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16 février 2025
Cheikh Anta Diop
LA CHRONIQUE HEBDO D'ELGAS
MAHAMADOU L. SAGNA, RÊVERIES DU PROMENEUR SOLIDAIRE
EXCLUSIF SENEPLUS - De la mondialisation à la monnaie, en passant par les exclus et les alternatives au modèle libéral entre autres, ses thèmes de recherches révèlent un homme curieux, visionnaire, tout en étant un peu en retrait - INVENTAIRES DES IDOLES
Penseur singulier, Mahamadou Lamine Sagna enseigne aujourd’hui à l’université américaine de Yola au Nigéria après avoir enseigné 10 ans à l’université de Princeton aux USA. Docteur en sociologie, il a aussi étudié l’ethnopsychiatrie et fait des études de commerce. De la mondialisation à la monnaie, en passant par les exclus et les alternatives au modèle libéral entre autres, ses thèmes de recherches révèlent un homme curieux, solidaire, visionnaire, tout en étant un peu en retrait. Portrait.
« We keep him !» C’est par cette phrase laconique que le destin de Mahamadou Lamine Sagna est scellé pour une extraordinaire aventure. Nous sommes en 2002, dans le bureau de la présidente de la prestigieuse université américaine de Princeton, Shirley Tilghman. L’autre protagoniste de la scène est le facétieux et brillant Cornel West. C’est lui qui prononce ce verdict aux allures de contrat à durée indéterminée. Après deux années comme chercheur invité, alors qu’il s’apprête à rentrer en France, le conciliabule en décide autrement : le voilà prolongé dans l’institution cotée de l’Etat du New Jersey. L’histoire est presque irréelle tant s’enchaînent, au début du millénaire, les rencontres décisives, qui toutes s’entichent des développements de ce jeune chercheur sénégalais, qui vient de faire paraître sa thèse revue et augmentée, Monnaie et Sociétés, où l’interdisciplinarité fait la part belle à la philosophie, à l’anthropologie, à la science économique. De tous les mentors de cette aventure américaine qui verra Mahamadou Lamine Sagna fréquenter les grands pontes américains, Cornel West se dégage nettement, comme son étoile, mieux, son ami.
United, state of Lamine : le temps des mentors
Tout se passe un peu avant cette scène. Flashback à la veille des années 2000. Lamine Sagna est alors jeune docteur lorsqu’il assiste à une conférence à Paris, que donne l’icône de Harvard. A la fin, ils échangent rapidement. En plus de l’affinité immédiate qui naît, la carte de visite qu’il récupère ce jour-là jouera les prolongations. Depuis lors, les deux hommes nouent une vraie relation d’estime intellectuelle. Cornel West, quelques années plus tard, invite son jeune ami, comme à cette conférence organisée par le géant de l’antivirus informatique, Norton, à la Trump Tower, où il partage la scène avec l’immense Toni Morrison. Privilégié, Lamine Sagna l’est certainement. Il est invité aux premières places de ce rendez-vous, au risque même de désarçonner les organisateurs qui s’étonnent qu’une telle place lui soit réservée. Racisme ou délit de sale gueule ? N’empêche, au cours de la rencontre, Cornel West le cite, le cherche du regard, et tous les yeux se braquent sur ce jeune chercheur accompagné de quelques amis. Un tel adoubement ne passe pas inaperçu et fortifie les relations entre les deux hommes. Symbole, Lamine Sagna consacrera plus tard un livre sur la pensée de ce philosophe afro-américain (Violences, Racisme et Religions en Amérique – Cornel West, une pensée rebelle, Karan 2016). Il l’invite à une tournée au Sénégal en 2019, jusque dans sa terre natale à Ziguinchor.
Lamine Sagna restera à Princeton pratiquement 10 ans. Bien qu’associé à cette université, il n’y a pourtant pas connu sa première expérience outre-Atlantique. Après en effet deux années comme invité à l’université du Maryland comme visiting Faculty, par le sociologue américain Richard Brown séduit par son travail en 2000, c’est Viviana Zelizer, auteur de l’incontournable de The social meaning of Money, qui l’emmène, séduite elle aussi, aux portes de Princeton. La chaîne des satisfécits le conduit à ce prestigieux poste où il retrouve Cornel West qui a quitté avec fracas Harvard. Les deux amis se retrouvent. Au cœur de l’université dont le budget n’a rien à envier à nombre d’Etats africains, le lecturer, ensuite associate professor, enseigne la sociologie, l’anthropologie, la méthodologie, dans les African studies - à l’époque encore embryonnaires, avant que le créneau ne devienne un véritable trésor des universités anglo-saxonnes. On ne compte plus le nombre d’écrivains, d’intellectuels, formés en France puis snobés par l’hexagone, qui font le bonheur des écoles américaines. Lamine Sagna fait partie des précurseurs. Il lit la question du mépris potentiel de la France sans amertume, ni regrets : les américains semblent plus pragmatiques, peu prisonniers des fourches caudines françaises. Il est au premier plan alors pour voir la valse des courtisans, et les convoitises des jeunes aspirants. Peu avare, il fait profiter de son entregent. Comme fait d’armes dont il est fier, il cite volontiers « la venue de Cheikh Hamidou Kane » qu’il a organisée, moment d’intenses échanges. Il fait aussi venir, au sein de l’université, le grand musicien et acteur Hary Belafonte, des enfants d’immigré du Bronx et de Harlem pour les dépayser et raconte les scènes entre parents déboussolés et enfants à l’aise, comme une métaphore de divergences générationnelles dans la migration. Mais ce qu’il offre surtout à ses étudiants, c’est une manière de voir les études africaines, en concentrant son énergie sur les « impensés », les « ombres », la connaissance fine des sociétés, que sa casquette d’Anthropologue lui a permis d’apprivoiser.
Une formation française
Né à Ziguinchor, fils d’un haut dignitaire de la chambre de commerce de Ziguinchor, Almamy Sagna, Lamine Sagna grandit à Néma. Interne au Lycée Djignabo, celui qui n’était pas très « bon à l’école », a fréquenté plus tôt l’école des sœurs, une bonne adresse scolaire de la ville. Ensuite c’est la capitale, Dakar. Du Lycée Van Vollenhoven à Delafosse, c’est un élève rêveur et récalcitrant, meneur de grève, avec une conscience aiguisée sur le monde, musicien dans l’âme, un militantisme politique précoce notamment au RND (rassemblement national démocratique), parti de Cheikh Anta Diop dont il est le plus jeune militant. Une énergie dispersée que l’école broie. Son Bac, comme un symbole, c’est en auditeur libre qu’il l’aura, après un échec. Direction dans la foulée la France en 83, dans la cité lyonnaise. Il suit des études de sociologie, d’ethnopsychiatrie et de commerce, la dernière discipline est alors perçue comme la seule digne, de « vraies études sérieuses ». Des trois disciplines, il tire le meilleur. Il valide un DEA à Caen, en Normandie, où il entame par la suite une thèse en sociologie. Le sujet de la thèse brasse toutes ces disciplines, où des intuitions précoces s’allient à la réalité de la rigueur scientifique. La recherche correspond à son tempérament de baroudeur. Les grands penseurs de la monnaie, de l’économie, Jean Michel Servet, André Orléan, Michel Aglietta, Jean-Marie Thiveaud, dont les travaux font autorité dans la discipline, le prennent aussi sous leur manteau. Lamine Sagna côtoie au gré des rencontres et colloques tout ce gotha, figures auprès desquelles il affine ses armes. Ces intellectuels ont salué sa thèse qui pour la première fois fait émerger l’utilité du concept Maussien de Fait social total. Il décrit la monnaie est un fait social total aux ramifications multiples, d’autant plus pour les sociétés africaines, où les frontières, entre le public et le privé, le formel et l’informel, sont assez ténues. L’innovation séduit son jury.
La Monnaie, depuis George Simmel, philosophe allemand en passant par Marcel Mauss, anthropologue français, est un sujet aux ramifications multiples, où le symbole anthropologique est aussi important que les implications techniques et utilitaires. Décrire alors sa circulation, son sens, ses réinterprétations, son appropriation, par des sociétés africaines par exemple, c’est révéler une antériorité des conventions sociales sur les moyens captifs de la modernité. Sa thèse fouille dans cette archéologie, où la monnaie, comme seul vecteur, est bien secondaire, dans les interactions et le sens que les individus développent. La thèse qu’il poursuit le conduit aussi, grâce à ses dimensions économiques, lui qui est financé par la Poste, à travailler sur les discours, les exclus, et cette signification sociale de l’argent, en fonction des histoires. En 97, la thèse est validée. En 2001, il publie le texte chez l’Harmattan. Aux USA pour des vacances à la veille du nouveau millénaire, tout s’emballe, et c’est ainsi que la décennie américaine s’entame, pour un chercheur des ombres, qui a gardé ces rudiments de la recherche qui tiennent dans l’observation, les monographies, la quête des symboles, qui résistent toujours aux facteurs aliénants. Un goût prononcé aussi pour les sentiers inexplorés où il travaille son flair, composante essentielle de son identité.
