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1 avril 2025
LEOPOLD SENGHOR
par Boubacar Boris Diop
LE SÉNÉGAL ENTRE CHEIKH ANTA DIOP ET SENGHOR
Que deux personnalités d´une telle envergure et si radicalement différentes aient émergé au sein d´une même nation, en dit beaucoup sur l'ambiguïté de celle-ci. C´est également un problème et il faut oser l´affronter
L´année à venir ne sera pas, pour le Sénégal, tout à fait pareille aux autres. Le pays va en effet célébrer en février 2006 le vingtième anniversaire de la mort de Cheikh Anta Diop et en octobre le centenaire de la naissance de Léopold Sédar Senghor. Tout le pays s´y prépare déjà. Ce sera l´occasion pour chacun de se rendre compte à quel point la rivalité entre ces deux grandes figures reste vivace, même après leur disparition. Personne ne redoute certes une guerre civile mais il y a déjà pourtant comme de l´électricité dans l´air. De fait, l´enjeu est de taille : une nation tout entière va faire le point sur son aventure intellectuelle au vingtième siècle, symbolisée de façon significative par l´homme de science et le poète.
Il faut souligner par ailleurs que leurs divergences philosophiques se sont doublées d´une adversité politique aussi forte qu´active. Premier président du Sénégal, Senghor a toujours eu en face de lui un irréductible opposant en la personne de Cheikh Anta Diop. Les débats, voire les polémiques à venir, seront surtout intéressants par ce qu´ils vont révéler aux Sénégalais sur eux-mêmes.
Le destin semble avoir pris, dès l´origine, un malin plaisir à opposer les deux hommes. Si l´un est catholique et séeréer, le second est mouride et wolof. Force est pourtant de reconnaître que ces différences-là n´ont jamais été sérieusement prises en compte, ni par les intéressés ni par leurs partisans. On le sait : les Sénégalais aiment faire d´eux-mêmes un autoportrait plutôt flatteur. Cela agace à juste titre beaucoup de monde. Il est toutefois difficile de mettre en doute leur esprit de tolérance. Ce pays musulman à 95% a été dirigé pendant deux décennies – sous Senghor justement – par un catholique. Ses deux successeurs sont certes musulmans mais ils ont occupé le palais présidentiel avec leurs épouses catholiques et cela n´a jamais gêné personne.
L´absence de focalisation ethnique ou confessionnelle dans le long duel entre Diop et Senghor n´en étonne pas moins, car ils ont été, à certaines étapes de leurs parcours, de véritables ennemis. L´auteur de ´Nations nègres et culture´ a connu les rigueurs d´un mois de détention préventive à la prison de Diourbel durant l´hivernage 1962 et le ´système Senghor´ a essayé de contrer autant que possible, parfois par des manœuvres mesquines, la diffusion de sa pensée.
Il est vrai que celle-ci était l´exact opposé de la vision senghorienne du monde. Leurs divergences intellectuelles étaient aussi tout simplement liées à leurs cursus.
Même s´il a suivi à la Sorbonne une filière de sciences humaines, Cheikh Anta Diop est surtout un scientifique formé à Henri IV, puis plus tard auprès de Frédéric-Joliot Curie, en physique et en chimie nucléaires. Il reste d´ailleurs dans l´imagerie populaire africaine la figure même du savant, austère, désintéressé et sage. Quand il se demande dans un texte de 1975 ´Comment enraciner la science en Afrique noire´, Senghor s´était déjà rendu célèbre par une de ses formules les plus connues et les plus controversées : ´L´émotion est nègre comme la raison hellène´. Ancien de Louis-Le-Grand, agrégé de grammaire en 1935, Senghor se veut un humaniste plutôt hybride, du genre négro-latin. Prisonnier de guerre pendant deux ans, il stupéfie le gardien de son stalag qui le surprend en train de lire dans le texte les auteurs grecs et latins. La légende veut d´ailleurs que le soldat allemand se soit pris d´amitié pour Senghor à partir de ce moment et l´ait pris sous sa protection.
Les deux intellectuels sont également séparés par le fossé psychologique que l´on peut aisément pressentir entre l´homme de pouvoir et l´opposant. Senghor a conduit le Sénégal à l´indépendance en avril 1960 et en a été le premier chef d´État jusqu´en décembre 1981, date de son retrait volontaire du pouvoir. Il avait été auparavant, pendant plusieurs décennies, une des plus importantes personnalités politiques sénégalaises. Fondateur du Bloc Démocratique sénégalais dans les années cinquante, député au Palais-Bourbon et secrétaire d´État dans un gouvernement français dirigé par Edgar Faure, il avait su mener de pair, avec constance, son combat politique et de rudes batailles philosophiques.
Cheikh Anta Diop a, quant à lui, créé plusieurs partis politiques et le plus important d´entre eux a sans doute été, le 3 février 1976, le Rassemblement national démocratique. Il aurait été intéressant d´examiner en profondeur chacune de ces lignes de fracture. On s´en tiendra au seul aspect intellectuel. Au demeurant, ce n´est là qu´un artifice : les champs de conflits ne sont pas rigoureusement fermés les uns aux autres. Les lignes de clivage peuvent se frôler et s´estomper avant d´émerger inopinément de nouveau ailleurs, à la faveur de tel ou tel événement majeur.
Que reste-t-il aujourd´hui des héritages respectifs de Diop et Senghor dans la mémoire collective sénégalaise ? Lorsque Senghor se retire avec sagesse et panache du pouvoir en 1981, il n´est pas certain que ses administrés aient envie de le retenir. Son geste leur inspire respect et admiration mais sans doute se sentent-ils secrètement soulagés.
L´homme avait un côté père de la Nation, ni violent ni arrogant mais peut-être quelque peu abusif. Il avait été pendant si longtemps présent au-devant de la scène politique que son départ pouvait être vécu comme le début d´une nouvelle ère. Son successeur ne s´y trompe d´ailleurs pas qui déclare aussitôt : ´Plus rien ne sera comme avant.' La société sénégalaise espérait-elle un de ces mystérieux déblocages dont rêvent tous les peuples après un règne politique trop long et pour cela même quelque peu suffocant ? L´aggravation de la crise économique elle-même justifiait, après plusieurs années de sécheresse, des attentes nouvelles. Comment pouvait-il en être autrement ? Il suffit d´observer ceci, qui est hautement symbolique : lorsque Senghor passe le témoin à Abdou Diouf, les Sénégalais nés avec l´indépendance viennent d´avoir exactement vingt et un ans, l´âge même de la majorité légale. Comme par hasard…
Aujourd´hui, avec le recul, on peut dire de Senghor qu´il a essayé de faire de son mieux dans des conditions politiques extrêmement difficiles. Ses funérailles et l´extraordinaire émotion qu´elles ont suscité ont bien montré la gratitude du Sénégal à son égard. Il n´est pas rare d´entendre dire qu´il a gouverné le Sénégal avec un certain esprit de justice et forgé un État moderne et bien organisé. Cela est d´autant plus remarquable qu´il lui a fallu faire face à des adversaires de grande envergure intellectuelle. Sans parler d’Abdoulaye Ly, Cheikh Anta Diop ou Mamadou Dia, il a dû ferrailler avec nombre d´autres théoriciens résolus et énergiques. Il faut rappeler que le Sénégal – où a été créé l´un des tout premiers partis communistes d´Afrique au sud du Sahara – a une forte tradition de controverses intellectuelles parfois byzantines. Pendant toute l´ère senghorienne et même après, les variantes les plus obscures et les plus énigmatiques du marxisme-léninisme y ont prospéré dans une clandestinité toute relative. Il a fallu à Senghor beaucoup de courage pour oser naviguer à contre-courant. L´histoire de la répression politique pendant ces années-là reste cependant à écrire. Les militants du Parti africain de l´Indépendance (PAI, marxiste-léniniste) ont été en maintes circonstances sauvagement torturés par la police et, on l´a vu, Cheikh Anta Diop lui-même a été détenu à la prison de Diourbel.
