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23 avril 2025
Société
Par Henriette NIANG KANDÉ
SOUS LE SIGNE DU BAOBAB ET DU LION
Une prière à ces députés : que les échanges ne soient pas seulement des « vous n’avez pas de Projet » auxquels on répond « Et vous, vous avez oublié le vôtre ! ». Épargnons-nous ces spectacles d'acteurs s'affrontant sur un texte mal préparé
Aujourd’hui 2 décembre 2024, sous les armoiries de la République, le lion et le baobab, prendront place 165 femmes et hommes, portant l’écharpe tricolore, posée sur le haut de l’épaule droite et nouée sur la hanche gauche. Ce n’est pas trop de le dire. Y en a qui la mettront à l’envers, c’est certain. Ce qui ne présage rien de bon.
Le baobab, ce colosse si sûr de lui ! Cet arbre majestueux, emblème de l'Afrique et star incontestée des documentaires animaliers. Avec son tronc gonflé comme s'il s'était offert un abonnement illimité dans une dibiterie, le baobab en impose.
Mais derrière son allure de géant sage et immuable, il cache une sacrée personnalité. D’abord, parlons de sa silhouette. Le baobab donne l'impression qu'il a été planté à l'envers par un jardinier un peu distrait. Dénudées, ses branches ressemblent à des racines. Comme si la nature avait confondu le haut et le bas. Mais loin de s'en offusquer, il en a fait sa marque de fabrique. "Moi, je fais les choses différemment", semble-t-il clamer en se pavanant dans la savane. La modestie ? Pas son fort.
Mais ne vous laissez pas duper par son air placide. Sous ses airs d'arbre philosophe se cache une véritable diva. Le baobab vit en moyenne 1000 ans, et certains spécimens atteignent les 2000 ans. Il se vante donc volontiers d'avoir vu passer des générations entières, en semblant dire : "Moi, je prends mon temps, et regardez où ça m'a mené".
Et côté mode, il n'est pas en reste. En saison sèche, il se débarrasse de ses feuilles, affirmant que "le minimalisme, c'est chic". En saison des pluies, il revient en force avec une touffe verte luxuriante, comme s'il avait réservé le coiffeur le plus exclusif de la savane. Le baobab, c'est un peu l'arbre influenceur qui lance les tendances sans en avoir l’air.
Mais attention à ne pas le flatter trop vite : son fruit, le pain de singe, est un concentré de vitamines. Et bien sûr, il en est très fier. Il n'hésite pas à se moquer des autres arbres, détectés : "Moi, je nourris les humains et les animaux. Toi, le manguier, tu fais quoi à part attirer la mouche blanche ?"
Bref, le baobab, c'est l'arbre qui a tout vu, tout vécu et qui, à chaque rafale de vent, semble murmurer : "Je suis la star ici, ne l'oublie pas." Et franchement, avec un ego pareil, on comprend pourquoi il est encore debout après tout ce temps.
Quid du « lion rouge [qui] a rugi, le dompteur de la brousse ? », c'est-à-dire un désert géant avec trois buissons et un arbre solitaire. Pourquoi ? Parce qu'il aime se poser sur une colline en mode « surveillant général ». Pas de forêt touffue pour monsieur : il veut que son public le voit. Et que font les lionnes pendant ce temps ? Elles sont occupées à leur rôle : subvenir aux besoins de la troupe en chassant des proies pour les membres qui la composent.
Star des documentaires animaliers, le lion est un symbole universel de force, de noblesse et de virilité. Avec sa crinière imposante qui ferait trembler un hémicycle, il est considéré comme le roi incontesté de la savane, bien que ce sont les lionnes qui chassent, traquent, courent, bondissent, tuent et ramènent la pitance, élevant l’expression « gérer la logique familiale » à un tout autre niveau. Le lion a un talent unique : il sait très bien rugir. Un rugissement qui s'entend à huit kilomètres, parfait pour faire peur aux hyènes, impressionner ses potes et réveiller tout le quartier à 4h du matin. Ce son terrifiant équivalent d’un mégaphone branché sur un ampli à fond, dont le lion se sert pour éviter un rival ou rassurer ses troupes. Imaginez-le crier « c'est mon territoire » à pleins poumons. Dans la brousse, c’est tout à fait normal. Là-bas, on ne tweet pas. On rugit. Mais soyons honnêtes : en dehors de sa carrière de chanteur à la voix rauque, quand il chasse (rarement), c'est plutôt en mode « pas de stress ». Sauf quand il sent que l’harmattan, ce vent de la savane, très chaud le jour, plus frais la nuit et toujours chargé de poussière, souffle dans la broussaille et que le risque d’une remise en question existentielle est présent. Parce que, s’il est délogé, le rival ne se gênerait pas pour effacer toute trace de la lignée précédente, petits lionceaux compris. Être roi, ce n'est pas qu'une question de crinière, mais de muscles et de charisme. Faut savoir tenir son rang !
Mais voilà que le Pastef, majoritaire de cette 15ème législature, arrive à l’Assemblée nationale avec un léopard visible dans le creux du P du logo qui identifie ce parti. Dans le monde animal, il y a des duels légendaires : chat contre chien, poisson contre requin, hyène contre... charogne, et bien sûr, lion contre léopard. Plongeons dans ce débat. Le léopard, avec son allure incroyable, une agilité impressionnante (il se hisse pour protéger sa nourriture pour qu’elle soit inaccessible) et un pelage à faire pâlir un tapis iranien fait main, a refusé, de se faire passer pour un mannequin. Sa première tentative à des législatives a donné l’impression qu’il s’est infiltré dans une séance photo pour une marque de vêtement de luxe, se glissant sur le plateau parlementaire, se pavanant fièrement. Les premières images, ont attiré des followers. Finalement, il a trouvé sa vraie vocation : guide éclairé. Qui mieux qu’un guide peut emmener les touristes au plus près de la faune ? S’il y en a beaucoup qui l’adorent, certains paniquent quand il leur propose un "colléserré" et d’autres fuient en prenant leurs pattes à leur coup. Ce n’est pas une affaire de tâche. C’est une affaire de chasse.