Le contretemps et le tempo : la musique, un instrument de la pensée
Mahamadou Lamine Sagna quitte Princeton en 2011, pour causes personnelles et une certaine lassitude, des challenges nouveaux à l’horizon. Pour le fondateur et alors toujours président de l’association de la diaspora Re-source /Sununet, qui met à l’honneur les figures de la diaspora, le homecoming est un pèlerinage annuel chez soi, pour se ressourcer. L’association prime chaque année, au cours d’une cérémonie et lors de moments conviviaux, des talents, organisations et grandes figures citoyennes du Sénégal et de la diaspora africaine. Le lien avec la terre, il le tient haut en estime. Revenir donc au bercail, pour y enseigner, pourquoi pas ? L’idée l’agite et finit par l’habiter. Il a alors en vue les universités sénégalaises, dont le développement commence à bien fleurir dans les provinces. La quête sénégalaise ne se fera pas, mystérieusement, et c’est à Paris Diderot que Lamine trouvera point de chute, en donnant en parallèle des cours à l’université d’été américaine. En 2018, son rêve africain prend forme, c’est à Yola, dans une université nigériane, où enseigne aussi Boris Diop, que le chercheur continue son expérience. Pour un penseur de la mondialisation comme lui, qui identifie le passage curieux « de l’infiniment grand, à l’infiniment petit » comme caractéristique de la globalisation, c’est presque un autre signe. Des USA, le voilà à Yola, il brasse les particules élémentaires et gigantesques. Au terme de globalisation qui suggère le primat économique, il préfère celui de « totalisation/fragmentation », la mise en commun des expériences, la « confrontation des imaginaires ». Il prône « une éthique de la modernité » qui emprunte et filtre la tradition, et à l’image d’un autre mentor, Serge Latouche, il traque les chemins impensés des alternatives au modèle capitaliste. La mondialisation, il la veut « par le bas, par le langage commun des hommes », et non par celui de l’économie. C’est dans ce registre qu’il apparait singulier, sur un fil, funambule sur ces lignes de crêtes où ses idées tiennent en équilibre. Son travail est hanté par la nécessité de prendre en considération les croyances collectives, les spécificités sociales, sans renoncer pour autant à l’universel. Il a très vite pressenti, du fait des fondements anthropologiques des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans les structures mentales et sociales des populations africaine ainsi que l’importance de l’oralité chez ces derniers, le succès de la téléphonie mobile notamment qui correspond à de vieux repères bien ancrés. Il ne cesse de mettre en lumière des initiatives originales, comme des fermes agricoles écologiques, ou encore les idées de son ami architecte Cheikh Mbacké Niang, un des visionnaires de la discipline sur le continent.
Toutes ces idées, Lamine Sagna les partage au gré de ses conférences, de ses cours. Des feuillets trônent sur son bureau où il consigne minutieusement cette pensée, touche-à-tout, qu’il se fait un honneur de démocratiser. La science accessible, sans pour autant la vider de sa rigueur. On se désole presque qu’il n’ait pas plus publié davantage, pour partager même si les projets s’annoncent. Ses détracteurs pointeront son manque de courage, un certain confort de coulisse. Lui s’en amuse. L’homme cultive une esthétique de la lenteur et du contretemps. Sans doute un lien avec sa passion première. Ce féru de musique, qui entretient des relations privilégiées avec le groupe Touré Kunda– qui l’a chanté et avec qui il partage la même terre de Casamance et la même langue mandingue – ou les Frères Guissé – qui ont appris à chanter avec une de ses compositions, Nafoulo, encore jouée par le groupe Jam à Dakar – a développé sa notion du « contretemps », le creux de la vague dans l’épistémologie où il formule des réflexions. L’articulation entre temps forts et temps faibles, pour anticiper les crises. Alors que de plus en plus de chercheurs ciblent un décentrement, la recherche d’une « science africaine », vœu primal du Codesria par exemple, Lamine Sagna plaide pour une ambition plus grande. Un « nihilisme affectif et régénérateur ». Il identifie le refus de remettre en cause ce que l’on vit, comme symbole d’une stagnation. Il s’agit pour lui de questionner les héritages, tous les héritages, peu importe leurs provenances. Dans cet exercice de revue des concepts, on pourrait selon lui, « se désembrigader mais aussi s’émanciper ». Cette fibre qu’il partage avec Cheikh Anta Diop, ne fait pas de la réhabilitation la seule quête, mais aussi la réinvention.
Un promeneur solitaire et solidaire
Des débats actuels, il semble absent. Ce n’est qu’apparence, car il fourmille de projets. Il regarde avec attention les développements. Dans un entretien accordé à Sabine Cessou dans Rue89, il avait dit son scepticisme sur les intellectuels africains qui « tapent sur la France uniquement », lui qui, en bon discipline de Cheikh Anta Diop, n’a pas manqué de critiquer le colonialisme. Il y voit une malhonnêteté intellectuelle et une stérilité. « Un nombre important d’intellectuels africains qu’on peut à mon avis qualifier de glandeurs perpétuent la « Françafrique » sans le savoir ». En temps de confinement, avec la moitié de l’humanité assignée à résidence, il se désole que le Sénégal « plaque ce que fait la France », au mépris du profil social et des habitudes de la population. La conviction de Lamine Sagna est qu’on n’a pas assez exploré les possibilités qu’offrent les sociétés africaines, notamment à travers une anthropologie de la quête et de la revivification, qui fait de la nostalgie un moyen et non une finalité.
Dans la galaxie du chercheur, les références sont nombreuses et plurielles. De Cheikh Anta Diop à Cheikh Hamidou Kane, des USA, à la France, il s’est fait de solides attaches, avec les intellectuels les plus réputés. De quoi garder une humilité déconcertante, qu’il offre volontiers lors de repas où il affine aussi sa passion pour la cuisine. Mais, celle qui apparaît comme le fil de son histoire, le lien et le cœur, c’est une mère aimante qui lui enseigne très tôt « le courage et l’honnêteté », deux valeurs indépassables. C’est peut-être ce trait qui domine le plus dans sa personnalité, une bonhommie touchante et une solidarité comme vertu cardinale. Une forme d’insouciance aussi, qui fait de lui, un type très Rousseauien, un promeneur solidaire qui mène son combat à coup de semences et non à coup de semonces. Qui en subit aussi les contrecoups. Il réfléchit à une « démocratisation de la science », au cours de grands états généraux itinérants au cœur de l’Afrique, auxquels il travaille activement avec ses contacts à travers le monde. Il a fondé une maison d’édition, Karan (apprendre en mandingue). Comme un symbole chez lui, la mondialisation est toujours le retour vers l’infiniment petit. Sa langue, sa terre, riche de tous les voyages.
EXCLUSIF SENEPLUS - La stature d’érudit quasiment encyclopédique du parrain de l'Ucad, contraste étrangement avec le statut mineur réservé à sa pensée et à son action politique, le plus souvent méconnues ou sous-estimées
Trente-quatre ans après sa disparition soudaine et prématurée, la célébration manquée de la Journée du Parrain de l’Université de Dakar, ce 31 mars 2020, offre une bonne occasion de réexaminer l’héritage multidimensionnel que Cheikh Anta Diop a laissé principalement à l’Afrique et aux Africains du monde, mais aussi à l’humanité entière, une fois qu’elle sera débarrassée de tout préjugé racial ou ethnique.
Un double constat paradoxal saute aux yeux. Tout d’abord, bien que son œuvre scientifique ait triomphé de son vivant, lors du Colloque international du Caire (1974) et soit aujourd’hui largement reconnue comme digne d’intérêt, elle ne figure encore au programme d’aucune Faculté de l’Université de Dakar, qui porte pourtant son nom. Il en va de même au niveau de l’enseignement primaire et secondaire, malgré la réponse apparemment favorable du président Macky Sall à la pétition des dizaines de milliers de jeunes Sénégalais réclamant, en vain depuis des années, l’introduction de ses livres dans les curriculae de l’éducation nationale. Ensuite, cette stature d’érudit quasiment encyclopédique contraste étrangement avec le statut mineur réservé à sa pensée et à son action, politiques, le plus souvent méconnues ou sous-estimées.
Mais, le paradoxe n’est qu’apparent, si l’on admet avec Aimé Césaire qu’avec la publication de son premier ouvrage, Nations Nègres et Culture (1954), fruit d’une thèse jamais soutenue, le jeune étudiant africain avait d’emblée et « définitivement ruiné les bases scientifiques de l’érudition occidentale ». Ceci expliquant sans doute cela.
Le 9 janvier 1960, ayant fini par obtenir cette « peau d’âne » du Doctorat d’Etat ès Lettres en Sorbonne, il rentre aussitôt au pays, non sans avoir au préalable confié à Présence Africaine l’édition de ses deux thèses (principale et secondaire sous les titres : L’Afrique Noire Précoloniale et L’unité culturelle de l’Afrique Noire, respectivement). Il va dans la foulée publier son manifeste politique intitulé « Les Fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique noire », dont il dira que ses conclusions pratiques en quinze points « constituaient l’essentiel des programmes » des deux premiers partis politiques qu’il devait créer au Sénégal : le Bloc des Masses Sénégalaises (BMS) et le Front National Sénégalais (FNS), successivement dissout et interdit en 1963 et 1964 par le président Léopold Senghor.
Ajoutons que le premier parti politique auquel il ait adhéré, durant ses études universitaires à Paris, fut le Rassemblement Démocratique Africain (RDA), fondé à Bamako en 1946, et dont il a dirigé la section estudiantine en France de 1951 à 1953.
Ceci pour illustrer à quel point les travaux du savant sont indissociables des combats du politique. Une ligne de conduite constante tout au long de sa vie, en théorie avec son dernier ouvrage, Civilisation ou Barbarie (1981), comme dans la pratique avec la fondation du Rassemblement National Démocratique (RND) en 1976, qu’il dirigera en qualité de Secrétaire général jusqu’à sa mort subite survenue le 7 février 1986, à Dakar.
De fait, l’on ne saurait réduire le projet scientifique de Cheikh Anta Diop à la seule réfutation des diverses falsifications de l’historiographie euraméricaine, lui-même ayant indiqué que le noyau dur de ses recherches en sciences humaines était précisément de restaurer la conscience historique amputée des Africains (du continent et de la diaspora), en rétablissant le sens de sa continuité à travers le temps et l’espace. L’accumulation des résultats obtenus grâce à une méthode de travail caractérisée par un respect méticuleux des faits dans l’investigation alliée à la clarté démonstrative va le conduire, en fin de compte, à la définition d’un nouveau paradigme scientifique, disons africain plutôt que « diopien ».
Bien que n’étant l’objet d’un enseignement systématisé et officiel dans aucune université d’Afrique, à notre connaissance, ce paradigme a d’ores et déjà fait la preuve de sa puissance tant dans l’analyse rétrospective que dans la recherche prospective. Cependant, il est habituel d’entendre dire que sa validité scientifique se limiterait au rétablissement de la vérité historique, tandis qu’il relèverait plus de l’idéologie que de la science en ce qui concerne l’étude du présent et la prédiction de l’avenir.