On a parfois l´impression que les Sénégalais, si fiers de la douceur poétique de leur premier président et de l´image d´oasis démocratique de leur pays, préfèrent ne pas trop s´attarder sur cette période de leur histoire. Par exemple, personne n´a vraiment jamais cru à la thèse du suicide du jeune opposant maoïste Omar Blondin Diop en prison. Mais qui a envie de savoir ce qui s´est réellement passé au cours de cette terrible nuit sur l´île de Gorée ? Il en est de cette affaire comme de quelques autres que l´on préfère ne pas mettre au passif du bilan de Senghor. Des hommes politiques d´aujourd´hui, dont certains ont beaucoup souffert du système à l´époque, préfèrent apparemment ne plus se souvenir de leurs épreuves. C´est peut-être parce qu´il leur arrive de faire des comparaisons somme toute flatteuses pour le Sénégal : selon eux, ailleurs en Afrique et dans le Tiers-monde, des dirigeants comme Mobutu et Pinochet se comportaient bien plus mal.
On a ainsi entendu un ancien farouche adversaire de Senghor déclarer avec un fort accent de sincérité que, au regard de l´histoire, le président-poète s´était montré bien plus clairvoyant sur les grandes questions de notre temps que ses adversaires d´extrême gauche, pour ne nommer que ceux-là. C´était – le détail mérite d´être noté – peu de temps avant la mort de l´ancien président du Sénégal. On peut présumer que tous ces hommes politiques très expérimentés savent d´instinct à quel point le pouvoir, surtout dans un pays pauvre et dominé, expose à la tentation de la répression aveugle. On ne peut décemment reprocher à Senghor d´y avoir succombé.
Il est toutefois indéniable qu´il a mis sa haute position politique au service de sa carrière d´écrivain. Pendant tout le temps où il a dirigé le Sénégal, les cadres de son parti et les autorités administratives des localités les plus reculées du pays croyaient devoir disserter longuement - et à vrai dire de manière bien confuse - sur le parallélisme asymétrique ou sur l´itinéraire spirituel du Père Pierre Teilhard de Chardin. Avec le recul, une telle attitude paraît à fois comique et hallucinante. Cette façon abusive de chercher à imposer la négritude comme une idéologie nationale a au demeurant tourné court. Dès que Senghor s´est retiré de la vie publique, plus personne au Sénégal n´a évoqué le socialisme africain ou seulement utilisé le mot négritude.
On peut penser que l´homme en a conçu à la fin de sa vie quelque amertume, dans la mesure où il n´a jamais rien négligé pour laisser à la postérité une image de grand penseur. La série d´essais intitulée ´Liberté´, où sont exprimées ses vues essentielles sur la culture et la politique, témoigne de cette ambition. Ces textes ne sont certes pas négligeables mais ils retiennent l´attention davantage par la qualité du style que par la profondeur et la rigueur de la pensée. Ils révèlent une vaste culture et un attachement sincère de Senghor à son terroir mais il y a en eux quelque chose de confus et de creux. Ils ont été presque complètement oubliés.
De toute façon, Senghor n´avait guère besoin de cela pour mériter la reconnaissance internationale qui est aujourd´hui la sienne. De ´Chants d´ombre´ en 1945 à ´Nocturnes´ en 1961, il n´est pas facile de surpasser sa production poétique. Et comme il l´a souvent rappelé, rien n´a jamais eu pour lui autant d´importance que la poésie.
C´est du reste autour de cet art majeur que sa rencontre à Paris avec le grand écrivain martiniquais Aimé Césaire prend tout son sens. Il en est né un mouvement d´idées, qui a donné lieu à une formidable effervescence intellectuelle sur tout le continent africain et parmi sa diaspora. Dans ces rudes batailles, Senghor a eu plus que sa part de coups. Stanislas Adotevi, Pathé Diagne, Mongo Beti et quelques autres lui ont en effet mené la vie dure, mettant tous en exergue sa trop grande proximité avec la France. Et ce n´était tout de même pas sans raison que le chantre de la culture négroafricaine était aussi suspecté d´être le plus dévoué – pour ne pas dire le plus servile - collaborateur de l´ancienne puissance coloniale.
On sait le rôle important que joue la francophonie au service des desseins hégémoniques de la France en Afrique et dans le reste du monde. Senghor ne s´est pas contenté d´être un de ses pères-fondateurs – avec Habib Bourguiba de Tunisie et Hamani Diori du Niger. Il en a été le défenseur acharné au point de laisser sans doute parfois un peu perplexes les Français eux-mêmes par ses débordements amoureux à leur égard. Il en a tant fait que très tôt des doutes sérieux se sont élevés sur sa véritable nationalité.
Tous les anciens militants du Rassemblement national démocratique (RND) se souviennent sans doute de la question régulièrement posée à chaque livraison de Taxaw, le journal du parti dirigé par Cheikh Anta Diop : « Est-il vrai que le président de la République du Sénégal a la nationalité francaise ? » En outre, dans toutes ses déclarations publiques, Cheikh Anta Diop dénonçait une indépendance purement nominale d´un pays où l´assistance technique française, constituée en ´gouvernement parallèle´ détenait sous de dérisoires grimaces de souveraineté, la réalité du pouvoir. Une universitaire française a récemment résumé le cas du poète de Joal – au cours d´une discussion amicale - par cette formule lapidaire et cruelle : « Senghor, c´était le colonisé introuvable. » S´il a été inhumé à Dakar, au cimetière catholique de Bel-Air à Dakar, c´est à Verson qu´il a passé les vingt dernières années de sa vie. C´est dans cette même petite ville normande que se trouve, contre tout bon sens, le ´fonds Senghor´.
Quand il y est mort le jeudi 20 décembre 2001, une polémique très révélatrice a éclaté dans les médias. L´absence totale d´intérêt des autorités françaises pour l´événement a choqué de très nombreuses personnes au Sénégal et à l´étranger. L´écrivain Erik Orsenna a ainsi signé dans le quotidien français Le Monde un article intitulé : « J´ai honte ! » On ne s´arrêtera pas sur l´hypocrisie de ce texte et de quelques autres de même inspiration. Il importe surtout de noter à quel point cette controverse est un aveu : au moment même où les Sénégalais pleuraient Senghor, il semblait évident pour tout le monde qu´il devait l´être autant dans toutes les chaumières de France et de Navarre. Se plaindre d´une telle ingratitude à son égard revenait à reconnaître avec une certaine candeur que Senghor avait toujours été au service de ce pays étranger. Avait-il servi ce pays davantage que son Sénégal natal ? Là est toute la question. Qu´il soit si malaisé d´y répondre suffit à montrer l´extrême complexité du personnage. Il faut, en tout cas, se garder de le simplifier. Le peuple sénégalais a probablement toujours vu en lui un homme d´une double fidélité. Il a préféré ne pas faire trop attention à sa troublante part d´ombre.
On a parfois envie de penser à une réconciliation dans l´au-delà entre Cheikh Anta Diop et Senghor. Cette idée est agitée de temps à autre par les héritiers partisans d´un cessez-le-feu posthume. Elle est non seulement noble et séduisante mais elle n´est pas absurde a priori. D´une certaine façon, les deux hommes de culture étaient au service du monde négro-africain, en utilisant chacun ses armes propres. Et de fait, les Sénégalais ont très souvent une égale admiration pour eux.
Mais s´en tenir à cela c´est perdre de vue d´autres aspects, tout aussi importants, du problème. Que deux personnalités d´une telle envergure et si radicalement différentes aient émergé au sein d´une même nation, en dit beaucoup sur l´ambiguïté de celle-ci. C´est également un problème et il faut oser l´affronter.
Chercher coûte que coûte à concilier les points de vue de Diop et Senghor équivaut à un refus d´assumer les contradictions, les paradoxes voire l´essentielle perversité de la société sénégalaise. Il ne s´agit certes pas de jouer l´un contre l´autre mais surtout de respecter la vie et la vision de chacun d´eux. Cheikh Anta Diop, homme d´un seul combat - mené sur plusieurs fronts - est né le 29 décembre 1923 à Céytu - environ 150 kilomètres à l’Est de Dakar. A l´inverse de Senghor, personne n´a jamais pu déceler chez lui la moindre ambiguïté intellectuelle ou politique. Cela ne signifie nullement que l´homme était dogmatique. Il était au contraire très nuancé et prudent en dépit de la force contagieuse de ses convictions. Il est impossible de nos jours de parler du panafricanisme ou de l´origine négro-africaine de la civilisation égyptienne sans rattacher l’analyse à Cheikh Anta Diop. Il en est de même des langues qui sont dans sa pensée politique un facteur stratégique de la libération des peuples africains et de leur unité culturelle.