Aujourd’hui donc, l’hémicycle, toujours aussi majestueux, avec ses dorures et son air de sérieux, accueillera les élus qui prendront place sur des sièges rouges. Le rouge, cette couleur flamboyante et insolente. Que ce soit pour symboliser la pas sion, le danger, ou une tomate trop mûre oubliée dans le fond du frigo, le rouge ne laisse personne indifférent. Pourtant, avez-vous déjà réfléchi à l’incroyable pression qu’endure cette couleur au quotidien ? N’est-il pas temps de lui rendre justice.
Prenons, par exemple, les feux de signalisation. Pourquoi est-ce au rouge qu’on a confié le rôle ingrat d’arrêter tout le monde ? Personne ne s’extasie devant un feu rouge. Non, au contraire, on soupire, on peste, on klaxonne (parce que klaxonner est une thérapie nationale). Pendant ce temps, le vert, tranquille, fait la fête : "Vas-y, c'est bon, fonce !" Et le jaune, lui, hésite, comme un ado qui ne sait pas s'il doit participer ou non à une soirée.
Le rouge est également la couleur des erreurs, des problèmes, des alertes. Un petit "X" rouge dans un document Word, et c’est la grande question : "Mais qu’est-ce que j’ai encore cassé ?" Mais il n’y a pas que dans le code de la route ou sur les écrans que le rouge se démarque. Parlons un peu de la mode. Une robe rouge, et hop, vous êtes la reine de la soirée. Mais attention, c’est un art de vivre, pas un hasard. La robe rouge incarne la confiance, l’assurance et un peu de désinvolture. Portée avec la posture d’une dinde enrhumée, le risque est de passer pour un panneau stop ambulant.
Et que dire du vin rouge ? Le seul qui peut à la fois être un élixir de convivialité et un grand criminel de chemises blanches. Un verre renversé et, tout d’un coup, vous avez une œuvre d’art abstrait sur votre poitrine.
Bref, le rouge, c’est tout un paradoxe. Une couleur qui crie "Attention !" tout en murmurant "Admire-moi". Alors, la prochaine fois que vous apercevrez un feu rouge, une tomate ou une chemise tachée, prenez une seconde pour apprécier cette teinte si mal-aimée mais si essentielle. Parce qu’après tout, sans le rouge, la vie manquerait sacrément de piquant… et de ketchup.
Une prière « quinquennale » adressée à ces députés. Merci de nous épargner ces spectacles où des acteurs chevronnés s’affrontent dans une pièce de théâtre dont le texte semble avoir été écrit à la dernière minute. Et où des députés, en pleine « joute verbale » (traduisez : chamailleries ou insanités de cour de récréation), rivalisent d'indignation feinte et de petites piques acides, houspillant un ministre perdu dans ses fiches ou un opposant qui lance des regards meurtriers, pendant que le public conquis donne de la voix ou couvre celle d’un autre du bord opposé.
Que les échanges ne soient pas seulement des « vous n’avez pas de Projet » auxquels on répond « Et vous, vous avez oublié le vôtre ! », alors qu’un nouveau ou une nouvelle élu (e), dont personne ne convient au tempo, tente une intervention sérieuse, sous les ricanements de ceux qui étaient là avant, devant une majorité fanatique et une opposition qui hésite entre une position institutionnelle et une perspective fonctionnelle.
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THIAROYE : LA FIN D'UNE AMNÉSIE D'ÉTAT
Mamadou Diouf révèle l'ampleur d'une tragédie longtemps minimisée tant par Paris que par Dakar. L'historien appelle à "retourner l'événement à l'Afrique" en effaçant "la territorialisation coloniale" de cette mémoire
Le massacre de Thiaroye, longtemps relégué dans les limbes de l'histoire officielle sénégalaise, connaît un tournant décisif sous le nouveau régime. Lors du lancement des commémorations des 80 ans de la tragédie dimanche 1er décembre 2024, l'historien Mamadou Diouf, président du comité préparatoire, a relevé "le silence coupable et complice" des gouvernements précédents sur ce drame colonial.
Cette rupture, impulsée par le nouveau président Bassirou Diomaye Faye et son Premier ministre Ousman Sonko, marque une volonté inédite de réappropriation de l'histoire nationale. Le choix du Professeur Diouf pour coordonner les cérémonies illustre cette détermination à porter un regard scientifique sur les événements du 1er décembre 1944.
À cette date, rappelle l'historien, entre 300 et 400 tirailleurs furent tués par l'armée française à Thiaroye. Ces anciens prisonniers de guerre, libérés des camps allemands, réclamaient simplement leurs droits : soldes impayées, indemnités et primes de démobilisation. La réponse coloniale fut brutale : 1200 soldats français encerclèrent le camp au petit matin, appuyés par des blindés.
Pendant que les régimes successifs du Sénégal indépendant se taisaient, la France tentait d'étouffer l'affaire. Les archives ont été manipulées, le bilan officiel minimisé à 35 morts, puis 70. Il a fallu attendre 2024 pour que François Hollande reconnaisse ce "massacre à la mitrailleuse", selon ses termes, suivi récemment par Emmanuel Macron dans une lettre au président sénégalais.
Le gouvernement actuel entend désormais faire de Thiaroye un symbole de la conscience panafricaine. Un vaste programme mémoriel a été lancé, mobilisant les institutions culturelles, les médias nationaux et les collectivités locales. Cette initiative, souligne le Professeur Diouf, vise à "retourner l'événement à l'Afrique" en effaçant "la territorialisation coloniale".
Cette commémoration marque ainsi un double mouvement : reconnaissance tardive par l'ancienne puissance coloniale et réappropriation assumée par le nouveau pouvoir sénégalais, rompant avec des décennies de silence institutionnel. Un tournant historique qui pourrait ouvrir la voie à d'autres relectures nécessaires de l'histoire nationale.
