En 1982, le Président Abdou Diouf décide de créer un orchestre national, concrétisant un projet cher à Abdourahmane Diop, directeur du Conservatoire national de musique à l’époque. L’un des objectifs était de permettre aux diplômés de cet institut de trouver du travail à leur sortie, tout en perfectionnant leur art. Principales missions de l’orchestre : contribuer à la valorisation du patrimoine musical, accompagner les vedettes de passage au Sénégal, animer les soirées de gala ou réception officielles et soutenir les jeunes talents afin d’assurer la relève. Quarante ans plus tard, l’Orchestre national semble avoir perdu le fil symphonique des temps fastes qu’il tente de reprendre avec les moyens du bord.
À l’intérieur de la Maison de la Culture Douta Seck, juste derrière la Case des tout-petits, se dressent les locaux qui servent de lieux de répétitions et de rencontres aux musiciens de l’Orchestre national. Chaque jour, ou presque, ils s’y donnent rendez-vous pour jouer de la musique, discuter et réfléchir sur l’avenir de leur formation. En cette matinée du mois d’octobre, ils sont tous là, assis sur des chaises, riant aux éclats, buvant du café et échangeant sur les projets du groupe. Quelques minutes après notre arrivée, ils nous invitent dans une salle quelque peu exiguë où ils se sont engouffrés pour répéter leurs partitions, sous le regard vigilant du chef d’orchestre Alassane Cissé et du chargé de production Papis Arfang Traoré.
Claquements de baguettes, notes rageuses de basse, riffs de guitare, mélodies de synthés, coups de percussions et c’est parti pour une demi-heure de rythmes et mélodies suaves ! Derrière le micro, le chanteur Khalifa Guèye, boubou blanc et micro à la main, distille des envolées lyriques avec sa voix si particulière qui fait penser aux crooners de la salsa. La musique est fluide, la sono presque parfaite et les paroles plaisantes. Après lui, un autre chanteur, Latyr Faye, enchaîne avec un air sérère, soutenu par les chœurs de Ndèye Thiam et Oulèye Diawara. La musique jouée par l’Orchestre national n’a rien à envier à celle des grands groupes du pays. Alors, pourquoi la formation a perdu de son lustre d’antan et est presque tombée dans l’anonymat ? Une question que se posent ses membres, eux qui s’échinent à produire régulièrement de belles compositions.
DES MOYENS QUI FONT DÉFAUT
Avec son directeur Adama Diallo, sa vingtaine de musiciens, ses techniciens de son et d’éclairage, son coordonnateur, son chargé de production, son agent d’administration et son veilleur, l’Orchestre national essaie tant bien que mal d’occuper sa place dans le paysage musical sénégalais, malgré des moyens qui font parfois défaut. « Notre objectif est d’avoir plus de moyens financiers et un niveau salarial relevé, mais nous sommes bloqués par la structure même de l’orchestre dont les membres sont régis par une convention commerciale », explique Adama Diallo. Depuis sa nomination, il se bat pour un changement de statut qui pourrait améliorer le traitement salarial de ses pensionnaires et leur donner une quiétude d’esprit plus propice à la création. Et selon lui, cela est tout à fait possible par le biais des budgets-programmes. L’autre bataille du directeur de l’Orchestre national est d’améliorer l’équipement avec du matériel dernier cri, des instruments modernes comme on en trouve dans les groupes privés. « Des efforts ont été faits par la tutelle, mais nous espérons plus. La question sera peut-être résolue en 2022 », souhaite-il. Il déplore le fait que presqu’aucune logistique n’est affectée à l’orchestre qu’on pourrait pourtant assimiler à l’équipe nationale de musique du Sénégal. « Si les moyens sont réunis, le groupe pourrait s’atteler à l’un de ses objectifs qui consiste à animer le territoire, se déplacer dans les 14 régions et toutes les communes du pays afin de mener des ateliers et programmes de formation », poursuit-il.
En 39 ans d’existence, l’orchestre peut s’enorgueillir d’avoir compté en son sein des musiciens expérimentés sortis du Conservatoire national de musique, ayant un background avéré et sachant lire, écrire et déchiffrer la musique, rappelait son ancien directeur, Jacques Boucher, lors d’un entretien, il y a quelques années. À l’époque, l’orchestre accueillait d’illustres membres comme le tromboniste Moustapha Fall (ancien du Super Diamono), le violoniste William Badji, le saxophoniste Sanou Diouf, le balafoniste Vieux Sidy Koïta et d’autres professionnels presque tous partis à la retraite. Mais, la relève semble être bien assurée avec l’arrivée d’une nouvelle génération d’artistes tels que le chef d’orchestre et bassiste Alassane Cissé, le guitariste Ibrahima Diédhiou, le batteur Boly Seck, le pianiste El Hadji Mbaye, le chanteur et guitariste acoustique Latyr Faye, les percussionnistes Moustapha Faye et Pape Souleymane Diop ainsi que les chanteurs Khalifa Guèye, Oulèye Diawara, Ndèye Thiam et le chargé de production Papis Arfang Traoré.
STUDIO D’ENREGISTREMENT EN PITEUX ÉTAT
Dans sa configuration, l’Orchestre national, placé sous la tutelle du ministère de la Culture, se déploie dans quatre sections principales. Il y a d’abord l’Atelier musical qui joue des sonorités instrumentales traditionnelles et modernes s’inspirant du répertoire sénégalais. Du côté de la section Variétés internationales, les musiciens utilisent leur propre répertoire, des compositions de vedettes nationales et internationales et des morceaux réalisés à partir des résidences avec des musiciens étrangers. Ainsi, l’orchestre a eu à accompagner des stars de passage au Sénégal telles que Manu Dibango, Nayanka Bel, Alpha Blondy, Tchala Muana, Harry Belafonte, Jimmy Cliff et tant d’autres. La troisième section est celle appelée Jazz qui puise à fond dans le patrimoine musical national, mais aussi au niveau des standards internationaux. Enfin, la quatrième section est celle intitulée Variétés locales avec un soubassement de musique d’ambiance sur fond de folklore des différents groupes socioculturels du pays.
Après quatre décennies de bons et loyaux services, le groupe traverse une période assez difficile. En juin 2018, lors de la célébration de ses 36 ans, un officiel du ministère de la Culture décrivait une situation pas très reluisante. Il avait insisté sur les problèmes de management, de gestion des ressources humaines et financières, d’équipement en matériels de son et de lumière, de logistique, de production artistique et de recherches musicales qui minent l’orchestre. Durant les échanges au cours d’une table-ronde, le directeur Adama Diallo souhaitait que les discussions aboutissent à un état des lieux exhaustif. Dans la même veine, Sémou Diouf, chef d’orchestre à l’époque, lançait ce cri du cœur pathétique à l’endroit des autorités : « Il faut que l’Etat prenne la peine de nous donner un peu plus de moyens financiers, mais également de régler nos problèmes sociaux et de matériels ».
Tous ces appels ont-ils été entendus ? Cela ne semble pas être le cas, car l’Orchestre national végète toujours dans des difficultés monstres, comme nous l’ont confirmé ses membres lors de notre passage à leurs séances de répétition. Ils sont tous nostalgiques de cette période faste des années 1980 et 1990 durant laquelle le groupe était convié à tous les grands événements musicaux aussi bien au Sénégal qu’à l’étranger : tournée au Venezuela, Festival international jazz à Dakar, Salam music expo, Saint-Louis Jazz, Festival Ebony à Gorée, Masa d’Abidjan, Festival mondial des Arts nègres, Fête de la musique en France, etc. Des productions de belle facture telles que « Naforé » en 1993, « Makhou ak Tacko » en 1996, « Liggeey » en 2001, avaient été mises sur le marché. Leur dernier album de 7 titres, « Musique de la Téranga », a été enregistré en mars 2020 et présenté au Masa d’Abidjan. Aujourd’hui, l’âge d’or de l’orchestre semble relever du passé, mais ses pensionnaires comptent bien rebondir et montrer leur talent sur toutes les scènes du monde. Cependant, pour atteindre cet objectif, le groupe devra être mieux équipé en matériels et voir les conditions de vie de ses membres améliorées. Un autre signe de la précarité dans laquelle vit le groupe : à leur siège de la Maison de la Culture Douta Seck, le local prévu pour servir de studio d’enregistrement est dans un état de délabrement inqualifiable pour un orchestre dit national. « Nous avons fait la proposition aux autorités pour l’équiper et espérons avoir une réponse positive », souhaite le directeur Adama Diallo.
