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26 avril 2025
LEOPOLD SENGHOR
PAR Siradiou Diallo
CE JOUR-LÀ : SENGHOR QUITTE LE CLUB DES CHEFS D'ÉTAT
Le 31 décembre 1980, Léopold Sedar Senghor annonçait sa démission. Comment ses homologues africains avaient-ils à l’époque réagi au départ volontaire du premier président du Sénégal ?
Jeune Afrique |
Siradiou Diallo |
Publication 31/12/2021
En Afrique, peu de gens croyaient à une démission volontaire du président Senghor. « Vous verrez, il ne cherche qu’à amuser la galerie… » Malgré les fuites plus ou moins calculées qui, entre août et décembre 1980, se développèrent à différents niveaux, l’opinion demeurait étrangement sceptique.
L’incrédulité n’était pas le seul fait des masses ou des intellectuels. Elle se retrouvait au niveau des responsables politiques. Plus exactement, jusqu’au sommet des États. « Vous croyez à ce conte de fées imaginé par un poète ? », nous demandait en septembre un chef d’État. Et, sans attendre notre réponse, il partait d’un grand éclat de rire ! Notre interlocuteur était si convaincu que Senghor faisait une farce que nous ne cherchâmes nullement à le dissuader.
Vibrant témoignage
Depuis, les rires sarcastiques ont fait place à la surprise d’abord, à l’embarras ensuite, pour finir par une profonde furie du pouvoir. Certes des chefs d’État sont parfois sortis de leur rêve éveillé pour envoyer des messages de sympathie à l’ex-président sénégalais. Au Maroc, il a reçu un vibrant témoignage d’admiration de Hassan II. Le président Moussa Traoré, du Mali, a exprimé sa « profonde admiration pour cette élévation de pensée rare et cette marque de grandeur qui honore l’Afrique ».
Mais, dans l’ensemble, nos chefs d’État ont mal accueilli le scénario de sortie conçu et joué par leur ancien collègue. Certains, parce qu’il ne les a pas tenus informés. Cas du président Houphouët-Boigny, qui a espéré jusqu’au dernier moment que son vieil ami Senghor ne quitterait pas ainsi la magistrature suprême sans qu’ils en aient parlé ensemble. Ne serait-ce, ajoute leader ivoirien, qu’à cause des lourdes responsabilités que nous avons tous les deux assumées sur la scène politique africaine.
L’escalope normande et le Thiéboudiène sénégalais se marient bien pour donner un plat succulent. Néanmoins, l’absence de matérialisation de cette relation séculaire par un jumelage ou échanges culturelles interroge
Poète, Agrégé de grammaire, Docteur honoris causa de 37 universités dans le monde, chantre de la négritude, Léopold Sédar Senghor est le président africain le plus connu en France. De nombreuses rues et établissements scolaires (Collèges, Lycées) portent son nom. Son charisme, sa culture, ses positions avant-gardistes, notamment sur la civilisation de l’universel, l’ont mis au sommet de la pyramide en France.
Le vingtième anniversaire de sa mort a donné lieu à plusieurs cérémonies dans le pays de son vieil ami, Georges Pompidou, deuxième Président français de la cinquième République. La Normandie, sa terre d’adoption, où il est décédé à l’âge de 95 ans, a voulu lui rendre un hommage à la hauteur du grand homme qu’il était. Senghor avait embrassé la région normande et a fait de Vierzon, ville située en basse Normandie, à 90 Kilomètres de Rouen, «une annexe de Dakar».
Il y séjournait souvent avec sa femme Colette Hubert qui était originaire de cette bourgade. C’est en Normandie, qu’il écrivait ses poèmes et ses discours, parce que, selon ses proches, il voulait avoir une certaine distance avec l’Afrique. Senghor a conceptualisé la négritude avec Aimé Césaire, et a aussi inventé la «Normandité» en 1986, «désignée comme le caractère issu du métissage entre différents peuples celtiques et germaniques».
Le premier Président du Sénégal a toujours eu des relations particulières avec les travailleurs sénégalais installés dans cette région, à tel point, qu’il s’est démené avec le soutien de Jean Lecanuet, ancien candidat à la Présidence de la République et maire de Rouen, Pierre Lendemaine (qui deviendra Consul honoraire du Sénégal à Rouen) et Ahmed Ould Dada, ancien Président de la République Islamique de Mauritanie, pour accéder à la construction des foyers de migrants afin de loger dignement ces ouvriers qui travaillaient dans l’industrie automobile, la Chimie et le textile. Il inaugurera la «Résidence El hadj Omar», située au 71, rue du Renard, à Rouen, en 1974. Vingt ans après sa mort, la Mairie de Rouen a voulu marquer l’empreinte de Senghor dans sa commune.
La commune, représentée par Mamadou Saliou Diallo, conseiller municipal, qui a été, par ailleurs directeur du Foyer situé au 50 rue Stanislas Girardin, accompagné d’une forte délégation municipale, notamment de Sileymane Sow, adjoint au maire chargé des relations internationales et d’autres élus de la municipalité. La députée, originaire du Sénégal, Sira Sylla, était présente également. Ils ont tous montré que Senghor était aussi rouennais et qu’il demeure encore dans l’inconscient collectif des citoyens de cette ville. Un de ses poèmes a été lu par Diallo Coulibaly qui connait très bien l’histoire des foyers qui s’appelaient : «Abri des travailleurs Sénégalais et Mauritaniens».
Etudiant, il a été aussi présent lors des rencontres entre le premier Président du Sénégal et ses compatriotes. La presse écrite et audiovisuelle s’était mobilisée pour donner une visibilité à ce moment solennel. En effet, depuis le 20 décembre 2021, la résidence située au 50, rue Stanislas Girardin porte officiellement le nom de Léopold Sédar Senghor. Une plaque descriptive de son parcours, y a été également installée. Nous pouvons dire encore que Senghor avait eu raison de parler de la civilisation de l’universel. En effet, ce foyer qui accueillait uniquement des sénégalais et mauritaniens, est désormais ouvert au monde. Il est devenu une résidence sociale et ses locataires sont originaires de différents pays : sénégalais, mauritaniens, soudanais, syriens, etc.
La mixité culturelle, chère à Senghor, a pris vie dans ce foyer de 149 chambres. Cette résidence gérée par ADOMA accueille également une association de chantiers d’insertion, dirigée par Djibril Soumaré et présidée par Djiby Diakité, qui emploie une vingtaine de personnes et concocte des plats (Thieb, Mafé, Yassé, etc .)
L’escalope normande et le Thiéboudiène sénégalais, (qui vient d’être inscrit au patrimoine immatérielle de l’humanité, par l’UNESCO), se marient bien pour donner un plat succulent. Néanmoins, l’absence de matérialisation de cette relation séculaire par un jumelage ou échanges culturelles interroge. Nous pouvons dire que le Sénégal a marqué définitivement son empreinte dans la ville aux cent clochers et feu Senghor pourrait prendre le titre : «Duc de Normandie».
VIDEO
SENGHOR, DERRIÈRE LE MYTHE
Vingt ans après sa mort, le « poète président » suscite toujours des débats. Abdoulaye Bathily et Mamadou Diouf décryptent cette figure majeure de la période postcoloniale et expliquent pourquoi, au Sénégal, elle a été effacée de la mémoire collective
Vingt ans après sa mort, le « poète président » suscite toujours des débats, expliquent les historiens Mamadou Diouf et Abdoulaye Bathily.
Si sa posture de « poète président », d’incarnation de l’« humanisme universel » et de chantre de la fierté noire le précède, Léopold Sédar Senghor a aussi eu ses détracteurs. Au Sénégal, où il fut président de 1960 à 1980, il est perçu comme un défenseur du « néocolonialisme » imaginé par la France pour perpétuer sa domination sur l’Afrique, mais aussi comme un chef d’Etat autoritaire.
Léopold Sédar Seghor est « une ombre, une énigme pour la génération des jeunes Sénégalais », selon Mamadou Diouf. Le Sénégal a vécu une période de « désenghorisation » avec l’arrivée d’Abdou Diouf, explique Abdoulaye Bathily, auteur de Mai 1968 à Dakar ou la révolte universitaire et la démocratie. Les deux historiens décryptent cette figure intellectuelle majeure de la période postcoloniale et donnent des clés pour comprendre pourquoi, au Sénégal, elle a été effacée de la mémoire collective.
par l'éditorialiste de seneplus, Jean-Claude Djéréké
COMMENT SENGHOR FUT REMERCIÉ PAR LA FRANCE
EXCLUSIF SENEPLUS - Le 20e anniversaire de la mort de l’enfant de Joal doit nous faire prendre conscience du fait que ces gens-là sont cruels et sans cœur, y compris vis-à-vis de ceux qui se prosternent devant eux
Jean-Claude Djéréké de SenePlus |
Publication 23/12/2021
C’est peu dire que Léopold Sédar Senghor fit beaucoup pour la France, qu’il contribua au rayonnement de la langue française, qu’il était même opposé au départ des Africains du giron français. “Le carré France, croyez-nous, nous ne voulons pas le quitter. Nous y avons grandi et il y fait bon vivre. Nous voulons simplement, monsieur le ministre, mes chers collègues, y bâtir nos propres cases, qui élargiront et fortifieront en même temps le carré familial, ou plutôt l'hexagone France”, disait-il dans l’enceinte de l’Assemblée nationale française, le 29 janvier 1957 alors que Mamadou Dia était favorable à une rupture avec la France et préconisait “une mutation totale qui substitue à la société coloniale et à l’économie de traite une société libre et une économie de développement”.
Malgré cela, malgré tous les bons et loyaux services rendus à la France, malgré le fait qu’il avait épousé une fille de Normandie, les obsèques officielles du premier président du Sénégal, à Dakar le 29 décembre 2001, furent boycottées par Jacques Chirac et Lionel Jospin. Erik Orsenna est un des rares Français qui déplorèrent l’absence du chef de l’État et du Premier ministre français à ces obsèques. L’académicien et écrivain publia une tribune intitulée “J’ai honte” dans ‘Le Monde’ du 5 janvier 2002. Orsenna aurait dû ajouter : “ Nous, Français, avons été ingrats et méchants avec Senghor.”
