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22 novembre 2024
International
Les belles feuilles de notre littérature par Amadou Elimane Kane
LE SILENCE DU TOTEM OU LA RESTITUTION DE L’ESTHETIQUE AFRICAINE
EXCLUSIF SENEPLUS - À travers le personnage de Sitoé Iman Diouf, anthropologue confrontée à son héritage sérère dans les sous-sols d'un musée parisien, Fatoumata Sissi Ngom explore les multiples facettes de la spoliation culturelle
Notre patrimoine littéraire est un espace dense de créativité et de beauté. La littérature est un art qui trouve sa place dans une époque, un contexte historique, un espace culturel, tout en révélant des vérités cachées de la réalité. La littérature est une alchimie entre esthétique et idées. C’est par la littérature que nous construisons notre récit qui s’inscrit dans la mémoire. Ainsi, la littérature africaine existe par sa singularité, son histoire et sa narration particulière. Les belles feuilles de notre littérature ont pour vocation de nous donner rendez-vous avec les créateurs du verbe et de leurs œuvres qui entrent en fusion avec nos talents et nos intelligences.
« Le roman, [...] est la seule forme d'art qui cherche à nous faire croire qu'elle donne un rapport complet et véridique de la vie d'une personne réelle » - Virginia Woolf.
La reconstruction minutieuse d’un récit, à travers l’écriture et l’imaginaire, est un élément fondateur de l’architecture du roman. Le genre du roman est cette représentation du réel qui oscille entre données objectives et données subjectives. Mais par sa structure narrative et esthétique, le roman peut parfois transcender la réalité à tel point qu’une autre matérialité est possible. Au seul moyen de la fiction, le récit romanesque peut prendre l’allure d’une vraisemblance troublante. Le roman est une convention littéraire ancrée dans l’existant et dans ce qui n’a pas encore été révélé.
Le roman Le silence du totem de Fatoumata Sissi Ngom est un récit qui pose la question de l’histoire revisitée par l’imaginaire, tout en remodelant l’édifice du patrimoine africain. Car le cœur du récit tient un équilibre juste entre un schéma romanesque qui sert de tableau et celui de raconter la véritable histoire du pillage des œuvres d’art en Afrique, au moment de la colonisation et des missionnaires européens, toujours en quête de puissance. Par le prisme du roman, Fatoumata Sissi Ngom pose la problématique de la restitution des œuvres d’art qui est un enjeu majeur du XXIe siècle pour la reconnaissance du patrimoine africain.
Sitoé Iman Diouf, dont les parents sont d’origine sérère, communauté du Sénégal, est une brillante anthropologue qui travaille au Musée du Quai Branly à Paris. Elle se voit confier une troublante mission, celle d’exposer des œuvres africaines, restées cachées aux yeux du grand public dans les sous-sols du musée, pour permettre à un oligarque russe d'acheter une pièce à prix d’or. Dans les profondeurs de ce trésor secret, Sitoé découvre rapidement une statue Pangool, originaire du Khalambass, région de sa propre famille et dont le symbole protecteur appartient au peuple sérère. Cette statue de bois somptueuse représente un guerrier avec un corps d’homme et une tête de serpent avec d’immenses yeux jaunes, l’animal totem du peuple sérère. Ainsi Sitoé, dont le prénom est emblématique de la culture sénégalaise, clin d’oeil à Aline Site Diatta qui fut une héroïne de la résistance à la colonisation, est chargée d’une double mission, celle de mettre en lumière les œuvres dormantes et surtout de faire en sorte de les restituer à la terre des origines.
Car au-delà du tissu narratif du roman qui navigue entre le récit d’enquête, le conte, le roman d’exploration et le surnaturel, créant ainsi une tension littéraire remarquable, l’auteure met en scène tous les enjeux qui existent pour la restitution de l’art africain et de l’éthique qui doit l’accompagner. Révéler l’existence du patrimoine africain en lui donnant un sens anthropologique est une manière fondatrice de rendre le récit africain tangible et légitime. Car l’art, sous toutes ses formes, et la symbolique de son esthétique sont au cœur de la narration africaine qui peut permettre sa réhabilitation.
Poser la problématique de l’histoire africaine, dévoyée par la colonisation, s’inscrit dans un ensemble plus vaste qui est celui de parler de l’importance de matérialiser les arts africains pour rendre visible l’esthétique africaine dans une démarche historique, patrimoniale et artistique.
Fatoumata Sissi Ngom écrit ici un livre incontournable pour comprendre ce que signifie, dans toute sa symbolique, la restitution des arts en Afrique. Il ne s’agit ni de folklore, ni de marchandisation, mais vraiment de faire parler les arts africains pour constituer un patrimoine enrichi de la vérité et qui sert à ressouder le puzzle de la culture africaine.
De plus, ce roman écrit en 2018, procède par anticipation car le programme de restitution des œuvres d’art africaines proposé par Emmanuel Macron a été annoncé en France en 2020. Avec le ministère de la Culture, le président français a même fait une proposition de loi seulement en février 2023, une nouvelle législation en faveur des pays propriétaires mais non encore promulguée. Ainsi, Fatoumata Sissi Ngom fait œuvre visionnaire en proposant ce récit car la problématique du patrimoine africain est centrale dans la reconstruction identitaire et dans l’émergence de la renaissance bâtie sur l’idée que la culture africaine est multiple et que l’art y a inscrit ses symboles ancestraux.
Le vrai roman, c'est celui dont la signification dépasse l'anecdote, la transcende, fonde une vérité humaine profonde, une morale ou une métaphysique.
C’est pourquoi je pense qu’il est plus que nécessaire de lire Le Silence du totem car celui-ci nous offre, à travers le genre romanesque, de nous approprier de notre patrimoine africain. Tout Africain, tout humaniste devrait lire ce livre car la vérité se cache dans les interstices de l’histoire, un mythe qui a été élaboré par d’autres et des légendes qu’il convient toujours de remettre en cause toujours dans la reconstruction de notre mémoire culturelle et de notre patrimoine historique.
Amadou Elimane Kane est écrivain poète.
Le silence du totem, Fatoumata Sissi Ngom, éditions L’Harmattan, collection Écrire l’Afrique, Paris 2018.
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L'ARGENTINE NOIRE SORT DE L'OMBRE À DAKAR
À Buenos Aires, ils sont devenus invisibles. Ces descendants d'esclaves africains que l'Argentine a effacés de son récit national. Mais ces derniers jours au Sénégal, leur voix résonne enfin à l'occasion de la Biennale
À la Biennale de Dakar, Emmanuel Ntaka brise le silence. L'artiste afro-argentin, fils d'un militant anti-apartheid, fait résonner pour la première fois ses chants dans la capitale sénégalaise. Sa mission : reconnecter une communauté invisible à ses racines africaines.
Dans les rues de Buenos Aires au XIXe siècle, un habitant sur deux était noir ou métis. Aujourd'hui, le recensement n'en compte plus que 0,7%. Que sont-ils devenus ? L'exposition "Cartographie utopique", présentée dans les Parcelles Assainies de Dakar, dévoile une histoire occultée.
Des artistes brésiliens et argentins retracent l'héritage africain d'une Argentine qui s'est longtemps rêvée européenne. Une mémoire qui ressurgit, portée par Boubacar Traoré, commissaire sénégalais installé depuis 30 ans à Buenos Aires.
Un nouveau pont se construit entre les deux continents, ravivant les traces d'une diaspora qui refusent désormais l'oubli.
LE COMMERCE "ÉQUITABLE" QUI ABANDONNE SES BRODEUSES SÉNÉGALAISES
Derrière la façade glamour de la Compagnie du Sénégal et de l'Afrique de l'Ouest, une réalité sombre se dessine : des dizaines de femmes ont travaillé pendant des années sans contrat, payées une misère pour des produits revendus à prix d'or à Paris
(SenePlus) - Des coussins brodés d'amour vendus dans le Marais parisien aux partenariats prestigieux avec les plus grandes marques de luxe, la Compagnie du Sénégal et de l'Afrique de l'Ouest (CSAO) semblait incarner le rêve d'un commerce équitable réussi entre la France et le Sénégal. Mais une rcente enquête de Mediapart vient briser cette belle image.
La CSAO, créée en 1995 par Valérie Schlumberger, s'est forgé une réputation d'entreprise éthique exemplaire. En 2020, comme le rappelle Mediapart, le magazine M du Monde vantait sa "fibre solidaire" et la qualifiait de "pionnière française en matière de commerce éthique et équitable". L'entreprise a su cultiver cette image, notamment grâce à la participation de l'actrice Léa Seydoux - fille de la fondatrice - dans ses campagnes publicitaires, et à des coups d'éclat comme les coussins brodés "Emmanuel" et "Brigitte" offerts au couple présidentiel en 2018.
Pourtant, la réalité vécue par les brodeuses sénégalaises était bien différente. "Cela faisait plus de dix ans que je travaillais à l'atelier de Gorée, j'ai même été cheffe, mais je n'ai jamais eu de contrat", confie Sokhna à Mediapart. Cette absence de contrat de travail concernait l'ensemble des dizaines de brodeuses employées au fil des années.
Des conditions de travail éprouvantes
Les témoignages recueillis par le site français d'investigation dépeignent un tableau peu reluisant des conditions de travail. "On avait mal au dos, aux jambes, on passait la journée assises sur une chaise en bois, mais on ne pouvait rien dire, car on voulait gagner notre petit quelque chose", explique Aya, une ancienne brodeuse.
La situation s'aggravait lors des visites d'Ondine Saglio, directrice artistique et fille de la fondatrice. "Elle nous faisait parfois travailler beaucoup plus, elle nous suppliait même de venir le week-end pour qu'elle puisse repartir avec un maximum de produits", révèle Sokhna. Sans congés payés ni protection sociale, les travailleuses ne bénéficiaient d'aucun des droits prévus par le Code du travail sénégalais, y compris le congé maternité.
Le système de rémunération révèle un déséquilibre flagrant. Les brodeuses recevaient environ 5 euros par coussin, alors que ces mêmes pièces étaient vendues jusqu'à 90 euros dans la boutique parisienne de la CSAO. Comme le calcule amèrement Sokhna : "Il suffisait qu'ils vendent deux ou trois coussins pour obtenir mon salaire par mois, alors que je pouvais produire jusqu'à quatre cents coussins par mois."
Face à ces accusations, Valérie Schlumberger, interrogée par Mediapart, se retranche derrière un argument juridique : "La CSAO ne compte aucun salarié au Sénégal, car elle collabore avec des artisans et des structures locales indépendantes." Elle justifie les prix de vente par les coûts des matières premières, du transport et des taxes.