SORTIR LA COLONIE DE NOS TÊTES
Ibrahima Thioub démonte la version officielle du massacre de Thiaroye. L'historien appelle à dépasser la simple quête de reconnaissance auprès de l'ancienne puissance coloniale pour construire une mémoire panafricaine souveraine
Ibrahima Thioub, ancien recteur de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), est spécialiste de l’histoire moderne et contemporaine. Dans cette interview, il aborde « Thiaroye 44 » sous le regard de l’historien qui doit se fonder sur les faits et les sources disponibles pour aider à comprendre l’opinion et les événements. « Ces morts pour la France » sont, en fait, « morts par la France. » Voilà pourquoi, fait savoir Professeur Thioub, la France n’est pas à l’aise face à ce douloureux et sanglant souvenir. Mieux, il salue la volonté des nouvelles autorités de donner un cachet particulier aux prochaines commémorations (1er décembre) du massacre de Thiaroye. Indiquant qu’il est temps que l’Afrique se positionne en élaborant, en toute souveraineté, ses politiques mémorielles et patrimoniales.
Qu’est-ce qui vous vient à l’esprit quand on évoque le massacre de Tirailleurs au Camp de Thiaroye sur ordre d’officiers de l’armée française ?
L’absence de limite de la brutalité du régime colonial, mais aussi l’inéluctabilité de son effondrement. On ne peut pas faire plus en termes d’ingratitude. Mobiliser des hommes dans la fleur de l’âge, les soumettre à un régime militaire discriminatoire, les engager au combat dans un environnement écologique qui leur est totalement étranger, rester sourd à leur moindre revendication d’équité et y répondre par leur assassinat, au sortir de multiples souffrances endurées sur le front européen, sont autant d’éléments qui témoignent de l’absence d’humanité dans ce régime.
Ousmane Sonko estime que ce n’est pas à la France de fixer unilatéralement le nombre de tirailleurs assassinés le 1er décembre 1944 à Thiaroye. Etes-vous en phase avec le président du Pastef ?
L’historien que je suis ne pose pas la question en termes d’être en phase ou non avec la prise de parole des acteurs politiques. Il est attendu de lui qu’il mobilise le maximum de sources disponibles, établisse les faits autant que possible, élabore un récit explicatif des événements en vue de mettre du sens dans les processus historiques. Face à un événement relevant du passé, l’historien identifie les acteurs, examine le contexte et les enjeux de toutes sortes qui lui permettent de rendre compte des prises de position des agents dans le processus historique. En cela, le discours historien se distingue de celui porté par la mémoire, sans le disqualifier encore moins le minorer.
La décision prise par le président français est un acte politique à portée mémorielle. Elle s’inscrit dans une longue continuité de silence, de voilement et de réduction à sa plus simple expression de la contribution des tirailleurs sénégalais (africains devrait-on dire) à la libération de la France suite à sa défaite et de son occupation par l’Allemagne nazie. Pour rappel, dès avant la fin de la guerre les autorités françaises ont opté pour une rapide démobilisation des troupes africaines. La défaite de l’Allemagne étant certaine, la politique de blanchiment des personnels de l’armée française est ainsi enclenchée par les plus hautes autorités françaises. Depuis la victoire des Alliés, avec grande pompe et solennité, l’État français a célébré chaque année le débarquement de Normandie où furent engagés troupes américaines, britanniques et françaises de la métropole. En revanche, le voile est insidieusement jeté sur le débarquement de Provence où s’illustrèrent le régiment des tirailleurs sénégalais qui entrèrent victorieux dans la ville de Toulon (première commune à élire un maire d’extrême droite, oublieuse de ce passé récent). La même logique mémorielle sera appliquée au massacre des tirailleurs sénégalais à Thiaroye le 1er décembre 1944. Sur ce fond de déni et de reniement, la France officielle pose des actes et bricole un récit mémoriel qui dévoile un malaise certain sur le massacre de Thiaroye. Il en est ainsi de tout son passé colonial qui a du mal à passer. Elle est souvent aux prises avec les termes irréconciliables de la tension opposant une opinion nostalgique, trop souvent imprégnée des relents suprémacistes de l’idéologie de la mission civilisatrice et les justes demandes de reconnaissance, de présentation d’excuses des pays anciennement colonisés. À chaque fois qu’elle brise le silence par un acte ou un discours, se dévoile l’ambiguïté de positions qui le mettent mal à l’aise face à ce passé.
De leur côté, les acteurs des sociétés africaines ont aussi développé des récits mémoriels multiformes sur les événements de Thiaroye qui ont accompagné le puissant mouvement anticolonial, des années cinquante à nos jours. La jeunesse étudiante, déterminée à célébrer la mémoire des tirailleurs tombés sous les balles de l’armée française à Thiaroye, a su faire face à la répression coloniale et postcoloniale. Les cinéastes, les dramaturges, les poètes, les chanteurs et les artistes en tout genre n’ont jamais baissé les plumes, les pinceaux et les bras pour briser le silence des États français et africains. Il a fallu attendre 44 ans après l’indépendance des pays africains pour que soit instituée la journée du tirailleur africain, initiative du président Abdoulaye Wade en date du 23 août 2004. La main de la France ne doit pas être étrangère au choix de cette date en lieu et place du 1er décembre, anniversaire de Thiaroye 44. Là encore, on voit combien le discours et les actes mémoriels posés par les États restent informés par des choix politiques, diplomatiques et non moins idéologiques et émotionnels, loin du récit historien.
Ce n’est pas demain la veille que s’arrêteront l’affrontement et la concurrence des mémoires sur les événements de Thiaroye. La réaction du président de Pastef, et non moins Premier ministre du Sénégal, s’inscrit dans cette longue confrontation mémorielle qui n’en est pas à son épilogue.
Chaque État décide de ses politiques du passé en fonction de ses intérêts et de ses visions politiques et stratégiques. Les historiens peuvent participer à l’éclairage, mais ils n’en décident pas. Les choix en la matière relèvent d’une logique autre que celle de la science historique.