Le 20e anniversaire de la mort de l’enfant de Joal doit nous faire prendre conscience du fait que ces gens-là sont cruels et sans cœur, y compris vis-à-vis de ceux qui se prosternent devant eux, qu’ils ne poursuivent que leurs intérêts, qu'il ne faut rien attendre de bon d’eux et que les autres pays africains doivent soutenir le Mali de Goïta et Maïga parce que c’est notre libération qui se joue aussi à Bamako.
par Jean Pierre Corréa
LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR, UNE CERTAINE LITURGIE DE LA RÉPUBLIQUE
Il est intéressant de noter que c'est à l'occasion de la célébration des 20 ans de la disparition de Senghor, que Abdoul Aziz Tall, ancien du BOM, met sa plume au cœur de cette plaie qui gangrène notre démocratie
20 Décembre 2001-20 Décembre 2021. Il y a 20 ans le président Léopold Sédar Senghor disparaissait. 20 ans jour pour jour après qu’il a quitté le pouvoir en 1981. Symbolique coïncidence, pour quitter la scène d’un monde qu’il aura marqué de toute sa puissance poétique, qu’il avait mise en actions.
Senghor a transmis le pouvoir au président Abdou Diouf, il y a donc 40 ans. Cela paraît si loin. Pourtant le Sénégal revenait d’encore plus loin, et le chemin parcouru par notre démocratie est parsemé de visions, et d’espoirs parfois déçus pour le développement de notre pays, à travers des combats d’hommes et de femmes qui autour de lui souvent, et parfois contre lui ont participé à l’écriture de notre Histoire.
Au moment où certains leaders africains s’accrochaient au pouvoir, de manière indécente, où la seule interruption du mandat présidentiel ne pouvait se concevoir que par un complot souvent sanglant ou par la mort naturelle du président à vie, au moment où les élections étaient travesties en grotesques parodies, le renoncement volontaire et choisi à la magistrature suprême de la part d’un chef historique, d’un « Père de la Nation » pouvait avoir une portée symbolique et effective d’une indéniable valeur. Peu de gens savent que des personnes se sont opposées à ce départ et fait historique, parmi cette catégorie, figuraient les guides spirituels des Mourides et des Tidjanes, les deux confréries musulmanes majoritaires du pays. Leur raisonnement était clair et selon eux, si Senghor, le catholique, arrangeait les deux chefs musulmans, la compétition qui s’établira après son départ, pouvait opposer leurs confréries pour la conquête de la magistrature suprême au bénéfice de l’un de leurs représentants.
Mais les Sénégalais savaient eux que leur chef d’État était arrivé au bout de ses rêves de développement du pays qu’il avait dirigé d’une façon autoritaire certes, mais empreinte d’une grande orthodoxie républicaine. Il avait d’abord observé, choisi, guidé et enfin nommé son successeur, en la personne du président Abdou Diouf, dont il avait su apprécier le sens élevé de la méthode et de l’organisation gouvernementale et étatique.
Senghor, un chef qui savait « cheffer ».
Cet homme savait que l’exemplarité était à la base de l’autorité naturelle que l’on peut avoir sur des hommes et des femmes qui n’ont rien de moins que vous et auxquels vous devez respect et considération. Les bases de son autorité que l’on pouvait croire naturelle, étaient déterminées par le choix d’hommes et de femmes de qualité, instruits, éduqués, discrets, et surtout emplis de cette humilité qui font les hommes d’état. Avant toute chose, ils devaient avoir un grand sens de ce qu’était la République. Et surtout en connaître la liturgie, son application qui n’était pas contenue dans des textes et des règlements, mais aussi ils devaient comprendre qu’un pays et un État, à travers son gouvernement a besoin d’être organisé avec sens et méthodes. Et nombreux sont les hommes que l’on disait du sérail de Senghor qui ont été biberonnés aux règles simples et logiques de ce qui était appelé, le BOM, le Bureau Organisation et Méthode.
Les affaires de l’État ne traînaient pas sur la place publique, personne ne s’avisait comme maintenant avec cette vulgarité des parvenus, à clamer urbi et orbi, devant n’importe quelle assistance, dans les lieux les plus louches parfois, « le président m’a dit…j’ai dit au président ».
Les enfants de ses ministres ne connaissaient pas l’intérieur de la voiture de fonction de leurs pères, pour n’y être jamais monté, alors que les enfants de ceux d’aujourd’hui conduisent ces véhicules de l’État à leur guise, alors que la règle était de les garer dès la fin de son service avant d’utiliser sa propre voiture. Autres temps autres mœurs…
Le palais de la République n’a jamais abrité du tems de Senghor des réunions politiques, et comme celles-ci se tenaient à l’Assemblée nationale et que le reproche lui en fut fait, il décida de la construction de la Maison du Parti Socialiste, à l’intérieur de laquelle il créa l’école du parti d’où sortirent les cadres parmi les plus influents de notre pays.
Nous allons causer d’un temps que les moins de…40 ans ne peuvent pas connaître, les temps où l’on nettoyait à l’eau et au savon les trottoirs de Dakar, où les arbres étaient correctement coupés au lieu d’être sauvagement élagués, pour en vendre les branches, les temps où le service d’hygiène vous mettait des amendes pour défaut de poubelles à domicile…et la liste des choses que la République nous offrait et nous enseignait est loin d’être exhaustive…
Il était impossible qu’un homme se fasse remettre une enveloppe bourrée de millions pour services rendus de fait de vol de documents. Des hommes capables d’organiser de telles insanités n’existaient pas dans son entourage, puis que le sens de la République était l’Alpha et l’Omega de la gouvernance de notre pays.
Il est intéressant de noter que c'est à l'occasion de la célébration des 20 ans de la disparition de Léopld Sédar Senghor, que Abdoul Aziz Tall, cet ancien du fameux BOM, Bureau Organisation et Méthode, pointant le désarroi du président Macky Sall, face au désordre qui caractérise son administration, met sa plume au cœur de cette plaie qui gangrène notre démocratie, et notre administration, et qui permet à n'importe quel gougnafier, de se pavaner avec désinvolture dans les arcanes d'un pouvoir, jadis imprégné de rigueur et d'éducation exigés par la République ! Je ne pense pas que de son temps, un hurluberlu de Ngom aurait pu approcher le président pour une vulgaire remise d'enveloppe.
Il serait temps que le président Macky Sall apprenne à « cheffer »… comme un chef d’État et garant de l’esprit de notre République…qui n’a jamais été bananière…
QUAND SENGHOR DÉCOUVRAIT PARIS ET SES ÉLITES
L'ancien président mort il y a 20 ansfut-il un pont entre deux cultures ou un cheval de Troie ? Revenir aux racines intellectuelles de celui qui co-fonda la négritude, c'est éclairer le contexte d'une cristallisation du côté de la pensée
Senghor, mort il y a 20 ans, fut-il un pont entre deux cultures ou un cheval de Troie ? Revenir aux racines intellectuelles de celui qui co-fonda la négritude, c'est éclairer le contexte d'une cristallisation du côté de la pensée, et aussi une façon de se vivre Noir, à Paris, entre deux guerres.
Voilà vingt ans que Léopold Sédar Senghor est mort. Juste avant Noël, en 2001, et à Verson, en Normandie, c’est-à-dire plus près des bords de Loire, que de Dakar ou du delta du fleuve Saloum, sa région natale. Etudiant, c’est à ces châteaux de l’histoire de France, découverts en randonnant à vélo avec un autre étudiant, Indochinois celui-là, qu’il avait consacré son tout premier périple hexagonal, soixante-dix ans plus tôt. Boursier sénégalais dans la capitale d’un empire colonial sur le tard qui se prenait de passion pour l’exotisme, “les arts nègres”, le jazz et Joséphine Baker (arrivée des Etats-Unis trois ans auparavant dans le casting de la Revue nègre), Senghor avait débarqué à Paris en 1928. Il avait 22 ans. A l’époque, le Sénégal, où il était né en 1906, était encore une colonie française d’Afrique de l’Ouest, où les Pères blancs souvent se chargeaient de l’instruction.
La trajectoire de Léopold Sédar Senghor croise cette présence-là, à la fois coloniale et évangélisatrice, ses préférences et ses hiérarchies. Elle modèlera considérablement son histoire même si, troquant un sacerdoce pour un autre en cours de route, il deviendra finalement agrégé de grammaire - et pas curé comme il l’avait d’abord imaginé. La culture classique, légitime et élitaire, incorporée une fois arrivé à Paris, se chargera du reste de la part majoritaire de celui qui était le tout premier des agrégés littéraires à se trouver né sur le sol africain. Même si, par ailleurs, c’est à Paris aussi, où gravitent et transitent des intellectuels qui seront décisifs dans son élaboration de la négritude, qu’il découvre encore une bibliothèque tout autre, qui l’irrigue à son tour. Toute son histoire sera celle d’une trajectoire en forme de passerelle entre les deux.
Fils d’un commerçant plutôt à l’aise dans la région atlantique de Mbour, il avait en effet été envoyé à l’école des Pères blancs en 1913. D’abord dans sa petite ville côtière, puis à la mission de la ville plus importante ; et au collège à Dakar, enfin, à 130 kilomètres de son lieu de naissance, qui l’accueille en élève particulièrement doué à la scolarité fulgurante. Avant l’école catholique, il racontera qu’il avait seulement connu “un milieu animiste à cent pour cent”. Devenu entre-temps l’un des piliers de la négritude puis le premier chef de l’Etat du Sénégal rendu indépendant en 1960, et auteur prolixe, Senghor a en effet souvent détaillé son itinéraire dans des livres. C’est cette trame qu’on peut suivre pour arpenter son histoire et décomposer une façon tempérée de s’acclimater entre deux pays, deux cultures, jusqu’à sa mort voilà deux décennies.
Passeur métis ou idiot utile ?