Une fermeture brutale aux conséquences dramatiques
En mars 2024, l'atelier de Gorée ferme brutalement ses portes. Initialement annoncée comme temporaire, cette fermeture s'avère définitive. Les conséquences sont catastrophiques pour les brodeuses. "Depuis la fermeture, je n'arrive qu'à payer mon loyer, mais je ne peux plus donner à manger à mon enfant ni payer le transport pour qu'il se rende à l'école", témoigne Sokhna.
La colère des anciennes travailleuses est palpable : "Valérie n'oserait pas faire ça en France, faire travailler des gens pendant dix ans sans contrat, et tout arrêter du jour au lendemain sans les dédommager." Sur des dizaines de brodeuses, une seule a obtenu un dédommagement, après des mois de négociations acharnées.
Cette affaire soulève des questions fondamentales sur la réalité du commerce équitable. Comment une entreprise peut-elle se revendiquer éthique tout en privant ses travailleuses des protections sociales les plus élémentaires ? Le cas de la CSAO illustre les limites d'un système qui, sous couvert de bonnes intentions, peut perpétuer des pratiques d'exploitation.
L'enquête de Mediapart met ainsi en lumière le fossé entre l'image vertueuse d'une entreprise "éthique" et la réalité vécue par les travailleuses qui ont contribué à son succès, rappelant l'importance d'une vigilance constante sur les pratiques réelles des entreprises se réclamant du commerce équitable.
par Babacar Mbow
LE SÉNÉGAL ET LA RESTITUTION
EXCLUSIF SENEPLUS - Quand Bachir Diagne cite Amadou Makhtar Mbow pour suggérer une acceptation de l'exil des œuvres africaines, il fait un tour de passe-passe intellectuel troublant. Car la position de Mbow sur la question n'a jamais été équivoque
Il y a des esprits parmi les esprits ! Des esprits tellement sophistiqués qu'ils peuvent reconfigurer la pensée radicale en une pensée conformiste.
Ces esprits, dans leur rayonnement, leur éclat, peuvent nous amener à adopter l’ivrai pour le vrai, et le fallacieux pour le substantiel. Cependant, nul ne collera cette épithèque au Professeur Bachir Diagne, Hasbounallah ! Cependant !
Les récentes déclarations du Professeur Diagne citant Amadou Makhtar Mbow : « Ces peuples [les peuples africains] savent bien que la destination de l’art est universelle […] Ils sont conscients que cet art qui parle de leur histoire, de leur vérité, ne s’adresse pas seulement à eux […], qu’ils se réjouissent que d’autres hommes et d’autres femmes ailleurs aient pu étudier et admirer l’œuvre de leurs ancêtres… », dans « Objets africains « mutants »et la question de la restitution », Musée d’Ethnographie de Genève, 3 mai 2024 (https://www.meg.ch/en/expositions/remembering). Hic ! Et, « … à la fin des années 1970, [Mbow] a lancé un fervent plaidoyer en faveur de la restitution du patrimoine des anciennes colonies, tout en reconnaissant que ce patrimoine avait pris racine dans sa terre d’emprunt. » Restitutions d’œuvres : « Les objets d’Afrique sont chez eux au Louvre », 13/10/2024 (http ://www.la-croix.com/culture/restitutions-d-œuvres-les-objets-venus-d’Afrique-sont-chez-eux-au-Louvre-20241013). Ces déclarations appellent une clarification pour restituer Mbow dans le discours de la restitution.
Dans les déclarations ci-dessus, « l'esprit non sophistiqué » peut percevoir Mbow comme un accommodant aux positions suprématistes occidentales sur la restitution. Il y a donc lieu de clarifier les choses, surtout après la conférence inaugurale de Mbow au département des Études de l’Afrique du Nouveau Monde de l’Université internationale de la Floride de Miami en 2015, qui est peut-être sa dernière déclaration publique sur le sujet. Mbow est venu à Miami accompagné de sa fille, la Dr. Marie Amie Mbow. Par ces moyens, nous nous éloignons de toute controverse ou querelle pour restituer Mbow dans les débats.
La Dr. Joan Cartwright de l’Université Southeastern de Nova, lors des questions et réponses qui ont suivi la conférence de Mbow, demanda : « Il y a eu des cas où vous avez semblé atténuer votre demande de restitution des objets africains volés. Pouvez-vous clarifier votre position pour la Diaspora africaine » ?
La réponse de Mbow, qui reflétait exactement sa déclaration de 1989 à la résidence du Professeur John Henry Clark à Harlem, New York, visite organisée par Seydina Senghor, est claire et précise : « Le retour des objets africains est fondamental pour que l’Afrique se reconnecte à son passé dans la construction de son avenir. » Mbow a réitéré ce message de reconnexion pendant la semaine de son séjour à Miami aux flux de visiteurs haïtiens et afro-américains dans mon arrière-cour.
Là encore, l’esprit sophistiqué a des manières de sublimer les faits pour servir les intérêts d’un agenda. Loin de moi l’idée de coller cette caractéristique au Professseur Diagne. Mais comment les jeunes intellectuels doivent-ils comprendre ses prédilections à brouiller la clarté de ces intellectuels noirs ? Prédilections qui semblent émerger de « l’antre des alchimistes », à travers lequel nous sommes désormais appelés à faire abstraction des pensées et des pratiques intellectuelles radicales noires ?
L’émergence de discours qui semblent reterritorialiser l’Afrique dans les entrailles de la suprématie occidentale devient un fardeau très lourd à porter. Ainsi, dans un article sur SenePlus paru le 7 mai 2024, Amadou Lamine Sall appelle à la privatisation de la Biennale de Dakar à travers une « Fondation Art Mécénat International ».
Sall cite Jean Loup Pivin : « … La survie de la Biennale ne viendra que dans son externalisation vers une structure tierce […] avec un État qui [doit] cesser de faire semblant de savoir le faire… » Le Sénégal ne capitalise pas sur cet engouement formidable, mais, au contraire, le détruit. Sa gestion étatique remet en cause sa crédibilité et interdit toute autre forme de financement. » Mon Dieu ! Jean Loup Pivin est désormais le bwana en matière de souveraineté culturelle africaine que la biennale de Dakar est appelée à incarner. On en a la nausée !
J’ai entendu exactement les mêmes arguments de la part d’autres Sénégalais à la Foire 154 de Marrakech, au Maroc, l’année dernière. Que des Sénégalais puissent s'asseoir autour d'une table avec des Français engagés dans la démolition de la République, et que tout ce qu'ils puissent dire, soit « Ça fait mal, mais c'est la vérité », était si méprisable que nous avons décidé de ne plus rejoindre leur soi-disant « groupe multiculturel » à Marrakech.
Le paradoxe est que lorsque le gouvernement néocolonial de Macky Sall tuait et mutilait la jeunesse sénégalaise, lorsque la dissidence était réprimée par l'emprisonnement, et que la corruption rampante gangrenait à la fois l'État et les organismes sociaux, ces « voix de leur maître » étaient silencieuses, incapables de comprendre la possibilité d'une « Afrotopia ».
Replaçons Mbow dans son contexte discursif afin que l’on ne méprenne pas la carte pour le territoire. Les formations raciales sont un phénomène esthétique et les pratiques esthétiques sont des structures racialisées. « Les Africains se réjouissent que d’autres hommes et femmes étudient et admirent l’œuvre de leur ancêtre ?» Ainsi, tenter de séparer l’esthétique de la politique revient à méconnaître les conditions mutuelles qui soutiennent les pratiques de représentation. La vivacité et l’esthétique de l’être est l’esthétique comme forme de vie, l’esthétique comme schéma pour considérer la vivacité du phénomène et le phénomène de vivacité, la qualité de la lumière par laquelle nous scrutons nos vies. En alliant l’esthétique à la vivacité, comme dans « culture et développement » le thème de la lecture inaugurale de 2015, Mbow nous invitait à nous tourner vers les capacités d’animation évidentes dans l’objet d’art pour un appel à une politique antiraciste qui va au-delà de la dialectique réactive et des stratégies de représentation des tenants d’une universalité occidentale vers autre chose, expérimentant la durée, la sensation, la résonance et l’affect – un engagement envers la sensibilité africaine. Aucun peuple ne peut se réjouir qu’un autre lui dérobe ses potentialités.
Que la jeunesse sénégalaise sache que l’efficacité d’un peuple oppressé dans le combat intellectuel, soit en tant que diffuseur ou en tant que récepteur dans les systèmes influencés par cette hiérarchie épistémologique, dépend de sa compréhension de l’obsolescence de toute contestation de la nature de la vérité au profit de la contestation du contrôle de la vérité. Parce qu’en fin de compte, « nul autre que nous-mêmes ne pourra libérer notre esprit ». Laissons Mbow transiter vers les ancêtres ! Les morts sont muets.
Babacar Mbow est Directeur exécutif du Consortium des Études Africana de la Floride, Miami.
Par Babacar P. Mbaye
LE MONUMENT DE REIMS, L'HISTOIRE OUBLIEE DES TIRAILLEURS SENEGALAIS
Quand Reims célèbre la mémoire des Tirailleurs, c'est toute une histoire d'héroïsme et de liens humains qui ressurgit. De la défense de 1918 aux mariages mixtes pendant l'occupation nazie, la ville a tissé une relation unique avec ces soldats africains
A partir du 19 novembre à la gare de Reims, et ce pour un mois, les Chemins de fer français vont organiser une exposition sur l’engagement des soldats africains pour la France. Ceci dans le cadre notamment des commémorations des festivités de la Libération et du 80ème anniversaire du massacre de Thiaroye.
Le choix de la ville de mettre à l’honneur les Tirailleurs sénégalais ayant combattu pour la France a une grande importance mémorielle. Car en 1918, les bataillons de Tirailleurs sénégalais ont défendu et sauvé la ville de l’offensive allemande. Ce souvenir marque encore les habitants de cette ville de l’Est du pays. Pour leur rendre hommage, les Rémois se sont donc cotisés pour financer ensemble un monument « Aux héros de l’armée noire », inauguré sous l’ovation générale en 1924. La même année, une réplique du monument est érigée à Bamako, symbole du lien qui unit la France aux tirailleurs ayant combattu au péril de leur vie au cours des grandes guerres.
En 1940, la tragédie reprend ses droits. Les nazis occupent la France, détruisent et imposent aux prisonniers africains un traitement d’une rare cruauté, avant de les orienter dans les travaux des usines de la ville où ils se sont mêlés aux habitants créant ainsi des liens entre Africains et Rémois.