Pour faire justice de ce mauvais procès, rappelons brièvement que, selon Cheikh Anta Diop, l’Afrique, berceau des premiers humains qui vont peupler le reste de la terre, est également le foyer de la toute première civilisation qui, de la haute préhistoire à la fin de l’Antiquité, va initier, instruire et éduquer, à partir de la vallée du Nil et de proche en proche, l’ensemble des populations du bassin méditerranéen et au-delà. A commencer par la parole, l’écriture et le calcul ou encore l’agriculture, l’élevage et la médecine humaine ou vétérinaire, en passant par l’architecture, l’astronomie, la navigation, la poésie et la musique, bref tous les acquis primordiaux des sciences et techniques comme de la philosophie et de la religion du monde antique proviennent du génie africain de la civilisation égypto-nubienne ancienne.
Fort de ce constat, Cheikh Anta Diop constate la régression historique de l’Afrique qu’il explique essentiellement par la perte de sa souveraineté suite aux invasions eurasiatiques, mais aussi par diverses tares de l’Etat pharaonique, notamment le mode initiatique de transmission du savoir entre les générations. Soulignant que pareille régression va entraîner un retour à la barbarie, pouvant aller jusqu’à l’anthropophagie !
D’où la question suivante : que faire pour inverser cette tendance historique négative lourde, qui dure depuis plus d’un millénaire ? Autrement dit, comment les peuples africains peuvent-ils renouer avec l’initiative historique positive ?
Telle est le questionnement du savant auquel va s’efforcer de répondre le politique.
Examinons maintenant ses principales thèses relatives au passé récent et à l’avenir du continent africain, voire du monde, en comparant l’état des lieux au moment de la parution de ses écrits (seconde moitié du 20ème siècle) à celui qui prévaut en ce début de 3ème millénaire.
C’est dès 1948 qu’il pose, dans un article retentissant intitulé « Quand pourra-t-on parler d’une Renaissance Africaine ? », le problème capital de « la nécessité d’une culture fondée sur les langues nationales », soulignant le rôle central de la culture dans le processus d’émancipation d’un peuple. Récurrent de son discours militant, il ramassera plus tard son propos en un triptyque mémorable : « La démocratie par le gouvernement dans une langue étrangère est un leurre, et c’est là que le culturel rejoint le politique » ; « le développement par le gouvernement dans une langue étrangère est impossible, à moins que le processus d’acculturation ne soit achevé, et c’est là que le culturel rejoint l’économique » ; « le socialisme par le gouvernement dans une langue étrangère est une supercherie, et c’est là que le culturel rejoint le social ». Avec un recul d’environ soixante-quinze ans, comment nier cette évidence que l’éradication de l’illettrisme et de l’analphabétisme de masse en Afrique restera une mission impossible, tant que le statut de langue officielle sera exclusivement réservé aux langues européennes.
De même, en 1952, c’est en tant que Secrétaire général de l’Association des Etudiants du RDA qu’il publie, dans le journal La Voix de l’Afrique Noire, l’article « Vers une idéologie politique africaine », dans lequel il formule des principes de base pour atteindre l’objectif premier de la lutte d’indépendance nationale selon lui, à savoir « provoquer la prise de conscience de tous les Africains » ; citons juste les cinq premiers :
On doit lutter pour des idées et non pour des personnes ;
Le sort du peuple est avant tout dans ses propres mains ;
Il ne dépend pas essentiellement de l’éloquence revendicative d’un quelconque député à une quelconque Chambre ou Assemblée européenne ;
Ce sort peut être amélioré ici-bas par un moyen naturel déjà pratiqué avec succès par d’autres peuples, autrement dit que l’homme peut transformer la société et la Nature ;
Que ce moyen naturel dans la pratique est la lutte collective organisée et adaptée aux circonstances de la vie (grève de vente de récoltes et grève d’achat, appuyées par les Coopératives réorganisées, grèves de la faim, grève politique, (…) ; autres mouvements de masse, tels que manifestations locales ou coordonnées à l’échelle du continent dès que possible).
Après avoir traité des voies et moyens de surmonter les barrières d’ethnie, de caste et de langue et indiqué l’organisation et la discipline comme armes invincibles de notre salut collectif, il invite les membres de l’AERDA à réaliser « l’union la plus large avec leurs camarades vivant sous d’autres dominations étrangères » d’une part, et à « chercher à connaître l’Afrique dans tous les domaines pour mieux la servir » d’autre part. L’année suivante, dans les colonnes du même journal, il ira plus loin en affirmant, face à la création à Londres d’un « Conseil permanent de Coordination » qualifié de « véritable Sainte Alliance Européenne agonisante » (regroupant outre l’Angleterre, la France, le Portugal, l’Espagne et l’Afrique du Sud), qu’à la coalition, il nous faut opposer la coalition ! Et il ajoutait : « Il est plus que jamais nécessaire de dresser contre la coalition de la vielle Europe celle des jeunes peuples de toute l’Afrique victimes de la colonisation. Or, quel est le caractère de la lutte en Afrique à l’heure actuelle ? Le fait dominant à l’heure actuelle en Afrique noire est l’existence de mouvements politiques prétendus réalistes, absolument décidés à s’ignorer les uns les autres. Le résultat est que les puissances colonisatrices les écrasent successivement avec la plus parfaite aisance, sans coup férir. L’exemple du RDA et de l’Union Nationale du Kenya sont typiques à cet égard ». Et il concluait ainsi : « Sortir de l’isolement où se trouvent engagés les mouvements africains et donner à la lutte un caractère continental, tel apparaît le moyen le plus sûr de quitter l’impasse actuelle de la politique africaine (…) Le jour où cette coordination existera, le rapport des forces sera profondément modifié. Or tout est là. Nous serons maîtres de la situation ».
Et encore ne s‘agissait-il là que d’écrits de jeunesse ! Son ouvrage politique de la maturité sera publié lors du tournant historique de 1960, l’année charnière de sa soutenance de thèse, dite aussi « année des indépendances africaines ». Il s’agit des Fondements, déjà mentionné plus haut et dont le titre initial était « Fondements industriels, techniques et culturels d’un futur Etat fédéral d’Afrique noire ». Il s’agit de son livre de référence en matière politique, au même titre que « Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique » (1967) en matière scientifique. Il suffira ici de citer les cinq premiers points de programme :
Restaurer la conscience de notre unité historique.
Travailler à l’unification linguistique à l’échelle territoriale et continentale, une seule langue de culture et de gouvernement devant coiffer toutes les autres ; les langues européennes, quelles qu’elles soient, restant ou retombant au niveau de langues vivantes de l’enseignement secondaire.
Elever officiellement nos langues nationales au rang de langues de gouvernement servant d’expression au Parlement et pour la rédaction des lois. La langue ne serait plus un obstacle à l’élection d’un député ou d’un mandataire analphabète de souche populaire.
Etudier une forme de représentation efficace de l’élément féminin de la nation.
Vivre l’unité fédérale africaine. L’unification immédiate de l’Afrique francophone et anglophone, seule, pouvant servir de test. C’est le seul moyen de faire basculer l’Afrique sur la pente de son destin historique, une fois pour toutes. Attendre en alléguant des motifs secondaires, c’est laisser le temps aux Etats de s’ossifier pour devenir inaptes à la Fédération, comme en Amérique latine.
D’où provient sa célèbre formule selon laquelle « A la croisée des chemins, l’Afrique est condamnée à s’unir sinon, faute de se fédérer, elle sera vouée non à la balkanisation, mais bien à la « sud-américanisation », qu’il définit comme « une prolifération de petits Etats dictatoriaux sans liens organiques, éphémères, affligés d’une faiblesse chronique, gouvernés par la terreur à l’aide d’une police hypertrophiée, mais sous la domination économique de l’étranger, qui tirerait ainsi les ficelles à partir d’une simple ambassade… ». Considérant que « l’idée de fédération doit refléter chez nous tous, et chez les responsables politiques en particulier, un souci de survie, (par le moyen d’une organisation politique et économique efficace à réaliser dans les meilleurs délais), au lieu de n’être qu’une expression démagogique dilatoire répétée sans conviction du bout des lèvres », il conclut en ces termes : « Il faut cesser de tromper les masses par des rafistolages mineurs et accomplir l’acte qui consomme la rupture avec les faux ensembles (Communauté, Commonwealth, Eurafrique) sans lendemain historique. Il faut faire basculer définitivement l’Afrique Noire sur la pente de son destin fédéral ».
Aujourd’hui, une soixantaine d’années plus tard, certains auront vite fait de dire que le parrain était un visionnaire, alors que ses écrits de fond comme ses propos conjoncturels prouvent qu’il était d’abord et surtout un observateur assidu et vigilant, sur la longue durée, de l’évolution de notre continent comme du reste du monde, se bornant à en tirer des leçons pour l’avenir des Africains et de l’humanité.
Même si la méthodologie de la recherche en sciences sociales diffère de celle des sciences expérimentales, comment ne pas voir l’évidente pertinence des analyses et conclusions des travaux de Cheikh Anta Diop en sociologie politique ?
Un seul exemple probant ; à défaut d’avoir réalisé son unité politique autour d’un exécutif fédéral lors de la conférence constitutive de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) d’Addis Abeba (1963), sanctionnée par la défaite du Groupe de Casablanca réputé « radical », au profit de celui dit « modéré » de Monrovia, le processus de décolonisation du continent se poursuivra dans le cadre fragmenté des « Etats-nations » issus du partage impérial européen de Berlin (1885). Aussi, le Sommet du Caire de l’OUA (1964) va-t-il adopter le curieux principe dit d’« intangibilité des frontières héritées de la colonisation ». Cette disposition, outre son incompatibilité totale avec l’esprit et la lettre du panafricanisme authentique, s’est dans les faits avérée inapplicable, d’abord en Ethiopie même avec la sécession de l’Erythrée, puis avec l’éclatement de la Somalie ou la guerre d’annexion marocaine au Sahara Occidental et la partition du Soudan, entre autres exemples.