Diop est venu très tôt à Dakar, dès l´âge de treize ans. Il y a vécu auprès de sa mère dans le quartier populaire de la Médina et fréquenté le lycée Van Vollenhoven - aujourd´hui Lamine Guèye – qui était à l´époque et jusqu´à une date récente l´établissement secondaire le plus prestigieux de l´Afrique noire sous occupation française. Il est à signaler que Cheikh Anta Diop en sort en 1945 titulaire des deux baccalauréats, scientifique en juin et littéraire en octobre. Le fait est exceptionnel mais peu surprenant : aux yeux de tous ceux qui l´ont approché au cours de ces années, le jeune Cheikh Anta Diop était un surdoué. Dès la classe de troisième, l´adolescent invente un alphabet destiné à une transcription unifiée de toutes les langues africaines. L´ affaire n´a pas de suite mais montre l´enracinement précoce des idées de Cheikh Anta Diop ainsi que son attrait pour la recherche scientifique.
Il se rend en France grâce à une bourse de la municipalité de Dakar et se fait remarquer dans les milieux africains de Paris tant par son parcours universitaire exemplaire que par son activisme politique dans les mouvements anticolonialistes. Le 9 janvier 1960 reste une date majeure dans sa vie intellectuelle. C´est le jour de sa soutenance de thèse de doctorat d´État sur le sujet suivant : « Étude comparée des systèmes politiques et sociaux de l´Europe et de l´Afrique, de l´Antiquité à la formation des États modernes ». Il convient de signaler que Diop avait dû renoncer à son sujet initial de recherche. Les opinions qui y étaient développées attaquaient de front celles en vigueur dans le monde académique dominant. Le jury n´avait pu être constitué en raison du caractère par ailleurs pluridisciplinaire de ce travail de recherche. Il sera très vite publié en 1954 sous le titre Nations nègres et Culture aux éditions Présence africaine.
Quant à la présentation de la thèse signalée plus haut, elle est un événement tout simplement colossal. Tout ce que la France compte d´étudiants africains turbulents et progressistes était présent. Chacun comprenait bien que la démarche intellectuelle de Cheikh Anta Diop était un défi à la toute puissante institution universitaire française. Les débats sont houleux et anormalement longs – plus de six tours d´horloge. L´étudiant Diop se défend pied à pied. Il n´est pas du tout impressionné par ces enseignants habitués à semer la terreur autour d´eux. Le moins que l´on puisse dire c´est que ce n´est pas une soutenance ordinaire, car les jeunes Africains présents en masse dans la salle Louis Liard de la Sorbonne expriment bruyamment leurs opinions, nettement favorables au candidat Cheikh Anta Diop, bien entendu.
La mention honorable qui est attribuée à son travail équivaut, dans le système français, à une interdiction d´enseigner pure et simple. C´est une double infamie. D´abord la Sorbonne ferme les yeux sur les mérites d´un des penseurs les plus profonds et féconds de son temps pour sanctionner de manière mesquine son esprit rebelle.
En second lieu, Cheikh Anta Diop rêvait de pouvoir transmettre ses connaissances aux jeunes Africains. Cela ne lui est pas permis. Le président Senghor n´hésitera pas plus tard à s´appuyer sur cette décision inique d´un jury de la Sorbonne pour lui interdire d´exercer toute fonction d´enseignement à l´université de Dakar. Par une de ces ironies dont l´Histoire a le secret, cette université porte aujourd´hui son nom. Il en est de même de l´Institut de recherche où Cheikh Anta Diop a travaillé – l´Institut fondamental d´Afrique noire, IFAN – et aussi, accessoirement, de la plus longue avenue de Dakar, celle qui passe justement devant l´université… !
Au-delà de ces hommages posthumes, il importe surtout de relever que l´interdiction d´enseigner a stimulé les ardeurs pédagogiques de Cheikh Anta Diop. L´homme n´était en effet pas du genre à se laisser abattre par l´adversité. Le jour même de sa soutenance, Cheikh Anta Diop annonce dans la presse qu´il va rentrer au Sénégal. Il sait que d´autres combats l´y attendent. Au plan politique, pour une véritable indépendance du Sénégal mais également pour un État fédéral en Afrique noire. Au plan culturel – mais peut-on séparer ces deux instances ? – pour donner ou redonner aux Africains la fierté d´être eux-mêmes en leur montrant que leur civilisation est non seulement à l´origine mais aussi au cœur de toute l´évolution humaine.
De cet esprit d´une rare puissance, Césaire dira dans Discours sur le colonialisme : « Je ne m´étendrai pas sur le cas des historiens, ni celui des historiens de la colonisation, ni des égyptologues, le cas des premiers étant trop évident, dans le cas des seconds, le mécanisme de leur mystification ayant été définitivement démonté par Cheikh Anta Diop, dans son livre : Nations nègres et Culture – le plus audacieux qu´un nègre ait jusqu´ici écrit et qui comptera, à n´en pas douter, dans le réveil de l´Afrique. »*
Le savant sénégalais ne se contente pas de faire comme tant d´autres le constat que l´Afrique n´a jamais été une tabula rasa. L´intelligentsia occidentale dite éclairée était sans doute disposée à faire une telle concession. Diop ne veut pas se suffire de cela, il n´hésite pas à aller plus loin et à battre en brèche les idées les plus profondément ancrées dans la pensée de l´époque. Avec le recul, on est frappé par tant de témérité. Mais il ne s´agit ni d´un délire solitaire ni d´affirmations abstraites : Cheikh Anta Diop fournit des arguments de très grande valeur scientifique à ce qui, au mieux, était avancé jusque-là par les intellectuels africains sur un mode purement émotionnel.
Il est aussitôt marginalisé par l´égyptologie occidentale. Le plus frappant est le refus de prendre en compte son existence même. Mais Cheikh Anta Diop et leschercheurs africains acquis à ses thèses – en particulier le Congolais Théophile Obenga – continuent à creuser leur sillon. Lorsque l´Unesco lui demande de s´associer à la rédaction du volume de L´histoire générale de l´humanité relatif à l´Afrique, il assortit son accord d´une condition expresse : une rencontre scientifique doit réunir tous les égyptologues vivants et les résultats de leurs travaux discutés. L´Unesco se range à son avis et organise le colloque du Caire du 28 janvier au 3 février 1974 sur le thème : « Peuplement de l´Égypte ancienne et déchiffrement de l´écriture méroïtique. »
C´est un véritable défi intellectuel que Cheikh Anta Diop s´impose. Le cadre restreint de cet exposé ne permet pas de s´étendre sur les discussions menées à cette occasion avec courtoisie, dans la pure tradition scientifique. A l´issue de cette rencontre, les thèses de Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga se sont imposées. La conclusion officielle du colloque ne laisse planer aucun doute à ce propos. Voici le résumé qu´en donne le biographe de Cheikh Anta Diop : « Le colloque du Caire marque une étape capitale dans l´historiographie africaine, c´est-à-dire le travail d´écriture de l´histoire africaine. Pour la première fois des experts africains ont confronté, dans le domaine de l´égyptologie, les résultats de leurs recherches avec ceux de leurs homologues des autres pays, sous l´égide de l´Unesco. Les participants... ont été frappés par la méthodologie de recherche pluridisciplinaire introduite par Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga...