YAMBO OUOLOGUEME, L'HOMME QUI A INSPIRÉ LE ROMAN DU GONCOURT
Tout savoir sur l'écrivain malien dont le destin brisé est retracé en partie dans « La Plus Secrète Mémoire des hommes », le roman de Mohamed Mbougar Sarr
Le Point Afrique |
Valérie Marin La Meslée |
Publication 06/11/2021
Qui était Yambo Ouologuem, (1940-2017) l'écrivain malien Prix Renaudot 1968 pour Le Devoir de violence paru aux éditions du Seuil ? Nous avions rencontré son plus jeune fils Ambibé, au Mali. Son compatriote Ousmane Diarra lui avait alors rendu hommage après sa disparition en 2017 au Pays Dogon où il s'était retiré. En 1968, ce brillant étudiant était devenu le premier écrivain africain à recevoir le prix Renaudot. Mais son destin avait tourné au tragique quand ledit roman avait été accusé de plagiat. Voici ce qu'en disait Jean-Pierre Orban, chercheur et écrivain, qui a eu accès au dossier d'archives du Seuil et pu éclairer la trajectoire de Ouologuem. Une trajectoire remise en pleine lumière cet automne, puisqu'elle a inspiré le jeune écrivain sénégalais, Mohamed Mbougar Sarr, dans son roman La Plus Secrète Mémoire des hommes, qui vient d'obtenir le prix Goncourt. L'histoire littéraire est un véritable roman.
« Ce que racontent les dossiers du Seuil à l'Imec, c'est aussi la tragédie d'un malentendu entre un auteur et son éditeur. Et le drame d'un homme jeune, bourré d'une ambition littéraire qui le submerge et qui navigue dans un monde éditorial dont il ne suit pas les règles, jusqu'à sa chute. Le roman est pilonné aux USA, est attaqué par une partie de la presse française. Ouologuem refuse de retravailler son deuxième roman (Les Pèlerins de Capharnaüm, inachevé et inédit à ce jour, dont une partie se trouve à l'Imec) comme le demande Le Seuil et ne parvient pas à faire aboutir ses projets chez les autres éditeurs. Il poursuit Le Figaro Littéraire pour diffamation et Le Seuil pour camouflage des comptes.
EXCLUSIF SENEPLUS - La part de responsabilité de nombreux africains et de leurs dirigeants a été de méconnaître leur histoire. Pour l'Afrique, c’est être parlé qu’il ne faut plus- ENTRETIEN DE PAAP SEEN AVEC MBOUGAR SARR & ELGAS (2/2)
Dans le sillage du Goncourt 2021 décerné à Mohamed Mbougar Sarr, SenePlus publie à nouveau cet entretien croisé de 2017 entre le lauréat et Elgas, un auteur écrivain sénégalais plein de promesses. L'auteur de la Plus secrète mémoire des hommes alors âgé de 27 ans seulement, y faisait preuve d'une grande lucidité dans sa façon de lire monde. La première partie de l'interview de Paap Seen est à retrouver ici.
Seneplus : L’écrivain malien, Yambo Ouologuem, a dit : « Du jour ou les Nègres accepteront de s’entendre dire des vérités désagréables, ils auront alors commencé à s’éveiller au monde. » Que vous inspire cette sentence ?
Elgas - Devoir s’émouvoir de cette banalité prouve encore que l’hygiénisme qui frappe de tabou nos productions reste fort. Yambo Ouologuem a été un des premiers phares de cette école qui jette sa lucidité sur le monde. J’ai toujours pensé - une intuition - que le préalable c’est de se regarder, on ne peut avoir la critique généreuse sur l’autre sans se l’appliquer. L’auto-dérision donne sa noblesse à la dérision. Et c’est éviter d’ailleurs que d’autres regards, avec leur facture désobligeante, viennent repérer cela et par ailleurs nous gifler. C’est doublement plus douloureux. L’éveil au monde est un mouvement naturel, pour ma part je crois que l’Afrique n’en a jamais été exclue. Le décolonialisme dépend encore trop du colonialisme. Il semble orphelin dès qu’on lui ôte son coupable favori, délaissant ainsi les autres champs. C’est un angélisme, et une posture. Ménager les africains ou changer les discours sur l’Afrique, c’est la cosmétique qui ne guérit pas les blessures, elles s’expriment toujours, déchirant le bâillon des convenances.
Mohamed Mbougar Sarr - Yambo Ouologuem était d’une lucidité absolue. Ce doit être l’une des principales qualités d’un véritable écrivain, c’est-à-dire d’un esprit libre. Yambo l’était, avec une radicalité qui lui a valu bien des inimitiés de la part de grandes figures africaines. La pièce maîtresse de son œuvre littéraire, Le Devoir de violence, dit ceci aux Africains : vous êtes des hommes comme les autres, c’est-à-dire que vous n’êtes pas des anges exemptés des atrocités, barbaries, pulsions sanguines, bêtises, irresponsabilités qui sont le lot de tous hommes depuis que les hommes marchent sur cette terre. Ce n’était évidemment pas très agréable à entendre pour un continent qui cherchait à prouver son innocence originelle, et à accuser l’étranger de tous ses maux (c’est vrai qu’il en avait causés ou aggravés beaucoup). Mais il fallait le dire… Il est toujours tellement plus simple de charger l’autre de la responsabilité de son mal, et de s’interdire toute autocritique ! Le malheur est qu’aujourd’hui, pour beaucoup de personnes sur le continent, obliger ce dernier à examiner sa responsabilité sur sa situation équivaut toujours à une sorte de haine de soi, donc d’aliénation, donc d’alliance avec l’Occident, dont de haute trahison. La lucidité sur soi est la plus dure à avoir. C’est celle qui fait le plus mal. Mais sans cette blessure salutaire, rien de vrai n’est possible.
Michel Houellebecq pense que « l’Afrique va continuer à crever ». Vous êtes d’accord ?
Elgas - Je ne voudrais m’attarder sur Houellebecq dont par ailleurs j’aime l’œuvre. Il y a une patte, un flair, des caprices et des insuffisances. Ça suffit souvent pour asseoir un style. Autant les évasions dans ses romans ont été des voyages plaisants, autant je ne l’élève à aucun rang de prophète. Encore moins ses phrases sur l’Afrique. Il ne faut lui prêter plus qu’il n’a. On ne trouvera jamais sur leur continent plus souverains prophètes que les africains eux-mêmes, j’aime à écouter ceux-là. C’est mon intérêt premier. Rien ne m’oblige à souscrire de manière plus générale à l’agenda raciste ou dépréciatif. J’arrive à le garder à une distance raisonnable d’inintérêt.
Mohamed Mbougar Sarr - Il faudrait voir le contexte (Ndlr: Interview de Michel Houellebecq par Frédéric Beigbeider dans le numéro 7 de GQ France du 01/09/2008) dans lequel il l’a dit, ainsi que le développement de l’idée, mais ça m’a tout l’air d’être une de ces phrases houellebecquiennes, brutales, empreintes d’un tragique tranquille, drôles parfois, donnant l’impression de dire quelque chose de choquant, voire vrai, tout en laissant quand même une impression de facilité. L’Afrique va peut-être continuer à crever, mais le monde aussi, Houellebecq avec, et rien ne peut les sauver de la mort (voilà une phrase tout à fait houellebecquienne).
Quelle est, selon vous, la part de responsabilité de l’Afrique dans sa défaite historique ?
Elgas - La terminologie de votre question admet si on la suit le caractère définitif des victoires et des défaites. Je ne pense pas que l’Afrique ait perdu quoi que ce soit. L’histoire n’est pas un produit achevé dont nous sommes les comptables. L’Afrique (et elle n’est pas seule) a subi trois colonisations que le décolonialisme ambiant omet par hémiplégie volontaire. Schématisons : l’occidentale et son alibi civilisationnel ; l’orientale, avec son messianisme d’universalisme religieux ; et la dernière, plus incernable, des influences, exportations, importations, que charrient les flux migratoires et qu’accentue la mondialisation. J’ai plutôt tendance à croire que toute colonisation a vocation à échouer. Elle échoue toujours à subvertir totalement, et le combat contre la colonisation a été toujours présent. Ce que je perçois, c’est une supériorité technologique à un moment donné qui a facilité la domination. La technologie, je crois, et c’est une de nos erreurs, participe de notre apport au monde, l’histoire en atteste. En faire un produit étranger, totalement exogène, est une erreur historique. Ce commun du monde, nous le faisons, nous devons pleinement y prendre notre part. Le refus de la substitution culturelle devait cheminer avec cette inscription sans complexe dans le monde. Cette dissonance constitue un péché. Mais le champ vaste du possible rebat toutes les cartes, car le modèle qui a toujours gouverné de monde périclite, et témoigne si besoin en était de l’inadéquation de la terminologie de la défaite. L’utopie est un élargissement des champs du possible déjà présent, non l’illusion de la reconstitution.