C’est pourquoi, il est important de distinguer la lecture mémorielle de cet événement de l’écriture de son histoire qui s’opère avec les sources disponibles, depuis des années par les historiens de toute nationalité en appliquant les règles de la discipline, sans considération de couleur de peau, de nationalité ou d’identité. Du reste, l’un des tout premiers historiens à s’intéresser à l’histoire des tirailleurs est le Canadien Myron Echenberg. Mieux, les historiens consacrent une féconde réflexion sur les nombreux récits mémoriels qui s’affrontent depuis bien longtemps sur la question. Il est sûr que ces affrontements ne s’éteindront pas avec l’éclairage historique. Certes, les données statistiques sont importantes, mais pour les historiens, il importe encore plus de faire sens à l’événement en le réinscrivant dans son contexte marqué par le désarroi d’une administration coloniale confrontée à l’inéluctable effondrement d’un empire défait.
Cette décision qui reconnait les Tirailleurs « morts pour la France » va-t-elle nous aider à sortir du déni colonial ?
Il me semble que nous accordons trop d’importance à une décision qui s’inscrit dans ce long héritage décrit plus haut. « Ces morts pour la France » sont, en fait, « morts par la France ».
Il est ici important de rester attentif à la connexion entre agenda politico-diplomatique et agenda mémoriel. L’État français a une longue expérience en la matière comme le montre le tempo de sa communication sur la mémoire de la guerre d’Algérie ou le génocide rwandais. Je ne crois pas que le calendrier de la décision du président français soit innocent.
Les historiens se protègent efficacement contre les agendas cachés en restant arrimés à la rigueur scientifique. Ils n’écrivent jamais pour plaire à leurs communautés ou à leurs États, encore moins à ceux qui leur sont étrangers. Au niveau citoyen, il me semble venu le temps de se doter de son propre agenda déconnecté de celui de l’ancienne puissance coloniale aussi fortes que soient nos relations historiques. Il nous faut sortir du statut de libéré qui a toujours le maître dans sa tête et sur-réagir à ses moindres gesticulations toujours piégées, pour accéder à celui d’homme libre qui a oublié jusqu’à l’existence de l’ancien maître.
L’Afrique a fini de se libérer en 1994 (Nelson Mandela est élu président de l’Afrique du Sud. Année du génocide rwandais). Il lui reste à être libre et souveraine en se fixant, en toute liberté, ses propres agendas mémoriel et patrimonial. Nous ne pouvons pas continuer d’enfermer notre passé et notre destin dans la courte expérience que fut la colonisation du continent. Il est aberrant de conjuguer notre passé en moments précolonial, colonial et postcolonial, comme si téléologiquement l’Afrique était faite pour être colonisée. Cette expérience fut certes douloureuse et continue d’impacter négativement notre être au monde. Toutefois, on ne s’en libérera pas par la quête d’une reconnaissance et d’un statut de victime par l’ancienne puissance coloniale. Il s’agit désormais de mettre le focal sur le contentieux de l’Afrique face à elle-même, voie la plus efficace et la plus rapide pour extirper la colonie de nos têtes. Ne nous faisons pas d’illusion, elle y est encore trop fortement présente. Elle continue de hanter nos rêves et d’obstruer nos destins, mais nous ne devons nous en prendre qu’à nous-mêmes.
Pensez-vous qu’il y a des non-dits derrière cette décision de la France ?
La décision est celle de l’État français. Ne lui accordons pas plus d’importance qu’elle n’a. Peu importe ce qu’il y a derrière. Il est illusoire d’attendre de la France et de ses autorités une politique mémorielle de la colonisation conforme à nos vœux. Une mémoire panafricaine s’imposera au monde si l’Afrique y met l’engagement et les moyens nécessaires à sa survenue. À nous, Africains, de nous positionner par rapport à nous-mêmes en élaborant en, toute souveraineté, nos politiques mémorielles et patrimoniales qui ne doivent attendre rien de qui que ce soit. Mettons nos artistes, nos écrivains, nos cinéastes et nos créateurs dans les meilleures conditions de production d’œuvres célébrant et commémorant, en toute liberté, les figures et les moments marquants de notre passé.
Pour ce qui est de l’écriture de l’histoire, les historiens africains ont depuis bien longtemps montré d’incontestables talents à faire sens du passé du continent. Les grandes aventures intellectuelles que furent Présence africaine et l’Histoire générale de l’Afrique l’illustrent à suffisance. La relève est assurée un peu partout dans les universités du continent. La faiblesse majeure reste les politiques nationales de la documentation, des archives et bibliothèques. Il est temps que le Sénégal se dote d’une politique ambitieuse en la matière pour se doter d’une grande bibliothèque nationale, d’une maison des archives usant massivement du numérique. La situation actuelle des archives nationales, en errance depuis des années, n’est pas compatible avec une politique souveraine de la mémoire et du patrimoine. L’écriture de l’histoire en souffre au quotidien. Ce sont là les pistes qui conduisent à faire échec à tous les dits et non-dits non conformes à nos intérêts et sans animosité.
35 ? 300 ? 450 ? Combien de tirailleurs ont été effectivement massacrés au Camp de Thiaroye le 1er décembre 1944 ?
Dans l’état actuel de la question, personne n’est en mesure de répondre à cette question. Je dois préciser que, du point de vue de l’historien, sans minimiser l’intérêt des données statistiques, il est possible d’écrire cette histoire avec toute la rigueur scientifique requise. Le jour où avec l’accès aux archives, nous aurons les chiffres exacts, cela ne devrait en rien changer nos conclusions si elles sont tirées d’une analyse historienne construite sur la base d’une méthodologie rigoureuse. Dans une approche policière et judiciaire de l’histoire, le débat a été malheureusement trop focalisé sur ces données statistiques au détriment de la réflexion sur la signification historienne de l’événement Thiaroye. Martin Mourre a montré combien il était possible de penser le massacre de Thiaroye en tant qu’histoire, mais surtout de décrypter les multiples mémoires qui se façonnent sur son passé. Ceux qui attendent les chiffres n’ajouteront rien de nouveau à l’histoire de Thiaroye 44, du reste immortalisée par la caméra de Sembène.