Soutenues par un souvenir commun, ces interactions de plus en plus fréquentes avec la population rémoise ont finalement favorisé la restauration de liens anciens. Dans une logique de cohésion et de partage, Rémois et tirailleurs se sont ainsi engagés dans une relation renouvelée, à la faveur d’un apprentissage du français, de la lecture et de l’écriture, la population rémoise aidant aussi ces soldats à se nourrir et s’habiller. Bien des mariages ont ainsi fleuri dans cette période étrange où tous s’unirent dans le désespoir commun de l’occupation. C’est au détour de tels événements que les Tirailleurs sénégalais ont si profondément entremêlé leur histoire à celle des habitants de l’ancienne métropole. Une fois n’est pas coutume, quelques années plus tard les soldats sénégalais contribuaient à nouveau à la libération de la France, en investissant cette fois-ci leur bravoure dans le débarquement de juin 1944 dont le Sénégal, par une délégation dirigée par le ministre Biram Diop, est allé célébrer le 80ème anniversaire en Provence. Mais au même moment, une nouvelle déchirure se formait encore dans le secret des villes anciennement occupées. Les ex-prisonniers africains ayant noué des liens jusqu’à matrimoniaux avec la population française, se voyaient ouvrir la possibilité de retrouver leur pays. D’ailleurs, à ce sujet, Amadou Mahtar Mbow, décédé récemment, racontait que la gendarmerie française est venue lui demander de rentrer au Sénégal après la Guerre. Il avait répondu : « Donc pour faire la guerre, je suis le bienvenu en France, mais après je dois rentrer chez moi. Je ne vais nulle part, je reste en France pour reprendre mes études ! »
Mais certains n’ont pas eu son cran et sont repartis dans leurs pays respectifs. Des Français se sont ainsi mobilisés pour que leur départ ne soit pas synonyme d’oubli. C’est dans cadre qu’un travail mémoriel est mis en œuvre par des associations, des institutions et des personnalités. Ce travail mémoriel a vocation à rendre hommage aux Tirailleurs sénégalais, à honorer leur mémoire et à souligner leur courage pendant leurs combats au nom d’une cause qui leur est parfois inconnue au fond.
En octobre 1963, un nouveau monument est inauguré à Reims pour honorer la résistance de la ville. Une plaque y figure et témoigne de la reconnaissance rémoise envers les Tirailleurs sénégalais. Acteurs d’une partie l’histoire, il s’agit de perpétuer le souvenir de ces anciens combattants dans la mémoire collective loin des anathèmes, des raccourcis faciles et des jugements a postériori toujours périlleux.
A l’approche du centenaire de la Première Guerre mondiale, en 2014, l’idée de restituer le monument initial et de raviver le souvenir de cette histoire a émergé de nouveau dans la capitale de la Champagne. Le 6 novembre 2018, dans le cadre des célébrations du centenaire de l'Armistice de 1918, le président français Emmanuel Macron et feu Ibrahim Boubacar Keïta ont présidé la cérémonie d'inauguration de ce monument qui trône désormais au cœur de la ville, rappelant l barbarie de la guerre mais honorant la mémoire de cette armée africaine qui a risqué sa vie pour une nation étrangère et permettant sa libération du joug du nazisme. Ce monument aux héros, reconstruit sur le modèle du monument de Bamako, symbolise la mémoire des Tirailleurs sénégalais. Récemment une experte de cette question soulignait que le monument était l’emblème d’une reconnaissance sans borne, pour des soldats à qui il était demandé de se battre sur un sol étranger, contre un ennemi inconnu. Le 19 novembre prochain, c’est donc un retour sur toute cette histoire chargée d’émotion qu’organise la ville de Reims, via la mobilisation de nombreuses archives photos et témoignages de tirailleurs, prêtés par l’Office nationale des combattants et victimes de guerre. Point d’orgue de la journée, une séquence de projection du film Tirailleurs dans lequel notre compatriote Omar Sy est l’acteur principal, est programmée dans un petit cinéma de la ville. Elle sera suivie d’une table-ronde, réunissant spectateurs, étudiants et universitaires spécialistes de la question mémorielle. L’historien sénégalais Cheick Sacko sera notamment à l’honneur et évoquera son travail de plusieurs années sur les monuments français rendant hommage aux soldats africains qui fleurissent et honorent tout le territoire.
Nous espérons que le Sénégal sera représenté à cet évènement pour rappeler le sens du sacrifice de ces héros dont nous commémorons une partie à Thiaroye le 1er décembre prochain. Aussi, cette histoire méconnue du souvenir des Tirailleurs sénégalais à Reims devra être mise en exergue et racontée dans les écoles en France et au Sénégal.
AUX ÉTATS-UNIS, LE MYTHE DU VOTE IDENTITAIRE
David Brooks révèle, dans une analyse au New York Times comment l'inflation, la sécurité et la politique étrangère façonnent les choix électoraux des citoyens américains, au-delà des clivages communautaires
(SenePlus) - Dans un édito publié le 14 novembre dans le New York Times (NYT), David Brooks remet en question les certitudes sur le vote identitaire aux États-Unis. Le chroniqueur démontre, chiffres à l'appui, que les prévisions basées sur l'appartenance ethnique ou le genre se sont révélées largement erronées lors des dernières élections.
"Les Démocrates ont perdu parce que tous les groupes, à l'exception des Blancs, se sont rapprochés de Donald Trump durant ce cycle", résume le sociologue Musa al-Gharbi, cité par Brooks. Un constat qui bouscule les théories établies : Kamala Harris a réalisé de moins bons scores que Joe Biden en 2020 auprès des électeurs noirs, des femmes, des Latinos et des jeunes. Paradoxalement, elle n'a surpassé son prédécesseur qu'auprès des électeurs blancs, particulièrement les hommes blancs.
Le chroniqueur du NYT s'interroge sur ces résultats qui défient la logique apparente : "Beaucoup d'entre nous évoluons avec des modèles mentaux défectueux. Beaucoup d'entre nous traversons la vie avec de fausses hypothèses sur le fonctionnement du monde."
Brooks pointe du doigt une vision du monde héritée des mouvements de libération qui ont marqué les dernières décennies : droits civiques, libération des femmes, droits des homosexuels et des personnes trans. Cette approche, qui divise la société entre "privilégiés" (hommes blancs hétérosexuels) et "marginalisés" (tous les autres), se heurte aujourd'hui à une réalité plus complexe.
L'auteur souligne que les catégories utilisées manquent souvent de pertinence. Selon une étude du Pew Research Center qu'il cite, 32% des Américains d'origine asiatique, 30% des Hispaniques et 23% des Noirs se sont mariés hors de leur groupe ethnique en 2022. Plus frappant encore, 58% des Hispaniques s'identifient également comme blancs.
"Les gens ne se comportent pas comme des ambassadeurs de tel ou tel groupe. Ils pensent par eux-mêmes de manière inattendue", observe Brooks, qui appelle à dépasser une vision binaire opposant oppresseurs et opprimés. Le chroniqueur rappelle que les électeurs sont préoccupés par des questions concrètes comme l'inflation, la criminalité ou la politique étrangère, qui transcendent les clivages identitaires.
Pour Brooks, il est urgent de construire "une vision sociale aussi moralement convaincante que la politique identitaire mais qui décrit mieux la réalité." Il cite le juriste britannique Patrick Devlin qui, dès 1959, avertissait : "Sans idées partagées sur la politique, la morale et l'éthique, aucune société ne peut exister."
Face à ces constats, le chroniqueur du New York Times plaide pour une approche plus nuancée, prenant en compte la complexité des individus au-delà de leur appartenance à un groupe. Une réflexion qui intervient à un moment crucial pour la démocratie américaine, alors que le pays s'apprête à vivre une nouvelle pésidence Trump.
AMADOU MAHTAR MBOW : L'HOMMAGE D'UNE FILLE À SON PÈRE
Awa Mbow Kane dévoile les facettes méconnues de l'ancien patron de l'Unesco, dont la vie fut guidée par des valeurs humanistes. Son témoignage révèle un être d'exception qui sut transformer les obstacles en opportunités
De Louga à Paris, du Sahel aux Nations Unies, le destin d'Amadou Mahtar Mbow force l'admiration. L'UNESCO lui a rendu hommage, cinquante ans jour pour jour après son élection historique comme premier Africain à sa tête. Sa fille Awa livre un témoignage intime sur cet homme aux multiples talents, qui fut tout à la fois éducateur passionné, intellectuel engagé et père aimant. Son parcours exemplaire incarne la victoire de la volonté sur l'adversité.
"Hommage à l’ancien Directeur général de l’Unesco, Amadou Mahtar Mbow
« L’homme Amadou Mahtar Mbow », témoignage de sa fille Awa Mbow Kane
Excellence, Monsieur le président de la République du Ghana,
Madame la Directrice Générale de l’UNESCO,
Madame la ministre de la Jeunesse, des Sports et de la Culture du Sénégal représentant Monsieur le président de la République du Sénégal,
Mesdames, Messieurs les ministres,
Madame la présidente de la Conférence Générale
Madame la présidente du Conseil Exécutif
Monsieur le président du groupe Afrique de l’UNESCO,
Excellences Mesdames, Messieurs les Ambassadeurs et Délégués permanents auprès de l’UNESCO,
Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi tout d'abord, Madame la Directrice générale et chère Audrey Azoulay, de vous réitérer, à vous-même et à l'ensemble de la communauté de l'UNESCO, les remerciements de ma famille, pour les marques de sympathie et de considération témoignées du vivant et lors du décès de Monsieur Amadou Mahtar Mbow. Vos mots bienveillants ont été d'un grand réconfort, et ont été suivis avec attention par les hautes autorités de notre pays et par la communauté internationale.
Par ma voix, la famille d’Amadou Mahtar Mbow exprime sa reconnaissance particulière pour le choix symbolique de la date du 14 novembre 2024, marquant le cinquantième anniversaire de son élection à la tête de l'Unesco, pour rendre hommage à cette figure emblématique qui a marqué de façon indélébile l’histoire de l’institution.
Les racines d’un destin exceptionnel
Amadou Mahtar Mbow a eu une vie riche et belle. Mais elle ne fut jamais un long fleuve tranquille. J’ai choisi de vous en conter une partie personnelle voire intime.
Le jeune sahélien qu’il était, a vécu l'âpreté d’un environnement aride et souffert de la sécheresse des années 1930. Il a connu la douleur de perdre sa mère, décédée à 33 ans. Peu après, l’accès au lycée lui fut refusé pour cause de dépassement d'âge. Les obstacles à sa scolarité se multiplièrent, durant l’administration coloniale, et il fut renvoyé de l’école pour rébellion contre le fait du prince. Alors à 14 ans, il dut prendre le chemin de Dakar pour y suivre une formation puis travailler.
Pourtant, dès sa naissance, son destin portait la marque de l’espoir. Mahtar, l’enfant patiemment espéré et ardemment désiré par son père qui lui avait donné un prénom signifiant « le choisi », Mahtar, grandit entouré de la tendresse de sa mère et de ses tantes, les autres épouses de son père, qui, par les récits et contes dont elles le berçaient lui remplirent la tête de rèves.