Les recommandations du colloque reflètent la solidité de l´argumentation présentée par les deux Africains au cours des exposés et des débats et traduisent l´avancée scientifique qui en découle. Si le désaccord a persisté sur la composition ethnique de l´ancienne Égypte, en revanche il a été clairement reconnu que pour la langue et sur le plan culturel en général, l´Égypte pharaonique appartient à l´univers négro-africain. En particulier, l´égyptologue Serge Sauneron (décédé accidentellement quelques années après le colloque du Caire), spécialiste de la langue égyptienne, grammairien, initiateur de la réédition de l´imposant Catalogue de la fonte hiéroglyphique de l´Institut français d´Archéologie orientale, reconnaît que l´égyptien ancien n´est pas apparenté aux langues sémitiques. Il souligne, se ralliant à leur méthode de recherche, tout l´intérêt des travaux de comparaison linguistique présentés par Théophile Obenga et Cheikh Anta Diop. »*
Il n´est pas étonnant qu´un tel homme ait été distingué déjà en 1966 - conjointement avec l´Africain-Américain William B. Dubois - comme l´écrivain dont l´œuvre a eu la plus grande influence sur la pensée nègre. Cela se passait à Dakar, pendant le 1er Festival mondial des arts nègres. Tout le monde parle aujourd´hui de ´renaissance africaine´ - en particulier le président sud-africain Thabo Mbeki – comme d´un idéal à atteindre. Cheikh Anta Diop a non seulement forgé le concept dès 1948* mais a aussi insisté sur la restauration de la conscience historique et le rétablissement de la continuité historique qui en sont pour les Africains la condition sine qua non.
Il n´est pas sans intérêt de rappeler que Cheikh Anta Diop est ainsi publiquement honoré à l´occasion du Festival mondial des Arts nègres, organisé par le président Senghor... Cela montre à quel point les relations entre les deux hommes étaient complexes. Mais sur l´essentiel le francophile Senghor et l´anti-colonialiste Diop ne pouvaient guère s´entendre. Esprit tranquillement rebelle pendant toute sa vie, Diop a été une des grandes figures du Rassemblement démocratique africain (RDA).
*Quand pourra-t-on parler d´une renaissance africaine ? in Le Musée vivant, numéro spécial 35/37, novembre 1948
La lutte entre Senghor et lui atteignit des sommets quand il fonda le 3 février 1976 le Rassemblement national démocratique (RND). Toute la vie politique du Sénégal tourna alors pendant quelques années autour des tentatives faites par Senghor pour priver Diop de toute possibilité d´expression dans un cadre organisé. Senghor prit prétexte d´un prétendu non-respect des normes... grammaticales (!) pour faire interdire Siggi, le journal créé par Diop. De son côté, ayant réussi à réunir autour de lui des courants significatifs de la gauche intellectuelle sénégalaise, Diop continua à dénoncer sans relâche le régime néocolonial incarné par Senghor. Le pays était supposé souverain mais il abritait – cela n´a d´ailleurs pas encore changé en cette année 2005 – des bases militaires françaises et restait, aux plans économique et culturel, une chasse gardée de la France.
Cependant, vers la fin de sa vie, notamment avec le départ de Senghor du pouvoir, Diop perdit un peu de son influence politique. Son parti est miné par des dissensions internes et on peut dire de cet héritage-là qu´il est éclaté. Avec le recul on est frappé par le fait que dès le départ de Senghor du pouvoir, l´activité scientifique de Diop prend nettement le pas sur les préoccupations politiques immédiates. Est-ce une simple coïncidence ? On ne peut l´exclure a priori. Mais il est également possible que Diop ait préféré, avec l´arrivée d´une nouvelle génération aux affaires, prendre de la hauteur. Le fait est que certaines de ses conférences publiques les plus mémorables ont eu lieu entre 1982 et sa disparition en 1986. Il se rend à Londres, Niamey, Alger, Pointe-à-Pitre et Atlanta. Yaoundé est, en janvier 1986, son tout dernier déplacement, trois semaines avant sa mort. Il y est porté en triomphe à l´issue de sa conférence par des jeunes Camerounais aujourd´hui encore acquis à ses idées, comme presque partout en Afrique centrale. Entre deux voyages à l´étranger il avait, au Sénégal même, multiplié les interventions publiques à caractère scientifique : au colloque organisé par les Éditions Sankoré, à des Journées de réflexion sur les relations entre la religion et la philosophie et à la Semaine culturelle de l´École normale des Jeunes Filles de Thiès où il traite du thème « Làmmiñi réew mi ak gëstu ». Au-delà du thème abordé - langues nationales et recherche scientifique - cette conférence résume avec clarté les thèses centrales de la pensée de Cheikh Anta Diop.
Diop meurt brusquement à Dakar le 7 février d´une crise cardiaque. Une foule immense le conduit à Céytu, son village natal. Son tombeau est devenu un lieu de pèlerinage pour toute l´Afrique noire et sa diaspora. Peut-être est-il prématuré de vouloir juger dès à présent de l´impact de Diop et Senghor sur leur peuple. On partira modestement de décembre 1981 : Senghor vient de se retirer du pouvoir et il ne reste à Cheikh Anta Diop que quatre années à vivre. Dès que le poète désencombre l´horizon, a lieu une discrète désenghorisation. Les sous-préfets commencent à s´intéresser beaucoup moins à Leo Frobenius et aux grands orgues de la poésie claudélienne. Senghor va d´ailleurs passer les vingt dernières années de sa vie à Verson, en Normandie. Avec une élégance rare, il tiendra le pari de ne jamais intervenir dans la vie politique du Sénégal.
Quand il est élu le 29 mars 1984 à l´Académie française les Sénégalais en éprouvent, dans leur majorité, une grande fierté. Lorsqu´il lui arrive de revenir au Sénégal pour participer à une manifestation culturelle, sa présence, dans un théâtre ou ailleurs, provoque des attroupements : les citoyens ordinaires tiennent à lui marquer leur sympathie. Les hommes de culture, en particulier les artistes plasticiens, se mettent à regretter publiquement son départ. On sent comme une discrète nostalgie de l´ère senghorienne, surtout en raison de ses réalisations en faveur de la culture. A l´inverse, son successeur Abdou Diouf passe pour un technocrate froid et peu intéressé par les œuvres de l´esprit. Il faut ajouter à tout cela un signe qui ne trompe pas : aujourd´hui encore, les vrais inconditionnels de Senghor sont ceux qui l´ont pratiqué au quotidien. Ils n´ont absolument rien de commun avec les flagorneurs qui sévirent jadis dans l´entourage présidentiel. Leur sincérité ne peut être mise en doute. Et eux se souviennent d´un leader politique d´une certaine rigueur morale, attentif à tout et à tous mais surtout d´une exquise courtoisie. On peut ajouter que malgré ses longues années à la tête de l´État du Sénégal, Senghor ne s´est pas enrichi.
Enfin, pour les jeunes qui ne le connaissent que de nom, il est une figure tutélaire, celle du grand écrivain. Nombre d´entre eux savent par cœur ses poèmes Femme noire et Joal. Ses dernières années n´ont peut-être pas été faciles. D´après les confidences d´un critique littéraire sénégalais qui a eu le privilège d´être en contact avec lui jusqu´au bout, Senghor a presque douté au soir de sa vie de sa place dans l´histoire. Il lui est arrivé, semble-t-il, de souffrir de la solitude et d´un certain sentiment d´abandon. Ses funérailles grandioses ont montré que c´était sans raison. Tout un peuple a rendu hommage à un homme qui avait forgé un État et su gouverner son pays, à un moment délicat de son histoire, avec équité et équilibre. Et son ouverture d´esprit peut être mesurée au fait que lui, le catholique, ait su être le symbole de l´unité nationale d´un Sénégal très majoritairement musulman.
Mais il est également juste de dire que la pensée philosophique de Senghor n´a pas laissé de trace profonde sur la société sénégalaise d´aujourd´hui et a fortiori en Afrique. Comme cela a été signalé plus haut, son travail théorique riche en formules brillantes est plutôt pâteux et un peu flasque.
Et il faut bien le dire : sa francophilie n´était pas un innocent amusement. A l´heure des grands choix, il a toujours été du côté de la France contre les intérêts de l´Afrique. Mandela en porte d´ailleurs pudiquement témoignage dans son autobiographie, A long way to freedom. Le grand homme n´a pas toujours non plus su échapper à une certaine petitesse dans son combat contre Cheikh Anta Diop. Mais voici ce qui nous semble le plus difficile à accepter : après avoir dirigé le Sénégal pendant vingt ans, Senghor n´a pas hésité à se prévaloir d´une nationalité étrangère. Et pourquoi donc ? Pour entrer à l´Académie française...