Mohamed Mbougar Sarr - Vaste question… Il faudrait voir de quelle défaite ou problème l’on parle. Mais il me semble qu’en bien des points, la part de responsabilité de nombreux africains, et de leurs dirigeants en particulier, a précisément été de méconnaître leur histoire, et donc leur part de responsabilité dans les tragédies qui ont jalonné celle-ci. Cela rejoint une précédente question : à partir du moment où l’on n’est pas lucide sur soi, où l’on ne se met pas d’abord dans la position de faire son autocritique, on se défausse. Le premier courage politique consiste à se regarder sans complaisance, pour sortir des discours démagogiques ou du ressentiment. Le seul rejet d’un « Occident » ne peut tenir lieu de projet politique. C’est un peu court. Nombre de dirigeants, et des jeunes à leur suite, se sont trop longtemps bornés à vomir sur l’Occident, de sur-réagir à des déclarations venues d’ailleurs ; ce faisant, il me semble qu’ils n’ont jamais eu l’initiative du discours sur le continent, celui-ci étant constamment nommé, parlé de l’extérieur. Or c’est être parlé qu’il ne faut plus. Et pour ne plus être parlé il faut, je crois, parvenir à poser sur soi une parole juste, responsable, lucide. L’attitude, qui consiste à toujours attendre l’assentiment ou la permission d’un ailleurs pour savoir quoi penser, révèle la même chose : l’impossibilité de se regarder en face. Mais j’ai bien conscience que la lucidité est une école ; du moins, elle s’acquiert grâce à une éducation, et à l’émergence d’une grande masse critique. Et c’est peut-être là, en fin de compte, dans l’éducation des masses, qu’on a le plus failli.
L’utilisation des langues européennes au détriment des langues vernaculaires reste un obstacle de taille dans la diffusion des idées. Les masses africaines ne peuvent pas vous lire. Est-il vraiment exact de parler de littérature africaine ?
Elgas - Ne pas se débattre avec l’histoire, je l’ai appris avec Balandier. Dans un article, L’aliénation du contre discours, j’y reviens longuement. La langue, quoiqu’essentielle, ne fait pas tout. Il y a un investissement massif à faire dans l’école sénégalaise pour faciliter l’advenue de ce temps que l’on appelle tous de nos vœux. Pour le moment les postures prennent le pas sur le préalable du travail colossal à faire. La langue est déjà la chair de la culture. Il faut instituer cette continuité dans le champ administratif. Les textes en wolof ne sont pas plus lus que les autres pour l’instant. Nous n’avons d’autre choix que la cohabitation. L’idée d’écrire dans sa langue est une inclination naturelle, je ne doute pas que nous viendrons à bout de la violence de l’Histoire, et tous les indices le montrent. Il faut juste éviter d’être prisonnier du ressentiment identitaire. Le curseur se trouve là, car la langue n’agira pas comme une solution miracle, d’autres problèmes structurels lui survivront.
Mohamed Mbougar Sarr - Je sais en tout cas qu’il y a des écrivains africains. Je pourrais même me hasarder à dire qu’il existe une littérature africaine, si on ne fait pas de celle-ci une caricature, si on ne l’assigne pas à des exotismes ridicules ou à des critères obligés. Il n’y a pas une essence de littérature africaine, il n’y a pas d’identité figée d’une littérature, définie par la géographie. Je n’y crois pas. Je crois en revanche qu’il y a des écrivains libres, des sujets individuels, des sensibilités singulières, qui écrivent des livres dont les imaginaires profonds, ou disons, des parts importantes de ces imaginaires, trouvent, à des degrés divers, leur origine en Afrique. Mais pour être plus proche de la question, je ne définis pas une littérature à partir de la seule langue dans laquelle est écrite. Je la définis plutôt à partir d’un imaginaire, et je l’apprécie pour des raisons qui dépassent le seul critère de la langue d’écriture. C’est une question très importante, cruciale pour l’avenir de nos littératures, mais il ne faut pas, par idéologie, ignorer des problèmes de base : aujourd’hui, au Sénégal par exemple, ce n’est pas parce qu’on écrirait en wolof ou en sérère qu’on serait davantage lu que si on écrivait en français. Dans les deux cas, on n’est compris, c’est-à-dire lu, que par une minorité. La raison hélas en est simple : ce n’est pas littérature qui est en question, mais la lecture. C’est un problème dont la clef est politique et non littéraire. J’aimerais beaucoup me dire qu’en écrivant dans ma langue maternelle, le sérère, je serais plus lu au Sénégal. Mais ce serait une illusion : quel pourcentage de la population sait lire le sérère au point d’apprécier une œuvre littéraire dans cette langue ? Quelle part de la population sénégalaise lit couramment et régulièrement le wolofal ou même l’ajami ? Il faut d’abord apprendre aux gens, à l’école, dès la sixième, à lire. Que ce ne soit plus seulement restreint à des programmes d’alphabétisation, mais que ça devienne la norme. A partir de là, naturellement, les œuvres en langues nationales se multiplieront. Boubacar Boris Diop dit que ce sont les œuvres qui créent le lectorat et non l’inverse ; il a raison, à condition que l’on rajoute : encore faut-il que le lectorat puisse, c’est la base, lire l’œuvre. Alors que faire, pour nous autres, écrivains ? Attendre que l’Etat fasse tout le travail, nous déblaie le terrain pour qu’à la fin nous venions comme des princes illuminer le bon peuple enfin instruit de nos œuvres ? Je ne pense pas non plus. Je pense qu’il y a une solution médiane, qui permettrait aux écrivains d’écrire des œuvres dans une langue nationale et d’être compris, à défaut d’être lu. Cette voie médiane, c’est celle du théâtre. Une œuvre littéraire, écrite avec les exigences de la littérature dans une langue nationale, et jouée dans cette même langue. C’est peut-être là qu’il faut concentrer nos efforts. En ce qui me concerne, en tout cas, c’est à cela que je réfléchis. Faire du théâtre, ou du cinéma, comme Sembène l’avait fait il y a longtemps.
Mbougar, un roman en sérère, vous y pensez ?
Une pièce de théâtre, plutôt. Oui j’y pense. J’y travaille.
Il y en a plusieurs. Il ne faut pas ébruiter l’ouvrage. Pas par superstition mais par goût de la surprise.
Quelles appréciations portez-vous sur l’état actuel de la littérature en Afrique ?
Elgas - Dynamique, vivante, comme toujours, avec ses fastes et ses carences. Elle vit au rythme du monde. Il faut l’y inscrire et ne pas la particulariser. Elle n’est, ne doit être, dépositaire d’une particularité irréductible au commun du monde. C’est la condition de son rayonnement.
Mohamed Mbougar Sarr - Je ne connais évidemment pas tout ce qui se publie à travers les 54 pays du continent, mais je sais une chose : il y a de très bons écrivains, anglophones, francophones, lusophones, arabes, installés sur le continent ou dans les diasporas, qui ne demandent qu’à être découverts et davantage lus. Ce qu’il manque, je crois, ce sont de grandes maisons d’édition sur le continent, des circuits critiques et institutionnels pour légitimer, reconnaître, faire connaître les littératures du continent et, aussi, plus de traductions entre les différentes aires linguistiques de l’Afrique. Tout cela ne pouvant naturellement être substitué au geste fondamental : mieux éduquer les masses africaines, mieux les sensibiliser à l’importance de la littérature, de la lecture, du rêve, de la poésie, dans la vie. C’est peut-être ça, finalement, le grand problème de la littérature sur le continent (je parle en tout cas de sa part francophone) : on la considère comme une chose qui ne sert à rien (peut-être est-ce le cas, et heureusement ?).
Y a-t-il une crise de la littérature au Sénégal ?
Elgas - Je ne le crois pas. Lire et faire lire. L’inscrire dans l’habitus et le démocratiser par le théâtre, le cinéma, le conte public, l’habitude du débat. Je ne goûte pas au tropisme de la crise, il y a de tout. C’est une familiarisation avec le choix, et c’est heureux.
Mohamed Mbougar Sarr - Crise, je ne sais pas si j’irais jusqu’à employer ce mot. J’ai plutôt l’impression d’une dépression, d’une période où il y a un peu moins de figures solides d’écrivains qui se dégagent ou émergent, avec des œuvres, de la qualité, de l’exigence, l’ambition d’être des écrivains. Et à cela, s’ajoute beaucoup d’autres questions liées au statut même du livre : son prix, son accessibilité, sa valeur symbolique, les lieux où on le distribue, la fiabilité des maisons d’édition, etc. Mais peut-être que je me trompe, et que la littérature sénégalaise se porte très bien.
Certes nous avons nos piètres académies de récompenses, qui s’appellent « Cauris d’Or », Calebasse D’or, Guerté D’or et autres « Marteaux D’or », mais celles-ci n’auront souvent su célébrer que la vanité et la médiocrité de plusieurs de leurs lauréats
Mohamed Mbougar Sarr, né en 1990 à Dakar au Sénégal, est un romancier sénégalais, sérère d'expression française et qui vient d’être lauréat du prix Goncourt 2021 pour son 4ème roman : « La plus secrète mémoire des hommes. »
À 31 ans, Mohamed Mbougar Sarr s’érigeait en grand favori du plus prestigieux prix littéraire français et vient d'obtenir dès le premier tour par six voix sur 10 le prestigieux prix Goncourt. Ce dernier roman, « La plus secrète mémoire des hommes », écrit dans une langue ironique, provocante et poignante, est une déclaration d’amour à son métier d’écrivain, qui a toutes les chances de le faire connaître du grand public.