Aujourd’hui, en dépit de l’achèvement formel du travail du Comité de décolonisation de l’OUA, couronné par l’indépendance de la Namibie et l’abolition de l’apartheid en Afrique du Sud, et l’avènement d’une Union Africaine en l’an 2000, (véritable clone institutionnel de l’Union Européenne), la valeur prédictive de l’avertissement du parrain est irréfutable. La sud-américanisation de notre continent est si grossière qu’elle en est devenue caricaturale : des élections frauduleuses et sanglantes au renversement violent de chefs d’Etat indociles, des tentatives de recolonisation armée sous le couvert de lutte contre le « terrorisme », (remplaçant désormais le « communisme » comme bouc émissaire) au piège mortifère de la dette extérieure et de la servitude monétaire, avec son cortège de pauvreté dans les villes et de misère dans les campagnes, en passant par la vulnérabilité extrême des populations aux maladies même curables et autres fléaux sociaux (chômage, prostitution, alcoolisme, toxicomanies, violences domestiques, sauve-qui-peut vers le mirage d’un eldorado euraméricain, etc.).Si l’on y ajoute la cocaïnisation massive de la côte atlantique, (de l’Angola au Maroc) et du littoral de l’Océan Indien, (de l’Erythrée au Mozambique), non plus seulement comme zones de transit des producteurs colombiens vers les consommateurs européens, mais aussi comme centres de redistribution locale, le tableau devient dantesque et confine à la caricature.
Par conséquent, les faits ont donné raison à Cheikh Anta Diop au-delà de toute contestation possible, sur ce point précis comme sur beaucoup d’autres. Ses nombreux aphorismes, tellement galvaudés en Afrique qu’ils sont devenus des slogans vides de sens, au lieu de servir de mots d’ordre phares pour l’action… Citons notamment : « l’intégration politique précède l’intégration économique » et « la sécurité précède le développement », ou bien « l’endettement extérieur est le mode de financement malsain par excellence », ou encore à la différence des fédérations antérieures fondées par le fer, le feu et le sang, « l’Afrique est confrontée au défi historique sans précédent de bâtir sa fédération par la persuasion », etc.
L‘illustration de la justesse des thèses politiques du parrain aurait pu être développée plus avant à la lumière de son action de terrain avant et après son retour au pays, en particulier dans le RND. Rappelons tout de même qu’il est le seul et unique député de l’histoire de l’Assemblée nationale du Sénégal à avoir catégoriquement refusé d’y siéger, en guise de protestation pour, écrivit-il dans sa lettre de démission, « de préserver nos mœurs électorales de la dégradation ». Mais il est temps de conclure.
On a pu dire que Cheikh Anta Diop faisait de la science comme s’il s’agissait de politique et, inversement, faisait la politique comme s’il s’agissait de science. Si les problèmes de tout le monde sont les problèmes politiques et que, réciproquement, les problèmes politiques sont les problèmes de tout le monde, alors il serait tout à fait naturel que la science qui n’est l’apanage de personne, mais bien une activité générique des humains, de tous les humains, recoupe et chevauche la politique, comme en témoignent les exemples des deux derniers esprits encyclopédiques du 20ème siècle, Albert Einstein et Cheikh Anta Diop.
Dialo Diop est SG Honoraire du RND
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SOULEYMANE BACHIR DIAGNE À CŒUR OUVERT
L’Islam et les mille et une controverses qu’il suscite, l’universalisme, la pensée de feu Léopold Sédar Senghor, Boubacar Boris Diop, sont au menu de cet entretien spécial réalisé par e-media avec le brillant philosophe sénégalais
L’Islam et les mille et une controverses qu’il suscite, l’universalisme, la pensée de feu Léopold Sédar Senghor... Des sujets au menu de cet entretien spécial réalisé par Pape Alioune Sarr, avec le brillant philosophe Souleymane Bachir Diagne, diffusé mardi dernier sur iTV, la chaine du groupe Emedia Invest.
La pensée de l’intellectuel vivifie le dialogue presque inexistant entre croyants. Souleymane Bachir Diagne ne fuit pas le débat, il adore même la disputation avec les autres auteurs qui tranchent d’avec ses idées, ce dont les philosophe français Rémi Brague et Michel Onfray constituent la meilleure illustration.
« LE PLURALISME N’EST PAS LA NÉGATION DE LA VÉRITÉ »
Comment alors renouer avec la tradition qui faisait foi dans les sociétés anciennes comme celle de Bagdad ? Souleymane Bachir Diagne propose une autre lecture, une nouvelle approche pour les Musulmans. Si aujourd’hui les débats qui aliment les passions médiatiques surtout en Occident ne manque pas de mettre un trait d’union entre l’Islam et l’islamisme, l’auteur de Comment philosopher en islam ne décolère pas face à ce qu’il qualifie d’amalgame nourri par les semeurs du désordre qui veulent instrumentaliser la religion à d’autres fins. Pour lui, il est important de retenir qu’il est dans l’ordre des choses qu’il y ait du pluriel car « le pluralisme n’est pas la négation de la vérité » et c’est là, dit-il, une manière de comprendre que les religions puissent être universelles sans que cela ne signifie nécessairement un conflit ou un choc des civilisations, pour reprendre le politiste américain Samuel Huntington.
Loquace sur ce débat, Souleymane Bachir Diagne aura toutefois été laconique sur un autre qui a alimenté les passions médiatiques, cette fois-ci sous nos tropiques : ses divergences avec l’écrivain Boubacar Boris Diop à propos de l’éminent Cheikh Anta Diop. Il pose, à cet effet, le curseur sur Léopold Sédar Senghor dont il analyse les pensées sous le prisme de celles de Henri Bergson. Loin d’opposer le chantre de la Négritude et l’auteur de Nations Nègres et Culture, Bachir recommande de s’approprier leur héritage : « C’est absurde de considérer que Senghor - Cheikh Anta Diop, c’est un jeu à somme nulle où ce qui élève l’un, abaisse l’autre... »
Last but not least, le professeur s’est également exprimé sur le sujet de "prophètes" qui apparaissent et défraient la chronique au Sénégal. Mais, sans jamais verser dans l’humour mal placé. Il exprime plutôt son inquiétude sur la religiosité singulière au pays de la Téranga. « Ce qui est plus étonnant, c’est qu’apparemment, tous ceux qui se déclarent prophètes, ont quand même des gens qui les suivent... On a l’impression que toute aberration peut avoir quand même des fidèles et des disciples. Et ça, ce n’est pas très rassurant... »
par Abdoulaye Seck
CE QU'IL FAUT COMPRENDRE CHEZ BOUBACAR BORIS DIOP
C'est un intellectuel qui ne se lasse jamais pour une Afrique debout. En portant les travaux de Cheikh Anta, il s'y met avec optimisme et ferme conviction en revisitant chaque parcelle des faits et en participant à la formation des jeunes
Boubacar Boris Diop n'a pas seulement un regard de surface porté sur Cheikh Anta Diop. Il pense de manière très profonde et transversale, tout comme Cheikh Anta, pour une réafricanisation du continent noir à travers une politique de développement économique et intellectuel en notre faveur. Boubacar Boris Diop est en train de mener et de continuer un travail qui, pendant plusieurs années, n'a pas été jusqu'à ce jour, peut-être, compris par bon nombre parmi nous. Il fait ce travail d'insistance afin d'augurer une jeunesse forte pouvant faire face aux agressions culturelles de toutes sortes.
Boubacar Boris Diop, tout comme Cheikh Anta Diop, a bien compris cet afro-pessimisme qui anime certains parce qu'ils n'ont pas été préparés dès le départ. Sans cette formation qui exigerait une réelle volonté politique, éducative et culturelle, l'Afrique d'aujourd'hui ne pourra jamais emprunter cette rampe d'accès vers le progrès.
La mal gouvernance, la violence, la corruption, le manque de volonté et le fanatisme intellectuel constituent de nos jours les créneaux à travers lesquels nos pays ou nos États installent leur trône d'or. Cette inversion des valeurs sociales est l'apanage du blanc qui avait dès le départ tronqué notre manière de voir, de sentir et de penser le monde.
Boris est en train de faire un détour par le passé à travers les legs de Cheikh Anta Diop. L'urgence des langues nationales est une préoccupation majeure dans ce contexte de réafricanisation de l'Afrique. Or, la langue est le véhicule de la culture. Chaque culture dans son intégralité ouvre impérativement non seulement les portes du développement économique et scientifique mais aussi donne les clefs du changement des valeurs qui, aujourd'hui, interpellent et inquiètent plus d'un vu ce qui se passe dans les pays d'Afrique. L'écrivain Boubacar Boris Diop s'est livré dans la lutte avec son roman en Wolof "Doomi Golo" (2003), inspiré du génocide Rwandais, et met à nu cette aliénation des valeurs aussi complexe dans notre vécu de tous les jours.
Cheikh Anta Diop, il ne suffit pas de le reconnaître tout simplement sous le sobriquet de Pharaon du savoir mais plutôt un défenseur de patrimoine culturel et cultuel, un vecteur d'intégration économique et politique pour nous jeunesses africaines dans un processus de mondialisation. Cheikh Anta nous avait prévenu de ce qui va se passer dans son ouvrage "Nations Nègres et Cultures" : << (...) L'essentiel pour le peuple, c'est d'avoir le fil conducteur qui le relie en son passé le plus lointain possible (...). Pour lui, une simple et bonne raison que l'Afrique doit puiser à la civilisation égypto nubienne comme l'Europe l'a fait avec la civilisation Gréco latine. Il nous fait savoir, d'après la conférence de Boubacar Boris Diop sur le legs de Cheikh Anta Diop à la jeunesse africaine, que le mathématicien Pythagore, après 22 ans de séjour en Egypte était de retour en son pays avec les outils égyptiens pour fonder une nation et préparer sa jeunesse. Pour comprendre qu'il était animé d'une réelle volonté de s'épanouir afin de pouvoir changer et dominer le monde.