Son éducation, ancrée dans les traditions africaines, lui a insufflé sagesse, art-de-vivre, et d’autres savoirs précieux absents des cursus conventionnels. Il a pris part aux travaux agricoles des cultures vivrières et de l’arachide, a appris la teinture des tissus. Il est donc allé à l'école de la vie ; il est aussi allé à celle de l’éducation coranique où il a appris le culte de la rigueur et l’entretien de la mémoire. Engagé dans sa communauté il a été profondément imprégné de ses valeurs de dialogue et de paix. Puisa-t-il dans cette double culture son inébranlable optimisme ?
On pourrait le penser !
Un homme de convictions et de passions
Au sortir de l’adolescence il était donc armé pour faire face à toutes les vicissitudes qui seraient celles de sa vie, qu’il s’agisse de celles de la guerre 39-45 dans laquelle il s’engage volontairement, qu’il s’agisse de sa radiation de son poste de professeur parce que, lui reprochait-on, « il n’avait pas voulu empêcher la grève des élèves» du lycée où il enseignait, - qu’il s’agisse des batailles politiques du Sénégal, qu’il s’agisse de celles que vous connaissez bien, qu’il a menées à l’Unesco, qu’il s’agisse de celle, à l’automne de sa vie, des Assises Nationales du Sénégal, qu’il accepta de présider, pour ne pas se dérober à l’appel du peuple, ou qu’il s’agisse enfin, de celle menée contre la maladie qui l’emporta.
Il n’a jamais failli !
Sa personnalité rayonnante se nourrissait de passions diverses.
Sa bibliothèque riche de plus de 12000 ouvrages témoignait de son amour de la lecture.
Dans son jardin il s’adonnait à la culture de plantes aromatiques et prenait soin avec amour de la constellation de fleurs qu’il y semait. Il en faisait de beaux bouquets qu’il offrait à son épouse, et à ses amis.
Mais n’était-ce pas là une réminiscence du jardin médicinal de son enfance à Louga ?
La photo était un autre de ses hobbies et il photographiait les fleurs avec art.
Un éducateur dans l’âme
Professeur jusqu’au bout des ongles, il se plaisait à demander à tous ceux qu’il rencontrait leur origine et leur racontait l’histoire de leur pays, de leur ville, de leur peuple.
Doté d’un véritable talent de conteur, soutenu par une mémoire prodigieuse, il captivait son auditoire par ses récits.
Il relatait, entre autres, son enfance, l’histoire d’Haïti, sa vie d’étudiant à Paris, la création de Fédération des Étudiants d’Afrique Noire en France (FEANF), son rôle dans la lutte anticoloniale. Son engagement valut au professeur qu’il devint, d’être affecté, par l’administration coloniale, à Rosso, en Mauritanie, « exil » qui fit le grand bonheur de ses élèves !
Nommé Directeur du service de l'éducation de base pour le Sénégal et la Mauritanie, une structure initiée par Jaime Torres Bodet, alors Directeur Général de l'UNESCO, il prit l'initiative de se rendre au siège parisien de l'organisation pour mieux appréhender sa mission. Ce fut son premier contact avec l’organisme dont il allait être le premier directeur africain, 22 ans plus tard. L’éducation de base lui permit de sillonner, d’observer et de connaître parfaitement son pays natal, bien avant d’en devenir le ministre de l’éducation puis le représentant auprès de l’UNESCO.
L’Éducation de base exigeait souvent de la diplomatie. Lors d’une mission, il s’était vu notifier, par le chef d’un village de Casamance, l’interdiction de projeter un film. Le cinéma, c’est tabou, disait-ce dernier. Après avoir réuni son équipe, il décida de capter des images des villageois dans leurs activités quotidiennes. Il se rendit le lendemain chez le chef du village pour lui montrer son film, et le chef lui-même demanda à être enregistré. Les projections du documentaire sur le village et du film de Charlie Chaplin eurent un tel succès que les habitants en redemandèrent tous les soirs.
Amadou Mahtar Mbow avait l’art de surmonter les obstacles en douceur !
Il racontait ses années de jeune adolescent, éclaireur dans le mouvement scout laïc où on le surnomma « écureuil actif », le bien-nommé dirais-je !
Amadou Mahtar Mbow est resté très actif jusqu’à un âge très avancé. Il se rendait à des réunions, travaillait beaucoup et en homme moderne qu’il continuait d’être, envoyait des mails et des messages par WhatsApp, jusqu’au moment où, à 98 ans, une malencontreuse chute vint lui ôter sa pleine mobilité. Il garda tous ses esprits jusqu’à ses derniers instants.
Un homme de cœur
Il recevait tout le monde, aidait les démunis, les prenait avec lui dans son véhicule, apportait soutien et réconfort à ses proches et à tous ceux qui venaient à lui. Il était considéré comme un père ou un grand-père par des milliers de personnes.
Je n’ai jamais, au grand jamais, vu mon père en colère. Contrarié, oui, mais même alors, sa légendaire courtoisie ne le quittait jamais.
Les expressions « je suis occupé », « je n’ai pas le temps », « nous verrons cela plus tard » ne faisaient pas partie de son vocabulaire. Il avait un attachement profond pour sa famille. Père attentionné, malgré ses écrasantes responsabilités à la tête de l’Unesco, il trouvait toujours le temps de rendre visite à ses enfants et petits-enfants chaque semaine.
Ses petits-enfants soulignent « sa volonté constante de leur transmettre le courage de travailler dur pour faire briller notre continent et pouvoir aider nos communautés ». « Sa confiance débordante a été pour moi un grand moteur de ma vie. Il m’a poussée à rêver, à avoir de grandes ambitions » dira l’une d’elles.
Épris d’un amour tendre pour son épouse, il chantait sur l’air de la Paimpolaise, « j’aime les Cayes et sa belle haïtienne » en prenant la main de sa Raymonde, sa compagne pendant 73 ans.
L’amour tenait une telle place dans sa vie qu’en apprenant qu’il était parti au ciel, l’une de ses arrière petites filles s’exclama, « Oh, j’avais encore tellement de bisous à lui faire !
Un être lumineux
La fresque offerte par l’Unesco, sise sur la bibliothèque de l’Université portant son nom à Dakar et qui le représente entouré d’un soleil éclatant, est à son image, celle d’un être lumineux.
Si ses mots se firent rares dans les derniers moments, seul son ultime souffle de vie lui ôta son merveilleux sourire.
Amadou Mahtar Mbow aima infiniment les peuples du monde qui le lui rendirent bien."
PAR Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye
« MORTS POUR LA FRANCE », L’INSULTE MÉMORIELLE À THIAROYE
Nous ne demandons aucune faveur quand nous exigeons de la France qu’elle prenne ses responsabilités dans les massacres de Thiaroye, de Dimbokro ou de Madagascar. Il n’y a qu’une justice qui tarde à être rendue
Des relations apaisées entre l’Afrique et la France ne sont pas pour demain, car l’Etat français refuse de sortir du mensonge. A l’image de l’Occident, habitué à nous assujettir et à exercer sur nous son racisme, il conçoit mal que des Africains parlent de douleur, de mémoire, de réparations : de dignité. Autant de considérations réservées aux êtres humains. Des êtres humains qu’ils ne considèrent pas que nous sommes.
Le 18 juin 2024, une décision, presque seigneuriale, est tombée sur le ciel africain. Comme du temps des sombres empires coloniaux. 6 Tirailleurs sénégalais, triés au milieu de cadavres enfouis à Thiaroye, au Sénégal, sont ennoblis par Emmanuel Macron, via l’Office national français des combattants et des victimes de guerre. Il leur accorde l’insigne mention « Morts pour la France ». Avec une promesse tout aussi émouvante, celle de faire sortir de l’anonymat d’autres cadavres enfouis à Thiaroye en leur décernant bientôt, très bientôt, la fameuse mention.
Mensonge ne pouvait aussi être grossier. Hommage, aussi déplacé. Mémoire, autant malmenée. Aucun Tirailleur à Thiaroye n’est « mort pour la France ». Ils ont tous été tués par la France.
Le 1er décembre 1944, ces soldats, revenus des prisons allemandes de la seconde guerre mondiale, ont été criblés de balles. Par des automitrailleuses de l’armée française, l’armée de cette même France qu’ils étaient allés secourir en Europe. Qu’ont-ils fait pour mériter une telle ingratitude ? Oser réclamer leurs arriérés de solde à l’Etat français qui n’a même pas eu honte de s’en prendre à leurs épargnes ainsi qu’aux billets métropolitains en leur possession : échangés à la moitié du taux habituel.
Ces Tirailleurs, qui s’apprêtaient à retourner dans leurs pays respectifs (Bénin, Burkina Faso, Centrafrique, Côte d’Ivoire, Gabon, Mali, Niger, Sénégal, Tchad, Togo), avaient protesté contre cette mesure injuste devant le général Marcel Dagnan. A la place du versement intégral de leurs droits, ils recevront de la France la mort. Et en prime, un mensonge ficelé, déployé, rafistolé, depuis 80 ans.
Mutinerie. Voici le premier prétexte avancé par la France pour justifier son carnage. On le retrouve déjà dans une circulaire du ministère de la Guerre, publiée trois jours plus tard. Dedans, le ministre mentait en affirmant que les Tirailleurs avaient perçu tous leurs droits avant d’embarquer pour l’Afrique. Ces soldats n’étaient donc que des indisciplinés, en plus d’être des Tirailleurs, des colonisés, des Africains. Pourquoi s’embarrasser de mesure, de diplomatie, d’équité, quand on a affaire à des « sujets » pareils, osant défier la « grandeur » de l’empire ? Fusillés indéfiniment, jetés dans trois fosses communes (au moins), ils auront mérité leur sort.
Silence. Censure totale, voici le deuxième stratagème déployé. Thiaroye était un simple incident, qu’il fallait taire pour ne froisser la France. Il faudra attendre le 30 novembre 2014 pour que François Hollande évoque pour la première fois une « répression sanglante ». Mais, de combien de morts parlons-nous au juste ? Réponse : 35, 70, 191, 350, voyons, ça dépend (notons qu’ils étaient entre 1 200 et plus de 1 600 Tirailleurs à embarquer à Morlaix dans le bateau britannique Circassia). Qui a commandité le massacre ? Réponse : à quoi bon de savoir ? Que dire aux familles des massacrés ? Réponse : rien à signaler. Comment expliquer à nos enfants l’existence d’un cimetière de Tirailleurs tués par la France ? Réponse : la France et l’Afrique, c’est une histoire d’amour : il arrive qu’il y ait des accrocs.
Victimisation. Cet autre artifice rhétorique a eu ses beaux jours et même ses relais africains. Des esprits venus nous sommer de circuler, de regarder l’avenir, de ne plus parler du passé. Ressassements. Ressentiments. Haine. On aura tout entendu. Comme si réparer les injustices et forger l’avenir étaient des combats contradictoires. Comme s’il y avait une seule once de dignité dans ce qu’ils nous proposent : abandonner ceux qui se sont battus pour notre liberté, sans même savoir comment, où, quand et avec qui ils ont été assassinés.