En fait, la trajectoire de Senghor fut un pont, bien plus souvent, que cette posture de rupture à quoi une image trop figée, et simpliste, de ce que fut la négritude, tendrait à le figer. D’ailleurs, à trop ménager Paris en devenant l’un des vecteurs de sa culture, et en même temps son avocat, ses adversaires lui reprocheront d’avoir exonéré le colonialisme, et parfois d’avoir carrément incarné le néo-colonialisme. Au point que ce sont souvent des Blancs qui en tressent les louanges... à l’heure où il s’agit aussi, désormais, de faire l’inventaire de cette histoire-là, pour les intellectuels ouest-africains issus des générations qui lui ont succédé. Car Senghor fut à la fois le premier chef d’Etat d’un grand pays d’Afrique de l’Ouest devenu indépendant en 1960 et, durant toute la deuxième moitié du XXe siècle, celui sur qui la France s’appuiera durablement pour prolonger son empreinte, une fois l’empire défait.
La vie de Senghor permet d’éclairer sa place. Et, en particulier, ses débuts, de son arrivée à Paris à la fin des années 1920 et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale - où il sera libéré après avoir été fait brièvement prisonnier. Car celui que les médias français aiment de longue date instituer en chantre de la fierté noire fut sans doute un homme de rupture. Une rupture qui fut littéraire, épistémologique. Mais assez peu, à vrai dire, une rupture avec le centre névralgique du monde colonial, ses lieux de pouvoir politique, culturel, et symbolique. Parce qu'il fut notamment un intellectuel qui arrimait d’abord le continent noir du côté des élans, des émotions, et même de la féminité - “Sa faiblesse, est d’être émotion, élan d’amour plus que volonté réfléchie. Comme la Femme”, écrit Senghor. Et, aussi, parce qu’il forgera et défendra une “civilisation de l’universel” moins heurtée, ou frontale, que ce qu’on en a parfois retenu - aussi parce que Césaire, auquel il reste associé, était, lui, communiste et davantage révolté.
Premier académicien né sur le sol africain, il faut lire le discours - à la fois très long et très personnel - que lui offre en 1983 son ami Edgar Faure pour comprendre la place que Senghor occupe, à son élection à l’Académie française. Et depuis bien longtemps. Faure est celui qui avait fait de Senghor son secrétaire d’Etat, en 1955, sous la Quatrième République (“Le gouvernement qui se forme à la veille dela conférence de Bandoungne va pas commettre la folie de ne pas faire appel à vous”, justifiera-t-il a posteriori, trente ans plus tard).
SENGHOR, CHANTRE DU (NEO)COLONIALISME FRANÇAIS EN AFRIQUE
EXCLUSIF SENEPLUS - Son amour pour la France ne s’arrête pas aux inspirations littéraires. N’a-t-elle pas pour louable dessein de "greffer le rameau latin sur le sauvageon africain" ? Le "génie" belge n’a "pas fait autre chose au Congo", dira-t-il en 1951
Ce texte du chercheur en histoire Khadim Ndiaye (Québec, Canada) est tiré du livre L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Seuil, 2021). Nous le reproduisons ici avec l’accord de l'éditeur et de l’auteur.
Lorsque Léopold Sédar Senghor naît en 1906, le Sénégal est l’un des joyaux de l’Empire colonial français. Le territoire, qui abrite le siège du gouverneur de l’Afrique occidentale française (AOF), a été organisé au siècle précédent autour des « Quatre Communes » – Saint-Louis, Gorée, Rufisque et Dakar –, vieilles colonies héritées de l’Ancien Régime dont les habitants, imprégnés de culture et de valeurs françaises, jouissent de droits politiques particuliers. De 1848 à 1852, puis de nouveau à partir de 1879, ces quatre communes sont représentées à l’Assemblée nationale, d’abord par des Blancs, puis par des métis. En 1914, au seuil de la Grande Guerre, un Africain noir, Blaise Diagne, représente pour la première fois ces territoires singuliers, dont les habitants obtiennent deux ans plus tard la citoyenneté française. Né à Joal, à quelques dizaines de kilomètres au sud de Dakar, Senghor ne jouit pas de ce privilège : il reste un « sujet » français, soumis au Code de l’indigénat. Mais le désir de devenir pleinement français habite déjà son jeune esprit.
Une fierté française
Soucieux d’« élever ses fils à l’européenne », le père de Senghor confie en 1913 son éducation au Père Léon Dubois, d’origine normande, chef de la mission catholique de Joal, puis en 1914, à la mission Saint-Joseph de Ngasobil tenue par les Pères du Saint-Esprit où, en plus d’un enseignement religieux, on lui inculque l’amour des auteurs classiques français. Après le cycle primaire, le jeune Léopold est pris en charge, au collège Libermann de Dakar, par le père Albert Lalouse, un Sarthois convaincu de la supériorité de la civilisation occidentale et déterminé à transformer les jeunes Africains en « Français à peau noire[1] ». C’est finalement au Cours secondaire officiel et laïque, devenu lycée Van Vollenhoven, à Dakar, qu’il obtient son baccalauréat.
Baigné très tôt dans la culture française, suivi par l’administration coloniale qui se félicite de son parcours et qui lui accorde une bourse, Senghor fait partie de la petite minorité d’élèves destinée à constituer l’élite noire de la colonie. Conservant son siège de député jusqu’à sa mort en 1934, fonction qu’il cumule avec celle de maire de Dakar et, pendant un an, celle de sous-secrétaire d’État aux Colonies, Blaise Diagne est le porte-parole de cette élite et le défenseur attitré de la France, à partir des années 1920, alors que les idées d’émancipation, lancées notamment par le panafricaniste Marcus Garvey, se propagent en Afrique de l’Ouest. Lorsque, nanti de sa bourse coloniale, Senghor débarque à Paris en 1928, il bénéficie de l’appui de Diagne. C’est grâce à l’intervention de ce dernier qu’il obtient, de façon dérogatoire, la naturalisation française en 1933.
« Le type de ces élites indigènes dont la France a le droit d’être fière »
À Paris, l’admiration de Senghor pour la France et sa littérature se renforce. Élève d’hypokhâgne puis de khâgne au prestigieux lycée Louis-Le-Grand, il s’y forge des amitiés durables, notamment avec Georges Pompidou, futur président de la République, et Aimé Césaire, avec qui il fondera en 1935 une éphémère revue, L’Étudiant noir. Premier Africain lauréat de l’agrégation de grammaire, Senghor, qui enseigne alors dans divers lycées et publie ses premiers poèmes dans le magazine littéraire Cahiers du Sud, sort de l’anonymat en septembre 1937 : invité par les autorités coloniales à prononcer deux discours, un à Dakar, un à Paris, il éblouit son auditoire. Quelques jours plus tard, le 4 octobre, le quotidien d’extrême droite L’Action française lui consacre un article louangeur. Senghor est « le type de ces élites indigènes dont la France a le droit d’être fière », note le journal maurassien[2]. Il publie poèmes et articles dans des revues littéraires réputées : Volontés, Charpentes.
Ainsi s’ouvre une longue tradition. Pendant des décennies, les élites françaises verront en Senghor le reflet de leurs propres fantasmes. Amoureux de l’Hexagone, le poète sénégalais apparaît aux uns comme la preuve vivante du génie colonial français. Chantre de la « négritude », aux côtés de la femme de lettres martiniquaise Paulette Nardal ou d’Aimé Césaire, Senghor est décrit par d’autres comme l’incarnation de la renaissance culturelle africaine. C’est cette ambiguïté que l’on retrouvera tout au long de sa carrière.
Éloge du « métissage » colonial
Pour comprendre l’ambivalence de Senghor, il faut garder en tête que son amour pour la France ne s’arrête pas aux inspirations littéraires qui ont fait de lui l’un des grands poètes d’expression française. Il voue également une admiration ambiguë aux idéologues de la suprématie occidentale. Sous prétexte de valoriser la culture « nègre », il tend à donner une définition essentialiste des « Noirs » et des « Africains » que ne renieraient ni Maurice Barrès, dont Senghor est un disciple revendiqué, ni même Arthur de Gobineau, auteur en 1853 de l’Essai sur l’inégalité des races humaines, auquel le poète sénégalais se réfère explicitement.
La même ambivalence apparaît dans son attitude à l’égard des grandes figures de la colonisation, comme Faidherbe ou Lyautey, dont la stratégie consistait à valoriser certains éléments des sociétés africaines pour mieux asservir les masses indigènes. Passant sous silence les massacres qui ont ponctué la conquête du Sénégal, Senghor célèbre les « vertus » du conquérant : « Faidherbe s’est fait nègre avec les Nègres[3]. » Allusion aux efforts du gouverneur du Sénégal pour soumettre les sociétés africaines. Allusion aussi, sans doute, au fils métis que le même gouverneur eut avec une adolescente sénégalaise. « Si je parle de Faidherbe c’est avec la plus haute estime, jusqu’à l’amitié, parce qu’il a appris à nous connaître », affirmera Senghor en 1969[4].
Tiraillé entre deux aspirations – « ma vie intérieure a été trop tôt écartelée entre l’appel des Ancêtres et l’appel de l’Europe », écrit-il[5], Senghor fait l’éloge du métissage. L’Europe et l’Afrique, parce qu’elles sont en tout point opposées, dit-il, sont « deux mondes complémentaires ». Dans cette complémentarité, l’Europe, incarnant l’élément masculin, représente la raison et la volonté. Le continent africain tient pour sa part le rôle féminin : « Sa faiblesse, est d’être émotion, élan d’amour plus que volonté réfléchie. Comme la femme. » Un clin d’œil évident à Gobineau, pour qui la « variété mélanienne », espèce sensuelle par essence, est dotée de la « personnalité féminine » qui a besoin de l’« élément blanc » fécondant qui, seul, pourra l’élever.
Pour Senghor, la colonisation n’a rien, en soi, de condamnable. N’a-t-elle pas pour louable dessein de « greffer le rameau latin sur le sauvageon africain » ? Le « génie » belge n’a « pas fait autre chose au Congo », dira-t-il le 5 février 1951 devant un parterre d’écrivains belges[6]. À l’en croire, la pénétration européenne dans la psyché africaine est la matrice d’une nouvelle civilisation « afro-latine ». L’Europe, répète-t-il à l’envi, a pour mission de « féconder » l’Afrique, et de cette fécondation doit naître « un grand type métis culturel ».