Que les autorités militaires et politiques aient travesti ou non les chiffres, cette histoire peut s’écrire, même quand on n’a pas la totalité des sources. Les historiens n’ont pas à trancher leurs désaccords devant les tribunaux, s’ils font bien leur métier. Heureusement nombreux sont, aujourd’hui, les mémoires et thèses consacrés à la question autour de problématiques d’un intérêt majeur qui ne sont en rien gênés par l’inaccessibilité de certaines archives. On devrait même pouvoir écrire l’histoire de cette inaccessibilité.
Pourquoi, selon vous, les nouvelles autorités ont-elles raison de prendre en charge cette question des Tirailleurs sénégalais ?
Ce passé étant le nôtre, personne mieux que nous n’a l’obligation de le prendre en charge. Je préciserais que ce n’est pas une affaire franco-sénégalaise, mais bien une affaire qui concerne beaucoup de pays africains dont les ressortissants étaient tirailleurs sénégalais.
Il faut par ailleurs souligner que cette affaire est prise en charge depuis les années 1950 et de façon ininterrompue par les militants anticoloniaux, mais aussi plus récemment par les historiens. Pour rappel, c’est le président Abdoulaye Wade qui le premier a institué une journée du tirailleur sénégalais en août 2004. Il a restauré le monument Dupont et Demba symboliquement implanté devant la gare centrale de Dakar, point de chute du chemin de fer Dakar-Niger qui convoya nombre de tirailleurs sur le chemin des champs de bataille de l’Europe, de Madagascar, de l’Algérie ou de l’Indochine.
Cet héritage est important à poursuivre et à amplifier dans une vision tout à fait autonome et souveraine, en mobilisant l’imagination créatrice de l’Afrique.
Certains pensent que les Etats africains doivent être plus fermes avec la France du point de vue mémoriel comme le fait l’Algérie. Êtes-vous du même avis ?
Je serais encore plus radical que votre position. Là, c’est le citoyen qui vous répond et non l’historien. Je ne vois pas pourquoi, dans l’état actuel du monde nous devons continuer à centrer notre regard sur la France. Je trouve que nous donnons trop d’importance à tout ce qui se passe dans ce pays-là. C’est bien sûr un héritage de l’expérience coloniale. Il est grand temps de s’en émanciper et de traiter la France comme tous les autres pays du monde.
Je ne pose pas la question en termes d’être plus ferme ou moins ferme, mais en termes d’indépendance totale dans l’élaboration de nos politiques du passé qui n’ont pas à se dire ou se définir par rapport à quelque pays que ce soit. C’est toute la dialectique du libéré et du libre qu’il nous faut éventrer. C’est un immense travail sur les mentalités. L’école est le meilleur outil pour le réussir. L’Afrique doit rester notre centre de gravité.
Cette année, le Sénégal veut donner un cachet particulier à la commémoration du massacre de Thiaroye. Pourquoi ce devoir mémoriel est-il important dans ce contexte où l’on parle de renouveau de nos relations avec la France ?
On ne peut que saluer une décision tendant à donner un cachet particulier à la commémoration du massacre de Thiaroye. Toutefois, je ne vois pas pourquoi nous devons le faire en référence à un renouveau de nos relations à la France. Faisons-le en rapport avec l’Afrique, en rapport avec nous-mêmes. La France n’y aura pas une place autre que celle des autres invités.
En revanche, ce serait salutaire d’engager la réflexion sur les politiques du passé dans ses dimensions mémorielle, patrimoniale et historienne. Il urge de mettre un terme à la décrépitude dont soufre ce secteur stratégique de la culture. Ce faisant, nous réaliserons le mot du poète s’adressant aux massacrés de Thiaroye :
À DAKAR, UNE BIENNALE SOUS LE SIGNE DE L'ÉVEIL FÉMININ
De la doyenne de la peinture Anta Germaine Gaye à la lauréate du grand prix Agnès Brezephin, cinq artistes majeures incarnent ce renouveau créatif qui interroge l'héritage colonial et les défis contemporains
(SenePlus) - L'ancien palais de justice de Dakar accueille jusqu'au 7 décembre, la 15e édition de la Biennale d'art contemporain africain, placée sous le thème de "L'Éveil" et du "Xall wi" (le sillage, en wolof). Comme le rapporte Le Monde, cette manifestation d'envergure est, pour la première fois de son histoire, entièrement orchestrée par des femmes.
Le journal parisien détaille que cinquante-quatre artistes du continent, des diasporas et des espaces afrocaribéens investissent ce bâtiment brutaliste longtemps abandonné, transformé pour l'occasion en écrin de l'art contemporain. La salle des pas perdus, précise Le Monde, a été métamorphosée en jardin fantastique, symbolisant l'appel à un réveil collectif face aux défis écologiques et aux séquelles de la colonisation.
Parmi les figures marquantes de cette édition, Le Monde met en avant Anta Germaine Gaye, doyenne de la peinture moderne sénégalaise, qui présente ses œuvres de "suweer" (peinture sur et sous verre), une technique née de la résistance artistique à la colonisation. Le quotidien rapporte ses propos : "En 1911, le gouverneur général, William Ponty, avait interdit la chromolithographie venant du Maroc représentant des figures de saints", explique l'artiste au journal, "les peintres ont contourné l'interdit avec le verre et l'encre de Chine."
Dans son reportage, Le Monde s'attarde sur l'installation "Cotton Blues" de Laeila Iyabo Adjovi, lauréate du grand prix 2018, qui explore la mémoire du coton à travers des cyanotypes évoquant aussi bien "le blues des anciens esclaves des champs de coton américains que des cotonculteurs béninois aujourd'hui malmenés par une mondialisation ravageuse."
Le quotidien français présente également la Béninoise Moufouli Bello qui aborde avec humour la question des déchets électroniques dans sa vidéo "Window with a view", tandis qu'Agnès Brezephin remporte le grand prix de cette édition avec "Au fil de soi(e)", une œuvre poignante sur l'inceste. Le Monde cite l'artiste martiniquaise : "Je n'arrive pas à me dire qu'enfin on m'a entendue".
Le journal évoque par ailleurs l'artiste kényane Wangechi Mutu et son installation monumentale dans l'ancienne Cour suprême, questionnant l'héritage colonial et la justice à travers une déesse afrofuturiste entourée de symboles puissants.