Au Sénégal, la fierté s’étale sur toutes les chaînes de télé et sur tous les sites, qui du coup, ont éclipsé Aïda Diallo et Koukandé de leurs unes racoleuses, et même notre président se fait photographier avec le livre « Goncourtisé », le tenant maladroitement du bout des doigts, comme une poule ayant ramassé un couteau.
Cette fierté que nous offre une France en cours de « Zemourisation » fiévreuse, est d’abord la fierté d’une promesse. Celle de l’école et de l’éducation d’excellence. Il est agréable de noter que le jeune homme est issu du Prytanée Militaire de Saint-Louis, et Dieu sait que souvent, la formation qui est délivrée à ses « Enfants de Troupe », ouvre l’idée que s’il y avait 14 Prytanées au Sénégal, notre pays s’en porterait beaucoup mieux. Il est cependant navrant que notre pays ne sache pas récompenser les meilleurs de ses fils et que souvent leurs talents soient célébrés sous d’autres cieux. Certes nous avons nos piètres académies de récompenses, qui s’appellent « Cauris d’Or », Calebasse D’or, Guerté D’or et autres « Marteaux D’or », mais celles-ci n’auront souvent su célébrer que la vanité et la médiocrité de plusieurs de leurs lauréats, puisque, nul ne l’ignore, à commencer par les « primés », ces distinctions sont payantes, en toute vulgarité propre à tout « foutage de gueule ».
Boubacar Boris Diop, a été lauréat du prix international Neustadt 2022, Omar Victor Diop expose ses photos dans les galeries du monde entier, Oumar Ba affole les galeristes de la planète avec ses toiles qui s’arrachent à plus de 100 000 euros, Waziz Diop fait la « Une » du New Musical Express, la bible de la musique, dans l’indifférence nationale totale, et Souleymane Bachir Diagne est considéré par ses pairs comme faisant partie des 10 esprits les plus féconds et les plus influents de notre monde. Tout ça nous en touche une, sans faire bouger l’autre…
Ce que nous savons le mieux faire, c’est sans aucun doute, faire des nécrologies élogieuses suintantes et dégoulinantes de mots creux, à tous nos héros de l’esprit, au pied de leurs sépultures, après avoir, comme pour se dédommager et s’excuser d’avoir loupé leurs glorieuses entreprises, offert à leurs familles des enveloppes rebondies de liasses inutiles, mais dont les abrutis sauront célébrer les donateurs drapés dans leurs prétentieuses impostures.
Heureusement que des académies Goncourt et autres cercles de culture, se piquent d’universalité. Il est dommage que sous nos latitudes, nous ne sachions célébrer que le « monde de l’apparence », où ce que l’on voit de plus profond se trouve à la surface. Aux antipodes de « La plus secrète mémoire des hommes », qu’il faut savoir aimer fouiller. Et là, ça devient de l’art. Une toute autre histoire.
par Khadim Ndiaye
LA PLUS SECRÈTE CHARGE CONTRE L'ASSIGNATION IDENTITAIRE
EXCLUSIF SENEPLUS - Mbougar Sarr a voulu délester son œuvre du trop-plein de "bagage culturel" et "l’alléger" par un cachet qui transcende les particularismes. Il veut se soustraire au sempiternel regard colonial essentialisant
Mbougar Sarr, je crois bien, a bien appris de la réception souvent teintée de préjugés de manuscrits d'auteurs africains en France. Quand c'est un Africain ou un Afrodescendant en effet, il y a la tentation de juger l’œuvre à l'aune de "l'africanité", c’est-à-dire de spécificités culturelles présumées. L'auteur est vite essentialisé, la prégnance de l'exotisme ou son absence devient le critère ultime pour apprécier son œuvre.
Yambo Ouologuem a dû passer par l’appréciation culturaliste et racialiste de son roman, Le devoir de violence. Lors des différents allers et retours de la relecture du manuscrit, ses éditeurs lui ont signifié, par moment, non pas un défaut de francité, mais un manque d'africanité. Son livre, qui portait au départ sur un drame de jalousie et de séduction en Europe a subi de profonds changements et a dû osciller entre une version "européenne" et une version "africaine".
En 1921, le critique français Edmond Jaloux estimait que Batouala de René Maran n’aurait pas dû recevoir le Prix Goncourt parce que trop exotique. Un cachet que Maran n’a pourtant pas voulu donner à son texte.
Lorsque l’œuvre de Senghor est entrée dans le programme d’agrégation en France en 1987 parmi les livres des auteurs du XXe siècle, les agrégatifs avaient de la peine à comprendre ses textes "qui ne leur parlaient pas" parce que "venus d’ailleurs". Jean-Louis Joubert, membre du jury de l’agrégation des Lettres, qui rapporte cette information, soutient que les raisons de ce "rejet" se trouvaient dans "la difficulté réelle opposée par ces poèmes venus d'ailleurs, avec tout leur implicite culturel, et la connivence qu'ils supposent avec des paysages, des modes de vie, des façons de penser qui ne sont pas d'ici".
En clair : l’œuvre de Senghor était jugée trop exotique par les candidats à l’agrégation.
Le philosophe Souleymane Bachir Diagne rapporte comment, en discutant de la rédaction de l’ouvrage co-écrit avec Jean-Loup Amselle sur les thèmes de l’universalisme et de la pensée décoloniale, son éditeur a voulu d’emblée lui faire arborer le costume du "particulariste" qui aurait en face de lui "l’universaliste" que serait Amselle.
Mbougar Sarr, il me semble, a été habité par cette tension permanente d’esquiver cette assignation identitaire en rédigeant son roman La plus secrète mémoire des hommes. Il clame haut et fort qu’il veut être considéré comme un auteur tout court, qui ne veut pas être perçu à travers son africanité - sa situation de sous-développé, aurait dit Yambo Ouologuem - lors de la réception du Prix Goncourt : "Mon rêve, dit-il, serait qu’à partir d’aujourd’hui qu’un écrivain africain, noir, qui obtient le Prix Goncourt, ne soit plus considéré comme une exception, une rareté, une faveur qu’on ferait à des minorités".
Dans une entrevue avec Afrique Magazine, Mbougar Sarr renforce ce point de vue : "Des malentendus président parfois aux lectures de leurs [les écrivains africains de langue française] écrits en Occident. On ne semble pas toujours les considérer comme des œuvres littéraires à part entière. Il y a cette tentation de les relier à des spécificités culturelles, voire biologiques, pour les comprendre, en rejetant en arrière-plan la question purement littéraire. On peut me rétorquer que le purement littéraire n’existe pas, et que toute littérature est empreinte d’une culture. C’est vrai. Mais le problème survient quand ce bagage culturel devient plus important que le texte lui-même".
Mbougar Sarr a voulu donc délester son œuvre du trop-plein de "bagage culturel" et "l’alléger" par un cachet qui transcende les particularismes, lesquels avaliseraient les soupçons d’exotisme. Au fond, il veut se soustraire au sempiternel regard colonial essentialisant.
Il est donc prêt à se départir des contingences terrestres, des couleurs et des nationalités et à habiter cette seule contrée qui l’enchante et où règne selon lui la liberté : le pays de la littérature.
Voilà pourquoi La plus secrète mémoire des hommes traverse les siècles, explore des thèmes divers, fait voyager du Sénégal à l’Argentine en passant par la France. Une façon commode de transcender les espaces et le temps et d’échapper ainsi à la lecture identitaire de son roman
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OSER FENDRE L'ARMURE
EXCLUSIF SENEPLUS - Écrire en soi est un acte de dissidence. Ce qui fait l’intellectuel, c'est ce qu’il produit. On n’a pas besoin d’insulter un pays, lui tendre un miroir suffit - ENTRETIEN DE PAAP SEEN AVEC MBOUGAR SARR ET ELGAS (1/2)
Dans le sillage du Goncourt 2021 décerné à Mohamed Mbougar Sarr, SenePlus publie à nouveau cet entretien croisé de 2017 entre le lauréat et Elgas, un auteur écrivain sénégalais plein de promesses. L'auteur de la Plus secrète mémoire des hommes alors âgé de 27 ans seulement, y faisait preuve d'une grande lucidité dans sa façon de lire monde. La seconde partie de l'interview de Paap Seen est à retrouver sur SenePlus demain, samedi 6 novembre.
Quelque chose de Senghor, quelque chose de Césaire, quelque chose de Balzac. Beaucoup de talent. Elgas et Mohamed Mbougar Sarr sont les figures les plus prometteuses de la littérature sénégalaise. Elgas, dans son premier livre, Un Dieu et des mœurs1, met des claques à tout le monde. Il rapporte quelques nouvelles qui font l’effet d’un véritable électrochoc. L’auteur s’attaque aux tabous d’un Sénégal qui fait semblant d’être puritain et qui refoule ses obsessions névrotiques et malsaines. Un Dieu et des mœurs est un chef d’œuvre, bouleversant de style, de personnalité, d’idées neuves et renversantes. La réalité racontée par l’auteur est déchirante. Elgas nous coupe le souffle et joue avec nos affects. C’est un coup de maître. Une fresque vengeresse quelque part, qui touche là où ça fait mal, mais d’une impressionnante maturité.