« Nous ne sommes pas des séparatistes »
Incorporé dans un régiment d’infanterie coloniale en 1939, prisonnier des Allemands en 1940, il est transféré de camp en camp en France pendant plusieurs mois. Libéré début 1942 pour raisons de santé, il reprend sa carrière d’enseignant tout en participant à la résistance. Repéré par Robert Delavignette, directeur de l’École nationale de la France d’outre-mer (ENFOM), Senghor obtient en novembre 1944 la chaire de langues négro-africaines de cette prestigieuse institution.
Les questions soulevées à cette période par la Conférence de Brazzaville – dont les conclusions sont selon lui « un chef-d’œuvre qui fera date dans l’histoire mondiale[7] » – l’incitent à s’impliquer dans les débats publics[8]. C’est à cette période qu’il rédige son premier texte théorique sur les institutions franco-africaines. Ses propositions sont publiées début janvier 1945 dans un ouvrage intitulé La Communauté impériale française. Comme d’autres réformateurs coloniaux, Senghor prône un système fédéral capable d’articuler, et même de transcender, les concepts d’association et d’assimilation. Tout en s’appuyant sur les réflexions de Lyautey et de Delavignette, défenseurs du premier concept, le poète sénégalais défend l’« assimilation active et judicieuse » des Africains. Les colonisés, note-t-il, doivent « s’assimiler l’esprit de la civilisation française », pour que celle-ci « féconde les civilisations autochtones et les fasse sortir de leur stagnation ou renaître de leur décadence ». « Il s’agit d’une assimilation qui permette l’association, résume-t-il. C’est à cette seule condition qu’il y aura “un idéal commun” et “une commune raison de vivre”, à cette seule condition un Empire français[9]. »
Le 20 février 1945, suivant une recommandation du congrès de Brazzaville, une commission spéciale présidée par Gaston Monnerville est créée, chargée d’étudier la représentation des territoires d’outre-mer à l’Assemblée constituante. Les colonies africaines y sont représentées par Senghor, dont le nom a été proposé par Delavignette, et par le Dahoméen Sourou Migan Apithy. Mais les deux hommes déchantent en consultant les documents préparatoires de la commission : les territoires africains, constatent-ils, seront soumis au système discriminatoire du double collège qui confère aux colons un poids politique démesuré. Malgré leurs tentatives pour rééquilibrer les choses, Senghor et Apithy sont la cible de quelques étudiants africains établis à Paris, comme le Sénégalais Abdoulaye Ly et le Dahoméen Louis Béhanzin, qui critiquent leur « docilité ».
Senghor est échaudé par cette première expérience politique. Alors que la commission Monnerville rend son rapport à l’été 1945, il publie dans la revue Esprit un article offensif : « Défense de l’Afrique noire ». « Nous sommes rassasiés de bonnes paroles – jusqu’à la nausée –, de sympathie méprisante, lance-t-il ; ce qu’il nous faut, ce sont des actes de justice. Comme le disait un journal sénégalais : nous ne sommes pas des séparatistes, mais nous voulons l’égalité dans la cité[10]. » Il ne sera pas entendu : le gouvernement valide le système du double collège et toutes les dispositions qui marginalisent les « sujets » coloniaux.
L’Union française : une « maison familiale »
Cette première défaite ne l’empêche pas de se porter candidat aux élections du 21 octobre 1945. La colonie Sénégal-Mauritanie se voit attribuer deux sièges à l’Assemblée constituante : un pour le collège des citoyens, un pour le collège des non-citoyens. Lamine Gueye, candidat au siège des citoyens et représentant du parti socialiste, fait de Senghor son colistier pour le siège des sujets, à l’occasion d’un séjour de ce dernier au Sénégal. Tous les deux réaffirment dans leur manifeste électoral leur attachement à la France : « Enfants du Sénégal, totalement dévoués aux destins de ces vieilles terres françaises, notre seule ambition est de servir avec le maximum d’efficacité dans le cadre d’une République qui saura donner un peu de réalité à sa belle devise Liberté-Égalité-Fraternité. Vive la France ! Vive l’Afrique socialiste ! Vive la République[11] ! »
Victorieux, les deux députés s’installent à l’Assemblée constituante en janvier 1946. Senghor, membre de la commission chargée d’élaborer une nouvelle Constitution, approfondit ses réflexions sur les institutions impériales. Le rapport qu’il présente à la commission le 11 avril propose de compenser la sous-représentation des territoires d’outre-mer dans les institutions métropolitaines en dotant leurs assemblées locales de pouvoirs substantiels. Mais ses espoirs, pourtant modestes, sont douchés par le référendum du 5 mai, qui rejette le texte constitutionnel préparé par les députés.
Réélu à la deuxième Assemblée constituante, Senghor réitère ses propositions. Fort de sa théorie de la complémentarité et inspiré par les principes fédéralistes, il veut, dit-il, faire de l’Union française un « mariage plutôt qu’une association[12] ». Mais le débat entre les élus d’outre-mer et les membres du « Parti colonial » se durcit. Alors que les premiers réclament la liberté de gérer localement leurs propres affaires, les forces conservatrices s’insurgent contre l’idée d’une « fédération acéphale et anarchique ». La tension est à son comble. En août 1946, le député sénégalais s’emporte au cours d’un entretien donné à l’hebdomadaire socialiste Gavroche. « Nous sommes prêts s’il le fallait en dernier recours, à conquérir la liberté par tous les moyens, fussent-ils violents », tonne-t-il[13]. Cette surprenante interview, qui passe inaperçue, contient les déclarations les plus radicales qu’il ait jamais prononcées.
Lors des débats parlementaires de septembre 1946 sur les futures institutions de l’Union française, le député sénégalais revient à des sentiments plus conformes à sa modération habituelle. L’Union française, plaide-t-il, doit rejeter toute « prime à la sécession », pour devenir plutôt « une maison familiale, où il y aura sans doute un aîné, mais où les frères et les sœurs vivront vraiment dans l’égalité »[14]. Cette sage position, qui dissout l’égalité dans quelques « généralités culturelles », comme le remarque l’historien Yves Benot, esquive la question des « droits politiques réels »[15]. Le député sénégalais demeure donc fidèle aux directives de son parti, la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), qui refuse l’égalité politique aux colonisés. On est loin du panache d’Aimé Césaire, député de la Martinique alors proche du Parti communiste français (PCF), fustigeant en plein hémicycle l’hypocrisie des dirigeants français qui craignent, fulmine-t-il, « que le vin de la démocratie ne soit trop fort pour nos têtes exotiques[16] ».
« Si Senghor avait été à Bamako… »
Dix jours avant le vote du nouveau texte constitutionnel par l’Assemblée, le 28 septembre 1946, plusieurs députés africains signent un « Manifeste » convoquant les parlementaires des territoires africains sous administration française à un congrès au mois d’octobre à Bamako. Objectif : créer un grand mouvement politique africain capable de contrer les offensives conservatrices du lobby colonial.
Cet appel au rassemblement place les députés africains affiliés à la SFIO, donc au gouvernement, dans une position inconfortable. Soumis à d’intenses pressions de leurs « amis » socialistes français, et notamment de Marius Moutet, ministre de la France d’outre-mer, Lamine Gueye, Léopold Sédar Senghor, Yacine Diallo et Fily Dabo Sissoko, pourtant signataires du manifeste[17], décident de boycotter le congrès de Bamako. Selon l’historien Pierre Kipré, des chèques auraient été distribués par Moutet pour inciter ses « camarades » africains à se désolidariser du manifeste. Seul Sourou Migan Apithy, député socialiste du Dahomey-Togo, résiste aux pressions et participe au congrès, qui se tient du 19 au 21 octobre 1946[18].
Pensé au départ comme une alliance des forces politiques et syndicales d’Afrique française, le Rassemblement démocratique africain (RDA), le mouvement créé à Bamako et placé sous la présidence du député ivoirien Félix Houphouët-Boigny, est dès sa naissance privé du soutien d’un nombre important de députés africains et décide de compenser cette faiblesse par une alliance stratégique avec le groupe communiste au parlement français.
Senghor évoquera à plusieurs reprises cet épisode dans les décennies suivantes, incriminant alternativement le communisme de la direction du RDA et l’autoritarisme de la direction de la SFIO. « Mais je dois en toute modestie faire mon autocritique jusqu’au bout, avouera-t-il en 1957. Mon tort a été d’obéir aux ordres qui m’étaient imposés de l’extérieur[19] ». « Si Lamine [Gueye] et Senghor avaient été à Bamako, nous aurions écrit une autre page d’histoire », regrettera pour sa part Houphouët-Boigny[20].
En délicatesse avec la direction du parti, Senghor quitte la SFIO en 1948. Dans sa lettre de démission envoyée à Guy Mollet, il reproche aux dirigeants socialistes d’user de « pression administrative, de corruption, d’espionnage et de délation » dans les territoires d’outre-mer. Mais le député sénégalais s’abstient de dénoncer la répression qui s’abat sur les militants anticolonialistes, comme c’est notamment le cas à cette période à Madagascar et lors de la grève des cheminots en 1947.
Dans la foulée de sa démission, Senghor participe à la création d’un nouveau parti, le Bloc démocratique sénégalais (BDS), et se rapproche de Louis-Paul Aujoulat, député du Cameroun, qui quitte de son côté le Mouvement républicain populaire (MRP), pour constituer avec lui un nouveau groupe parlementaire : les Indépendants d’Outre-Mer (IOM).
Fort d’une dizaine de députés, ce groupe vient directement concurrencer les députés RDA. Il sert aussi de marchepied politique à Aujoulat, nommé secrétaire d’État à la France d’outre-mer en 1949, poste qu’il conservera jusqu’en 1953. Ce dernier, farouche adversaire de l’indépendance des colonies, notamment au Cameroun, crée en 1951 le Bloc démocratique camerounais (BDC), sur le modèle du parti frère sénégalais. Fervent catholique, et partisan comme lui de la « symbiose franco-africaine », Aujoulat est l’alter ego blanc de Senghor. « Ma peau est peut-être blanche, mais mon cœur est plus noir que celui de l’homme noir lui-même », assure-t-il[21].
Malgré les pourparlers engagés en 1950 par les IOM avec le RDA – alors en plein retournement stratégique – en vue de constituer un « Bloc africain » à l’Assemblée, aucune alliance n’est scellée entre Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouët-Boigny.
