècles, depuis l’avènement de la science moderne. » (p. 114).
Sur un tout autre plan, enrichir et développer les langues nationales, était pour Cheikh Anta Diop le meilleur moyen pour venir à bout de l’impérialisme économique. Pour lui, la domination culturelle, celle qui passait par la langue, facilitait la domination économique. « L’impérialisme culturel, disait-il, est la vis de sécurité de l'impérialisme économique ; détruire les bases du premier c'est donc contribuer à la suppression du second. » (Nations nègres et culture, p. 407). Les puissances colonisatrices ne s’étaient retirées qu’en apparence. Leurs livres, leurs films, bref, leurs produits culturels, restaient présents par la langue.
Voilà ce qu’il m’a semblé important de dire à propos des points soulevés lors de cet échange entre Bachir et Boris. Un échange que j’ai interprété à mon niveau, disais-je, comme un appel à discuter de la pensée de Cheikh Anta Diop.