Mbougar Sarr, quant à lui, est un écrivain à la reconnaissance fermement assise. Son premier roman, Terre Ceinte2, installe le lecteur dans la violence d’une ville sous le joug des jihadistes. Un beau roman, bien écrit. Mbougar gonfle son regard d’une complexité philosophique et épuise la terreur dans l’amour, la mélancolie et la résistance. Terre Ceinte est une œuvre puissante et raffinée. Son second livre, Silence du Chœur3, revient sur la condition des migrants Africains qui débarquent en Europe. C’est un roman délicieux. Un grand livre, qui explore les constantes de la nature humaine : l’amour, la haine, la joie, la peur, l’aventure, la rencontre. Mbougar a une intelligence secrète de la narration. Il regarde le monde avec la douceur d’un poète. Il sait jouer avec les subtilités de la langue et maîtrise les codes du roman.
Elgas et Mbougar Sarr ont partagé quelques confidences avec seneplus.com. Entretien croisé.
Seneplus : D’où vous est venu le désir d’écrire, de « déranger le monde » ?
Elgas - Je pense qu’il faut dissocier les deux qui viennent de sources différentes. Le désir a quelque chose de l’ordre du besoin philosophiquement. On le produit, on le secrète, sans être maître du jeu et parfois - et c’est son charme - il participe d’un mystère et d’une mystique, qui se nourrit de nos environnements de vie, de nos adhésions, de nos goûts et de nos histoires respectives. En cela, il y dans le désir d’écrire, une multiplicité de facteurs explicatifs, sans que l’un d’entre-deux ne soit jamais à même de tout à fait l’expliquer. Je ne crois pas aux vocations établies et formelles quoique des prédispositions puissent promettre untel ou un autre à emprunter une voie. Je crois à un fétichisme du hasard et de la conjoncture, les seuls à même d’exprimer le potentiel. Et pour ma part, je suis un littérateur tardif. C’est une itinérance qui n’avait pas d’horizons, qu’a fécondé la solitude d’une adolescence où le rêve abondant, pour le Sénégal en particulier, s’est heurté à la complexité d’un monde que je découvrais. Lire a d’abord constitué à cette période un sanctuaire, un élan, et une pénétration assez poussée dans une curieuse gourmandise. Je sentais s’épanouir en moi, cette excitation innommable d’écrire, pour rendre hommage à ceux qui nous ont transmis des émotions. Le désir d’écrire perpétue l’ouvrage de gratitude d’un lecteur envers des devanciers admirés. De là à la passion qui suit, cheminant avec la conviction et l’amusement, le désir devient une énergie vitale tout court. Ecrire est un des éléments de cet éventail, sans doute celui qui éprouve la liberté jusqu’à son terme. Le désir d’écrire est un exercice de liberté.
Et déranger le monde n’est pas un dessein, on pourrait s’y employer avec toute l’ardeur et la radicalité du monde, qu’on ne pourrait le déranger plus qu’il ne l’est, dirais-je presque « naturellement ». Si on doit rester sur l’optique du dérangement, le monde n’en serait pas la cible, mais plutôt les certitudes, les immobilismes, tout ce qui bâillonne le génie humain. Il y a quelque chose de taquin et de très enivrant, à chatouiller les puissants, à rire de leurs tares. Ecrire en soi est un acte de dissidence, toute la littérature en atteste et mettre cette liberté au service de causes, sans grandiloquence aucune, c’est un moteur. Ni refaire le monde, ni le défaire, mais le faire tout simplement, car l’entreprise n’est jamais achevée.
Mohamed Mbougar Sarr - De mes lectures, je crois. C’est la lecture des grands écrivains qui m’a donné, en même temps qu’une haute idée de la littérature, la prétention de vouloir essayer d’en faire. Du reste, je pense que dans l’acte d’écrire il s’agit moins de déranger le monde que de me déranger, moi.
Qui sont vos influences ?
Elgas - Il y a toujours une grande imprudence à vouloir les citer, et par conséquent à en oublier un paquet. Mais je partage avec l’autre interviewé une anecdote, et ça a été un des ciments de notre rencontre. C’est notre amour commun pour l’œuvre de Balzac. La Balzacie a été mon territoire premier, mon appétit littéraire s’en est nourri. Et plus singulièrement, un personnage de Balzac a raflé la mise : Jacques Collin. J’aimais sa langue et sa science, et je faisais des exposés énamourés de ses apparitions à qui voulait l’entendre, tel un amant de fraiche date. Balzac ouvre naturellement sur le champ de ceux qu’on appelle classiques. Détour obligé. Grands bonheurs. Grandes leçons littéraires. Mais on découvre que la littérature, c’est un foisonnement du style, des idées, odeurs, et que le champ, immensément vaste, consacre l’esthétique et l’écho de la voix, dans ce qu’ils ont de grandiose. La littérature embouteille la poésie de la vie. On la trouve dans les livres, dans les pensées, dans la science aux sens large. C’est la réconciliation de l’écrin et de sa pierre précieuse. C’est pourquoi les autres figures qui m’ont influencé sont humoristique, Desproges, politique, Seguin, journalistique, Bernanos, intellectuelle, Amady Aly Dieng et Régis Debray, sportive, Zidane, Federer, musical, Brel, Ndongo lô etc. Ils ont en commun un style, toujours singulier, où l’esthétique habille avec éclat l’intuition. Aller s’abreuver à cette source du génie, c’est en sortir, imprégné, intimidé, corseté de peur, mais définitivement adepte d’une irrévérence classieuse qui devient une école. Mes influences sont dans cette demi-seconde du contre-temps, où la volonté de s’extraire de la frénésie de la meute, permet de mieux regarder, pour apprécier mais aussi disséquer. Découcher hors de la littérature permet alliages plus riches et filiations plus diversifiées.
Mohamed Mbougar Sarr - Il y en a beaucoup. Je crois que nous en avons un certain nombre en commun. Balzac notamment, qui m’a beaucoup marqué au moment de ma véritable entrée en littérature, et pour des raisons différentes de celles d’Elgas. Plus généralement, j’ai beaucoup lu et je continue à lire les classiques européens du XIXe siècle, ainsi que la littérature française de la première moitié du XXe siècle. Beaucoup de choses me plaisent et me fascinent dans le XIXe siècle : l’ambition que l’on donne à la littérature, une certaine idée du style, les grands romans ou immenses épopées romanesques, l’émergence d’une vraie modernité esthétique, l’autonomisation vis-à-vis de la morale : tout est là. Par ailleurs, il y a naturellement Césaire et Senghor, auxquels on n’échappe pas, mais aussi Sembène, Malick Fall, Yambo Ouologuem, et quelques autres, plus contemporains.
Le livre parfait, selon vous ?
Elgas - Sauf à aller chasser dans le pré carré divin, et encore, la perfection reste une mythologie, heureuse quand elle fait naître une saine compétition, illusoire, quand elle se veut le modèle et fatalement le moule unitaire. Les livres, d’ailleurs, tous les autres générateurs d’émotions, échappent à cette catégorisation. Abonder dans le sens d’une perfection existante, c’est suggérer qu’il y aurait une liste de critères et dès qu’un livre les coche, il en serait. C’est disqualifier la subjectivité, c’est oublier la volatilité insaisissable des émotions. Toute l’affaire étudiée, de livre parfait il n’existe pas. Il y a une intimité inviolable avec chaque lecteur, le parfait se juge à l’aune individuelle, si jamais on voulait l’envisager. Au-delà de la question se pose surtout, et c’est ce qui m’intéresse, la force de l’émotion procurée. Comment rembourser la dette de plaisir que l’on ressent en lisant ? Cette équation irrésolue, irrésolvable, me paraît être un mystère heureux. Je suis par exemple moi-même un lecteur assez expansif. Ma joie déborde souvent devant la chirurgie de la pensée et le scintillement de la langue. A ce titre j’aurais la perfection généreuse, je l’accorderais à tous livres que j’ai profondément aimés, jusqu’à la transe. Et il y en a beaucoup. Il est heureux d’ailleurs que les livres outrepassent le cadre de la perfection, car l’émotion est d’abord au-delà, et ensuite, les livres ont des moments de sommeil, de marée basse, sorte d’élan pour s’élancer à nouveau. Cette courbe m’évoque plein de choses et je plaide pour la diversité des perfections. Une question de démocratie littéraire soumise au seul filtre qui compte, celui du lectorat et de sa subjectivité.
Mohamed Mbougar Sarr - A mes yeux, celui qui sait atteindre ou révéler une vérité profonde, que je portais sans pouvoir ou oser la regarder en face. C’est le livre qui arrive, par un style, une émotion, une langue, une force et une densité philosophiques, à me donner à voir ce qui fait ma beauté et ma tragédie comme être humain, dans toute ma complexité, dans toutes les variétés et nuances d’expériences qui me constituent. Le livre parfait est celui dont on ressort avec le sentiment de mieux savoir qui l’on est, comme humain.