« Senghor est un homme loyal »
L’occasion manquée en 1946 à Bamako de créer un grand parti unifié ne sera pas rattrapée. Les rivalités personnelles et les manipulations gouvernementales, observe l’historienne Janet Vaillant, se sont combinées pour maintenir le clivage entre les deux hommes[22]. Les manœuvres des partis politiques pour contrôler des élus africains exacerbent les divisions.
Dans un rapport présenté au président de la République Vincent Auriol au lendemain des élections législatives de juin 1951, François Mitterrand, alors ministre de la France d’outre-mer, dresse un tableau optimiste des résultats électoraux en Afrique : « Tous les députés d’AOF, sauf deux hommes de valeur qui peuvent être inquiétants et qui sont Senghor au Sénégal et Houphouët en Côte d’Ivoire, sont pro-gouvernementaux[23]. » Houphouët est sous contrôle, précise-t-il, car les députés du RDA sont peu nombreux et inoffensifs. Quant à Senghor, il est « remarquable », estime Mitterrand : « Dans dix ans, il sera la principale personnalité du Sénégal. » Il faut donc « lui enlever ses armes » en manœuvrant le groupe des IOM auquel il appartient « de telle sorte qu’il n’ait pas de puissance parlementaire. »
Reçu à l’Élysée un an plus tard, le nouveau ministre de la France d’outre-mer, Pierre Pflimlin, peut rassurer le président de la République. « Senghor est un homme loyal, juge-t-il. Sa pensée est parfois ondoyante mais, à mon avis, il n’est pas dangereux au point de vue français. »
Le fédéralisme contre l’indépendance
S’il affectionne le concept de « liberté » et celui d’« autonomie », Senghor n’emploie jamais le mot « indépendance » dans les années 1950. Sauf pour en dénoncer les promoteurs. Car l’indépendance nationale est pour lui, comme pour beaucoup de ses contemporains, une « illusion », un « piège », une « notion périmée ». D’où son attrait pour une réforme fédéraliste de l’Union française, qui permettrait d’octroyer quelque liberté aux territoires d’outre-mer tout en renforçant leurs liens avec la métropole.
Dans La Communauté impériale française, publié en 1945, Senghor prône déjà un système institutionnel fédéraliste : les territoires français d’outre-mer seraient regroupés en six fédérations (dirigées par des gouverneurs métropolitains), qui seraient elles-mêmes représentées à Paris, à parité avec la métropole, dans un « parlement impérial » chargé des questions communes (défense, affaires extérieures, etc.). « Ce système, insiste-t-il, loin d’affaiblir l’autorité de la métropole, ne ferait que la renforcer puisqu’il la fonderait sur le consentement et l’amour d’hommes libérés, d’hommes libres ; loin d’affaiblir l’unité de l’Empire, il la souderait puisque le chef d’orchestre aurait pour mission non d’étouffer, en les couvrant de sa voix, les voix des différents instruments, mais de les diriger dans l’unité et de permettre à la moindre flûte de brousse de jouer son rôle. »
Senghor restera fidèle à cet idéal fédéraliste, seul antidote selon lui aux nationalismes qui persistent en Europe et s’éveillent en Afrique. Cet idéal inspire ses réflexions sur l’Eurafrique, dont il est un promoteur enthousiaste, et qui irrigue sa vision de l’Union française, dont la réforme est l’objet d’intenses débats dans les années 1950. Pris d’angoisse devant la montée des mouvements anticolonialistes, les revues et les journaux français ouvrent largement leurs colonnes au député du Sénégal, qui décrit la fédération comme l’unique solution pour prévenir en Afrique noire des insurrections comparables à celles qui ensanglantent l’Indochine et le Maghreb. « Le fédéralisme est la vérité du xxe siècle et l’avenir de l’Union française », écrit-il au mois de septembre 1955[24]. Sous la plume senghorienne, l’idéal fédéraliste apparaît donc comme la clé des grands défis de l’époque : il permettra à la France, cœur vibrant d’une civilisation eurafricaine en gestation, de tenir son rang sur la scène internationale en résistant aux « courants centrifuges » qu’alimentent conjointement le capitalisme et le communisme.
Le « masque » du néocolonialisme
Appelé pour la première fois au gouvernement en mars 1955, comme secrétaire d’État auprès du président du Conseil Edgar Faure, Senghor peut désormais sonner l’alarme depuis le sommet du pouvoir. « Il faut rebâtir l’Union française, réclame-t-il le 5 avril 1955. Dans dix ans, il sera trop tard. Le réveil du nationalisme aura alors tout disloqué. Chez les jeunes Africains encadrés par les communistes ce n’est plus de fédéralisme qu’on parle mais d’indépendance[25]. » Quelques jours plus tard, plusieurs projets de réformes du titre VIII de la Constitution, consacré à l’Union française, sont initiés.
Alors que la Conférence des nations afro-asiatiques se réunit fin avril 1955 à Bandung, le secrétaire d’État revient à la charge. C’est la prestigieuse revue La Nef – dirigée par l’épouse du président du Conseil, Lucie Faure – qui lui en donne l’occasion dans un numéro spécial sur l’Union française auquel est conviée la fine fleur du « réformisme » colonial (Gaston Monnerville, François Mitterrand, Maurice Duverger, Claude Cheysson, etc.). « Je ressens, comme beaucoup de Français, l’injustice commise à l’égard de la France, dont on a voulu faire le bouc émissaire de la conférence [de Bandung] », écrit Senghor, car « la France n’a jamais été raciste » et est « la moins “colonialiste” des puissances coloniales ». Face à la « gravité de la menace », insiste-t-il, la France doit accélérer les réformes fédérales en octroyant l’« autonomie interne » aux territoires d’outre-mer pour leur éviter d’avoir à choisir « entre l’uniforme de l’assimilation et le carcan de l’indépendance totale »[26].
Pareilles prises de position suscitent de vives réactions dans les milieux anticolonialistes. Invité par son ami « camerounais » Aujoulat pour une conférence à Douala sur l’avenir de l’Union française, Senghor est publiquement pris à partie en septembre 1953 par le vice-président de l’Union des populations du Cameroun (UPC), Ernest Ouandié, ulcéré par les odes pro-françaises du poète-député sénégalais. Invité en décembre 1954 au Ve congrès de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF), Senghor est interrompu en plein discours par les huées des étudiants. Et la scène se répète en février 1955 : invité à discourir sur « Le fédéralisme et la jeunesse » à la Cité universitaire de Paris, il est accueilli par les cris et les insultes de plus de deux cents étudiants.
Quelques mois plus tard, en août 1955, François Sengat Kuo, étudiant camerounais membre de la FEANF, tranche le cas Senghor dans les colonnes de la revue Présence africaine. Son fédéralisme, comme celui de Mitterrand et de quelques autres, explique l’auteur, « n’est qu’un masque, et un masque n’a jamais rien changé au visage de celui qui le porte ». Ce que Sengat-Kuo qualifie de « néo-colonialisme »[27]. Terme rare à l’époque, mais promis à un bel avenir.
[1] Joseph-Roger de Benoist, Léopold Sédar Senghor, Beauchesne, Paris, 1998, p. 17.
[2] Claude Queveney, « Les élites indigènes et la culture », Action française, 4 octobre 1937.
[4] Senghor prononces ces paroles le jeudi 4 avril 1969 dans son message à la nation à Saint-Louis du Sénégal à l'occasion de la célébration du 9e anniversaire de l'indépendance.
[5] Cité in Joseph-Roger de Benoist, op. cit., p. 19.
[6] Discours devant le Pen Club des écrivains belges de langue française, 5 février 1951, in Liberté I. Négritude et Humanisme, Seuil, Paris, 1964, p. 122-125.
[7] Lettre adressée à Raymond Postal, citée in Ernest Milcent et Monique Sordet, Léopold Sédar Senghor et la naissance de l’Afrique moderne, Seghers, Paris,1969, p. 78.
[8] La conférence de Brazzaville est organisée par le gouvernement provisoire de la France libre (Comité français de la libération nationale) entre le 30 janvier et 8 février 1944. Réunissant les gouverneurs des territoires coloniaux d’Afrique, elle pose les fondations d’une modernisation des structures coloniales. L’idée étant d’éviter l’effritement de l’Empire français, fragilisé par les concurrences étrangères et les revendications des colonisés.
[9] Robert Lemaignen, Léopold Sédar Senghor et Sisowath Youtevong, La Communauté impériale française, Alsatia, Paris, 1945.
[10] Léopold Sédar Senghor, « Défense de l’Afrique noire », Esprit, juillet 1945.
[11] Cité in Abdoulaye Ly, Les Regroupements politiques au Sénégal (1956-1970), Kartala, Paris, 1992.
[12] Cité in Joseph-Roger de Benoist, op. cit., p. 47.
[13] Entretien avec Gavroche, 8 août 1946, in Liberté II. Nation et voie africaine du socialisme, Seuil, Paris, 1971, p. 17-18.
[17] La présence de Senghor parmi les signataires est sujette à caution. Selon l’historien Joseph-Roger de Benoist, Senghor a transmis sa signature par télégramme : marié le 12 septembre 1946 avec Ginette Éboué (fille de Félix), il était en voyage de noces, loin de Paris, au moment où le manifeste est élaboré.
[18] Pierre Kipré, Le Congrès de Bamako ou La naissance du RDA en 1946, Chaka, Paris-Dakar, 1989.
[19]Cité in Joseph-Roger de Benoist, op. cit., p. 49.
[20] Cité in Ernest Milcent, L’AOF entre en scène, Éditions Témoignage chrétien, Paris, 1958, p. 86.
[21] Cité in Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, Kamerun !, La Découverte, Paris, 2011, p. 125.
[22] Janet Vaillant, Vie de Léopold Sédar Senghor. Noir, Français et Africain, Karthala, Paris, 2006.
[24]Marchés Coloniaux du monde, n° 514, 17 septembre 1955.
[25] In Afrique-Nouvelle, n° 400, 5 avril 1955, cité in Joseph-Roger de Benoist, op. cit., p. 68.
[26] Léopold Sédar Senghor, « Pour une solution fédéraliste », La Nef, n°9, juin 1955.