Quel que soit l´angle sous lequel on envisage la question, c´est là une gifle au peuple sénégalais. Elle est d´autant plus humiliante que la réputation de l´Académie française est largement surfaite. Et eût-elle été le plus haut lieu du savoir et de la réflexion sur terre, cela n´aurait rien changé : un chef d´État est un symbole, il ne peut jeter au diable sa patrie par envie d´endosser, sur le tard, un habit vert. Cela ne se fait tout simplement pas. On ne sait si Cheikh Anta Diop a publiquement évoqué cette affaire. On peut cependant supposer qu´elle lui a arraché un petit sourire amer.
Lui-même a dû faire face au reproche de culturalisme. Au symposium organisé par les Editions Sankoré en 1982, il a été obligé d´argumenter à fond pour vaincre certaines résistances parmi le très nombreux public venu l´écouter. A cette époque du marxisme triomphant, il était suspect de chercher à s´émanciper, si peu que ce soit, du dogme sacro-saint de la lutte des classes. Toutefois la vivacité même du débat était la preuve d´une vraie appropriation critique du travail de Cheikh Anta Diop par les universitaires sénégalais. Le fait que cette œuvre soit en permanente discussion témoigne de sa vitalité. Les découvertes scientifiques les plus récentes dans les domaines les plus divers confirment sa thèse centrale. Il est essentiel pour s´en convaincre de revenir au colloque du Caire.
Le rapport du professeur Jean Devisse dit clairement ceci : « La très minutieuse préparation des communications des professeurs Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga n´a pas eu, malgré les précisions contenues dans le document préparatoire envoyé par l´Unesco, une contrepartie égale. Il s´en est suivi un véritable déséquilibre dans les discussions.» Loin de démentir les démonstrations de Diop et Obenga, nombre de ses plus farouches adversaires en ont accepté la validité. Trente après, rien de probant n´est venu annoncer un renversement de situation.
Il serait cependant contraire à la démarche même de Cheikh Anta Diop de chercher à sanctifier sa pensée. Il a mis en avant, sa vie durant, des faits et non des émotions. Il a parlé de ce qui est et non de ce qui aurait mérité d´être. Et à notre avis on commet souvent l´erreur de limiter son apport intellectuel aux recherches sur l´antériorité des civilisations nègres. C´est une approche dangereusement réductrice. Même si Cheikh Anta Diop n´avait pas écrit une seule ligne sur l´Antiquité égyptienne, cela ne l´aurait pas empêché d´être un intellectuel d´une importance capitale.
S´il est impossible de compartimenter sa réflexion, il faut souligner la fonction stratégique qu´il assigne aux langues nationales africaines. Il est presque le seul, de toute sa génération, pourtant riche en Africains illustres, à avoir été constamment préoccupé par cette question. Il a beaucoup insisté sur le fait que sans la langue une identité tourne à vide. La prise de conscience de cette dimension de l´être est indissociable de son idéal panafricaniste en ce sens qu´elle fonde l´unité culturelle du continent.
Contrairement à une idée répandue, Diop n´était pas un homme de science fourvoyé en politique. Chez lui ces deux aspects de l´activité humaine font un tout. Les arguments qui lui étaient opposés par ses adversaires étaient politiques. Il se sentait tenu de les combattre sur ce terrain tout en poursuivant son travail de recherche purement scientifique dans la plus grande rigueur. Pour lui, il était essentiel de ne pas perdre cela de vue dans une Afrique prise en otage par les ´élites décérébrées´ dont parle Césaire dans Discours sur le colonialisme.
Dans son entendement, l´Afrique avait besoin de leaders de type nouveau pour retrouver liberté, mieux-être et fierté. Il a aussi prêché d´exemple : ceux qui ont pu le voir à l´œuvre sur le terrain peuvent témoigner qu´il n´a jamais accepté de séparer la politique de l´éthique. Près de vingt ans après sa mort son image est celui d´un homme qui s´est imposé une tension morale permanente, loin des vulgaires tentations de l´argent et des honneurs.
On lui a fait parfois grief d´un certain manque de réalisme. Étonnant ´rêveur´ pourtant, qui disait toujours des choses frappées au coin du bon sens ! Que, par exemple, aucun pays africain ne peut résoudre à lui tout seul ses problèmes économiques ou politiques. Cet impératif de l´unité africaine était commandé par ce qu´il nommait, en une expression pleine de saveur mais tout aussi profonde, ´l´égoïsme lucide´. Pour toutes ces raisons je peux dire, à titre personnel, que je suis un disciple de Cheikh Anta Diop.
Si je n´ai jamais eu l´occasion de rencontrer Senghor - dans un sens je le regrette - je suis en revanche souvent allé voir Cheikh Anta Diop dans son laboratoire de Carbone 14 de l´Institut Fondamental d´Afrique noire – IFAN, qui porte aujourd´hui son nom. J´y étais en sa compagnie le 6 février 1986, veille de sa mort. Bien qu´ayant milité un temps dans le Rassemblement national démocratique, le plus important pour moi était d´aller écouter le penseur et l´aîné.
Rien n´était plus facile que d´accéder à lui. A partir de midi, la porte de son bureau était symboliquement ouverte. Il recevait tout le monde. Il suffisait de s´installer sur un banc dans le couloir et d´attendre son tour, sans nul besoin d´être annoncé. Les visiteurs étaient souvent des hommes du peuple, arrivés de l´intérieur du pays. Cheikh Anta Diop ne faisait pas peur à ces paysans, membres de son parti ou simples parents. Venu lui-même à Dakar très jeune, il n´a au fond jamais quitté, mentalement, son Bawol natal. Il est resté, plus que Senghor sans doute, l´homme de son terroir. Il connaissait et parlait à la perfection le wolof du pays profond, poussant souvent la malice – en privé ou pendant ses meetings politiques – jusqu´à le prononcer exactement à la manière de ceux qui n´ont jamais mis les pieds dans une école française...
Selon le joli mot du philosophe, « L´avenir dure longtemps.» Il nous arrive de tendre l´oreille à ses murmures, qui restent confus et comme venus de trop loin. Ce n´est pas une raison pour le brusquer. Pour l´heure il importe juste que chacun dise nettement sa préférence entre Senghor et Cheikh Anta Diop. Sans doute ne faut-il pas enfermer pour toujours les deux hommes dans une vaine adversité. Il serait toutefois malhonnête de faire comme s´il n´y avait jamais eu de désaccord sérieux entre eux. En fin de compte, on peut dire que si Senghor a des admirateurs – le grand poète les mérite largement – Cheikh Anta Diop, lui, a des disciples. Ceux-ci s´emploient à tirer toutes les conséquences de son enseignement ouvert à tant d´aventures et à la fierté d´être soi-même.
Il faut ajouter que l´influence de Diop s´est très vite étendue loin au-delà de l´espace francophone pour s´imposer dans le monde entier. Sur ce plan, aucune comparaison ne semble possible entre son éternel rival et lui. Senghor est un nom. Cheikh Anta Diop renvoie à une œuvre colossale et féconde.
Ce texte de Boubafar Boris Diop a été publié pour la première fois en janvier 2005.
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LES BONS RESSENTIMENTS, UN ESSAI SUR LES RELATIONS ENTRE LA FRANCE ET L'AFRIQUE
Les écrivains africains sont-ils culturellement aliénés ? Y-a-t-il un malaise entre les auteurs et l’ancienne puissance coloniale française ? L'écrivain Elgas analyse ces questions dans son dernier livre
Les écrivains africains sont-ils culturellement aliénés ? Y-a-t-il un malaise entre les auteurs et l’ancienne puissance coloniale française ? L'écrivain Elgas analyse ces questions dans son dernier livre : "Les bons ressentiments - Essai sur le malaise post-colonial".
par Cheikh Anta Diop (Février 1978)
SENGHOR ME DÉNIGRE À LA TÉLÉVISION
En quoi Senghor, qui n’a jamais contribué au progrès d’aucune science, fût-elle linguistique, se sentirait-il qualifié pour porter un jugement sur mes travaux ?