D'autres chercheurs comme Djibril Samb dans "Cheikh Anta Diop par Djibril Samb" (2010) ou Antoine Tine dans “Léopold Senghor et Cheikh Anta Diop face au panafricanisme : deux intellectuels, même combat mais conflit des idéologies ?” (2005), ont compris et reconnu, à l'image de Boubacar Boris Diop, non seulement une interpellation objective et mondiale des travaux de Cheikh Anta Diop mais aussi une pensée très rigoureuse et constante pour le devenir incontournable et incontestable de l'Afrique par les africains eux-mêmes qui devront reconnaître, en revanche, que nous ne sommes pas l'ancêtre de l'humanité mais plutôt des êtres qui ont des aspirations meilleures.
Boubacar Boris Diop, à travers ses ambitions, est un intellectuel qui ne se lasse jamais pour une Afrique debout. En portant les travaux de Cheikh Anta, il s'y met avec optimisme et ferme conviction en revisitant chaque parcelle des faits et en participant à la formation des jeunes. Pour lui, il est impératif de passer par une décolonisation de la mémoire africaine afin de s'imprégner de nos valeurs et des enseignements de Cheikh Anta pour passer de l'Afrique dépendante à l'Afrique indépendante.
Abdoulaye Seck VDK est enseignant-poète, Adm. de Lompoul info
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LE TRIOMPHE DE CHEIKH ANTA DIOP
Marginalisé, combattu et voué aux gémonies de son vivant, le savant égyptologue intransigeant au plan scientifique, est aujourd'hui célébré par nombre d'intellectuels d'ici et d'ailleurs. Boubacar Boris Diop, revient sur son legs à la jeunesse africaine
Durant toute sa vie, Cheikh Anta Diop aura été presque seul contre tous. Ostracisé par la communauté scientifique occidentale, traité de fou par le pouvoir socialiste d'alors, le savant sénégalais n'a jamais transigé à propos de sa thèse sur l'origine africaine de l'humanité. Jusqu'à ce que l'histoire lui donne raison. "La victoire de Cheikh Anta est tellement énorme que c'en est même devenue agaçant pour ses anciens contradicteurs. Certains toujours en vie n'ont même pas daigné reconnaître qu'ils se sont trompés", estime Boubacar Boris Diop.
Le journaliste, écrivain et éditorialiste de SenePlus, revient à l'occasion d'une conférence inaugurale de l'Ucad, le 7 février dernier, sur la trajectoire de l'égyptologue à travers ses travaux sur les langues nationales, le panafricanisme, les bases d'un développement afrocentré, son culte du savoir, etc.
LA CHRONIQUE HEBDO D'ELGAS
IBRAHIMA THIOUB, ENTRER DANS LA GRANDE NUIT DE L’HISTOIRE
EXCLUSIF SENEPLUS - C’est un historien reconnu sur la scène internationale, notamment grâce à ses travaux sur la traite et l’esclavage. Il se livre sur son parcours, les défis de l’université sénégalaise, mais aussi ses productions - INVENTAIRE DES IDOLES
Recteur de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar depuis 2014, Ibrahima Thioub est un historien reconnu sur la scène internationale, notamment grâce à ses travaux sur la traite et l’esclavage. Discret, il se livre sur son parcours, les défis de l’université sénégalaise, mais aussi ses productions qui ont un singulier écho avec les sujets forts du moment. Portrait.
A l’origine, c’était juste un serment d’amis. Le lot de ces paroles que l’on se confie au gré des confessions, dans la chaleur de la camaraderie. Ils sont alors une bande de huit jeunes Sénégalais, qui se fréquentent, à la fin des années 80, dans un foyer Sonacotra à Athis-Mons, dans l’Essonne, en France. Tous sont étudiants. Ils ont entre 25 et 30 ans. Pour contrer les rudes hivers, ils se retrouvent dans une chambre, souvent celle de Babacar Guèye, partagent le thé, dissertent sur tous les sujets. Des banquettes rustiques des rames délabrées du RER C, aux chambres exiguës du foyer, en passant par les salles de cours à Paris, la bande se raffermit, la complicité se noue, et très vite un des sujets qui émerge au cœur des discussions, c’est leur rôle, plus tard dans leur pays. Ils sont frappés, tous, par ce syndrome propre à l’immigré-étudiant, la nostalgie, que tente de corriger le surinvestissement dans l’édifice national. Bien avant eux, dans les années 1950, à la FEANF comme à Présence africaine, l’horizon, pour les intellectuels, c’est le pays d’origine. Et le réseau se tisse ainsi sur la base des amitiés et des affinités idéologiques. Dans la bande d’Athis-Mons, il y a de la suite dans les idées, et une certaine prime à la fidélité, voire au code d’honneur. Le serment devient vite ainsi « le pacte des 8 ». Promesse à soi, mais aussi défi personnel et collectif, les huit se jurent de rentrer au Sénégal après leur études, et de prouver qu’une « recherche rigoureuse pourrait s’épanouir à l’intérieur du pays, malgré les moyens disponibles ». Nul complexe, faire ses preuves intellectuelles, la présomption de la jeunesse combinée à un sens précoce du devoir, deviennent leur crédo et leur cri de ralliement. Pour ce faire, ils se laissent à peine griser par les tentations, les convoitises dont ils font l’objet. Le cap est clair : Dakar sera la terre promise.
Plus de trente ans après, quand Ibrahima Thioub se remémore ces instants fondateurs, une fierté enrobe sa voix. A l’historien, l’histoire fait des clins d’œil. Tous les piliers de la bande ont tenu promesse. Mary Teuw Niane est devenu ministre de l’Enseignement supérieur, Pierre Sarr lui est devenu doyen de la Faculté de Lettres, Babacar Guèye directeur de l’enseignement supérieur, Pape Gueye directeur de l’Anaq sup, Ibra Diène secrétaire général du Syndicat autonome de l’Enseignement supérieur, Mamadou Sarr… La réussite est insolente ; le symbole fort. Quand Mary Teuw Niane l’a sollicité, en 2014, pour lui confier la direction de l’université de Dakar, on imagine le sourire de connivence entre les vieux potes, et les projections anciennes dans ces étroites chambres de la Sonacotra, d’où au plus fort de leur rêve, il ne s’imaginait pas que le destin serait aussi à leur botte. La nomination ne réveille pas l’once d’un soupçon de copinage, car l’amitié est bien secondaire face à la légitimé académique et le mérite.
L’université en chantier : un diagnostic de l’intérieur
Tout n’est pas simple dans la nouvelle occupation. Le prestige du poste cache à peine l’immensité du travail, possiblement piégeur, qui attend le nouveau venu. Le souvenir fait vite place au défi. Ibrahima Thioub, qui a une riche carrière d’historien, le sait : il commence un nouveau virage délicat, avec des responsabilités nouvelles où il doit être le point d’équilibre entre l’ambition politique de l’enseignement supérieur, la vocation historique de creuset de l’université, et les demandes d’insertion professionnelle de plus en plus pressantes. Pour le chercheur, il faut sortir de la poussière des archives, des lectures, pour embrasser ce champ de la mission politique. L’homme doit gouverner une enclave de 80 000 étudiants, revendicatifs, réduits au cœur de la capitale dans une ville dans la ville, dans des conditions matérielles souvent compliquées. Quand il arrive à la tête de l’université, lui qui qui y enseigne depuis les années 90, l’UCAD a une image sérieusement écorchée. Son prestige historique est resté, mais sa surpopulation, et ses crises récurrentes, ont achevé de gangrener l’institution qui fait à peine rêver les nouveaux bacheliers. La mission devient un challenge. Une partie de la bande des 8 d’Athis-Mons, qui s’est retrouvée dans des postes de premier plan de l’enseignement supérieur, est à la tâche pour redorer l’image de l’université. Le plan est vaste. De l’intérieur, Ibrahima Thioub défend l’université mais n’est ni dupe, ni naïf, ni louangeur. Aux critiques – qu’il trouve parfois légitimes – sur le manque d’attractivité de l’université, il oppose le temps long, dans un diagnostic fin et exhaustif sur les causes de l’engorgement. Ce qu’il donne à voir, c’est une université qui a été victime de son succès et de sa solitude. Seule point sur la carte universitaire de l’Afrique francophone pendant longtemps, la multiplication des lycées dès les années 80 a drainé un afflux massif d’élèves sans que l’université ne soit préparée à les accueillir. Résultat des courses, baisse générale du niveau, effectifs pléthoriques, impact sur la qualité de la formation des enseignants qui forment les bacheliers. La demande croissante en personnel éducatifs, hors de la seule université, fait baisser les standards de recrutement. La vocation d’enseignement est dégradée, et le mal commence ainsi dès les petites classes. Si la carte universitaire a depuis été élargie, la courbe démographique, elle, n’a pas faibli. Le résultat reste, bon an mal an, le même. La faiblesse est à la racine. Au moment où Ibrahima Thioub entre à l’université Cheikh Anta Diop, le pays est frappé par les funestes programmes d’ajustements structurels et leur purge sociale. C’est un coup fatal porté à l’enseignement supérieur, avec la réorientation budgétaire. Plusieurs réformes ont été initiées pour l’université, aucune n’a réellement abouti depuis les années 80, note-il, pour mesurer la mission colossale qu’il a accepté de relever, dans ce plan qui vise un équilibre autour de 2035, selon les recommandations de la Concertation nationale sur l’Avenir de l’Enseignement supérieur (CNAES) de 2013, traduites en 11 directives issues de l’unique Conseil présidentiel jamais consacré à l’enseignement supérieur depuis l’indépendance du pays.