[27] François Sengat-Kuo, « La France fait son examen de conscience ou “le fédéralisme sauvera-t-il l’Union française” ? », Présence africaine, août-septembre 1955, p. 94.
SENGHOR A POSÉ LES BASES DES ALTERNANCES DÉMOCRATIQUES AU SÉNÉGAL
L'ancien président aura marqué durablement le monde francophone des idées et de la culture, ainsi que l’édification de la démocratie dans son pays. Le journaliste Ibou Fall, qui lui consacre une biographie, revient sur cet homme d’État atypique
Décédé le 20 décembre 2001, le président Léopold Sédar Senghor aura marqué durablement le monde francophone des idées et de la culture, ainsi que l’édification de la démocratie dans son pays. Le journaliste Ibou Fall, qui lui consacre une biographie, revient sur cet homme d’État atypique, qui aura renoncé de lui-même au pouvoir en cours de mandat.
Sur un continent abonné aux mandats présidentiels illimités et autres coups d’État à répétition, l’exemple que Léopold Sédar Senghor a légué reste emblématique. Le 31 décembre 1980, alors que son cinquième mandat courait jusqu’en 1983, le président sénégalais annonce sa démission après avoir exercé le pouvoir depuis l’indépendance, en avril 1960.
Son Premier ministre de l’époque, Abdou Diouf, le remplace jusqu’à la fin de son mandat. Senghor fait ses valises et rejoint la France, où il passera en Normandie – région d’où est originaire la famille de son épouse française, Colette – les vingt dernières années de sa vie. C’est là, à Verson (Calvados), qu’il s’est éteint le 20 décembre 2001, il y a tout juste vingt ans, avant d’être inhumé à Dakar, au cimetière catholique de Bel-Air.
Chantre de la négritude aux côtés, notamment, d’Aimé Césaire et de Léon-Gontran Damas, avec qui il fonda en 1935 la revue contestataire L’Étudiant noir, Léopold Sedar Senghor s’illustrera ensuite par sa francophilie assumée, à l’heure des indépendances, désireux de conserver un lien privilégié avec l’ancienne puissance coloniale plutôt que de couper franchement le cordon ombilical. Au point de déporter dans un bagne du Sénégal oriental, pendant plusieurs années, son Premier ministre Mamadou Dia, adepte d’une vision intransigeante de l’indépendance, mâtinée de socialisme, et trois autres de ses ministres.
Une posture qui lui vaut une réputation mitigée sur le continent et dans la diaspora où, du fait de son approche fort conciliante avec Paris, il écoperait sans doute aujourd’hui du surnom péjoratif de « Bounty » (Noir à l’extérieur, Blanc à l’intérieur).
Vieux briscard de la presse sénégalaise – notamment satirique -, Ibou Fall vient de consacrer un ouvrage à cet homme complexe, à la fois despote éclairé (durant les années qui ont suivi l’indépendance) et père fondateur de la démocratie sénégalaise (du parti unique au multipartisme intégral), poète enraciné dans la culture sénégalaise et africaine, mais aussi académicien français à partir de 1983, militant de la négritude et Normand d’adoption, président catholique d’un pays à 90 % musulman…
Si Senghor : sa nègre attitude (Forte impression SA, Dakar) n’élude pas les zones d’ombre du personnage, Ibou Fall se montre plutôt favorable à ce monument de l’histoire sénégalaise, à la fois culturelle et politique. Il revient pour Jeune Afrique sur la trajectoire ambivalente du président-poète.
Jeune Afrique : Êtes-vous parvenu à faire la part des choses entre Senghor l’Africain, chantre de la négritude, et Senghor le francophile, régulièrement accusé d’être demeuré le vassal de l’ancien colonisateur ?
Ibou Fall : Selon moi, Senghor avait raison quant à la démarche à adopter par rapport à la décolonisation et aux liens qu’il souhaitait maintenir avec la France. Il avait compris que nous avions des lacunes en ce qui concerne notre stature dans l’histoire et qu’une alternative se posait à nous à l’heure de la décolonisation : soit nous adoptions une posture guerrière en nous démarquant complètement de ce que la France avait pu nous apporter ; soit nous en faisions une rencontre, une forme de métissage. Senghor a choisi de retenir ce que la France avait pu apporter au Sénégal, afin d’en faire un atout plutôt qu’un handicap.
EXCLUSIF SENEPLUS - Vingt ans après sa mort, l'heure est à son éloge en France. Il fut pourtant un ardent défenseur du système imaginé à Paris pour perpétuer la domination coloniale, et un président autoritaire dont la police pratiquait la torture
Vingt ans après sa mort, le 20 décembre 2001, l’heure est, en France, à l’éloge du « poète-président ». Qualifié par Le Monde de « chantre de la fierté noire », il est érigé par Le Figaro en pionnier du combat contre la « cancel culture ». Il fut pourtant un ardent défenseur du système imaginé à Paris dans les années 1950 pour perpétuer la domination coloniale et, à partir de 1960, un président autoritaire dont la police pratiquait la torture. Le second volet de cette série s’intéresse au Senghor d’après l’indépendance.
« La résistance à l’oppression est le devoir le plus sacré en démocratie. » En février 1957, lors du congrès de son parti, le Bloc populaire sénégalais (BPS), Léopold Sédar Senghor, député français de la circonscription du Sénégal, harangue les foules et lance un appel à la mobilisation. « Nous arriverons à ce but, dussions-nous aller en prison, dussions-nous mourir », disait-il déjà à ses partisans quelques mois plus tôt [1]. Des mots inhabituels dans la bouche du poète. C’est qu’il a perdu la bataille de la loi-cadre Defferre, promulguée à l’été 1956, qui disloque l’Afrique-Occidentale française (AOF) et l’Afrique-Équatoriale française (AEF) en même temps qu’elle instaure des gouvernements semi-autonomes dans chacun des territoires qui les composent.
Au député sénégalais, qui rêvait de transformer l’AOF et l’AEF en fédérations africaines, le gouvernement français a préféré l’option défendue par son rival ivoirien, Félix Houphouët-Boigny. Ministre du gouvernement français et cosignataire de la loi-cadre, ce dernier voit d’un mauvais œil le système fédéral promu par Senghor qui transforme, selon lui, la Côte d’Ivoire en « vache à lait de l’AOF ». Le Sénégalais devra se résigner à une Afrique « balkanisée ».
Capable d’analyses subtiles et de protestations lucides, Senghor dépense une énergie considérable, sous la IVe République, à défendre la modernisation du système colonial. Déterminé à maintenir son pays dans l’aire d’influence française, l’ancien député devient, sous la Ve République, l’un des piliers du néocolonialisme français en Afrique. Le poète dont on chante les louanges à Paris se transforme en despote dans son propre pays.
L’impensable séparation
Alors que l’État français vacille en Algérie en 1958, le président de Gaulle soumet au vote par référendum son projet de Ve République, qui prévoit de remplacer l’Union française par une « Communauté française ». Selon la nouvelle Constitution, qui reprend les principes de la loi-cadre, l’État français conserve le contrôle des affaires « communes » (politique étrangère, défense, monnaie, justice, enseignement supérieur, etc.) tandis que les États africains se voient confier la gestion de leurs affaires intérieures.
Peu avant le référendum, fixé au 28 septembre, Senghor, dirigeant du BPS, et Lamine Guèye, responsable de la branche sénégalaise de la SFIO, qui viennent de fusionner leurs partis au sein de l’Union progressiste sénégalaise (UPS), se retrouvent pour décider de l’attitude à adopter à l’approche du scrutin. À la grande surprise de Mamadou Dia, président du Conseil de gouvernement et bras droit de Senghor, ce dernier lui confie ses réserves, ne voulant « pas déroger à une promesse non avouée qu’il avait faite au gouvernement français […] de rester dans la Communauté ». L’indépendance du Sénégal est sans doute envisageable, précise-t-il, mais pas avant « vingt ans » [2]. Signe du malaise que cette décision provoque au sein du BPS, Senghor et Dia s’absentent lors de la visite de De Gaulle au Sénégal le 26 août 1958 : le premier est en vacances en Normandie avec sa belle-famille, le second est en Suisse pour une cure de repos. Un mois plus tard, les résultats du référendum sont formels : le Sénégal restera dans le giron français.
Fin décembre 1958 à Bamako, Senghor orchestre l’officialisation de la Fédération du Mali, ensemble regroupant le Sénégal, le Soudan français, la Haute Volta et le Dahomey. Mais les pressions de la France et de la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny découragent les deux derniers. Le projet fédéral, désormais limité au duo soudano-sénégalais, se structure alors autour de trois hommes forts : Léopold Senghor (président de l’Assemblée fédérale), Modibo Keïta (président du gouvernement), Mamadou Dia (vice-président du gouvernement).
« Le général de Gaulle est un bon père de famille »
Le vent de la décolonisation soufflant sur l’empire, de Gaulle saisit l’opportunité pour octroyer des indépendances encadrées aux colonies françaises d’Afrique, conditionnées à la signature simultanée d’« accords de coopération » dans tous les domaines clés de l’action de l’État. Le chef de l’État officialise cette évolution devant l’Assemblée de la Fédération du Mali en décembre 1959. Interrogé par la télévision française un mois plus tard, Senghor rassure les téléspectateurs : « Quand un enfant est devenu grand et a atteint sa majorité, il prend ses responsabilités et décide de fonder un foyer. Les parents s’en émeuvent d’abord, et puis ils acceptent car les liens familiaux ne sont pas rompus. Le général de Gaulle est un bon père de famille et c’est pourquoi il a accepté l’accession du Mali à l’indépendance » [3].
Mais les tensions ne tardent pas à éclater. Proclamée le 20 juin 1960, l’indépendance de la Fédération du Mali attise les rivalités entre les dirigeants sénégalais et soudanais. Les deux camps s’accusent mutuellement de vouloir prendre le dessus [4]. Keïta dénonce une « tentative de sécession du gouvernement du Sénégal » et des « dirigeants Sénégalais plus français que les Français et qui voulaient franciser le Mali ».