THIERNO BIRAHIM GUÈYE, LE COMBATTANT POUR L’ÉCLATEMENT DE LA VÉRITÉ
Son engagement, nourri par son passé de parachutiste et son histoire familiale, révèle les dimensions politiques d'une tragédie trop souvent réduite à un conflit sur des arriérés de solde
Descendant de tirailleur, le président de la Fédération africaine des descendants des tirailleurs, n’économise ni son temps ni son argent pour que la vérité éclate sur le massacre de Thiaroye, en 1944. Après, dit-il, la France pour construire un avenir fondé sur la justice et la vérité.
Quand il évoque le massacre des tirailleurs sénégalais, le 1er décembre 1944, à Thiaroye, le visage s’illumine. Le sujet passionne Thierno Birahim Guèye, dit para. Il est le président de la fédération africaine des descendants des tirailleurs sénégalais ; une entité créée en 2020 en République de Guinée et fédérant les associations de dix-sept pays d’où sont originaires les tirailleurs sénégalais. « Nous devons faire la lumière sur ce drame et nous projeter dans un avenir basé sur la vérité », affirme-t-il. M Guèye est revenu de la France, le samedi 16 novembre, à la veille du scrutin des élections législatives. Il dit avoir reçu un bel accueil de maires français, notamment celui de Morlaix et de députés. Le président de la fédération africaine des descendants des tirailleurs sénégalais souligne, pour s’en réjouir, que l’édile de Morlaix a rendu, le vendredi 1er novembre, pour la première fois, un hommage aux tirailleurs sénégalais. « C’est une avancée dans notre combat pour la reconnaissance de cette tragédie », confie-t-il.
Thierno Birahim Guèye pense que la posture des autorités sénégalaises y est pour quelque chose. Les lignes sont en train de bouger aussi bien au Sénégal que dans l’hexagone. Dans les deux pays, plusieurs manifestations sont prévues dans la commémoration des 80 ans du massacre des tirailleurs sénégalais, en 1944, à Thiaroye.
Toutefois, il se veut clair, son association est apolitique. « Nous menons un combat pour la vérité sur cette histoire et une reconnaissance de cette tragédie par la France », insiste-t-il. Pour celui qui n’économise ni son temps ni son argent, il est important de conserver et de célébrer la mémoire des tirailleurs sénégalais dans les 17 États ayant participé à la libération de la France. « Leur histoire marquée par des actes de bravoure et de sacrifice doit être racontée et transmise aux jeunes générations pour honorer leur contribution inestimable », dit-il. Thierno Birahim Guèye sait les sacrifices de ces combattants. Il a servi sous les drapeaux durant des décennies jusqu’à sa retraite dans le bataillon des parachutistes logé au camp de Thiaroye où sont tombés et enterrés ces soldats. « Pour avoir été militaire et ayant servi dans des théâtres d’opérations, je mesure le calvaire que mon grand-père et ses camarades ont enduré », déclare-t-il.
La vérité sur ce drame tient à cœur cet ancien parachutiste. « Le massacre des tirailleurs sénégalais au camp de Thiaroye, le 1er décembre 1944 est un épisode tragique qui nécessite une reconnaissance et une compréhension approfondie. Nous appelons à la vérité pour honorer la mémoire de ceux qui ont perdu la vie », insiste-t-il, affirmant que ces tirailleurs ont été utilisés comme de la chair à canon. De plus, ils avaient vécu dans des conditions climatiques extrêmes, causant la perte de milliers d’entre eux.
Le président de la fédération africaine des descendants des tirailleurs sénégalais soutient, avec véhémence, que ce massacre n’est pas lié seulement à la réclamation par ces combattants du versement de leurs soldes de guerre. « La vérité est tout autre », soutient-il, ajoutant que la France les considérait comme des éléments subversifs qui, une fois rentrés dans leur pays respectif vont commencer à réclamer l’indépendance. « Les tirailleurs avaient acquis une nouvelle conscience et la France les soupçonnait qu’ils allaient être en première ligne dans les revendications pour l’indépendance de leurs États », dit M. Guèye. Pour illustrer son propos, il indique que les tirailleurs sénégalais étaient mieux traités par les Allemands que la France. « On ne garde pas ses amis », souffle-t-il, soulignant que les tensions étaient perceptibles déjà en France. « Quand les tirailleurs sénégalais devaient embarquer, certains avaient refusé », poursuit-il, pestant contre la décision prise en juin dernier par le Président français Emmanuel Macron de reconnaître que six tirailleurs sénégalais sont morts pour la France. « Cette décision a augmenté notre frustration parce que ces combattants ne représentent rien par rapport au nombre de morts », fulmine-t-il.
Une fois que la France aura reconnu sa responsabilité sur le massacre des tirailleurs sénégalais et les zones d’ombres levées, Thierno Birahim Guèye et ses pairs comptent demander réparation. Vaste chantier.
ANTA BABACAR NGOM, DÉPUTÉE NON-INSCRITE
La présidente d’Alternative pour la relève citoyenne refuse de rejoindre tout groupe constitué à l'Assemblée. Issue de la liste Sam Sa Kaddu, elle affirme vouloir exercer son mandat en toute indépendance, libre des contraintes partisanes
La députée Anta Babacar Ngom, élue de la liste de Sam Sa Kaddu (opposition), a fait part dimanche, de sa décision de ne pas intégrer un des groupes parlementaires en gestation dans la nouvelle Assemblée nationale, assurant vouloir siéger en tant que non-inscrite.
‘’Après mûre réflexion et la consultation attentive de vos avis au sein de nos panels, j’ai pris la décision de siéger à l’Assemblée nationale en tant que députée non inscrite’’, a indiqué la présidente d’Alternative pour la relève citoyenne (ARC) dans un message rendu public à la veille de l’installation de la nouvelle Assemblée nationale.
Anta Babacar Ngom élue sur la liste nationale de Sam Sa Kaddu aux élections législatives anticipées du 17 novembre dernier souligne que le choix de ne pas intégrer un groupe parlementaire reflète son ambition de ‘’porter une voix libérée des entraves partisanes.