Dans tout l’Occident impérialiste, des législations ont été dressées comme des murs à l’intérieur desquels les archives ont été classifiées. Pour au moins 50 à 100 ans, en France. Eternité au cours de laquelle tout mensonge est permis. Eternité au terme de laquelle, espèrent-ils, plus personne ne se souviendra. Eternité au cours de laquelle aucun deuil n’est possible.
Là où les Tirailleurs étaient des mutins, jusqu’ici, Larbi Ben M’hidi, dirigeant algérien de la FNL, s’était suicidé en 1957. Ce 1er novembre 2024, Emmanuel Macron vient de reconnaître que l’Etat français l’avait pendu dans la nuit du 3 au 4 mars. Tout comme les Belges, qui ont longtemps présenté l’assassinat de Lumumba comme un règlement de compte africain, viennent de reconnaître, après des décennies de mensonges froids, que leurs soldats l’ont découpé et mis dans l’acide. Comment faire confiance à des Etats qui mentent aussi longtemps, si facilement, sur des choses aussi graves ?
Manipulation. C’est la dernière trouvaille de l’Occident pour délégitimer, étouffer, les exigences africaines de justice. Mais cette manœuvre n’est pas la moins insultante. Nous y sommes présentés comme des éponges, incapables de discernement, gobant toutes les propagandes des Russes et de leurs trolls, présentés comme nos maîtres à penser. Nous n’avons aucun amour-propre, aucune conscience historique, et sommes seulement gavés de sentiment anti-français, anti-occidental, qui disparaîtra vite : dès que l’Union européenne investira, comme la Russie, dans la désinformation en ligne.
Ce manque de respect, cette incapacité de l’Occident à nous considérer comme des pairs, continuera de pourrir nos relations. Incapable de nous entendre, l’Europe fera semblant d’être incomprise. Elle parlera de malentendu, là où nous n’endurerons plus jamais ses injustices et son hypocrisie.
Nous ne demandons aucune faveur quand nous exigeons de la France qu’elle prenne ses responsabilités dans les massacres de Thiaroye, de Dimbokro ou de Madagascar. Quand nous exigeons des musées européens, cavernes d’œuvres africaines spoliées, de restituer notre patrimoine. Quand nous remettons sur la table les réparations de l’esclavage, sachant qu’un pays comme le Royaume-Uni, selon le rapport 2023 de l’Université West Indies, s’est enrichi à hauteur de 18 000 milliards de livres sterling sur le dos de 14 pays des Caraïbes.
Ces combats pour la justice réparatrice ont valu à de nombreuses personnalités à travers le monde des persécutions. En 2004, à Haïti, la France et les Etats-Unis ont fomenté un coup d’Etat contre le président Jean-Bertrand Aristide qui en avait fait une priorité. Mais le temps ne s’arrête pas. La connaissance se répand. Rien ne pourra contenir la voix des peuples brimés, piétinés, résolus à obtenir justice.
L’action des pays du Commonwealth ayant imposé au Royaume-Uni de s’exprimer sur le sujet de l’esclavage lors du sommet d’octobre 2024 est en cela salutaire. Tout comme l’initiative du Sénégal de commémorer les 80 ans du massacre de Thiaroye, et d’avoir mis en place sa propre commission d’enquête pour faire la lumière sur cette injustice.
L’Afrique a aujourd’hui toutes les ressources humaines requises pour mener ce travail, sans être conditionnée par la France ou ses semblables. En laissant le soin à ces derniers de décider des crimes dont ils ont envie de parler, du calendrier fixé selon les opportunismes politiques, de la composition hors-sol des commissions, de la suite à donner à leurs conclusions farfelues (saura-t-on un jour ce que signifient « les responsabilités lourdes et accablantes, mais sans complicité » dans le rapport Duclert sur le génocide des Tutsis ?), ou de reconnaissance au compte-gouttes, nous passerons à côté de la vérité. La mémoire de notre continent n’est pas objet de négoce, de marchandages : une foire à petites concessions.
Que chaque pays, sur financement propre, mobilise ses scientifiques pour mesurer l’ampleur de l’esclavage et de la colonisation sur son territoire. Que chaque pays mette en lumière l’héritage des femmes et hommes qui ont défendu sa dignité. Qu’au niveau du Parlement panafricain, soient adoptées des lois bannissant toute forme de négationnisme de ces périodes tragiques. Que dans nos meilleures universités, soit érigé un classement des pays anciennement colonisateurs ou esclavagistes selon leur engagement en matière de justice réparatrice. Ceux qui refusent de reconnaître leurs crimes, de s’excuser, d’ouvrir l’intégralité des archives, de restituer les biens volés, seront dénoncés sans répit.
Il n’y a aucune guerre des mémoires. Il n’y a qu’une justice qui tarde à être rendue. Et qui le sera tôt ou tard, avec le concours des citoyens véridiques, d’Afrique, d’Europe ou du monde.
ENJEUX POLITIQUES ET PHILOSOPHIQUES DE L’ISLAM EN MAURITANIE
EXCLUSIF SENEPLUS - La sacralité, gracieusement offerte à la langue arabe pour la hisser sur ses sœurs, ne repose ni sur le texte du coran, ni sur la logique. Car au final, ce n’est point la langue qui est sacrée, mais la teneur qu’elle exprime
Radioscopie d’une assimilation linguistique et culturelle insidieuse.
Dans un monde globalisé où l’extrémisme islamiste qui s’exporte à une vitesse surprenante se traduit par des milliers de morts, le simple fait de mettre en rapport la philosophie et l’islam est en soi une prise de position d’une certaine gravité. Dans le monde en général et l’Afrique de l’Ouest en particulier, ces dernières décennies, on a vu se développer ça et là un islam d’obédience wahabite et salafiste qui prend la forme d’un véritable système dogmatique. Un système qui laisse peu de place au déploiement d’une rationalité libre et à la mise en œuvre d’une réflexion obéissant au primat de la logique. Pour ces islamistes conservateurs, l’esprit et la lettre de l’islam, tels qu’ils furent appréhendés et vécus au septième siècle du vivant du prophète Mouhammad et sous les quatre califes (Abou Bakr, Oumar, Ousmane et Ali) doivent demeurer intacts. Selon eux, la compréhension des textes du saint coran est une donnée immuable ainsi d’ailleurs que la pratique de cette religion. Pour eux, l’humanité doit faire abstraction des douze siècles qui se sont déroulés depuis la disparition du prophète de l’islam. Cette perception est d’autant plus incompréhensible que du VIIème (naissance de l’islam) au XIIIème siècle au moins, le bastion musulman a entretenu avec le monde eurasiatique et africain, notamment sur le plan des idées, des échanges d’une grande intensité. Nombreux furent les penseurs musulmans qui engagèrent avec les philosophes de la Grèce antique – par le biais de leurs écrits évidemment – et contemporains des dialogues d’une remarquable fécondité[1]. Ghazali, Avicenne, et Averroès sont, entre autres, de ceux qui se sont enrichis de ce dialogue pour éclairer leur foi par l’émergence d’un soufisme à la pluralité endogène.
Qu’est-ce qui s’est passé dans l’évolution historique du monde musulman pour que l’idéologie dominée par un dogmatisme autarcique prenne le dessus sur la tolérance primaire qui a longtemps prévalu dans l’interprétation du coran, texte fondateur de l’islam ? Il semble que l’une des explications de ce phénomène soit directement liée aux enjeux politiques que peut représenter l’islam dans un contexte de cohabitation de peuples ou communautés dont les intérêts peuvent être divergents voire antagoniques. En limitant notre analyse à la Mauritanie, nous essayerons de comprendre comment des communautés se revendiquant toutes d’un islam sunnite et même du rite malikite, mais culturellement et linguistiquement différentes, peuvent se retrouver dans une dialectique où l’islam embrigadé sert d’instrument à la justification d’une hégémonie.
Dans la mise en œuvre des éléments de réponse à notre problématique, les travaux d’Amadou Hampâté Ba[2] et Souleymane Bachir Diagne[3], entre autres, nous seront d’une utilité certaine.
Islam et culture indigène
Contexte historique
Ce n’est pas fortuit de rappeler, à juste titre, que l’islam est né en Arabie au VIIème siècle après Jésus Chris, avant de s’exporter dans tous les continents, dans toutes les régions du monde. Si le djihad – guerres qui opposèrent les musulmans aux non musulmans – après la mort du prophète a poussé l’islam jusqu’aux portes de l’Europe et de l’Afrique, c’est surtout par les moyens pacifiques que l’islam conquit le monde. En Afrique de l’Ouest – la Mauritanie comprise – si les vagues djihadistes les plus connues sont celles qui se sont déroulées avec la lutte armée (conquêtes des Beni Hassan, des Mourabitouns, et enfin celles d’Ehadj Oumar Tall pour ne citer que ces exemples), il n’en demeure pas moins que l’islam était entré dans la région plusieurs siècles auparavant puisque de nombreuses populations dans les empires du Ghana[4] et du Mali[5] étaient converties à la dernière des religions révélées sans aucune contrainte. En effet, mêlés aux caravanes qui, à travers le commerce transsaharien[6], ont constitué pendant plusieurs siècles un véritable pont entre l’Afrique du Nord et celle de l’Ouest, des prédicateurs musulmans ont contribué à la reconversion à l’islam de nombreuses populations négro-africaines[7].
Ousmane Oumar Kane abonde dans le même sens lorsqu’il affirme que « l’éducation islamique en Afrique de l’Ouest commence avec l’islamisation de cette région qui a débuté dès le premier millénaire »[8]. Pour justifier son allégation, il cite le témoignage du grand voyageur Ibn Battouta sur les populations du Mali de l’époque :
« Ils ont un grand zèle pour apprendre par cœur le sublime Coran. Dans le cas où leurs enfants font preuve de négligence à cet égard, ils leur mettent des entraves aux pieds et ne les leur ôtent pas qu’ils ne le sachent de mémoire »[9].