Aussi difficile que cela puisse être pour moi, je suis obligé de rétablir la matérialité des faits, sans pour autant, suivre Senghor sur le terrain primaire et scolaire où il se place d’emblée.
D’abord, il dispose des médias pour me dénigrer régulièrement, sans m’accorder le droit de réponse dans les mêmes conditions : cela témoigne d’un manque d’esprit sportif.
Comme d’habitude, toutes ses affirmations me concernant sont radicalement fausses ainsi que cela va apparaître : en premier lieu, contrairement à ce qu’il dit, j’ai obtenu la peau d’âne qu’est le doctorat de Lettres, doctorat d’État, avec la mention honorable, il y a de cela 18 ans, et ce fait s’était estompé dans mon esprit d’adulte comme tant d’autres du même genre. Donc, Senghor a dit sciemment une contrevérité à la télévision, à des fins d’intoxication.
En second lieu, l’ouvrage qu’il cite comme étant ma thèse (‘Antériorité des Civilisation Noires’) et dont il aurait lu la partie linguistique, je ne l’ai écrit qu’en 1967, c’est-à-dire sept ans après ma soutenance, et il ne contient presque pas de partie linguistique, à peine quelques comparaisons entre le Wolof et l’égyptien ancien, mais, qui de ce fait, échappent à la compétence de Senghor. Par conséquent, il s’agissait seulement de prendre une attitude pédante et avantageuse devant les téléspectateurs.
En troisième lieu, mes thèses ne se confondent pas avec celles d’aucun auteur, Rivet, Moret, Breuil, etc. Sinon comment expliquer l’acharnement avec lequel les milieux conservateurs et nationalistes me combattent et me vouent une haine tenace depuis près de trente ans.
Quatrièmement, j’ai déjà dit dans ‘Nations Nègres’, page 138, (1re édition) et 187 (2e édition) et dans ‘Taxaw’ numéro 3, page 6, que mes travaux apportent du nouveau par rapport non seulement aux thèses de Hamburger, mais aussi de M. N. Reich. C’est à cette occasion que j’ai défini la déontologie du chercheur à laquelle Senghor est bien incapable de s’astreindre. Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.
Senghor a dit à la télévision une phrase digne de maître Aliboron, qu’il ne répétera jamais, ‘mélangeant’ les noms Aurignacien, Moret, Breuil, Rivet, etc. ; que l’on s’est bien gardé de reproduire le lendemain dans la presse et qui montre qu’il prend les téléspectateurs sénégalais pour des ignorants. Nous attendons toujours des traces écrites dans une revue scientifique de ces idées qu’on prétend avoir recueillies dans les cours imaginaires desdits professeurs pendant la période qui va de 1930 à 1954, date de parution de ‘Nations Nègres’ ; j’aurais pu m’arrêter même en 1948, date de mon article intitulé ’Quand pourra-t-on parler d’une véritable renaissance culturelle africaine ?’. Oui en attendant un texte, même antidaté.
Si Senghor a suivi réellement ou même en imagination, les enseignements qu’il cite sur les idées que nous débattons aujourd’hui, pourquoi n’a-t-il pas fait dans ce domaine des travaux qui devraient précéder les miens de plusieurs décennies ? Comment expliquer cette carence ?
Dans le chapitre 2 de ‘Nations Nègres’ et dans le numéro 3 de ‘Taxaw’, page 3, j’ai montré clairement la nocivité pour l’âme africaine de ce que Senghor appelle la ‘négritude’. Que celle-ci triomphe et l’Afrique noire ne sera plus.
Comment donc des idées que j’ai passé toute ma vie à combattre, pour la survie de nos peuples, pourraient-elles m’influencer ?
Revenant à ma soutenance, je rappelle que plus d’un demi-millier de personnes y avaient assisté à la Sorbonne, elle dura sept heures et fut un vrai combat intellectuel sans concession, sous les yeux de toute la jeunesse estudiantine africaine présente à Paris. À la fin, ce fut un sentiment général de fierté très communicative qui anima toute l’assistance africaine car personne ne s’était trompé sur la profonde signification et l’importance de l’évènement : la culture africaine non folklorique venait de forcer les portes de la vieille Sorbonne. Les Africains commençaient à perdre leur complexe pour de bon.
D’autres Africains, aujourd’hui présents à Dakar, seraient mieux placés que moi pour décrire le contexte général de ces faits.
Les choses s’étaient passées ainsi parce que j’avais refusé, comme on le sait, toutes les solutions de facilité habituelle, qui auraient hypothéqué ma liberté de pensée. Il est de tradition à l’Université que tous ceux qui prennent pareils risques le paient. C’est le cas des meilleurs penseurs français à l’heure actuelle, surtout quand ils sont progressistes et c’est à leur honneur : Roger Garaudy, Henri Lefebres, Gilbert Murry, Michel Butor, Louis Althusser… celui-là même dont Senghor faisait l’éloge à la télévision.
Dans le journal Le Monde du 16 juin 1976 page 19, le professeur Olivier Reboul de l’Université de Strasbourg écrit : «Depuis le Vatican II, on se demandait ce qu’était devenu le Saint Office. Il semble bien qu’il fonctionne toujours sinon à Rome, du moins en France au sein de l’Université, sous le titre anodin de Comité Consultatif.»
Dans Le Monde de l’éducation, de février 1976, on lisait que le Comité consultatif des Universités avait refusé d’inscrire Michel Butor sur la liste d’aptitude aux fonctions de Maître de conférence, moyennant quoi l’Université de Genève a pu recruter Michel Butor. On apprend maintenant que le philosophe Louis Althusser vient d’essuyer le même refus. Cela signifie que des professeurs mondialement connus ayant enseigné quinze ans à l’étranger- je puis attester que Louis Althusser est un des très rares philosophes français dont on parle- ne peuvent avoir rang de professeur ou mieux de Maître de conférence chez nous. On rédige des thèses sur eux, mais eux n’ont pas le droit de diriger des thèses… Althusser est un de ces penseurs grâce auxquels on ne peut plus penser tout à fait comme avant.
Je ne suis pas fier d’être professeur dans une Université qui dénie ce titre à Butor et à Althusser.
Un agrégé de Lettres est un professeur de lycée qui doit travailler encore une dizaine d’années pour devenir Docteur d’État, afin de posséder ainsi le grade le plus élevé que l’université délivre dans sa branche. Senghor traîne le complexe de la thèse de Docteur d’État, cette peau d’âne qu’il n’a jamais pu posséder. Aussi ne sait-il pas qu’en Doctorat de Lettres, les mentions Bien et Très Bien, dont il a parlé d’un air docte à la télévision, n’existent pas. C’est ce complexe qui l’amène à collectionner les titres bidons, sans valeur, de docteur honoris causa glanés dans toutes les universités du monde, pour en vain tenter de remplir le vide qu’aurait occupé le vrai doctorat. Ce qui ridiculise le peuple sénégalais aux yeux du monde cultivé.
Demain, afin d’utiliser les moyens de l’État à des fins de promotion personnelle, il faudra faire voter une loi rendant incompatible la fonction de président de la République du Sénégal avec la quête ou l’obtention de distinctions sans rapport avec le développement du pays. Un jour on créera une commission chargée d’étudier les incidences budgétaires des complexes intellectuels de Senghor.
À propos de la question du plagiat, je renvoie à ‘Taxaw’ numéro 3, je ne suis que la énième victime avec Hamani Diori (Détérioration des termes de l’échange); le Président Bourguiba (Francophonie); la Pira (Civilisation de l’universel); Camus (Politique politicienne); Ousmane Socé (Métissage culturel); Césaire (Négritude); André Blanchet (Balkanisation); Gaston Deferre (Horizon 80, devenu horizon 2000 ou 2001).
On ne doit être fier que de ces travaux. Rien n’est plus triste qu’un chercheur qui ne trouve rien. Si l’on se bornait à réciter le savoir acquis à l’école, sans rien y ajouter par nos propres découvertes, l’humanité en serait à l’âge primitif. Ce qui fait donc la valeur de l’intellectuel, c’est sa contribution réelle au progrès des connaissances de son temps.