‘’Malgré les sollicitations exprimées par les groupes parlementaires en gestation, ce choix, mû par la conscience de nos valeurs, reflète notre ambition de porter une voix libérée des entraves partisanes, une voix exclusivement dédiée au peuple’’, a-t-elle notamment assuré.
Elle fait savoir qu’une telle posture traduit une ambition de construire une politique renouvelée, dans laquelle l’intérêt des populations prime sur toute autre considération.
Les 165 députés de la quinzième législature, élus à l’issue des élections législatives anticipées du 17 novembre dernier, seront officiellement installés lundi, le jour d’ouverture de la première session de l’Assemblée nationale.
UNE TRAGÉDIE MÉCONNUE
De la vendeuse de fruits au jeune lycéen, rares sont les Sénégalais qui connaissent vraiment l'histoire du massacre de Thiaroye. Même les descendants des tirailleurs constatent avec amertume que leur sacrifice tombe progressivement dans l'oubli
Ils sont nombreux les Sénégalais qui ignorent ce pan de l'histoire coloniale commune au Sénégal et à l'Afrique francophone. Le 1er décembre 1944, au petit matin, plusieurs dizaines de tirailleurs sénégalais, ayant combattu pour la France pendant la Seconde Guerre, ont été tués par les forces coloniales françaises. Les rares personnes à connaître véritablement cet épisode douloureux de l'histoire coloniale sont les descendants des tirailleurs qui n'étaient pas que des Sénégalais. Ils venaient de 17 pays d'Afrique francophone : Sénégal, République de Guinée, Mali, Mauritanie, Niger, Côte d'Ivoire, Burkina Faso, Comores, Congo Brazzaville, etc.
En ce début d'après-midi de lundi, le soleil darde ses rayons. Aissatou, vendeuse de fruits, met en sachet pommes, clémentines. Cette jeune dame, qui dit avoir fait des études jusqu'au CM2, avoue ne pas connaître l'histoire des tirailleurs sénégalais. « C'est quoi ? », s'exclame-t-elle. Sa réaction arrache un sourire au doyen Cheikh Ndiaye, professeur des sciences, de la vie et de la terre. « J'avoue que je connais bien l'histoire des tirailleurs sénégalais ; j'en entends d'ailleurs parler à la radio le 1er décembre de chaque année », confie le septuagénaire. Le massacre des tirailleurs sénégalais est une tragédie méconnue. Ils sont nombreux les Sénégalais qui ignorent ce pan de l'histoire coloniale commune au Sénégal et à l'Afrique francophone. Le 1er décembre 1944, au petit matin, le camp militaire de Thiaroye, près de Dakar, a été le théâtre d'un événement tragique.
Latyr Pouye en fait partie. « Mon grand-père était un tirailleur et il était un rescapé du massacre de Thiaroye en 1944 », dit-il fièrement. Vigile dans une société de la place, le jeune homme précise que son grand-père l'entretenait souvent de la vie des tirailleurs sénégalais dans les champs de guerre en Europe. « Quand mon grand-père me racontait la guerre, il était un homme. À travers son récit, il me tenait en haleine et me plongeait dans l'atmosphère du conflit », déclare Latyr Pouye. Le jeune homme ajoute que jusqu'à sa mort, son aïeul n'a pas compris le geste des forces coloniales françaises. « La France a été ingrate et injuste à l'égard de nos grands-parents qui ont combattu pour sa libération dans des conditions difficiles », témoigne le vigile, ajoutant que l'histoire des tirailleurs sénégalais mérite d'être connue. « Nos grands-pères ont fait preuve de bravoure dans les champs de bataille en Europe. Malheureusement, après avoir échappé à la mort en Europe, ils ont été lâchement tués à leur retour en Afrique. Leur histoire doit être vulgarisée », insiste Latyr.
Enseigner cette histoire
Dr Adama Baityr Diop, historien qui a enseigné l'histoire générale de l'Afrique à l'université Gaston Berger de Saint-Louis, salue l'initiative du gouvernement. « C'est une heureuse initiative. Les présidents Abdoulaye Wade et Macky Sall se sont intéressés à la question, mais la décision du Premier ministre Ousmane Sonko de commémorer et de mettre en place un comité scientifique est importante pour le présent et pour l'avenir du Sénégal, surtout dans le contexte africain. Pour la première fois, l'État sénégalais a décidé d'organiser une commémoration d'une grande ampleur », a-t-il déclaré.
Selon lui, cette commémoration est un évènement marquant de l'histoire du Sénégal et de l'Afrique francophone. « Il est important de se remémorer de cet évènement et d'écrire sur le parcours des tirailleurs », insiste l'enseignant à la retraite, aujourd'hui âgé de 80 ans. L'octogénaire milite même pour l'enseignement de ce pan de l'histoire pour contribuer à la construction d'une mémoire collective partagée et fondée sur la connaissance de notre histoire. « Il faut enseigner cette mémoire dans tous les ordres d'enseignement (de l'élémentaire au supérieur). Les jeunes d'aujourd'hui ont besoin de repères. La mémoire des tirailleurs est importante pour l'intégration africaine », affirme l'enseignant à la retraite.
par Ismaila Madior Fall
À PROPOS DE L’ABROGATION DE LA LOI D’AMNISTIE, LE JUGE AURA LE DERNIER MOT
Après la controverse juridico-politique sur l'abrogabilité ou la révocabilité ou encore l’annulation de la loi sur l'amnistie, il conviendra de faire place au juge constitutionnel qui pourra se prononcer bien avant ou juste après l’adoption de ladite loi
Après la controverse juridico-politique sur « l'abrogabilité » ou la « révocabilité » ou encore l’annulation de la loi sur l'amnistie de 2024, il conviendra de faire place au juge constitutionnel qui pourra se prononcer bien avant ou juste après l’adoption de ladite loi. Il ne restera qu’à s’incliner devant le verdict des Sages.