L’écrivain a-t-il un rôle à jouer dans nos sociétés dévastées par l’obscurantisme et submergées par des légions de laissés-pour-compte ?
Elgas - J’aime croire que la sacralité du rôle de l’écrivain est surestimée et donc contre-productive. Je n’attends pas plus d’un écrivain que d’un cordonnier. Peut-être chez nous l’obscurantisme se donne-t-il à voir dans son habit le plus lugubre, mais la problématique est géographiquement bien partagée. Partout les mêmes problématiques existent, présentant des caractères et des expressions différentes. Tous les segments de la société sont requis à la tâche du « penser », elle incombe à tout le monde. Sembène, qui reste pour moi le modèle absolument indépassable dans le champ sénégalais, a tenté de contourner l’obstacle de la distance avec les lecteurs, en investissant la voie du cinéma. Mutatis mutandis, c’est une invitation à ce que l’éclairage puisse naître de partout. Le travail dit intellectuel ne peut ainsi être institué, il est diffus, il a besoin de relais, et il agit par intermédiaires. Les rôles préétablis ainsi que les fastes que cela peut entrainer, créent à terme un mandarinat intellectuel et creuse la distance avec les populations. Ce qui me terrifie, c’est de voir l’extrême défiance des populations vis-à-vis d’élites qui, et c’est assez cocasse, disent être leurs porte-voix. Cela naît du fait que la pensée ne doit pas être cantonnée à une sphère, laissée à une expertise, mais doit être suscitée par une entreprise précoce : la liberté de conscience. Elle est la source première de la démocratisation de l’intellectuel, sans que l’on soit dupe des tentations de populisme et de démagogie que cela entraine. Ce qui fait l’intellectuel, ce n’est ni son statut ni le rôle que l’on attend de lui, mais ce qu’il produit et qui peut trouver un écho dans la population. C’est le produit qu’il faut chérir, constamment mettre dans la balance de la critique et non en célébrer le cadre. Il faut enlever les galons des réputations, trop solennels, qui procèdent presque de la terreur. Il faut banaliser la réflexion pour en faire l’affaire de tous. Je ne développe aucun fétichisme vis-à-vis des intellectuels, j’aime quand ils sortent de la zone des convenances. Là disparaissent les masques.
Mohamed Mbougar Sarr - Oui, l’écrivain a un rôle à jouer : écrire. Ecrire du mieux qu’il peut, le plus honnêtement possible, en restant loyal à sa conscience comme homme et à sa liberté comme créateur. Ce n’est qu’ainsi, en cultivant sa solitude, sa singularité, et en ayant le courage de se faire face, jusque dans ce qu’il peut porter de plus monstrueux, qu’il parviendra à dire quelque chose de juste sur le monde et sur les autres. La littérature est un art, fondamentalement, c’est-à-dire un geste dont le principe est esthétique ; mais toute esthétique, si elle est puissante, travaillée par le souci du style, de la métaphysique, du désir de trouver des métaphores de la condition humaine, devient de facto une éthique, et une politique. Je crois en une littérature qui puisse transformer chaque lecteur, voire –rêvons !- le monde, mais c’est une transformation qui n’est possible que par le truchement d’esthétiques fortes. Si Les Misérables est un grand livre, ce n’est pas parce qu’il dénonce, c’est d’abord parce qu’une esthétique puissante et originale le porte.
Les étiquettes vous dérangent ?
Elgas - Pas vraiment. Elles n’engagent que ceux qui les collent et les attribuent. Il y a un effort à domestiquer une insensibilité quand on écrit ou pense, cela doit être une quête perpétuelle. Les étiquettes ne sont pas des empreintes indélébiles, on a toujours une possibilité de maîtriser son œuvre. Les fixations et les jugements tranchés ont vocations très souvent à se ramasser les contre-pieds de l’histoire. Je me suis toujours dit que la vraie souveraineté, c’est d’être libre de produire ce que l’on veut, en se fichant de l’appréhension qui peut corrompre, mais accorder la même liberté au lecteur de diverger. C’est un équilibre asse sain, et aucune partie n’est lésée. On connaît la formule de Céline, risquer sa peau toujours quand on écrit, lui qui pensait que la seule inspiration vient de la mort. La liberté comme exercice, c’est le risque, c’est compagnonner avec lui toujours. Chaque ligne est un enjeu, il y a dans cette ivresse noire, un vrai plaisir, et la possibilité de se tromper. Les étiquettes supposent aussi la prévisibilité. Si elle est cohérence, fidélité à une ossature de pensée, bingo. On écrit toujours le même livre dit l’autre. Si elle absence d’imagination elle flétrit toute seule. Les étiquettes sont les caprices des lecteurs qui les collent, avec bienveillance ou malveillance. L’œuvre arrive à la décoller, et à forger sa propre cadence. C’est un fil.
Mohamed Mbougar Sarr - Lorsqu’elles sont des grilles de lectures faciles, univoques, commodes pour ranger, cataloguer, emprisonner éternellement (et c’est presque toujours à cela qu’elles servent !), oui, elles sont très embêtantes.
L’impression qui se dégage, en vous lisant, c’est que Mbougar est mesuré, esthète, alors que Elgas est rebelle, irrévérencieux ? Partagez-vous ce constat ?
Elgas - Je trouve phonétiquement le mot irrévérence agréable à l’oreille. Comme une forme de dissidence sans posture, de désaccord sans hostilité. Je le réclame. Sinon rebelle m’enivre moins. Et on n’est jamais rebelle qu’aux yeux de l’autre. « Si je suis barge, ce n’est que de te yeux » chantait Renaud. Si Mbougar permet que je girafe dans son jardin, l’esthétique a toujours été l’élément central pour moi. Mais l’écrin ne doit jamais être vide, le remplir est une obsession. Nous sommes sur des territoires sensiblement différents mais je ne crois pas cloisons définitivement scellées. Je ne m’interdis pas des virées dans le roman, où l’exigence de la lenteur et le réquisit de l’esthétique sont plus forts. Mais je crois que les essais valent aussi par leur parure. Déjouer la sécheresse des travaux académiques est un enjeu, et le style est toujours une quête. Mbougar croit, et je le suis, à la force du langage. Il charrie mieux que tout les émotions et les sublime. Mais il est abouti par une réflexion, une vision. Malgré sa souplesse, l’art du roman accouche aussi. Pour le champ sénégalais, explorez tous les livres des trois générations d’écrivains, l’intérêt pour les problèmes sénégalais leur est commun. Et très souvent, c’est à contresens des vulgates dominantes. Ne pas se satisfaire, c’est ne pas se résigner. C’est croire toujours en la perspective d’un meilleur Homme. Mon irrévérence n’est pas caprice, c’est un refus d’abdiquer. Il y a tellement de confort à croire que les destins sont figés, que je n’ai pas envie d’y baigner. L’impression d’un propos radical tient plus du caractère amorphe de ce que l’on dénonce que de la violence de la charge. On n’a pas besoin d’insulter un pays, lui tendre un miroir c’est lui faire plus de mal. Le pas de côté, c’est le refus de croire les choses écrites. C’est la moindre des choses que l’on doit à une société lacérée par ses blessures.
Mohamed Mbougar Sarr - Attention, voilà les étiquettes… Ceci dit, cependant, qu’attendre d’Elgas, casamançais pur et soninké fier, sinon qu’il soit un « rebelle » ? Mais plus sérieusement, je crois que cela dépend de ce qu’on lit d’Elgas ou de moi. C’est vrai qu’il y a des tons, des styles, des tempéraments peut-être, qui sont différents. Du reste, je publie surtout de la fiction, alors qu’Elgas a pour l’heure commis un essai sous forme de réquisitoire (même si je crois qu’il a aussi une excellente fibre de romancier), ce qui change tout de suite le rapport au ton, notamment. Elgas est peut-être, et j’admire beaucoup cela chez lui, plus direct, chaque phrase chez lui est une balle, un obus ; il est plus incisif, moins empêtré que moi dans les phrases, la ponctuation, les temps et les références, mais je peux vous assurer qu’il est aussi esthète ; oui il l’est, car il est avant tout un écrivain, et un écrivain qui a un souci poussé de la manière dont il écrit (qu’est-ce qu’un esthète dans l’art d’écrire, sinon, cela ?). Certaines des pages les plus délicieuses de Un Dieu et des mœurs frôlent l’exercice de style tout en gardant une vraie force dans le fond… Mais enfin, tout cela n’est pas très important à mon avis, ou est très mouvant du moins ; l’essentiel est que chacun de nous écrive dans le style qui lui est le plus naturel.
L’actualité est dominée par ce qu’on a appelé « l’esclavage en Libye ». Dans Silence du Chœur, Mbougar s’empare de la question des migrants Africains, de leurs misères, de l’accueil qui leur est réservé en Europe. Selon-vous, sont-ils victimes de la haine des autres ou de l’incurie des dirigeants africains ?