L’arrivée de l’islam en Afrique de l’Ouest a induit de nouveaux enjeux problématiques. Il a mis en contact des peuples aux identités différentes. C’est ainsi qu’en Mauritanie, les Peuls, les Soninko et les Wolofs (appelés Négro-africains) issus des empires et dynasties du Fouta, du Guidimakha et du Walo et les Arabo-berbères (également appelé Bidhani ou Maures) originaires des Emirats, cohabitèrent longtemps avant et pendant la colonisation. Tant que ces espaces partagés étaient gérés par le colonisateur, c'est-à-dire par un pouvoir plus ou moins impartial, en tout cas neutre du moins exogène, la dialectique des cultures et langues en présence se déroulait naturellement. Mais l’accession à la souveraineté internationale des pays de l’Afrique de l’Ouest va changer radicalement cette donne puisque, désormais dirigés par ses propres enfants qui eux-mêmes se retrouvent directement impliqués dans la sociologie des nouveaux Etats, la cohabitation des cultures et des langues se retrouvera alors régie par de nouveaux paramètres. En Mauritanie, l’élite politique à laquelle le colonisateur français a transféré le pouvoir le 28 novembre 1960 était majoritairement constituée par les membres de la communauté arabo-berbère. Le nouvel Etat, à l’instar de tous les autres en Afrique de l’Ouest, hérita de la langue française. Il se trouve que la politique linguistique et culturelle qui était en vigueur dans le Sud de la Mauritanie – habité par les Peuls, Soninko et Wolofs – était très différente de celle appliquée dans le Nord (terroir arabo-berbère). Dans le Sud le colonisateur français mettait en œuvre une politique d’assimilation culturelle et linguistique (administration directe, écoles enseignant un programme français dans lesquelles il était interdit de parler les langues des colonisés) alors que dans le Nord l’administration s’appuyait sur les chefferies locales accordant aux colonisés une certaine marge de manœuvre ( il était permis aux indigènes du Nord d’appendre à l’école la langue arabe aux côtés de la langue française). De sorte qu’en 1960, l’essentiel des cadres de la nouvelle Mauritanie était issu des communautés négro-africaines sans doute alors plus instruites en français, langue de l’administration héritée du colon.
A peine une décennie après les indépendances le régime de Moktar ould Daddah entreprit des réformes de l’enseignement dont l’objectif premier était de donner plus de place à l’arabe. Ces réformes dites de « repersonnalisation de l’homme mauritanien », étaient en réalité destinées à favoriser sa communauté arabo berbère dont il estimait que son instruction en lange arabe dans un pays où l’administration travaillait en français, la défavorisait face aux Négro-africains dans la recherche de l’emploi au sein de l’administration. Dès lors, Moktar ould Daddah, comme tous les chefs d’Etat qui suivront – à l’exception de Sidi ould Cheikh Abdellahi – ne se positionna plus comme un véritable homme d’Etat, président de tous les Mauritaniens, mais comme le membre d’une communauté dont il se fait le soldat contre les autres communautés nationales. Aussi toutes les politiques linguistiques et culturelles qui se sont succédé en Mauritanie ont eu comme principal objectif d’imposer aux communautés peules, Soninko et wolofs la langue et la culture arabes en reléguant leurs langues et cultures d’abord au second plan, pour ensuite en faire de simples éléments de folklore destinés à venter à l’extérieur une diversité pourtant savamment asphyxiée.
Pour réussir cette entreprise d’assimilation, les coalitions des lobbies nasséro-baassisto[10]-islamo-conservateurs[11] qui, ensemble ou alternativement, réussissant toujours à infiltrer les différents régimes politiques, invoquaient tous l’islam pour perpétuer leur domination linguistique et culturelle sur les Négro-africains. Selon eux, les Peuls, Soninko et Wolofs étant tous musulmans, et l’arabe étant la langue par laquelle le coran – livre fondateur de l’islam – s’est révélé, alors il convient que ces communautés acceptent l’officialisation de la langue arabe et donc sa prédominance sur leurs langues propres. Cette hégémonie de la langue arabe induisit inéluctablement celle de la culture arabo berbère sur les langues et cultures négro-africaines. Toutefois, si l’hégémonie de la langue arabe est assumée par les gouvernants mauritaniens, l’extinction des cultures négro-africaines est menée avec beaucoup plus de subtilité. Comment se traduit dans les faits cette double assimilation linguistique et culturelle ?
Rapport des genres et mode vestimentaire de la femme
Toute personne dotée de bon sens ayant vécu en Mauritanie un temps relativement court constate très vite la différence dans le rapport des genres ainsi que dans le mode vestimentaire des femmes selon que nous soyons en milieu négro-africain ou arabo-berbère.
Chez les Peuls, Soninko et Wolofs, il n’y a pas une ligne de démarcation nette entre les femmes et les hommes. Les espaces vitaux dédiés aux hommes et aux femmes ne sont pas séparés comme on le constate chez les Maures. En d’autres termes, dans les cellules familiales les hommes et les femmes partagent les espaces vitaux au-delà même du lien étroit de sang ou de lait qui, chez leurs compatriotes maures, sont les seuls susceptibles de justifier une certaine proximité physique. Aussi pour saluer, les Négro-africains ont coutumes de serrer la main de l’autre, que cet autre soit un homme ou une femme. Alors que chez les Maures une femme ne doit tendre la main à un homme que lorsque celui-ci partage avec lui un lien proche de sang ou de lait. Il en va de même pour les hommes lorsqu’ils saluent les femmes.
On note également une pratique différenciée dans la manière des femmes de s’habiller. Les femmes négro-africaines portaient des boubous. Seules celles qui sont mariées avaient l’obligation de se couvrir les cheveux d’un foulard. Ces dernières décennies, la mode africaine qui est née après les indépendances a institué chez elles un accoutrement où le boubou et le pagne traditionnel alternent avec les robes longues, les jupes et autres chemises à tailles basses. Sa sœur mauresque continue de varier les couleurs et les types de tissus autour de la seule et unique « melhfa » (voile) héritée des ancêtres. Ce voile sous lequel elles portent en général une jupe évasée, couvre le corps de la hauteur des jambes à la tête. De sorte que, sauf exception, seul le visage, les mains et les pieds restent découverts.
L’observateur critique de ces usages aurait tout naturellement conclu qu’il s’agit là tout simplement de différentes pratiques vestimentaires qui consacrent l’existence d’un islam pluriel sur lequel personne ne trouverait rien à redire. Mais c’est sans compter avec les ambitions hégémonistes des islamo-conservateurs et autres nationalistes arabes tapis dans l’ombre du pouvoir politique. D’abord dans les prêches des vendredis (khoutba), puis dans les transports publics, ensuite dans les multiples occasions qu’ils se créèrent pour avoir l’opportunité de s’adresser aux foules, ils se mirent à distiller des discours religieux où toute pratique coutumière autre que la leur est considérée comme déviante selon leur perception de la charia (loi islamique)[12]. C’est dans les années 1990 que l’on commença à lire ça et là dans les minibus de transport publics, des écrits citant le prophète Mouhamad (PSL) stipulant qu’il « est préférable pour un musulman de recevoir un clou dans la tête que de toucher [ils entendent s’asseoir à côte d’] une femme » qui n’est ni sa sœur, sa mère, sa tante ou son épouse. Cette propagande religieuse sera également portée partout par des groupes d’hommes généralement envoyés par des chefs religieux[13] pour sillonner les coins les plus reculés du pays afin de convaincre les populations de la vallée que leur pratique islamique laisse à désirer tant qu’ils ne se conformeraient pas à cette perception très clivée du rapport entre les genres.
Dès lors, il importe de se demander sur quoi reposent de tels sermons ? Dieu dans son saint coran a-t-il exigé de la femme qu’elle se couvre toutes les parties de son corps excepté son visage, ses mains et ses pieds ? Ou devrait-elle se couvrir complètement le corps comme on l’a vu en Afghanistan, en Arabie Saoudite, en Iran et de plus en plus en Afrique de l’Ouest ? Le coran interdit-il à la femme musulmane de serrer la main d’un homme (et vice versa) dans le rituel de la salutation africaine ?
Sur la question de l’accoutrement de la femme, le débat qui s’est posé en Europe en général et en France en particulier, sur le port du voile dans les espaces publics a amené un certain nombre de penseur musulmans à s’efforcer d’élucider cette problématique. Aussi en cherchant d’abord dans le saint coran, si Dieu y avait édicté une injonction en la matière, Hani Ramadan ne trouve que deux passages consacrés par Allah à ce sujet :
« A la sourate 24, verset 31 Dieu, s’adressant au prophète Mouhamad (PSL) dit : « Et dis aux croyantes (…) qu’elles rabattent leurs voiles sur leurs poitrines » ;
A la sourate 33, verset 59, « O prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de se couvrir de leurs voiles : c’est pour elles le meilleur moyen de se faire connaitre et de ne pas être offensées. Dieu est vraiment pardonneur et miséricordieux »[14].
Si de Naasi (la première sourate après la fatiha) à Baghara, la sourate qui clôt le coran, les versets ci-haut cités sont les seuls où Dieu statue sur les vêtements de la femme musulmane, comment en sommes-nous arrivés à instituer une charia dans laquelle, on exige de la femme de ne laisser paraitre de son corps que son visage, ses mains et ses pieds ? Pire encore, comment se fait-il que certains salafistes aillent jusqu’à interdire radicalement (haram) aux femmes de découvrir une quelconque partie de leur corps (ni visage, ni main, ni pieds) ? Il est pourtant clair que dans le premier verset, il est juste question de « rabattre [le] voile sur [la] poitrine » de la femme. Une poitrine dont on sait que la vue pourrait « perturber » l’autre. Dans le second verset il est question de « se couvrir de [son] voile » parce que « c’est le meilleur moyen de se faire connaitre » donc de se présenter aux autres dans le respect de la pudeur humaine. Donc, nulle part, en tout cas dans son saint coran, de manière explicite, Dieu n’a interdit aux femmes de découvrir leurs têtes, leurs mains, leurs pieds…
En Mauritanie, le discours des groupes islamo-conservateurs – dont les membres siègent au cœur du pouvoir – qui incite à changer les usages et les coutumes des Négro-africains liés au rapport genre ou à l’accoutrement des femmes ne repose sur aucun argument coranique sérieux. Il semble qu’en fait leur propagande ait comme seul objectif d’assimiler culturellement ces communautés en les amenant à prendre la culture arabe pour celle de l’islam.
Toutes les injonctions allant dans le sens d’interdire aux femmes de s’habiller dans le seul respect de la pudeur – se découvrir le visage pour être identifiable parmi ses semblables, se découvrir les mains et les pieds pour pouvoir se déplacer et travailler sans gêne – s’appuient uniquement sur des traditions orales (hadiss) sur lesquels de nombreux savants se sont permis de douter valablement. Une chose est toutefois certaine : une tradition rapportée ne peut être prise en compte que lorsqu’elle n’altère en rien la parole sacrée d’Allah. Or, à ce propos, les deux versets ci-haut cités sont sans équivoque.