Avant même que ne soit envisagé le vote de la loi, le président de la République, peut, après avoir mesuré l’intensité de la controverse juridique et la sensibilité politique et sociale de la question, saisir le Conseil pour avis. Il s'agira juste de mettre en œuvre les dispositions de l'article 92 nouveau de la Constitution qui prévoit en son alinéa 2 que « le Conseil constitutionnel peut être saisi par le président de la République pour avis ». Rappelons qu’au regard de cette innovation de 2016, le Conseil a désormais une attribution consultative dont le champ est élargi, pouvant porter sur la juridicité de toute question politique et sociale. Son avis favorable ou défavorable à l’abrogation ou à l’annulation de la loi serait, au regard de l’article 24 de la loi organique 2016-23 du 14 juillet 2016 relative au Conseil constitutionnel une décision qui s’impose à tous. En effet, la Haute juridiction rend, en toutes matières, des décisions motivées qui ne sont susceptibles d'aucune voie de recours et s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles (article 92 de la Constitution).
Si le Conseil n’est pas saisi en amont pour avis sur une question simplement posée ou aux travers d’un avant-projet de texte et après l’éventuel vote de la loi envisagée par la nouvelle Assemblée nationale, les députés adversaires de l'abrogation/annulation pourraient, en vertu de l’article 74 de la Constitution, attaquer la loi devant le Conseil constitutionnel. Là aussi, la décision du Conseil, quelle qu’elle soit, s’imposera à tous. On peut rappeler, à cet égard, sa décision du 12 février 2005 relative à une loi d’amnistie (loi Ezzan).
Ismaila Madior Fall est Professeur de droit public à l’Université Cheikh Anta Diop.
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THIAROYE 44, LES EXCUSES HISTORIQUES DE LA FRANCE
80 ans après cette tragédie, Paris reconnaît sa responsabilité dans ce drame. Par la voix de son ministre Jean-Noël Barrot, porteur d'un message de Macron, elle admet qu'aucune justification n'est possible pour ces tirs contre ses propres soldats
Dans une déclaration solennelle prononcée à Thiaroye ce dimanche 1er décembre 2024, le ministre français des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot a officiellement reconnu le massacre perpétré le 1er décembre 1944 contre des tirailleurs sénégalais. Porteur d'un message du président Emmanuel Macron, le patron de la diplomatie française a déclaré que "rien ne peut justifier que des soldats de France aient ainsi retourné leur canon contre leurs frères d'armes".
Ces événements tragiques se sont déroulés dans un contexte d'après-guerre, alors que des milliers de soldats africains avaient combattu héroïquement pour la libération de la France. Vénus de diverses colonies françaises, notamment du Sénégal, des Comores, du Congo, et de la Côte d'Ivoire, ces tirailleurs s'étaient illustrés sur tous les fronts de la bataille de France, de Sedan à Amiens.
Pourtant, à la Libération, ces héros furent victimes d'une profonde injustice. Démobilisés avant leurs camarades européens et privés de leur solde, ils protestèrent d'abord à Morlaix, refusant d'embarquer sur le Circassia qui devait les ramener chez eux. Leur seconde protestation, au camp de Thiaroye, se termina dans un bain de sang lorsque l'armée française révéla le feu sur ses propres soldats.
Dans le cadre d'un travail de mémoire et de vérité, la France a pris plusieurs mesures concrètes, notamment la transmission des archives en 2014 et le soutien à une mission d'étude dirigée par le Professeur Mamadou Diouf.
Cette reconnaissance s'inscrit dans une volonté de renouveau des relations franco-sénégalaises, marquée par un partenariat renforcé établi en juin dernier entre les deux pays. Le ministre a conclu en appelant à "cultiver l'amitié entre le Sénégal et la France sur les fondements d'une mémoire qui rassemble plutôt qu'une mémoire qui divise".
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LA MÉMOIRE DES TIRAILLEURS INSTITUTIONNALISÉE
Un mémorial et un centre de documentation verront le jour à Thiaroye, tandis que des rues porteront le nom de cet événement tragique. L'histoire des tirailleurs intégrera les programmes scolaires, assurant sa transmission aux générations futures
Le président Bassirou Diomaye Faye a dévoilé ce samedi 1er décembre à Dakar plusieurs mesures de préservation de la mémoire des tirailleurs sénégalais, à l'occasion du 80e anniversaire du massacre de Thiaroye.
En présence de plusieurs chefs d'État africains, le président Faye a annoncé cinq mesures majeures pour réhabiliter cette page sombre de l'histoire commune à 17 pays africains. "J'initierai plusieurs mesures de réappropriation de cette histoire commune avec 16 pays africains frères", a déclaré le chef de l'État sénégalais.
Au cœur de ces initiatives figure l'érection d'un mémorial à Thiaroye, conçu comme "un lieu de recueillement et de mémoire ouvert à toutes les nations dont ils étaient originaires ainsi qu'au public". Cette première mesure sera complétée par la création d'un centre de documentation et de recherche dédié aux tirailleurs, destiné à "conserver la mémoire" en recueillant "archives, témoignages et récits".
Le président a également annoncé que des rues et des places porteraient désormais les noms des soldats et de cet événement tragique, "pour inscrire leur sacrifice dans notre quotidien et notre histoire collective". L'histoire de Thiaroye sera par ailleurs intégrée aux programmes scolaires, permettant ainsi aux "générations futures de grandir avec une compréhension approfondie de cet épisode de notre passé".
Enfin, point d'orgue de ces mesures, le 1er décembre a été officiellement décrété "journée du tirailleur", en mémoire du massacre de Thiaroye.
"Cette commémoration ne doit pas être qu'un moment de recueillement", a souligné le président Faye, "qu'elle soit un serment renouvelé, un serment de justice, un serment de mémoire, un serment de vérité pour que plus jamais Thiaroye et les événements similaires ne se répètent sous aucune forme nulle part ailleurs dans le monde".
Ces annonces interviennent dans un contexte marqué par une avancée significative : la reconnaissance officielle par le président français Emmanuel Macron, dans une lettre envoyée à son homologue sénégalais, que "les événements de Thiaroye en 1944 ont abouti à un massacre".