Autre point sur lequel son diagnostic revient très généreusement, ce sont les effets de la privatisation et de la libéralisation de l’enseignement qui sont, selon lui, l’autre saignée du personnel. Il évoque ainsi une vampirisation du privé sur le public, tandis que les objectifs ne sont pas les mêmes et les moyens non plus. L’université, qui reste le bastion des ressources humaines de qualité, doit partager ses meilleurs profils avec les écoles et instituts privés qui se développent de façon exponentielle dans la capitale. Un détournement des bourses « s’institue même au cœur de l’université pour financer des formations extérieures dans le privé ». Certains enseignants, rentiers de leur solde publique, participent à la culture du « xar matt » dans les écoles privées. Le sacré de l’institution subit de plein fouet toutes ces dévalorisations et cette relégation sur l’autel du gain rapide, au risque d’oublier la vocation sacerdotale de la transmission. Il en veut pour preuve les calendriers universitaires : la faculté de lettres, qui compte plus de 30000 étudiants, a un calendrier presque régulier alors que celles de sciences économiques et de gestion, celle de sciences juridiques et politiques, avec moitié moins d’étudiants, est frappée par des retards chroniques. Il attribue cette faille en partie à la demande des écoles privées en personnel dans ces filières, qui offrent plus de débouchées professionnels. L’absence de convention formelle, aux termes bien énoncés, entre le public et le privé, contribue à la fragilisation des acquis. Nul n’y gagne, et le sens de la mission publique en prend un sacré coup. Face à cette perdition, que les critiques extérieures ne soupçonnent pas, le recteur se sait seul au front. La CNAES, vaste entreprise de discussions transversales, a posé de bonnes bases pour une transformation qualitative. L’université se modernise. Cette « autoroute sans bretelles » comme l’appelle le recteur, ne permettait jusqu’ici que des sorties par accident aux étudiants dits cartouchards et ils sont majoritaires. « Nombre de ceux qui arrivent au bout de l’autoroute, tournent en rond autour du rond-point du chômage. Telle était la situation ! Maintenant l’enseignement supérieur propose des formations courtes, qualifiantes, pour essayer de coller aux exigences du marché ». Les instituts supérieurs d’enseignement professionnels se multiplient, couvrent le territoire, l’université virtuelle fait son chemin. Ibrahima Thioub, à la manière d’un politique, sans tomber dans des accents mystificateurs, liste les progrès, sans même en revendiquer le mérite.
Pour lui, le défi est clair. S’il a mis en sourdine ses recherches à temps plein, il a une vision du rôle de l’université : demeurer le phare des élites, former les travailleurs de demain, s’adapter à l’évolution de la société. « Combiner sur tous les fronts, l’excellence, la tradition et le pragmatisme ». Et ce travail n’est pas celui d’un jour. Le fils de paysan croit en l’école publique dont il se veut le symbole, par conséquent il se fait le semeur des graines de demain. Ce que le recteur donne à voir de l’université, c’est une longue négligence qui a conduit à une situation intenable, et ce dans une situation concurrentielle compte tenu des assauts du privé. Mais une énergie le fait tenir, comme boussole et devise : l’université doit rester le lieu de la méritocratie républicaine et le lieu de correction des inégalités. Ce souci, chevillé au corps, reste l’ossature qui structure tous les combats qu’il a menés dans sa carrière, pour faire de l’école un service public. Quand le Collège de France, avant de confier la chaire artistique à Alain Mabanckou, et ensuite les enseignements sur l’Afrique à François-Xavier Fauvelle, a voulu le débaucher, il a préféré le défi de rester à Dakar, comme en souvenir du pacte des 8 d’Athis-Mons. C’est un recteur qui voyage, discret, travailleur, qui œuvre à instituer au cœur de son instruction, la souplesse et la flexibilité nécessaire à la pérennité. Un diagnostic de l’intérieur, qui a l’atout d’être renseigné et le défaut peut-être d’être juge et partie.
La lutte contre les inégalités et la domination, une boussole précoce
Dans l’émouvant portrait itinérant que Valerie Nivelon et son émission lui ont consacré sur RFI, l’homme donne à voir l’esquisse de ce parcours iconoclaste, qui a fait de lui un penseur tellement à part. Peu bavard, courant peu les raouts intellectuels, il reste un initié dans le cadre des initiés et un père de famille attachant et généreux. C’est à Malicounda qu’il voit le jour. Formé d’abord à l’école coranique, il rejoint sur décision du père, l’école française. Excellent élève, il poursuit ses études à Mbour, et ensuite à Thiès. Le décès de son frère ainé est un épisode tragique qui le propulse précocement au-devant que la scène : il doit aider ses parents. Il devient instituteur, puis soutiendra plus tard un DEA qui lui donne droit à une bourse. S’ensuit une thèse où, comme une réminiscence de ce chemin de l’école qu’il arpentait « à dos de jument, conduit par ce frère », il s’intéresse à la question des « inégalités et de la domination ». Le jeune Ibrahima Thioub n’a jamais compris pourquoi les dominés acceptaient si docilement leur sort. Sa rébellion précoce contre cet ordre du monde devient une fibre de recherche. Il soutient sa thèse, sur la « marginalisation des autochtones et la domination des étrangers dans le monde des affaires à Dakar ». Un lieu symbolise la domination, plus que tous les autres : la prison. Comme Bourdieu ou Michel Foucault, il explore cette question dans les prisons, lieu de damnation par excellence, et symboles des déterminismes sociaux. Il commence alors un travail sur les « captifs », différents des « esclaves ». Tout chez Ibrahima Thioub concourt à rendre aux individus leurs « trajectoires historiques ». Les hommes ne sont pas réductibles à des enveloppes de races, mais sont des sujets historiques, à considérer en tant que tels.
C’est avec ce bagage, bien documenté, qu’il continue à creuser et se rend aux USA, à Boston, pour un colloque de chercheurs. Il est alors frappé par les expressions de la question raciale dans ce pays. Il raconte une anecdote : une serveuse afro-descendante lui glisse alors qu’elle est « fière d’avoir un des nôtres parmi eux ! ». Avec un sourire surpris, il s’étonne de cette assignation identitaire au nom de la couleur. « Tous les noirs ne sont pas mes frères » ose-t-il d’ailleurs. C’est bien une des premières fois où on le réduit à son enveloppe corporelle, en enjambant tout le reste, son statut, son histoire, la complexité de sa trajectoire. Il est bien plus proche du statut social de ses collègues « blancs » que de cette serveuse, et c’est tout son parcours, son vécu, son histoire personnelle, qu’on efface ainsi au profit de sa seule couleur de peau. La réappréciation des codes racistes des lois Jim Crow aux USA l’interpelle. La définition des êtres en fonction de leur race le bouleverse plus encore. Ce n’était pas son sujet à l’origine, mais ça le devient. Il commence à lire sur l’esclavage et ce qu’il découvre le laisse alors sans voix. Avec ce sujet sensible, c’est la fin de la tranquillité, il se retrouve bien coincé entre la nécessité de l’émancipation, et la recherche de toutes les vérités – au risque de profaner des thèses érigées comme sacrées alors qu’elles sont parfois fantasmées ou réécrites.
Une date symbolise alors un tournant dans sa carrière. Lors du congrès de l’Association des historiens africains à Bamako, le 11 septembre 2001, il fait une présentation sur les lectures africaines des traites et de l’esclavage, en montrant comment la traite a été une entreprise collégiale. « Aucune armée européenne n’était en mesure, au 17e siècle, d’expédier des esclaves au Mississipi » note-t-il. Il y a eu des relais africains, ayant un agenda autonome dans le trafic, des collaborations. La communication fait un tollé. Les réactions sont incrédules. C’est un pacte de silence qu’il vient de transgresser. Mais dans les coulisses, les collègues, viennent le voir : les « Noirs » sont d’accord sur ce qu’il dit, mais pensent qu’il ne faut pas le dire devant les « Blancs ». Les « Blancs » eux, viennent le féliciter en lui disant qu’ils avaient peur de défendre cette thèse, et de passer pour des racistes. Ibrahima Thioub vient d’entrer dans une zone de turbulence. Sans prêter le flanc à la récupération facile, comme l’est par exemple l’anthropologue Tidiane Ndiaye, il s’échine à affiner ses recherches, à planter ses observations au cœur de la vérité scientifique. Il s’élève contre « la naturalisation » des êtres, qui nie leur histoire. C’est un historien total, qui remonte à la source, examine les trajectoires, refuse les assignations et promeut la nécessité de cette « sociologie historique » pour contrer la tentation de réification du fait colonial, comme on l’observe actuellement. Ce qui le rapproche des travaux de de Jean-François Bayart.
Un regard iconoclaste
Dans le paysage intellectuel africain, Ibrahima Thioub apparait clairement comme un iconoclaste. D’ailleurs, quand on lui demande ses modèles, l’ancien élève de Cheikh Anta Diop n’est pas très disert. Il a très tôt développé un goût pour « les sentiers interdits », et ses domaines d’étude et de recherche, de la domination aux prisons en passant par la traite et l’esclavage, dessinent une cohérence dans le primat du fait historique et son interprétation critique. En s’émancipant de toutes les assignations identitaires, des idéologies militantes, il réinstitue la question de l’histoire et de l’historiographie au cœur de la problématique de la mémoire. D’ailleurs, il ne tarde pas à établir une convergence entre les arguments que déploient les discriminants, « la couleur de la peau pour les occidentaux, et le sang de l’esclave pour l’esclavagiste africain ». Tout cela concourt pour lui à une « construction idéologique » de la domination par la naturalisation du statut des acteurs. Par naturalisation, entendre presque la biologisation, et l’enfermement dans un trait identitaire. S’il peut comprendre que, sociologiquement et conjoncturellement, « cette communauté de fait » puisse s’établir – selon l’idée de Pap Ndiaye, auteur de La condition Noire – le conjoncturel ne doit pas, pour lui, être structurel et définitif. Cette intelligence lumineuse par la globalité de ce qu’elle saisit, par son esprit de nuance, sa volonté d’interroger le fait historique sans figer bourreaux et victimes, en ne renonçant pas à la rigueur critique, ont fait de Ibrahima Thioub un penseur reconnu à travers le monde, aux articles qui font autorité, contributeur régulier dans des ouvrages de référence, régulièrement sollicité pour des documentaires comme sur Arte et distingué par le titre de Docteur honoris causa des universités de Nantes, de Bordeaux-Montaigne et de Sciences Po Paris.