Proclamant le 19 août 1960 le retrait de son pays de la Fédération, Senghor s’emporte sur les ondes de Radio Sénégal accusant les Soudanais de vouloir « coloniser » les Sénégalais et les réduire « en esclavage ». Et le voilà qui appelle une nouvelle fois à la résistance en invoquant les mânes des glorieux ancêtres, Ndiadiane Ndiaye et Lat Dior Diop en tête. « Pour ma part, je suis prêt à mourir […] pour que vive le Sénégal », ajoute-t-il [5].
La République du Sénégal fait le choix d’un parlementarisme à deux têtes : Senghor dispose du prestige de la fonction de président de la République tandis que Dia, président du Conseil des ministres et ministre de la Défense, détient le véritable pouvoir décisionnel. Dès l’été 1960, le régime affirme son autorité en interdisant le Parti africain de l’indépendance (PAI), marxiste-léniniste et anti-impérialiste, et écartant la contradiction en dehors de l’UPS, qui se transformera en quelques années en parti unique. Mais au sommet de l’État naissent des clivages de plus en plus difficiles à canaliser.
Vers un présidentialisme autoritaire
Senghor et ses fidèles se réjouissent de la place privilégiée que lui accorde l’ancienne puissance coloniale : « L’indépendance est complétée par la coopération », estime-t-il, et « la dignité nationale ne s’oppose pas au maintien de notre amitié avec la France » [6]. En face, Dia et ses sympathisants – qui se rapprochent du bloc soviétique, et, dans le cadre d’une planification agricole ambitieuse, souhaitent renforcer les coopérations paysannes – inquiètent les milieux d’affaires franco-sénégalais ainsi que les chefs religieux tirant bénéfice de la traite arachidière.
En décembre 1962, un groupe de députés senghoristes dépose une motion de censure à l’encontre de Dia. Le même jour, Senghor réquisitionne le chef des para-commandos et remplace le chef d’état-major des forces armées, fidèle à Dia, par un de ses proches, Jean-Alfred Diallo. Alors qu’il est prévu que, le 17 décembre, les différentes sensibilités s’affrontent à l’intérieur du parti-État, comme cela se faisait jusque-là, le Parlement annonce finalement qu’il tranchera lui-même le contentieux par un vote dans l’après-midi. Pris de court, Dia fait arrêter quatre députés meneurs, en vertu de la « primauté du parti » [7].
Dans la foulée, le président de l’Assemblée nationale rassemble les parlementaires à son domicile pour achever la procédure. Le lendemain, Dia est arrêté, accusé d’avoir tenté, avec ses ministres Valdiodio Ndiaye, Ibrahima Sarr, Joseph Mbaye et Alioune Tall, un « coup d’État ». La formule, reprise telle quelle, circule rapidement à travers la presse française – majoritairement acquise à la cause de Senghor [8] – qui présente les événements comme un duel entre un homme d’État plein de sagesse et un rebelle impulsif et fougueux. « Les Sénégalais avaient pris conscience des dangers de cette entreprise de subversion […] et confirmaient leur attachement au président Senghor, explique la télévision française. En quarante-huit heures, le Sénégal a achevé sa révolution : tentative de coup d’État, épuration et réforme tendant au régime présidentiel » [9].
Senghor ne s’en est jamais caché : il cultive une appétence pour l’autorité hiérarchique. À l’antenne de la Radiodiffusion Télévision Française la semaine suivant l’arrestation de Mamadou Dia et des « diaïstes », il lâche : « Le régime de l’exécutif bicéphale, nous en avons fait l’expérience, est vraiment impossible. Dans l’étape actuelle de notre évolution, j’ai été amené […] à constater que le régime présidentiel est le seul viable » [10].
Élu avec 100 % des voix
La tension monte en ce début 1963 alors que se prépare le procès du camp Dia, défendu par un pool d’avocats français et sénégalais composé notamment de Robert Badinter et Abdoulaye Wade. En mai, après plusieurs jours de plaidoiries enflammées, le verdict, d’une sévérité sans précédent, provoque une onde de choc : réclusion à perpétuité pour l’ancien président du Conseil, vingt ans pour Valdiodio Ndiaye, Ibrahima Sarr et Joseph Mbaye, cinq pour Alioune Tall. Les prisonniers politiques sont aussitôt conduits aux confins du Sénégal oriental dans l’enceinte fortifiée de Kédougou.
Dès mars, Senghor fait adopter une nouvelle Constitution lui conférant les pleins pouvoirs. Une nouvelle position de force qu’il met à l’épreuve – sans intention aucune de défaite – lors des premières élections présidentielles et législatives depuis l’indépendance. Un cortège de manifestants, composé d’ouvriers, d’étudiants et d’intellectuels, dont un certain nombre militant au PAI clandestin et au PRA/S (Parti du regroupement africain section Sénégal, dissidence du BDS en 1958), conteste la légitimité de cette échéance électorale à candidat unique. Sans surprise, les résultats donnent Senghor vainqueur à 100 % des voix. La situation se tend, la rue gronde et crie : « À bas Senghor ! », « Tous au palais ! ».
Des hélicoptères survolant la capitale lâchent des grenades lacrymogènes sur la foule. Les militaires encerclent le périmètre et tirent à balles réelles dans le tas. Plusieurs manifestants, ensanglantés, retiennent leur souffle à quelques mètres de camarades abattus, gisant sur le bitume du quartier de la Medina. Les autorités dressent un bilan de quarante morts et deux-cent-cinquante blessés, tandis que l’opposition parle d’au moins cent décès. Loin d’être interprété par Senghor comme un signe de désaveu, il s’agit, selon lui, d’une violence apolitique et étrangère, alimentée par « des chômeurs, dont la plupart n’étaient pas des Sénégalais » [11].
Opposition étouffée, militants torturés
Bien qu’affaiblie par la répression, l’opposition poursuit sa mobilisation clandestinement. Le PAI a vu un certain nombre de ses cadres contraints à l’exil, à l’image de son dirigeant Majhemout Diop. Devenu un refuge d’opposants sénégalais, Bamako voit ainsi transiter tous les militants du parti en partance vers Moscou, Alger ou Prague. À Cuba, Fidel Castro et Che Guevara accueillent en 1964 un groupe d’une trentaine de combattants qui souhaitent se former à la lutte armée avant de lancer une insurrection armée au Sénégal oriental et en Casamance. Mais sur le chemin du retour en 1965, l’un d’entre eux dénonce l’opération auprès de l’ambassade sénégalaise au Mali [12].
S’ensuivent d’importantes arrestations dans les rangs du parti, tandis que Senghor intensifie sa pression sur le régime de Modibo Keïta, enclavé et esseulé, pour qu’il durcisse sa relation avec les exilés sénégalais. Dans la presse officielle paraît la « confession » d’un maquisard affirmant que les combattants auraient embarqué dans l’aventure « quelquefois contraints, quelquefois trompés » [13]. Dans les commissariats et prisons, les militants détenus sont torturés à l’électricité ou au goulot (technique consistant à insérer l’extrémité du col d’une bouteille en verre dans l’anus jusqu’à effusion de sang), notamment sous le commandement du commissaire français André Castorel [14].
Ces premières années à la tête du Sénégal permettent au président Senghor d’étouffer l’opposition : « Dans un pays sous-développé, le mieux est d’avoir, sinon un parti unique, du moins un parti unifié, un parti dominant, où les contradictions de la réalité se confrontent, entre elles, au sein du parti dominant, étant entendu que c’est le parti qui tranche », déclare-t-il en janvier 1963.
Les étudiants dans le viseur
Secrétaire général de l’UPS en plus d’être chef de l’exécutif, Senghor dispose de tous les leviers du pouvoir. Sa stratégie consiste à convoiter les cadres des partis d’opposition, leur proposant de rejoindre la grande coalition gouvernementale. C’est ainsi qu’une partie de la direction du Bloc des masses sénégalaises (BMS), parti fondé par l’intellectuel de renom Cheikh Anta Diop, rallie la majorité présidentielle en 1964. L’année suivante, le PRA/S – dirigé par Amadou Mahtar Mbow, Abdoulaye Ly et Assane Seck – amorce des discussions avec les autorités et décide de fusionner avec l’UPS en 1966. C’est la consécration du règne de Senghor : bien que réprimé et ses meneurs poursuivis pendant des années, le PRA/S était la seule entité politique d’opposition durablement autorisée depuis 1960 ; toutes les autres (partis politiques, syndicats, associations étudiantes) ont connu une courte période légale avant d’être rapidement dissoutes. Ainsi, pour les plus hostiles à la récupération par l’appareil étatique, le régime ne ménage pas ses efforts pour les contraindre à baisser les bras. Dans le viseur, en particulier : les étudiants.
En février 1966, les pensionnaires de l’Université de Dakar organisent une marche pour protester contre le coup d’État ayant renversé le président ghanéen Kwame Nkrumah. En route vers les ambassades des États-Unis et du Royaume-Uni, ils sont violemment arrêtés. Alors que l’université se met en grève, les étudiants africains non sénégalais sont expulsés et le campus ferme. Tenant à conserver son image de démocrate vis-à-vis des invités du monde entier qui séjournent à Dakar pour le Festival mondial des arts nègres (FESMAN) en avril 1966, le président Senghor lâche provisoirement du lest, autorisant une poignée d’organisations étudiantes.
Mais la situation se crispe à nouveau en 1968 : au Sénégal comme dans bien d’autres pays, la jeunesse réclame plus de libertés et d’égalité face à l’autorité. Au mécontentement conjoncturel de la compression des bourses d’études s’ajoute le fait que l’Université de Dakar, près d’une décennie après l’indépendance, demeure française : rattachée à l’Académie de Bordeaux, dispense un programme français, elle est présidée par un recteur français et composée majoritairement d’enseignants français. À l’initiative de l’Union démocratique des étudiants du Sénégal (UDES) et l’Union des étudiants de Dakar (UED), les étudiants expriment leur mécontentement dès mars, dans un climat déjà tendu quelques semaines après une élection présidentielle que le candidat sortant a – comme la précédente – remporté avec 100 % des voix.