Donc, dans le cas précis de mise au point, il faut que chacun indique de façon explicite son apport; il suffit de se reporter à mes travaux pour constater qu’en sciences humaines ils ont fait progresser les connaissances dans les disciplines suivantes : archéologie, préhistoire, anthropologie, physique, histoire, égyptologie, linguistique, histoire de la philosophie, sociologie, ethnologie, etc.
En sciences exactes, nous avons introduit au Sénégal, dans le cadre du transfert des technologies, un ensemble de techniques nucléaires d’avant-garde ; nous contribuons régulièrement au progrès des sciences de la terre, même dans le cadre de programmes internationaux, etc.
En quoi Senghor, qui n’a jamais contribué au progrès d’aucune science, fût-elle linguistique, se sentirait-il qualifié pour porter un jugement sur mes travaux ?
Enfin, sur un plan plus général, nous avons donné à la culture africaine ses lettres de noblesse, en la réconciliant avec l’histoire et en créant pour la première fois les bases scientifiques d’une linguistique diachronique africaine.
Les linguistes africains ne tarderont à s’apercevoir que notre ouvrage intitulé : Parenté génétique entre l’Égyptien pharaonique et les langues négro-africaines inaugure l’ère de la révolution linguistique africaine. Aussi j’espère que cet ouvrage, ainsi que Antiquité Africaine par l’image et Physique nucléaire et Chronologie absolue seront diffusés correctement sans délai au Sénégal, sinon je serai bien obligé de prendre des mesures.
Aujourd’hui presque toutes les idées que j’ai défendues dans le temps sont tombées dans le domaine commun. Mais que ceux qui étaient alors restés sur la touche veuillent bien me les resservir avec désinvolture.
Aimé Césaire, le vrai père de la négritude, l’inventeur de ce concept, dit de notre ouvrage Nations nègres et culture dans Discours sur le colonialisme qu’il est le ‘livre le plus audacieux qu’un nègre ait jamais écrit’, témoignant, par ce jugement de la nouveauté des idées contenues dans Nations Nègres par rapport même à la négritude et des difficultés que les intellectuels africains éprouvaient alors, à croire ces thèses qui leur paraissaient trop belles pour être vraies.
Nous avons décidé d’éliminer Senghor de la vie politique sénégalaise pour le plus grand bien du peuple sénégalais.
Cheikh Anta Diop, 13 février 1978.
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L'HÉRITAGE ADMIRÉ ET CONTROVERSÉ DE SENGHOR
Négritude, francophonie, diplomatie culturelle… son héritage continue à susciter de l’admiration et des débats. Entretien avec Mamadou Diouf, historien sénégalais et co-commissaire de l'exposition consacrée à l'ancien président au musée du Quai Branly
Avec son credo « enracinement et ouverture », Léopold Sédar Senghor a profondément marqué l’histoire intellectuelle et culturelle du XXe siècle. Président du Sénégal de 1960 à 1980, il a ancré les arts et la culture au cœur de son action politique. Négritude, francophonie, diplomatie culturelle… son héritage continue à susciter de l’admiration et des débats.
Entretien avec Mamadou Diouf, historien sénégalais et co-commissaire de l'exposition au musée du Quai Branly.
SENGHOR MIS À L'HONNEUR AU MUSÉE DU QUAI BRANLY
À partir du 7 février, une exposition du Musée du quai Branly - Jacques Chirac revient sur l'héritage laissé par l'ancien président. Pionnier de la "négritude", il a toujours voulu revendiquer une place pour l'Afrique dans le monde
Faire briller l'art africain, le combat de la vie de Léopold Sédar Senghor. Le poète-président sénégalais et son universalité artistique sont à l'honneur dans la nouvelle exposition du quai Branly.
À partir du 7 février, les visiteurs vont pouvoir retracer la vie et l'oeuvre de Senghor à travers de nombreux documents, photos, tableaux ou dessins.
Une vie dédiée à l'art africain
Pionnier du concept de "négritude", Léopold Sédar Senghor a toujours oeuvré pour la reconnaissance des arts africains dans le monde. Pour lui, "c'est à la fois l'enracinement et l'ouverture", a expliqué Mamadou Diouf, professeur d'études africaines et d'histoire à l'Université de Columbia, à New York.
Mais la confrontation entre les arts sénégalais et étrangers vont être pour lui une source d'inspiration primordiale pour ses projets artistiques.
En 1960, il devient président d'un Sénégal tout juste indépendant. Même à travers ses décisions politiques, il va participer à faire briller l'art sénégalais. Au cours de son mandat de 20 ans, plus d'un quart du budget de l'État sera dévolu à l'éducation, la formation et la culture. Une manière de développer le "soft power" du pays.
En 1966, le poète président déclare qu'"il ne s'agit pas seulement de défendre l'art nègre du passé", mais de montrer que l'art africain est "une source jaillissante qui ne tarit pas".
Une reconnaissance internationale
Ses travaux et sa manière de mélanger les cultures lui permettent de lier les arts européen au Sénégal. Dans les années 1970, il organise plusieurs expositions sur plusieurs grands artistes du vieux continent.
En 1974, les tableaux de Pierre Soulages sont par exemple exposé à Dakar. L'une des toiles de l'artiste à d'ailleurs longtemps trônée au-dessus du bureau du poète-président et sera présentée dans l'exposition du quai Branly.
Francophile et premier Africain à siéger à l'Académie française, Senghor resta attaché à la France, même après l'indépendance du Sénégal.
UN NOUVEAU GROUPE DE RECHERCHE POUR RENOUVELER LE REGARD SUR SENGHOR
Plus de 20 ans après la mort de Léopold Sédar Senghor, l’œuvre et l’action du « poète-président » comprend encore des énigmes et suscite des débats
Au Sénégal, plus de 20 ans après la mort de Léopold Sédar Senghor, l’œuvre et l’action du « poète-président » comprend encore des énigmes et suscite des débats. Un groupe de recherche international vient d’être lancé à Dakar pour « revisiter » Senghor, homme aux multiples facettes.
Rien n’a bougé ou presque dans la maison dakaroise de Léopold Sédar Senghor, qu’il a habitée lorsqu’il a quitté la présidence en 1980. Devenue un musée, elle abrite environ 2 000 livres. « On les a laissés dans l’ordre où le président les a rangés », assure son ancien garde du corps, Barthélémy Sarr, le guide des lieux.
La conservatrice Mariama Ndoye occupe désormais le bureau de l’ancien président, au rez-de-chaussée. Le lieu raconte une partie de la vie de Léopold Sédar Senghor, mais « tout n’a pas été dit, loin de là » sur le Poète Président, affirme Alioune Diaw, professeur de littératures africaines et coordonnateur du projet de recherche à l’UCAD. Selon lui, le moment est venu pour « une relecture des études senghoriennes ». « Beaucoup de choses ont été dites sur Senghor, mais ce qu'il manquait, c’est cette distance-là. Ça va nous permettre de lire Senghor de manière "dépassionnée". Nous n’avons pas vécu cette histoire politique ou bien cette histoire philosophique qui faisait que soit on s’opposait à Senghor, soit on le défendait. »
Une plaque commémorative sera déposée, ce samedi 17 décembre, sur la place Mamadou-Dia de Thiès, ville située à 70 kilomètres de Dakar, pour rendre hommage à cet acteur oublié de l’indépendance du pays
Il y a soixante ans, celui qui était alors le président du Conseil des ministres avait été arrêté pour « tentative de coup d’État » après avoir fait intervenir la gendarmerie à l’Assemblée nationale pour empêcher le vote d’une motion de censure contre son gouvernement qu’il estimait abusive, un tournant pour le jeune Sénégal de l’époque qui passe d’un régime parlementaire bicéphale à un régime présidentiel dominé par Léopold Sedar Senghor.
Babacar Diop, maire de Thiès, se rappelle toujours avec émotion de Mamadou Dia qu'il a rencontré lorsqu'il était étudiant et avec qui il a collaboré pendant des années, avant son décès, en 2009.
« Il ne voyait plus à la fin de sa vie. Je lisais donc pour lui et il me dictait aussi des lettres. Il était très âgé mais il avait une certaine énergie qu’il avait gardée », se souvient-il.