Tout un chemin pour ce petit garçon de Malicounda qui rêvait de devenir « médecin », qui qui ne soignera pas des âmes mais formera des esprits. Un jeune garçon, porté sur le sport, qui de son propre aveu avait « les pieds trop aveugles » pour jouer au football – il était néanmoins handballeur dans sa jeunesse et ceinture marron de karaté – et qui a encore aujourd’hui pour passion le jeu d’échec et l’agriculture, sans doute en hommage à son extraction familiale. Il se dégage de l’entretien qu’il nous a accordé, le profil exaltant d’un révolté qui ne fait pas de vagues, pétri de cette assurance qui n’a besoin ni de publicité ni d’effets de manche. Il tente, comme il peut, de raviver la flamme de lieux intellectuels majeurs à l’université, et en veut pour preuve la conférence donnée au sein de l’Université de Dakar par un prix Nobel de chimie, le biologiste américain Martin Chalfie ; un évènement venu étoffer un agenda universitaire mais qui n’a malheureusement pas suscité l’affluence des étudiants à hauteur de ses espérances – ces mêmes étudiants qui le lendemain, en l’honneur de la venue de Sadio Mané, étaient des milliers dans l’enceinte de l’université. Une anecdote que le recteur raconte avec un sourire dans la voix qui contient toute l’acrimonie face à cette relégation de la chose intellectuelle. Son dernier hommage va à une amie, mieux, une complice, la philosophe Aminata (Cissé) Diaw qui nous a quittés, elle qu’il appréciait particulièrement tant leurs pensées s’étaient accordées. Si Ibrahima Thioub a beaucoup apprécié le remarquable ouvrage d’Achille Mbembe Sortir de la grande nuit, lui nous aide à y pénétrer sans tabou, ni partialité, encore moins lamentations, comme un phare qui montre que pour bien en sortir il faut d’abord pleinement y entrer.
"NOUS ÉCRIVONS EN FRANÇAIS, MAIS NOUS NE NOUS EXPRIMONS PAS"
Il y a une limite politique et esthétique à écrire dans la langue d'autrui - Mon livre le plus complet est Doomigolo - Je ne suis pas spécialement fier de mon Grand prix littéraire d'Afrique Noire - RENCONTRE AVEC BOUBACAR BORIS DIOP
De passage à Bruxelles pour la rentrée littéraire" Raconte moi Cheikh Anta Diop" des Lingeer Belgique en janvier dernier, Boubacar Boris Diop a été reçu à la Radio Campus pour une balade littéraire exceptionnelle. Le journaliste, écrivain et disciple de Cheikh Anta Diop, est notamment revenu sur sa décision d'écrire en langue nationale (le wolof en l'occurence). Une initiative certes difficile, avoue-t-il, mais d'une absolue necessité. " Ecrire en français offre un public plus diversifié mais pas forcément important. Nous ne devons pas nous priver de notre culture pour la simple raison de communiquer entre nous", lance l'éditorialiste de SenePlus à l'endroit de ses pairs écrivains d'Afrique et d'ailleurs.
Retrouvez l'intégralité de l'émission ci-dessous.
LA CHRONIQUE HEBDO DE PAAP SEEN
L'ÉCOLE DE L'ALIÉNATION
EXCLUSIF SENEPLUS - Comment a-t-on pu admettre que l’instruction pouvait se faire dans une langue complètement éloignée de notre socioculture ? L'anti-intellectualisme ambiant n'est pas injustifié - NOTES DE TERRAIN
Samedi 15 février 2020. 16h33. Je suis arrivé, il y a moins d’une heure, dans mon bureau. J’ai terminé la seconde lecture de l’excellent essai de Kasereka Kavwahirehi : Y’en a marre ! Philosophie et espoir social en Afrique. C’est l’un des meilleurs livres, tombé dans mes bras ces dernières années. J’en suis encore sorti revivifié et animé de convictions plus fortes pour l’Afrique. J’ai envie de faire une petite note de lecture mais la semaine a été longue et éreintante. Je dois commencer l’écriture de ma chronique de la semaine et rentrer plus tôt. J’ai passé un samedi studieux.
J’ai commencé enfin, ce matin, les cours en wolof. Comme un petit écolier, j’étais très excité. Depuis plus de dix ans, j’apprends, de manière totalement autodidacte, ma langue maternelle, sa lecture et son écriture. Mais ce procédé a ses limites et j’en suis conscient. C’est pourquoi lorsque l’on m’a proposé, la semaine dernière, de participer à des séances d’alphabétisation, je ne pouvais pas refuser. Les cours se déroulent chaque samedi matin. Je me suis organisé pour ne pas les manquer, désormais. Je suis assez conscient de mon incomplétude dans la maîtrise du wolof. Comme la grande majorité des Sénégalais, produits de l’enseignement officiel, j’étais analphabète en wolof, malgré mon long cursus scolaire.
Dissonances sociales. Il a fallu une rencontre avec l’œuvre de Cheikh Anta Diop, par le plus grand des hasards, pour prendre conscience de la question des langues nationales. Cela a été un grand bouleversement idéologique et intellectuel. Il m’est apparu, clairement, “la misère symbolique” dans laquelle l’école sénégalaise plonge les enfants de la nation. Comment a-t-on pu admettre que l’instruction pouvait se faire dans une langue complètement éloignée de notre socioculture ? Et même, certaines fois, défendre cette dépossession violente ? Parmi les objets sociaux, la langue est certainement l'élément le plus important. La manifestation la plus aboutie de l’esprit créatif d’un groupe humain. Sans elle, il n’y a pas de communication. Il n’y a pas de culture. Il n’y a pas de génie. C’est donc la société tout entière qui est désagrégée. Par le simple fait de ne pas recourir aux langues nationales dans l’enseignement. On se rend compte, en découvrant cette évidence, de l’impasse de l’éducation nationale.
La communication bloquée. L’éducation nationale est antidémocratique, acculturante et discriminatoire. Lorsque l’on prend conscience de cela, c’est un univers qui s’effondre. Des contradictions sans solutions apparaissent. La première est relative à l'intoxication délibérée de l’enfant sénégalais, à qui l’on demande dès qu’il est en mesure de rejoindre l’école, de se dessaisir de tout son système de symbolisation, et d’accepter “l’institutionnalisation aliénatrice de la vie”. Il doit apprendre à lire les mondes, les signifiés et les signifiants, autrement que par ce que son espace social, imaginatif, existentiel et moral lui ont appris. Un sevrage cruel. La première confiance de l’enfant est ainsi mutilée. Détruite. Son esprit colonisé. Et le voilà sujet à une première névrose. Ensuite, les élites issues de l’éducation nationale, apprennent à manier des concepts inopérants dans leur environnement social. Ils se coupent de l’infrastructure culturelle. Favorisent l'obscurantisme des masses. Se soumettent délibérément, “par goût de l’asservissement morbide et moral”, pour reprendre Cheikh Anta Diop. Car, comment comprendre que des intellectuels puissent raisonner de la manière suivante : “Il ne sert à rien de recourir aux langues nationales pour étudier et déchiffrer la science, et les autres matières intellectuelles. Des langues plus avancées le font déjà.” Ils suggèrent ainsi qu’il existe une arriération du trait le plus singulier de leur culture. Cette attitude est, à mon sens, aussi dommageable que les grands méfaits des hommes politiques. Car, il s’agit véritablement d’une forme de génocide culturel. Et ce sont, souvent, des humanistes qui la tiennent !
La puissance politique d'un pays dépend grandement de son rapport avec sa culture. Le Sénégal n’est pas seulement en retard sur le plan technologique et économique à cause de dirigeants négatifs. Les hommes politiques ont bon dos. Nous oublions, très facilement d’ailleurs, l’agression cynique, à travers l’école, dès le bas âge, de nos imaginaires, de nos “corps conscients”. De notre amour-propre. Et c'est surtout l'oeuvre de l'intelligentsia. Nous ne pensons pas en profondeur les conséquences psychoaffectives de l’abandon de nos médiums linguistiques dans l’enseignement formel. Ou encore le lien entre notre aliénation et notre situation sociopolitique. Mais elles sont terribles. Aussi, les élites issues de l’école officielle sont privées de la possibilité d’exister dans le grand dialogue national. Elles sont même perçues, de plus en plus, comme des agents de l’Occident. Ainsi entendons-nous, de plus en plus, le terme “tubaab bu ñuul” pour désigner les intellectuels et penseurs. Pourtant, ces derniers sont les dépositaires de la connaissance scientifique. S'ils sont indexés, et s'ils restent inaudibles, ce n’est pas uniquement la faute de la société. L’incommunicabilité leur est aussi imputable. Lorsque l’on s’enferme dans des cercles d’initiés, que l’on rompt avec son paradigme culturel, à quoi d’autre peut-on s’attendre qu'à une défiance, un rejet radical par le corps social. Cela n’a rien à voir d’ailleurs avec le recul et la solitude, indispensables, de l’intellectuel. L'anti-intellectualisme ambiant n'est pas injustifié. La conscience populaire a fini de lire, dans les représentations et stéréotypes de l'intellectuel, une figure importée, méprisant le symbole le plus actif de la souveraineté du groupe social : la langue.
“Bépp làkk rafet na buy gindi ci nit xel ma, di tudd ci jaam ngor la.”
Comme la malheureuse tentative des “enfants égarés de l’humanité”, qui ont voulu, durant les périodes sombres de l’Histoire, différencier les hommes à partir de leurs aspects physiques, la classification culturelle a beaucoup participé à l’abaissement spirituel de l'humanité. Les langues témoignent des immenses ressources des peuples, ainsi que leur singularité. Le wolof, le baoulé, le japonais, l’arabe, le chinois sont des preuves du génie humain. Bien sûr, dans les affaires du monde, certaines langues sont plus utilisées que d’autres. Mais cela n’en fait pas des idiomes plus avancés, ou seuls capables de définir l’univers. Nous avons une grande chance, dans nos pays africains, de maîtriser plusieurs langues. Au collège, j’étais initié en même temps au français, à l’anglais, à l’espagnol, à l’arabe. C’est une bénédiction de pouvoir lire, et d'écrire dans ces différentes langues. J’aurais pu aussi bénéficier d’un enseignement en pulaar, en séeréer, en joolaa, en yoruba, en swahili. Cela aurait d’ailleurs été plus facile de maîtriser ces langues issues du même contexte cosmogonique. Mieux, leur utilisation m'aurait rapproché davantage des autres citoyens du continent. Malheureusement, la culture nationale, dans la presque totalité des pays africains, est rejetée à l'arrière-plan. Folklorisée.