Outre ces traditions orales, les injonctions des salafistes concernant les vêtements des femmes ne reposent que sur une interprétation bourrée de subjectivités elles-mêmes nourries par des préjugés entretenus par les abus d’un patriarcat d’autant plus enraciné dans certains milieux qu’il remonte à l’ère préislamique en Arabie où la femme était perçue comme un juste objet de jouissance. Il va sans dire que si les dispositions du livre saint d’Allah ne changent pas, elles ne peuvent revêtir toute la plénitude de leur sens pour l’humanité contemporaine que lorsqu’elles sont appréhendées à la lumière de la plus value du temps. Il ne s’agit point ici de réitérer le débat qui opposa et oppose toujours ceux qui pensent que le texte du coran doit continuer à être lu, compris, et appliqué comme le firent les contemporains du prophète et ceux qui prônent une interprétation de ces écritures saintes en fonction de l’évolution philosophique et scientifique de l’homme du troisième millénaire. A ce titre, Souleymane Bachir Diagne écrit :
« Il s’agit alors de comprendre le devenir autrement en réalisant que le temps n’est pas à l’extérieur de la religion mais sa texture. Le temps n’est pas (…) l’épreuve qu’il lui faut surmonter, mais il constitue son autodéploiement même : le temps est Dieu. Autrement dit la réponse au défi des temps qui changent pour continuer, selon les exigences d’aujourd’hui, l’intention et la dynamique libératrice de la religion dans les domaines de la justice sociale, de l’égalité des hommes et des femmes, du respect d’un principe de pluralisme, bref, la nécessité de ‘’reconstruction de la pensée religieuse de l’islam’’ suppose la mise à jour d’une pensée du temps comme devenir créateur, d’une cosmologie qui soit émergence continue, élan vital »[15].
De sorte que les cadres issus de ces communautés ressentent dans toutes les rencontres que leur pays ne leur reconnait pas le droit élémentaire à la différence. Ils sont tenaillés par un malaise inadmissible.
Islam et langues nationales
Langue officielle ou de domination ?
Comme nous l’avons indiqué plus haut, dès la première décennie de l’ère de l’indépendance en Mauritanie, Moktar ould Daddah, le premier président du pays a entamé une série de réformes destinées à redorer le blason de la langue arabe longtemps minorée par le colonisateur. Il s’agit pour lui de redresser le tort fait à la langue arabe et à ses locuteurs mauritaniens, à lui redonner la place qu’il fallait dans la Mauritanie libre et souveraine. Mais ce « père de la nation » semblait oublier que le pays à la tête duquel il venait d’accéder, était une « nation » plurielle. Que ce pays regroupait en son sein des peuples arborant des identités diverses traduites par quatre langues. La Mauritanie est un pays multilingue où l’arabe cohabite avec le pulaar, le soninké et le wolof. Les réformes politiques entamées par Daddah seront intensifiées sous le règne de Mouawiya oul Taya pour atteindre leur apogée en 1991 lorsque la première constitution de l’ère démocratique établit, en son article six, que « les langues nationales sont l’arabe, le pulaar, le soninké et le wolof. La langue officielle est l’arabe ». Cette disposition reste d’ailleurs inscrite encore aujourd’hui dans la constitution mauritanienne. L’inscription du caractère officiel de la seule langue arabe dans la constitution pose très clairement les bases d’une discrimination assumée de l’Etat contre les composantes négro-africaines du pays. Car en officialisant la langue d’une seule communauté (arabe), ce dirigeant mauritanien fait le choix de favoriser sa communauté linguistique sur les autres ; d’instaurer pour les Peuls, Soninko et Wolofs de Mauritanie une citoyenneté de seconde zone. De sorte que les cadres issus de ces communautés ressentent dans toutes les réunions de travail que l’Etat ne leur reconnait pas le droit élémentaire à la différence. Ils sont tenaillés par un malaise inadmissible.
C’était pourtant pour éviter de discriminer une partie de leurs peuples que les dirigeants sénégalais n’ont pas officialisé le wolof ou le pulaar, que ceux du Mali n’ont pas officialisé le bambara ou encore, pour ne citer que ces exemples, que les dirigeants de la Guinée n’ont pas opté pour l’officialisation du Soussou ou du maninka. Tout le monde sait que ce dernier pays (la Guinée) fut en Afrique de l’Ouest celui qui s’est distingué par son opposition radicale au colon français[16]. Si, comme tous ses voisins, Sékou Touré, le premier président de Guinée ainsi que ses successeurs ont maintenu le statut officiel du français, c’est bien pour ne pas créer dans son pays une citoyenneté hiérarchisée. Si tous les pays de l’Afrique de l’Ouest, à l’exception de la seule Mauritanie, ont maintenu le français comme langue officielle, ce n’est point par préférence de cette langue sur leurs langues nationales, mais bien pour ne pas fonder leurs nouveaux Etats sur une toile de fond discriminatoire qui les exposerait à de graves problèmes de cohabitation. Visiblement ce n’était pas le souci des régimes politiques mauritaniens pour lesquels, il faut imposer par la force la langue arabe aux communautés non arabes du pays. La frustration immense manifestée à travers l’expression d’indignation de l’élite négro-africaine face à cette situation de ségrégation ne semble susciter aucun émoi. Aujourd’hui encore, les enfants peuls, Soninko et wolofs sont réduits à faire l’apprentissage du savoir dans deux langues autres que leurs langues maternelles (le français et l’arabe) dans les écoles où leurs camarades maures, eux, ont l’opportunité de faire leurs premiers pas dans leur langue maternelle (l’arabe) avant de s’ouvrir au français[17]. Selon de nombreux psychopédagogues de l’éducation, un enfant qui commence son apprentissage dans une langue autre que sa langue maternelle accuserait un retard d’au moins six ans par rapport à celui qui apprend dans sa langue maternelle[18]. Le résultat de cette discrimination se traduit très précisément dans les résultats de plus en plus faibles au brevet et au baccalauréat pour les enfants négro-africains de Mauritanie.
Mais ce qui surprend le plus l’observateur de la scène nationale mauritanienne, ce sont les arguments qui sont avancés par l’élite nasséro-baassisto-islamo-conservatrice pour justifier l’imposition de l’arabe comme seule langue officielle du pays. En plus de l’argument du nombre[19] - sur lequel nous ne pouvons nous appesantir ici – cette extrême droite mauritanienne s’appuie souvent sur des considérations religieuses. En effet, selon elle, l’islam étant la religion de tous les mauritaniens, il est donc normal que l’arabe qui est la langue du coran soit in fine la langue officielle de la République Islamique de Mauritanie. C’est cette thèse que nous entendons éprouver dans la sous-section suivante.
Langue d’islam ?
Ainsi donc, selon les partisans de l’officialisation de la seule langue arabe au détriment des langues pulaar, soninké et wolof, le simple fait que le coran soit « descendu » en arabe confère à cette langue une sacralité qui la place de facto sur les autres langues de l’humanité. Aussi pour juger de la pertinence d’une telle allégation, nous ne saurions faire l’économie des interrogations suivantes : qu’est-ce qui chez les musulmans doit être considéré comme sacré ? La teneur du coran en tant que parole de Dieu ou la langue dans laquelle il a choisi de s’exprimer ? Si c’est le choix fait par Dieu de s’adresser aux hommes à travers l’arabe qui lui imprime son caractère sacré, il faut alors préciser que l’arabe ne pourrait être la langue sacrée, mais une langue sacrée parmi d’autres. Etant entendu que l’islam n’est pas la seule religion révélée puisqu’il est consacré troisième et dernière après le judaïsme et le christianisme. Reconsidérons la question autrement. Est-ce la sacralité de l’arabe qui a fait que le coran soit « descendu » dans cette langue ? Au quel cas, l’arabe devrait contenir des propriétés et attributs qui la distinguent et l’élèvent radicalement au dessus des autres langues de l’humanité. Ou alors est-ce qu’elle est seulement une langue parmi d’autres, c'est-à-dire un élément d’une compilation paradigmatique infinie dans laquelle chacun est doté d’une capacité à rendre compte de toutes les paroles, et notamment celle de Dieu ?
Aucune étude linguistique n’ayant jamais démontré que l’arabe se caractérisait, tant dans sa dimension syntagmatique que dans sa dimension paradigmatique, par des propriétés qui la rendraient unique, il va sans dire que cette langue en est une parmi d’autres. Elle possède sa propre structure grammaticale, syntaxique et sémantique ainsi que son esthétique propre. Propriétés qui varient d’une langue à une autre mais dont toutes les langues sont pourvues.
Il nous apparait très logique qu’en s’adressant à l’humanité, la parole de Dieu subit nécessairement une double traduction. La première est celle qui permet la transmission de l’Infiniment grand (la parole d’Allah) dans un infiniment petit (la langue humaine). La seconde est celle qui permet de faire passer un contenu d’une langue vers une autre. Ce sont ces deux types de traductions que le philosophe Souleymane Bachir Diagne désigne fort éloquemment par « traduction verticale » (pour la première) et « traduction horizontale » (pour la seconde)[20]. Il aurait été illogique que Dieu qui est le Maître Créateur de l’humanité s’adressât à celle-ci dans un système linguistique que l’homme moyen ne saurait comprendre. De même, s’il est vrai que l’Islam est « descendu » sur toute l’humanité et non pas seulement sur les Arabes – comme le judaïsme et le christianisme ne furent pas les religions des seuls juifs) – alors il importe d’en déduire que Dieu a bel et bien configuré les autres langues de sa création pour qu’elles soient en capacité de traduire Sa parole. Nous avons pu nous rendre compte par nous-mêmes que le pulaar et le français, que nous connaissons, restituent dans leur traduction, avec une perspicacité remarquable tant le contenu que la poéticité du coran. A ce propos, Amadou Hampaté Ba, répondant à la question de savoir « Pourquoi les musulmans doivent apprendre l’arabe pour pratiquer leur religion ? », écrit :
« Le fait d’ignorer l’arabe n’a jamais empêché le fidèle musulman de pratiquer avec ferveur sa religion. Croire que l’on ne saurait pratiquer l’islam qu’en parlant l’arabe reviendrait à supposer que Dieu n’entend que la langue arabe, ce qui serait ridicule »[21].
Souleymane Bachir Diagne témoigne qu’un enseignement du prophète Mouhammad stipule « Autant de langues on parle, autant d’hommes on vaut ». Et au philosophe d’ajouter en guise d’explication : « je trouvais remarquable, en effet, une telle invitation au pluralisme linguistique là où l’on aurait pu attendre une exaltation de la langue de la révélation à l’exclusion de toutes les autres. Je comprenais cette invitation comme celle de penser de langue à langue »[22].
Il appert de cette analyse qu’il n’y a pas de langue qui soit intrinsèquement sacrée parce que Dieu s’y est exprimé car toutes les langues du monde sont, à priori, susceptibles de rendre compte très fidèlement de sa parole à condition que ceux qui font ce travail en aient une connaissance approfondie. Dès lors, l’argument religieux qui consiste à justifier l’officialisation de la seule langue arabe au mépris des langues pulaar, soninké et wolof n’est rien d’autre qu’une instrumentalisation de l’islam pour une finalité qui n’honore pas les musulmans : l’instauration de l’hégémonie d’une partie des musulmans sur d’autres musulmans.