Elgas - Je propose pour une fois qu’on inverse la perspective. Que l’on prenne le voyage par le point de départ et non le focus par le terminus. En remontant l’itinéraire, on voit se complexifier la donne. Le départ dans l’acte d’immigration, entraine cette violence symbolique que j’ai toujours évoquée. Il n’est pas le seul fait des malheureux, il est le fait aussi d’une classe éclairée. J’avais été saisi d’effroi, et j’en parle dans mon livre, par l’histoire de Fodé, ami d’enfance, qui avait perdu la vie noyé en mer en tentant de gagner les côtes européennes. Cette mort, et celles de tant d’autres, est un réquisitoire violent contre nos faillites. Les gens souhaitent quitter leur pays et sont prêts à la cession d’une part de leur dignité. Toute la réflexion politique, intellectuelle, doit s’occuper de ce préalable. La désertion de ce champ nous condamne à la surenchère d’émotion dont ne découvrons pas les horreurs. Je me suis toujours attelé à traquer les défectuosités internes, à sonder cet abîme si ancré que la destination et les sévices me paraissent d’autres maux, tout simplement, calqués sur les premiers. La documentation existe sur les résurgences de la haine anti-noirs dans les pays arabes, elle s’exprime sous toutes les formes jusqu’aux plus inhumaines. Chez nous, 100000 enfants subissent le même revers national, à qui faudrait-il attribuer la paternité d’un tel crime ? La logique de l’extériorisation du bourreau est inconséquente si on inverse les perspectives. Sans rien exonérer des responsabilités occidentale ou arabe, l’indignité symbolique n’est qu’une addition de celles quotidiennes qui ont colonisé notre quotidien, et dont nous sommes les complices. La haine hante donc tout le voyage : d’abord celle de sa condition, et par ricochet des offres de réalisation dans son propre pays, et ensuite la haine subie, comme condition pour toucher à ce rêve obscurci, dont le goût, une fois réussi, garde encore la trace d’amertume, de larbinisme, de ressentiment. J’ai pour une fois envie de convier les gouvernants et les intellectuels, leur responsabilité est première.
Mohamed Mbougar Sarr - A mes yeux, plus que de haine, ils sont d’abord victimes de l’opportunisme d’êtres humains qui profitent d’un chaos politique pour assouvir quelques-unes des plus vieilles et immarcescibles pulsions humaines : dominer, asservir, exploiter d’autres hommes. S’enrichir en les traitant comme des chiens. En les tuant s’il le faut –et il l’a souvent fallu dans l’Histoire. Je crois qu’avant même le racisme contre les Noirs, réel dans nombre de pays du Nord de l’Afrique, il y a d’abord une situation géopolitique exceptionnelle dans laquelle de vieilles et basses pulsions humaines trouvent une opportunité de s’exprimer facilement, en toute impunité. Et c’est précisément en point, sur la question de l’impunité, qu’un grand reproche doit être adressé aux dirigeants africains, dont la plupart ne sont non seulement pas fichus de retenir leurs jeunes en leur donnant des raisons de rester, mais démontrent encore leur nullité lorsqu’il s’agit d’aider un pays africain –la Libye- où passent de nombreux migrants à regagner un semblant de sécurité et d’ordre. La Libye est un bordel depuis la croisade des grands « démocrates ». Cela fait quand même six ans. Depuis lors, les dirigeants africains regardent ce territoire s’enfoncer dans son enfer, alors qu’on les inonde chaque jour de rapports sur la place stratégique qu’occupe la Libye dans les itinéraires de la migration clandestine. Mais doit-on s’attendre à autre chose, de la part de présidents plus soucieux de leur gloire ou richesse personnelle que du sort de leurs jeunes compatriotes ? La vérité, la triste vérité, c’est que par chez nous, dans les hautes sphères, on n’en a rien à faire des migrants. Qu’ils continuent donc de crever ou de se faire exploiter comme esclaves : ça n’émeut plus, ça n’a peut-être jamais vraiment ému. A l’impuissance et à la médiocrité politique, s’ajoute désormais une cynique et tranquille indifférence.
Mbougar, dans Terre Ceinte, cite Heinrich Heine à propos de l’autodafé : « Là où on l’on brule des livres, on finit aussi par brûler des hommes ». Après la sortie de son livre, Le Coran et la culture grecque, Oumar Sankharé a été lapidé sur la place publique. Et le livre de la chercheuse tunisienne Hela Ouardi, Les derniers jours du prophète, a été censuré au Sénégal. La société sénégalaise est-elle intolérante ?
Elgas - J’ai plutôt une bonne nouvelle sur ce front. La société comme somme d’individualités capable d’exercer leur libre-arbitre, n’est pas intolérante. Elle réagit selon ses adhésions et on ne saurait lui faire grief de cela. En revanche comme masse homogène, réduite à la passion triste et monocorde des dogmes, elle peut être ravageuse. Les délits de blasphème et d’offense à chef de l’Etat sont par exemple des constructions de classe dominante, elles ne sont pas d’extractions populaires. Avec la somme des puissances religieuses, qui tiennent leur force de la cession de pouvoir du libre arbitre que leur attribuent leurs disciples, nous sommes donc dans des blocs et des meutes, qui chassent les déviants dont les libertés menacent d’ébranler leurs certitudes. L’intolérance est donc le fait de la caste dominante qui tient les armes de la répression et de la terreur. Tout l’enjeu c’est d’arriver à instituer dans cette architecture où l’individu est vassal de la collectivité, une souplesse. L’intolérance est ainsi le garant de la fausse stabilité parce qu’elle vend l’idée que la paix tient de cet équilibre, de ce silence qui par ailleurs est magnifié par le discours religieux, comme une part du mérite de piété. Les enjeux sont donc colossaux. Ils débordent de ce seul champ. Tant que des efforts ne seront pas consentis pour instituer une forme de responsabilité individuelle, des phénomènes de ce genre tueront l’énergie vitale des peuples, la nourriture de la dialectique. L’instruction et l’éducation sont encore dans l’ombre de la transmission sans questionnement, qui fait le lit du fanatisme, ou plus diffus, du bonheur ivre de la peur.
Mohamed Mbougar Sarr - Cela dépend du sujet. Ce pays a beau se féliciter et s’enorgueillir de son ouverture et de sa tolérance –bien réelles, par ailleurs, lorsqu’on observe par exemple les relations entre musulmans, chrétiens et animistes-, il y a un certain nombre de questions à propos desquelles il est intolérant. Rien de bien extraordinaire à cela : tout pays a ses tabous, ses intolérances ; le Sénégal n’y échappe pas. Toute la question, maintenant, est de savoir si, individuellement et collectivement, politiquement aussi, un effort est fait pour lutter contre cette intolérance. Au Sénégal, je n’en ai pas du tout l’impression ; ou du moins, ce sont des efforts invisibles à l’œil ou à l’observation nue. Peut-être qu’il faut du temps, beaucoup de temps, mais il reste qu’aujourd’hui, il y a beaucoup de questions au sujet desquelles toute discussion est difficile et parfois dangereuse. Nombre d’entre elles engagent peu ou prou la religion : la place qu’elle prend dans la vie des Sénégalais, dans la vie d’une supposée République laïque, le rapport qu’on peut avoir avec elle (peut-on par exemple admettre qu’on en critique les abus, qu’on n’en fasse pas la seule source du sens ?). Je trouve l’expression de « fanatisme mou » qu’utilise Elgas très juste : sous des dehors très doux et affables, il y a des radicalités, des passions qui n’attendent qu’une occasion pour s’exprimer, s’embraser dans la violence et l’intolérance.
Vous avez écrit dans Un Dieu et des mœurs : « On ne soupçonne que très peu la providence qu’assure la misère ». C’est à la fois choquant et plein de lucidité. Vous portez profondément la lame dans la plaie. Qu’est-ce qui explique cette position radicale envers l’Afrique ?
Elgas - L’intention était bienveillante. Donc je suis surpris que quelque choc ait pu être ressenti. La misère crée un écosystème, pour le meilleur et pour le pire, de la débrouille, de la solution alternative. Quand elle est trop présente, qu’elle est intégrée comme part légitime du paysage, presqu’inamovible, il y a certains repères que cela crée. On le voit dans la Grève des Bàttu ou dans La Plaie. La misère offre des points d’équilibre à une société qui se complait à la voir s’étendre. Donc c’est une providence à moindre coût, qui flagelle mais aussi caresse, laissant l’impression de plaies bénignes, que le temps hélas creuse et perpétue à travers le legs à d’autres générations. L’idée qui préside à cette phrase, c’est cette habitude comme garante de piliers alternatifs solides. L’installation dans cet écosystème ferme les yeux sur l’anormalité de ce que l’on vit, érigée ainsi comme miette du destin dont on doit se contenter. Si l’on fait un détour dans le vocabulaire du destin en wolof par exemple, les statuts semblent figés et ainsi décidés d’avance, il n’y aurait de choix que de s’en contenter. Imprudemment cela a émasculé une part de rêve et de génie, ressorts essentiels des peuples. En figeant le temps, la misère et ses fourriers, administrent le reste. Le propos introductif du livre allait à cette racine, où la providence divine pactise avec celle du hasard.