Né en 1910, cet ancien instituteur a milité pour l’indépendance du Sénégal, main dans la main, avec Léopold Sedar Senghor avec qui il a fondé le Bloc démocratique sénégalais (BDS).
Devenu président du Conseil des ministres, Mamadou Dia signe les accords d’indépendance, en 1960, puis partage le pouvoir exécutif avec Léopold Sedar Senghor, avant la crise de décembre 1962.
« Mamadou Dia était un nationaliste. Il était pour le socialisme autogestionnaire et pour l’indépendance économique de notre pays, contrairement à Senghor plus conciliant et plus Français. Donc la crise va éclater et cette crise oppose deux visions différentes », explique Babacar Diop.
L'influence de Cheikh Anta Diop, les langues africaines et la littérature, le Prix Neustadt... L'auteur de "Murambi, le livre des ossements" répond à Eric Manirakiza de VOA Afrique - ENTRETIEN
VOA Afrique |
Eric Manirakiza |
Publication 08/11/2022
Boris Diop a reçu le 24 octobre 2022 le Neustadt, le prix international de littérature qui lui a été décerné dans l'Etat américain de l'Oklahoma. Dans un entretien exclusif à VOA Afrique, Boris raconte ce que le prix qu’il a reçu, équivalent du Nobel de littérature, représente pour lui.
PAR Siradiou Diallo
CE JOUR-LÀ : SENGHOR QUITTE LE CLUB DES CHEFS D'ÉTAT
Le 31 décembre 1980, Léopold Sedar Senghor annonçait sa démission. Comment ses homologues africains avaient-ils à l’époque réagi au départ volontaire du premier président du Sénégal ?
Jeune Afrique |
Siradiou Diallo |
Publication 31/12/2021
En Afrique, peu de gens croyaient à une démission volontaire du président Senghor. « Vous verrez, il ne cherche qu’à amuser la galerie… » Malgré les fuites plus ou moins calculées qui, entre août et décembre 1980, se développèrent à différents niveaux, l’opinion demeurait étrangement sceptique.
L’incrédulité n’était pas le seul fait des masses ou des intellectuels. Elle se retrouvait au niveau des responsables politiques. Plus exactement, jusqu’au sommet des États. « Vous croyez à ce conte de fées imaginé par un poète ? », nous demandait en septembre un chef d’État. Et, sans attendre notre réponse, il partait d’un grand éclat de rire ! Notre interlocuteur était si convaincu que Senghor faisait une farce que nous ne cherchâmes nullement à le dissuader.
Vibrant témoignage
Depuis, les rires sarcastiques ont fait place à la surprise d’abord, à l’embarras ensuite, pour finir par une profonde furie du pouvoir. Certes des chefs d’État sont parfois sortis de leur rêve éveillé pour envoyer des messages de sympathie à l’ex-président sénégalais. Au Maroc, il a reçu un vibrant témoignage d’admiration de Hassan II. Le président Moussa Traoré, du Mali, a exprimé sa « profonde admiration pour cette élévation de pensée rare et cette marque de grandeur qui honore l’Afrique ».
Mais, dans l’ensemble, nos chefs d’État ont mal accueilli le scénario de sortie conçu et joué par leur ancien collègue. Certains, parce qu’il ne les a pas tenus informés. Cas du président Houphouët-Boigny, qui a espéré jusqu’au dernier moment que son vieil ami Senghor ne quitterait pas ainsi la magistrature suprême sans qu’ils en aient parlé ensemble. Ne serait-ce, ajoute leader ivoirien, qu’à cause des lourdes responsabilités que nous avons tous les deux assumées sur la scène politique africaine.
L’escalope normande et le Thiéboudiène sénégalais se marient bien pour donner un plat succulent. Néanmoins, l’absence de matérialisation de cette relation séculaire par un jumelage ou échanges culturelles interroge
Poète, Agrégé de grammaire, Docteur honoris causa de 37 universités dans le monde, chantre de la négritude, Léopold Sédar Senghor est le président africain le plus connu en France. De nombreuses rues et établissements scolaires (Collèges, Lycées) portent son nom. Son charisme, sa culture, ses positions avant-gardistes, notamment sur la civilisation de l’universel, l’ont mis au sommet de la pyramide en France.
Le vingtième anniversaire de sa mort a donné lieu à plusieurs cérémonies dans le pays de son vieil ami, Georges Pompidou, deuxième Président français de la cinquième République. La Normandie, sa terre d’adoption, où il est décédé à l’âge de 95 ans, a voulu lui rendre un hommage à la hauteur du grand homme qu’il était. Senghor avait embrassé la région normande et a fait de Vierzon, ville située en basse Normandie, à 90 Kilomètres de Rouen, «une annexe de Dakar».
Il y séjournait souvent avec sa femme Colette Hubert qui était originaire de cette bourgade. C’est en Normandie, qu’il écrivait ses poèmes et ses discours, parce que, selon ses proches, il voulait avoir une certaine distance avec l’Afrique. Senghor a conceptualisé la négritude avec Aimé Césaire, et a aussi inventé la «Normandité» en 1986, «désignée comme le caractère issu du métissage entre différents peuples celtiques et germaniques».
Le premier Président du Sénégal a toujours eu des relations particulières avec les travailleurs sénégalais installés dans cette région, à tel point, qu’il s’est démené avec le soutien de Jean Lecanuet, ancien candidat à la Présidence de la République et maire de Rouen, Pierre Lendemaine (qui deviendra Consul honoraire du Sénégal à Rouen) et Ahmed Ould Dada, ancien Président de la République Islamique de Mauritanie, pour accéder à la construction des foyers de migrants afin de loger dignement ces ouvriers qui travaillaient dans l’industrie automobile, la Chimie et le textile. Il inaugurera la «Résidence El hadj Omar», située au 71, rue du Renard, à Rouen, en 1974. Vingt ans après sa mort, la Mairie de Rouen a voulu marquer l’empreinte de Senghor dans sa commune.
La commune, représentée par Mamadou Saliou Diallo, conseiller municipal, qui a été, par ailleurs directeur du Foyer situé au 50 rue Stanislas Girardin, accompagné d’une forte délégation municipale, notamment de Sileymane Sow, adjoint au maire chargé des relations internationales et d’autres élus de la municipalité. La députée, originaire du Sénégal, Sira Sylla, était présente également. Ils ont tous montré que Senghor était aussi rouennais et qu’il demeure encore dans l’inconscient collectif des citoyens de cette ville. Un de ses poèmes a été lu par Diallo Coulibaly qui connait très bien l’histoire des foyers qui s’appelaient : «Abri des travailleurs Sénégalais et Mauritaniens».
Etudiant, il a été aussi présent lors des rencontres entre le premier Président du Sénégal et ses compatriotes. La presse écrite et audiovisuelle s’était mobilisée pour donner une visibilité à ce moment solennel. En effet, depuis le 20 décembre 2021, la résidence située au 50, rue Stanislas Girardin porte officiellement le nom de Léopold Sédar Senghor. Une plaque descriptive de son parcours, y a été également installée. Nous pouvons dire encore que Senghor avait eu raison de parler de la civilisation de l’universel. En effet, ce foyer qui accueillait uniquement des sénégalais et mauritaniens, est désormais ouvert au monde. Il est devenu une résidence sociale et ses locataires sont originaires de différents pays : sénégalais, mauritaniens, soudanais, syriens, etc.
La mixité culturelle, chère à Senghor, a pris vie dans ce foyer de 149 chambres. Cette résidence gérée par ADOMA accueille également une association de chantiers d’insertion, dirigée par Djibril Soumaré et présidée par Djiby Diakité, qui emploie une vingtaine de personnes et concocte des plats (Thieb, Mafé, Yassé, etc .)
L’escalope normande et le Thiéboudiène sénégalais, (qui vient d’être inscrit au patrimoine immatérielle de l’humanité, par l’UNESCO), se marient bien pour donner un plat succulent. Néanmoins, l’absence de matérialisation de cette relation séculaire par un jumelage ou échanges culturelles interroge. Nous pouvons dire que le Sénégal a marqué définitivement son empreinte dans la ville aux cent clochers et feu Senghor pourrait prendre le titre : «Duc de Normandie».