Le peuple d’Arabie auquel appartenait le prophète de l’islam représente aujourd’hui une infime minorité du nombre toujours plus grandissant des musulmans à travers le monde. Sur les cinq continents, des peuples de toutes les origines se sont retrouvés dans le projet de société que leur proposait l’islam et se sont convertis à la dernière des religions révélées. Mais cette appropriation de l’islam en Afrique de l’Ouest, notamment en Mauritanie, pose d’énormes problèmes de cohabitation entre les communautés nationales. En effet, l’histoire du peuplement du territoire correspondant à la Mauritanie actuelle est constituée de plusieurs vagues de migrations. Les populations noires (Peuls, Soninko, Wolofs …), ont été tour à tour succédées par les berbères, puis beaucoup plus tard par des tribus arabes islamisées, organisées autour du projet de propagation de l’islam. Le colonisateur français qui occupa cet espace en allant du Sud vers le Nord avait plus ou moins réussi à pacifier les rapports tantôt conflictuels tantôt apaisé (selon les accords) entre les Emirats du Nord et les royaumes du Fouta, du Guidimakha et du Walo, au Sud. La Mauritanie contemporaine, celle des indépendances, hérite donc d’une configuration démographique dans laquelle des communautés ayant des langues et cultures différentes (Peuls, Soninko et Wolofs d’une part, Arabo-berbères d’autre part et Hratines enfin) sont amenées, de fait, à vivre ensemble dans le même pays. Le nouvel Etat central ainsi constitué aurait pu, en se positionnant à équidistance vis-à-vis des communautés nationales, établir un certain équilibre gage de justice et d’égalité. Mais au lieu de cela, les différents régimes successifs à la tête du pays, dominés par des nationalistes arabes étroits, ont multiplié des réformes allant dans le sens d’instituer la domination de la langue et de la culture arabe sur les langues et cultures peule, Soninko et wolof. Au plan culturel, le mode du rapport des genres ainsi que le mode vestimentaire des femmes négro-africaines sont vilipendés par une critique raciste moulée dans un discours religieux. De même, une certaine élite, dont le seul but est de perpétuer sa domination linguistique et conforter sa position politique, s’efforce de trouver des arguments d’ordre islamique et philosophiques pour justifier l’hégémonie de la langue arabe – officielle – au détriment des langues négro-africaines réduites au statut folklorique de langues nationales. Comme il apparait dans le déploiement de notre analyse, la sacralité, gracieusement offerte à la langue arabe pour la hisser sur ses sœurs, ne repose ni sur le texte du coran, ni sur la logique. Car au final, ce n’est point la langue qui est sacrée, mais la teneur qu’elle exprime, la foi qu’elle transmet, contenus pouvant être traduits dans toutes les langues du monde.
Mamadou Kalidou Ba est membre fondateur du Groupe de Recherches en Littératures Africaines (GRELAF), Université de Nouakchott, Mauritanie.
Références sito-bibliographiques
Ba Amadou Hampaté, Aspects de la civilisation africaine, Paris, Présence Africaines, 1972.
Ba Oumar Moussa, Noirs et Beydanes mauritaniens. L’école creuset de la nation ?, Paris, L’Harmattan, 1993.
Battouta Ibn [1304 - 1368], Voyage III. Inde, Extrême-Orient, Espagne, Soudan. Paris, La Découverte, 1982, p.427
Diagne Souleymane Bachir, Comment philosopher en islam ?, Paris, Philippe Rey / Jimsaan, 2014.
Idem, Le fagot de ma mémoire, Paris, Philippe Rey, 2021.
Kane Ousmane Oumar, Au-delà de Toumbouctou. Erudition islamique et histoire intellectuelle en Afrique occidentales, Dakar, CERDIS/CODESRIA, 2017.
Ki-Zerbo Joseph, Histoire de l’Afrique noire, Paris, Hatier, 1978.
RAMADAN Hani, La femme en Islam, Lyon – Amiens, Editions Tawhid / Euro-médias, 1991.
https://youtu.be/IXhrCMZHt-0 . S. B. DIAGNE en conférence à l’université des Sciences Po-Ex sur le thème « traduire la parole de Dieu : autour de l’Islam », consulté le 27 septembre 2021.
[1] Nous pensons ici au calife Al Ma’mum dans son dialogue avec Aristote via un songe, et à celui qui réunit Muhammad Iqbal à Henri Bergson au XIXème siècle ; relaté par Souleymane Bachir DIAGNE, Comment philosopher en islam ?, Paris, Philippe Rey/Jimsaan, pp. 123 – 129.
[2] Amadou Hampaté Ba, Aspects de la civilisation africaine, Paris, Présence Africaines, 1972, 140 p.
[3] Souleymane Bachir Diagne, Comment philosopher en islam ?, Paris, Philippe Rey, 214, 148 p ; Le fagot de ma mémoire, Paris, Philippe Rey, 160 p.
[5] Cet empire succède au Ghana ; il s’est étendu du XII ème au XIVème siècle.
[6] Soulignons qu’en plus des produits comme le sel, l’or et autres denrées de consommation, le commerce des esclaves a été la principale activité de cette époque. Selon de nombreux historiens, plus encore que la traite négrière afro-euro-américaine, celle transsaharienne a été plus dévastatrice pour l’Afrique noire.
[7] Selon l’historien Joseph KI-ZERBO, War jabi Ndiaye, un des rois de la dynastie peule des Dia Ogo, a été le premier roi du Tékrour à se convertir à l’Islam. « Il obligea ses sujets à embrasser la même foi et mourut en 1040 », in Histoire de l’Afrique noire, Paris, Hatier, 1978, p.106.
[8]Ousmane Oumar KANE, Au-delà de Toumbouctou. Erudition islamique et histoire intellectuelle en Afrique occidentales, Dakar, CERDIS/CODESRIA, 2017, p.10.
[9] Ibn BATTOUTA, Voyage III. Inde, Extrême-Orient, Espagne, Soudan. Paris, La Découverte, 1982, p.427, cité par Ousmane Oumar Kane, Ibidem, p.10.
[10] Nasséristes, de Gamal Abdel Nasr, ancien président de l’Egypte ; Bassiste, du parti Bass, implanté en Syrie et en Irak : tous prônent l’hégémonie des Arabes sur les autres peuples. Ces mouvements sont tout simplement une autre variante du nazisme hitlérien.
[11] Appartenant à l’organisation internationale des Frères musulmans, une émergence de l’islam politique assumé.
[13] Il s’agit principalement d’Imams formés en Arabie Saoudite ou dans les pays du Golf qui reviennent au terroir avec des interprétations salafistes de l’islam…
[14] Hani RAMADAN, La femme en Islam, Lyon – Amiens, Editions Tawhid / Euro-médias, 1991, p.51.
[15] S. B. DIAGNE, Comment philosopher en islam ? op cit, pp. 123-124.
[16] Nous pensons au « non » que la Guinée a opposé à la proposition du Général De Gaulle, lors du référendum de 1958.
[17] Cf. Oumar Moussa BA, Noirs et Beydanes mauritaniens. L’école creuset de la nation ?, Paris, L’Harmattan, 1993.
[18] Ces études qui ont souligné l’importance du recourt à la langue maternelles dans les premiers apprentissages du savoir ont commencé dans les années 1970. On peut citer, en guise d’exemples, celle de BUTZKAM Wolfgang in Etudes de linguistique appliquée, Paris, Juillet 1978, 162 p ; disponible en PDF au lien : https://www.proquest.com/docview/1307657224?pq-origsite=gscholar&fromope....
[19] Celui-ci voudrait que l’arabe doit être la langue officielle parce qu’elle est parlée par la majorité des Mauritaniens ; les Maures et les Hratines représenteraient environs 60 à 65% de la population. Précisons qu’aucun recensement n’a jamais été fait pour évaluer le poids démographique de chaque communauté.
[20] S. B. DIAGNE en conférence à l’université de Sciences Po-Ex sur le thème « traduire la parole de Dieu : autour de l’Islam », in https://youtu.be/IXhrCMZHt-0 , vidéo consultée le 30 septembre 2021.
[21] Amadou H. Ba, Aspects de la civilisation africaine, op cit, p.77.
[22] S. B. DIAGNE, Le fagot de ma mémoire, Philippe Rey, 2021, p.96.
POUR LA FIN DE L’OMERTA SUR THIAROYE 44
Le groupe LFI-NFP lance une offensive parlementaire pour lever le voile sur le massacre. Les députés français dénoncent des décennies d'obstruction administrative pour maintenir un "discours d'État mensonger"
Un groupe de l’opposition parlementaire française constitué des députés de La France insoumise et du Nouveau Front populaire (LFI-NFP) prévoit de réclamer, dans les prochains jours, une commission d’enquête sur ‘’les obstructions menées’’ au sein de l’administration française pour empêcher la reconnaissance du massacre de Thiaroye, un évènement survenu au Sénégal en 1944, a-t-on appris de source officielle.
‘’Le groupe LFI-NFP déposera dans les prochains jours une demande de commission d’enquête sur les obstructions menées à l’intérieur de l’administration française pour empêcher la reconnaissance du massacre de Thiaroye’’, annonce un communiqué dudit groupe parlementaire.
Il affirme que les auteurs de ces ‘’obstructions’’ cherchent à ‘’maintenir un discours d’État mensonger’’.
Le groupe LFI-NFP va proposer à tous les groupes parlementaires français, à l’exclusion du RN, de cosigner la demande de constitution d’une commission d’enquête.
Le 1er décembre 1944, des soldats africains s’étant battus pour la France, lors de la Seconde Guerre mondiale, ont été tués dans le camp militaire de Thiaroye, près de Dakar.
‘’Les victimes de ce massacre réclamaient le paiement de primes d’engagement après le paiement de leurs indemnités et le versement du pécule qui leur était promis depuis des mois’’, a rappelé le groupe LFI-NFP.
Il ajoute que cet ‘’épisode atroce’’ de l’histoire coloniale a longtemps été présenté comme un ‘’acte de répression légitime’’, face à une rébellion incontrôlable.
Le groupe LFI-NFP estime que le nombre de victimes du massacre de Thiaroye a largement été sous-estimé.
‘’Aujourd’hui, malgré les promesses de François Hollande, lors de sa présidence, de permettre de faire toute la lumière sur ce qui s’est réellement passé, certaines archives restent inaccessibles et ‘Thiaroye’ est absent de la mémoire nationale française, alors qu’il s’agit probablement de l’un des plus grands massacres coloniaux commis par la France’’, estiment les députés LFI-NFP.
La France insoumise, sous l’impulsion du député Aurélien Taché, souhaite permettre la reconnaissance pleine et entière du massacre de Thiaroye et l’accès à l’ensemble des archives relatives à cet évènement.
Aurélien Taché et son collègue Aly Diouara, membre aussi de LFI, prévoient de se rendre à Dakar, le 1er décembre prochain, pour la commémoration du massacre survenu il y a quatre-vingts ans.