1. Un Dieu et des mœurs, Éditions Présence Africaine, 336 pages, 2015
Auréolé du Prix Goncourt, l’une des plus prestigieuses distinctions littéraires au monde, Mouhamed Mbougar Sarr souligne qu’il tente simplement de faire son travail. Réagissant à la polémique suscitée par un de ses romans «Purs Hommes» qui, selon une bonne partie de l’opinion, ferait la promotion de l’homosexualité, il a soutenu qu’il respecte toutes les opinions tant qu’elles s’expriment dans le respect. Dans un entretien exclusif qu’il a accordé à la chaine «Itv», le lauréat du prix Goncourt 2021 invite toutefois ses détracteurs à le lire d’abord.
Grâce à lui, la littérature et la diplomatie sénégalaises sont au firmament et rayonnent depuis quarante-huit heures. L’écrivain Mouhamed Mbougar Sarr est désormais dans le cercle fermé des écrivains majeurs. Mais ce sacre que les amoureux des Lettres n’ont pas encore fini de consommer et de savourer suscite polémique et mécontentement.
Et en un laps de temps, l’ancien enfant de troupe semble passer, comme Yambo Ouloguem à qui il rend hommage en filigrane dans son fabuleux roman «La plus secrète mémoire des hommes», de héros à maudit. Certains n’hésitent pas à le clouer au pilori. A leurs yeux, ce prix constitue la «rançon» de ses prises de position sur l’homosexualité, notamment dans son livre «Purs Hommes».
La toile s’est enflammée avec la reprise des extraits de certains de ses ouvrages. Célébré vingt-quatre heures auparavant, il est voué gémonies et accusé d’être à la solde de puissants lobbies Lgbt. Jouant la carte de la prudence, l’Ong Jamra a sorti un communiqué pour annoncer qu’elle va prendre le temps de lire le livre décrié avant de se prononcer.
Toutefois Mouhamed Mbougar Sarr n’est visiblement pas trop secoué par ces critiques. «Je ne sais même pas si j’ai quelque chose à dire à ce propos. Je suis un écrivain, je tente simplement de faire mon travail correctement comme écrivain et cela parfois peut entraîner des malentendus, des incompréhensions ou des réactions qui sont dues à des choses que j’aurais pu écrire», répond-il.
Sans fuir le débat, il demande simplement à ceux qui le critiquent de prendre le temps de lire ce qui est écrit. «Savoir lire aussi, c’est aussi quelque chose qui s’apprend», indique Monsieur Sarr avant de déclarer : «Je respecte vraiment toutes les opinions tant qu’elles s’expriment dans le respect et la liberté qui est la mienne d’écrire et celle que les autres ont de faire leurs critiques».
Pour le lauréat du Goncourt qui a des récipiendaires aussi célèbres que Marcel Proust, Simone de Beauvoir ou encore André Malraux pour son livre «La Condition humaine», les critique à son encontre doivent être le plus justes possible.
SENEGAL TALENTS CAMPUS DEMARRE AVEC 375 JEUNES
Sénégal talents campus a ouvert ses portes pour la formation des professionnels dans les métiers de l’art et de la culture
Pour répondre aux besoins et favoriser l’innovation et la compétitivité des jeunes, Sénégal talents campus offre aux acteurs de la culture, une formation dans les métiers de l’art et de la culture. La cérémonie de lancement a été effectuée hier. 26 agents de la première cohorte ont reçu leur attestation. Les partenaires comme 3fpt et l’Unesco promettent d’accompagner l’initiative d’un coût d’environ 800 millions de francs.
Sénégal talents campus a ouvert ses portes pour la formation des professionnels dans les métiers de l’art et de la culture. Une phase-pilote de 375 apprenants et apprenantes qui se fera à Ziguinchor, Kaolack et dans les communes de Guédiawaye, Pikine et Dakar. Elle comporte 4 brevets de technicien supérieur (administration culturelle, régie de production, régie son, régie lumière) et 7 certificats de spécialité (gestion de projet culturel, sonorisation, chargé de production, création lumière management et gestion de carrières artistiques, installation des équipements de sonorisation, d’éclairage). Un accent est mis sur le diplôme du Bts qui requiert deux ans de formation et valorise plus les métiers.
D’après Amadou Fall Ba, Coordonnateur général de Sénégal talents campus, un travail basé sur 11 référentiels de formation, encadrés et validés par l’Etat dans chaque domaine, a été effectué par les inspecteurs généraux de l’éducation et de la formation. C’est pour «montrer le sérieux qu’on a voulu imposer dans ce pays», dit-il, en relevant les difficultés que connaît souvent le domaine de la culture, et qui empêchent son épanouissement. «Je coordonne des activités de hip-hop depuis 15 ans, mais à chaque fois, il y a eu un problème de son. Nous voulons d’abord régler les problèmes dans notre secteur», explique Amadou Fall Ba, pour justifier l’initiative de cette formation.
Selon lui, le problème des acteurs se situe aussi au niveau de la régie lumière. «On n’avait pas beaucoup d’experts, mais là on est en train de faire une formation de formateurs pour booster les gens qui sont là sur le terrain, les encadrer afin qu’ils deviennent des formateurs. Nous sommes entrés en discussion avec une école pour mettre en place un programme qui s’appelle Passeport compétence. Nous allons prendre nos meilleurs apprenants en lumière. Nous allons ajouter 3 ans, ainsi ils auront Bac plus 5 et ils vont retourner à l’école pour devenir des formateurs», promet le coordonnateur de Sénégal talents campus.
Après avoir reçu l’agrément, les acteurs de la culture ont vite démarré la formation en installation des équipements d’éclairage et de sonorisation. D’ailleurs, la première cohorte de 26 jeunes ont reçu hier leur attestation. Deux Bts ont démarré avec une cohorte 100% féminine et une cohorte mixte en administration culturelle. Au mois de décembre, «on va démarrer la régie et production et, fin décembre, nous ferons un tronc commun en Bts son et lumière», informe, en outre, M. Ba. Les acteurs de la culture veulent aller aussi vers une autre dynamique plus locale, voire régionale et même continentale. «On va travailler avec la Mauritanie sur un autre projet similaire qui s’appelle Mauri talents campus», dit-il.
L’équation de l’insertion
Interpellé sur la question de l’insertion, le coordonnateur a précisé qu’il s’agit d’un centre de formation dont la base n’est pas la recherche d’emploi pour les jeunes. Toutefois, ils choisissent une personne dont le poste est intitulé «développement des carrières», afin de lui apporter leur aide, si possible. «On va faire une cartographie des besoins d’emplois dans les cinémas, les salles de spectacles, la radio, la télé, le Magal, Popenguine, l’Appel des Layènes, les mariages, etc. Nous ne sommes pas obligés d’accompagner, mais ce sera en amont, pendant et après», ajoute-t-il.
Dans la même veine, 3Fpt, dont la mission est de financer la formation professionnelle, promet d’accompagner les jeunes, les femmes, les groupements en quête de qualification, de développement de compétences, a rassuré Dr Mame Aby Sèye, la Directrice générale. La raison, dit-elle, «c’est l’inclusion pour gommer les disparités, permettre à des milliers de jeunes, où qu’ils soient à travers tout le Sénégal, de pouvoir bénéficier de toutes ces formations et de se professionnaliser». Sénégal talents campus a besoin de ses partenaires, si l’on sait que, pour la seule année de formation, il lui faut 800 millions de francs.
DIARY SOW ENTRETIENT LE MYSTÈRE AUTOUR DE SA DISPARITION
"Coura, ce n’est pas moi". La précision est faite par Diary Sow, invitée de RTL, hier soir. Après ’’Sous le visage d’un ange’’ (L’Harmattan), la romancière est de retour avec ’’Je pars".
"Coura, ce n’est pas moi". La précision est faite par Diary Sow, invitée de RTL, hier soir. Après ’’Sous le visage d’un ange’’ (L’Harmattan), la romancière est de retour avec ’’Je pars". Son deuxième roman est publié, ce 4 novembre, neuf mois après sa disparition volontaire qui avait inquiété la France et le Sénégal.
Le nouveau roman met en scène une héroïne du nom de Coura, qui s’embarque pour Amsterdam en laissant Paris derrière elle. Une histoire qui rappelle étrangement celle de l’étudiante qui avait disparu en janvier 2020, sans donner d’explications avant de réapparaître un mois plus tard.
"J’ai essayé de créer un personnage fictif qui va avoir la même histoire que moi. Je me suis aussi éloignée d’elle pour ne pas qu’on parle de moi. Mais, des disparitions en général. J’ai voulu raconter mes ressentis, sans parler de moi. Je suis malgré tout présente, mais ce livre ce n’est pas le grand déballage, je ne dirai pas pourquoi je suis partie", a-t-elle expliqué, soutenant "avoir hésité jusqu’au dernier moment avant de partir".
Diary Sow, retournée en France, a repris ses études en classes préparatoires au lycée parisien Louis-le-Grand, grâce au riche homme d’affaires, Harouna Dia, le mécène à l’origine des démarches.