Il faut nécessairement reconsidérer notre rapport aux langues nationales. Réapprendre à s'instruire. Il s’agit d’un impératif catégorique. Les intellectuels, qui prétendent être au service du progrès social, ne peuvent pas ignorer la fonction politique et psychosociale de la langue. Pour moi, comme pour d’autres Sénégalais, il est absurde de ne pas enseigner dans nos langues nationales. Mais, à chaque fois que nous l'évoquons, il y a toujours une cascade de questions négatives - que je lis comme une preuve de paresse intellectuelle. “Quelle langue va-t-on utiliser ? Pourquoi le wolof et non le joolaa ou le pulaar ? Pourquoi utiliser les signes latins ?” Aussi légitimes qu'elles soient, je trouve ces questions dégradantes. Un peuple n’avance pas en opérant une politique de table-rase de sa culture. En fondant l’éducation de ses enfants dans un mécanisme de dissociation et d'exclusion. Dissociation entre la connaissance et les objets sociaux. Exclusion du connaissant de son milieu social. C’est ce que Kasereka Kavwahirehi nous rappelle dans son propos : “Comment, en effet, prétendre contribuer à rendre le monde plus intelligible et humain en se servant des concepts qui le voilent, en se fermant aux dimensions les plus quotidiennes de nos vies, en lesquelles se révèlent nos peurs, nos angoisses, nos espoirs et nos raisons de vivre, en se fermant au langage des hors-circuit social et à leur potentiel ?”
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Par l'éditorialiste de seneplus, Serigne Saliou GUEYE
RÉHABILITER LA PENSÉE DU PHARAON DU SAVOIR
Il appartient à la génération actuelle de ressusciter l’illustre égyptologue mais aussi le grand visionnaire et l’homme politique distingué en lui donnant la place qu’il mérite dans le cénacle des grands intellectuels du monde
Le 9 avril 2018, le magazine sud-africain « Chimurenga », spécialisé dans la culture, l’art et la politique, publiait, sur autorisation de l’auteur, une contribution du Professeur Souleymane Bachir Diagne parue il y a vingt ans lors d’une exposition consacrée au laboratoire carbone 14 du Professeur Cheikh Anta Diop. Ladite interview fut au centre d’une polémique intellectuelle entre Bachir et Boubacar Boris Diop. Ce dernier, dans une interview parue le 8 juin 2019 dans le très respecté site SenePlus, a accusé Souleymane Bachir Diagne de dénigrer, l’ironie en bandoulière, le Pr Cheikh Anta Diop tout en se gardant de toute hostilité manifeste. Il fit grief au philosophe de dénier à l’auteur de nations nègres et culture, la paternité du laboratoire de Carbone 14 conçu par Théodore Monod et concrètement mis en place par Vincent Monteil. Et last but not least, l’auteur du « temps de Tamango » flétrît le professeur à l’université Columbia de tourner en dérision la mention « honorable » – disqualifiante – ayant sanctionné la thèse du Pr Diop en Sorbonne, sans dire un seul un mot sur le contexte idéologique et politique qui a présidé à cette soutenance très particulière. Ce que réfuta le philosophe qui, dans sa réponse datée du 10 septembre dernier, précisa qu’« alors qu’on avait empêché à Cheikh Anta d’accéder à l’université en utilisant tous les moyens en commençant par la mention qui avait sanctionné sa thèse, et alors qu’on l’avait exilé dans ce laboratoire, il avait transformé ce bannissement en triomphe et fait de son laboratoire de l’or ».
Souleymane Bachir Diop avait conclu en accusant le journaliste-écrivain d’« étrange manipulation alchimique qui ne cherche plus l’or mais à faire boue de tout ». Ainsi, pour le philosophe, l’écrivain a transformé son hommage en calomnie. Ce duel de penseurs brillants et divergents a toutefois eu le mérite de réveiller le Landerneau intellectuel national plongé dans une profonde léthargie. un Landerneau qui semble avoir tourné le dos aux joutes contradictoires fécondes qui vitalisent le débat intellectuel. Souleymane Bachir Diop et Boubacar Boris Diop s’écharpent en toute chaleur au sein de cette communauté qui les rassemble et les arme l’un contre l’autre : celle des intellectuels.
Hady Ba, philosophe, formateur à la Fastef interféra dans ce débat d’esprits pétillants et écorcha vivement Boubacar Boris Diop. Amadou Lamine Sall, le poète disciple de Senghor, équilibriste, adopta une position équidistante et reconnut la pétulance intellectuelle des protagonistes même s’il admet que les deux labourent dans le même champ avec des semences différentes.
Un tel débat n’avait pas laissé indifférents les internautes qui, finalement, avaient fait de cet échange intellectuel contradictoire une joute scripturaire où chacun supportait son champion. Finalement, les réactions subjectives qui s’ensuivirent frelatèrent la chaleur des échanges entre ces deux éminents penseurs.
Dans ces réactions, il ne s’agissait pas de disséquer la pensée de chacun de ces brillants compatriotes pour mieux la critiquer, la critique étant la pierre de touche de toute pensée, mais seulement de manifester sa partialité à l’égard de son preux chevalier. d’ailleurs si cette polémique féconde entre Boris et Bachir dans l’arène intellectuelle n’a pas connu la forte germination qu’on attendait des autres intellectuels qui s’en délectaient à cœur joie, c’est parce que chacun voulait se montrer à tu et toi avec Boris ou Bachir. et chacun, du haut de sa travée, applaudissait quand son champion donnait un coup à l’adversaire. Ces différentes postures subjectives s’attardant sur l’épiphénomène trahissent toute la difficulté des jeunes intellectuels à appréhender la pensée profonde du Pr Cheikh Anta Diop. Ce 7 février, l’on célébrait le 34e anniversaire de la disparition du Pharaon du savoir à l’université de Dakar qui porte son nom.
Le fait que la salle Aminata Diaw Cissé de l’Ucad 2, qui abritait la conférence donnée par Boubacar Boris Diop, était pleine à craquer montre que les étudiants de ce temple du savoir, dont la majeure partie ignore encore les dates de naissance et de mort de Cad commencent à s’approprier les thèses du Pr Cheikh Anta Diop. Un égyptologue dont le combat vise à affirmer la valeur et la place de l’homme noir dans l’histoire de l’humanité. une place que des thèses discriminatoires voire racistes lui ont niée. si les Léopold Sédar Senghor, Léon-Gontran damas, aimé Césaire, David Diop, Alioune Diop et autres hommes de culture noirs ont choisi la littérature ou l’art pour affirmer l’identité culturelle noire, Cad, lui, aura choisi le terrain de la science pour systématiser ce combat d’envergure.
Dans Antériorité des civilisations nègres, il démontre la prééminence et la prédominance de ces dernières sur la civilisation gréco-romaine blanche sur laquelle l’occident a fondé son complexe de supériorité sur le reste du monde. Et le colloque du Caire organisé du 28 janvier au 3 février 1974 sous l’égide de l’Unesco, qui vint parachever le débat sur l’africanité de l’Egypte, marque le triomphe définitif des thèses du grand savant Cheikh Anta Diop sur l’Égypte antique, l’antériorité négro africaine de la civilisation égyptienne et sa prédominance historique. Ainsi le mensonge historique selon lequel « L’Egypte fut habitée à l’origine par des Hamites de race blanche » développé par le manuel d’histoire antique de Pierre Hallynck et de Maurice Brunet et qui était enseigné dans les programmes officiels de 1942 et 1943 des classes de sixième des séries classique et moderne fut définitivement battue en brèche par la thèse du Pharaon du savoir.
Bien évidemment, une telle posture irréfragable lui a valu le rejet de sa thèse De l’antiquité Nègre Egyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique Noire d’Aujourd’hui, en 1951 à Paris. Un rejet qui n’avait aucun fondement scientifique mais puait les miasmes du racisme et du complexe de supériorité. de son vivant, pendant longtemps, Cheikh Anta Diop s’était vu refuser la possibilité d’enseigner dans son propre pays à cause de la mention « honorable » de sa thèse obtenue finalement en 1960.
Le Sénégal, sous Léopold Sédar Senghor, a beaucoup perdu dans la mise à l’écart du Pharaon du savoir comme il en a été avec l’emprisonnement arbitraire du président Mamadou Dia. il appartient donc à la génération actuelle de ressusciter l’illustre égyptologue mais aussi le grand visionnaire et l’homme politique distingué en lui donnant la place qu’il mérite dans le cénacle des grands intellectuels du monde. Pour ce faire, il convient d’enseigner ses œuvres dans les écoles et dans les universités afin de faire fructifier sa pensée. Par conséquent, il ne faut pas s’arrêter à ces cérémonies mémorielles solennelles à la limite folklorique qui souvent exhument pour mieux ensevelir. Encore une fois, il faut réhabiliter ces grands hommes qui font l’histoire de ce pays en s’appropriant leurs thèses.
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POUR UNE RUPTURE AVEC LE DISCOURS NÉO-LIBÉRAL DOMINANT
EXCLSUIF SENEPLUS - Au même titre que le Fcfa, l'Eco est une imposture - Ces africains qui se prennent pour des économistes ne sont qu'en réalité des répétiteurs - ENTRETIEN AVEC UPAHOTEP KAJOR MENDY
Il a fallu qu'il dévore les œuvres du professeur pour savoir exactement ce qu'il doit faire pour être au service de l'Afrique. 34 ans après le décès de Cheikh Anta Diop, Upahotep Kajor Mendy reste déterminé pour l'éveil des consciences en Afrique. Dans cet entretien accordé à SenePlus, l'auteur de "Histoire politique de l'Afrique, l'exigence de leadership" fait le plaidoyer pour la valorisation de l'oeuvre de l'égyptologue, lance un appel pour l'introduction des langues nationales dans le système scolaire et dénonce l'incompétence des économistes africains à proposer une alternative monétaire pour l'Afrique.