« Une nouvelle opposition téléguidée de l’étranger »
L’atmosphère est électrique à Dakar en mai 1968. La jeunesse engagée du pays, enfants de l’indépendance, accuse Senghor de n’être rien d’autre qu’« un valet de l’impérialisme français ». Ils s’abreuvent des écrits de Frantz Fanon, d’Hô Chi Minh et de Mao Zedong, rêvent d’unité africaine et du renversement des régimes « réactionnaires » et « contre-révolutionnaires » du monde entier. Le 24 mai, l’UDES convoque une assemblée générale et lance un appel au boycott des examens et, surtout, à la grève générale et illimitée, qui sera enclenchée le 27. Les autorités ferment les établissements scolaires le 29 et prennent d’assaut le campus, provoquant au moins un mort, Salmon Khoury, et des dizaines de blessés. Plusieurs centaines de Sénégalais – étudiants et travailleurs de l’université – sont alors internés dans le camp militaire Archinard, d’où ils ne ressortiront qu’une dizaine de jours plus tard, tandis que plus d’un millier d’étudiants africains sont expulsés et renvoyés dans leurs pays d’origine.
L’état d’urgence est déclaré. Le 31, autour de la Medina, l’armée – désormais chargée du maintien de l’ordre – procède à l’arrestation de plus d’un millier de manifestants mobilisés en soutien aux étudiants ; au moins deux d’entre eux y perdent la vie. Pris de court, Senghor songe à céder le pouvoir au chef d’état-major général des armées Jean-Alfred Diallo, qui décline l’offre, préférant plutôt un élargissement de son champ de compétences.
C’est le 30 que le président sort de son silence, saisissant sa première allocution publique depuis le début de la crise pour accuser les grévistes de « faire “même chose que les toubabs [Européens]” pour singer les étudiants français sans modifier une virgule ». « Le plus grave, poursuit-il, est que des étudiants non sénégalais ont prétendu faire la loi dans un établissement public sénégalais » [15]. Comme en 1963, Senghor tente de disqualifier l’opposition à son régime en arguant qu’elle est « téléguidée de l’étranger ». Dans le même temps, il décide de coordonner la riposte avec l’aide des troupes françaises – stationnées à Dakar pour protéger l’aérodrome de Yoff et la centrale électrique de Bel-Air [16] – et tient informé en permanence l’ambassadeur de France au Sénégal, Jean de Lagarde, sur l’évolution de la situation [17].
Se débarrasser des « encombrants humains »
La proximité que Senghor entretient avec la France contrarie de plus en plus cette jeune opposition de la génération 68. En prévision de la visite officielle du président français Georges Pompidou au Sénégal fixée pour février 1971, les autorités lancent plusieurs grands chantiers visant à embellir Dakar en façade. Cette opération s’accompagne d’une action énergique visant à débarrasser la capitale de ce que Senghor appelle les « encombrements humains », c’est-à-dire, toujours selon ses termes, « les bana-bana ou marchands ambulants et les petits cireurs qui racolent les touristes, sans parler des voyous ; les faux talibés qui mendient, quand ils devraient être à l’école ; les lépreux, handicapés physiques et aliénés qui devraient être dans les hôpitaux ou centre medico-sociaux » [18].
En guise de contestation, un groupe de jeunes militants de gauche se mobilise dans la nuit du 15 au 16 janvier et met le feu au ministère des Travaux publics ainsi qu’au Centre culturel français, symbole à leurs yeux du néocolonialisme. Ils échappent de peu aux services de renseignement mais ne comptent pas en rester là. Le 5 février, le président Senghor accueille Pompidou sur le tarmac de l’aéroport de Dakar, réjoui de recevoir dans son pays un ancien camarade de classe et ami de longue date. « Le peuple sénégalais se sent particulièrement honoré de recevoir le président de la République française. […] Car l’amitié franco-sénégalaise remonte à près de trois siècles », s’émeut-il.
Lorsque le cortège présidentiel arrive au centre-ville, sous les acclamations d’une foule vêtue de pagnes et de t-shirts vantant l’amitié franco-sénégalaise, les jeunes militants qui ambitionnaient de faire dérailler les festivités officielles sont cernés avant de pouvoir passer à l’action. Les policiers mobilisés trouvent dans leur sac des cocktails molotov et des tracts révolutionnaires. Senghor, qui échappa lui-même à une tentative d’attentat en 1967, profite de l’occasion pour créer un précédent : les jeunes révolutionnaires sont condamnés à de lourdes peines d’emprisonnement.
La mort d’Omar Blondin Diop
Dans la foulée, le chef de l’État sénégalais confie le ministère de l’Intérieur à Jean Collin, ancien cadre de l’administration coloniale française affecté au Sénégal et au Cameroun dans les années 1940-1950. Connu pour son culte de la docilité et ses méthodes musclées, Collin conservera une mainmise sur les commissariats et prisons du pays pendant une décennie. Dès son arrivée, il fait enrôler de force dans l’armée une douzaine d’« agitateurs » étudiants. Le 26 mai 1972, l’un d’entre eux, Al Ousseynou Cisse, est tué puis décapité à la frontière bissau-guinéenne par les troupes coloniales portugaises. Un an plus tard, Omar Blondin Diop – jeune philosophe, militant actif du « Mai 68 » parisien, inculpé pour avoir projeté la libération des camarades dakarois arrêtés en marge de la visite de Pompidou – est quant à lui retrouvé mort dans sa cellule de la prison de Gorée.
Le juge chargé de l’affaire découvre à l’époque des éléments accablants prouvant qu’il s’agit non d’un suicide, comme le prétend Senghor devant la presse, mais bien d’un homicide. Plusieurs témoignages et documents font par ailleurs état d’une altercation entre Jean Collin et Blondin Diop suite à laquelle le ministre aurait ordonné aux gardes de châtier le détenu [19]. Pour autant, Senghor vouera une confiance totale à Jean Collin, son neveu par alliance, qu’il maintient au ministère de l’Intérieur jusqu’à son départ du pouvoir.
Senghor prépare sa succession à partir de 1976, faisant modifier la Constitution pour permettre au Premier ministre – poste qu’il rétablit en 1970 et confie à Abdou Diouf – de remplacer le président en cas de vacance du pouvoir. « Je t’ai dit que je voulais faire de toi mon successeur et c’est pourquoi il y a cet article 35, confie Senghor à Diouf en août 1977. Je vais me présenter au suffrage des électeurs en février 1978 et, si je suis élu, je compte partir […]. À ce moment, tu continueras, tu t’affirmeras et tu te feras élire après » [20]. Entre-temps, la contestation battant son plein après la mort d’Omar Blondin Diop, Senghor, vivement critiqué, rebat les cartes.
Une succession programmée
Pour diviser la contestation, il ouvre le champ politique, rétablissant le multipartisme tout en l’encadrant sévèrement. Les militants jugés trop « radicaux » continuent pour leur part d’être durement châtiés. C’est le cas par exemple des militants du front anti-impérialiste And Jëf, atrocement torturés en 1975 : les commissaires écrasent méthodiquement leurs cigarettes sur la peau des détenus, arrachent un à un leurs ongles de pied ou procèdent à des simulations de noyade [21].
Le 31 décembre 1980, Senghor remet sa lettre de démission au président de la Cour suprême, qui valide l’accession d’Abdou Diouf à la présidence de la République. Aux lendemains de son arrivée au pouvoir, le nouveau chef de l’État, fonctionnaire de l’administration depuis l’indépendance, oscille entre la fidélité à Senghor, son mentor politique, et la réforme, rendue nécessaire par l’affirmation des mouvements d’opposition autorisées dans leur intégralité à partir de 1981. Malgré des promesses de « désenghorisation », le nouveau régime se situera dans la continuité du précédent. Le désormais ancien chef d’État, admis à l’Académie française en 1983, se retire dès lors en Normandie, à Verson, où il décède le 20 décembre 2001 à l’âge de 95 ans.
Florian Bobin est chercheur en histoire. Ses recherches portent sur les luttes de libération et la violence d’État au Sénégal depuis l’indépendance de 1960. Il coréalise actuellement un documentaire sur ce sujet et rédige une biographie d’Omar Blondin Diop.
Notes
[1] Roland Colin, Sénégal notre pirogue : Au soleil de la liberté. Journal de bord 1955-1980, Présence Africaine, Paris, 2007, p. 61.
[2] Roland Colin, Étienne Smith et Thomas Perrot, « Alors, tu ne m’embrasses plus Léopold ? Mamadou Dia et Léopold S. Senghor », Afrique contemporaine, vol. 1, n° 233, 2010.
[3] Radiodiffusion Télévision Française (RTF), Michel Mitrani, Georges Penchenier (dir.), « Léopold Sédar Senghor sur l’indépendance de la Fédération du Mali », Cinq colonnes à la une, 15 janvier 1960, https ://www.inamediapro.com/notice/I00002967?preview
[4] Sékéné Mody Cissoko, Un combat pour l’unité de l’Afrique de l’Ouest, la Fédération du Mali (1959-1960), Nouvelles Éditions Africaines, Dakar, 2005.
[5] Joseph-Roger De Benoist, Léopold Sédar Senghor, Beauchesne, Paris, 1998, p. 120.
[7] Roland Colin, Sénégal notre pirogue, op. cit., p. 289.
[8] Mouhamadou Moustapha Sow, « Crise politique et discours médiatiques au Sénégal. Le traitement informationnel des événements de décembre 1962 à Dakar », Revue d’histoire contemporaine de l’Afrique, vol. 1, 2021.
[12] Pascal Bianchini, « Les paradoxes du Parti africain de l’indépendance (PAI) au Sénégal autour de la décennie 1960 », 2016, https://bit.ly/3GlapPl
[13] « Du parti gouvernemental publie la ‘confession’ d’un ancien maquisard », Le Monde, 13 mars 1965.
[14] Becaye Danfakha, « Le vécu de la torture subie par les militants PAI et d’autres sénégalais », in Comité national préparatoire (CNP) pour la commémoration du 50e anniversaire du Parti africain de l’indépendance (PAI). “Réalité du Manifeste du PAI au xxie siècle”, Presses universitaires de Dakar, Dakar, 2012.
[15] Léopold Sédar Senghor, « Message à la nation sénégalaise », 30 mai 1968.
[16] Omar Gueye, Mai 1968 au Sénégal, Senghor face au mouvement syndical, Karthala, Paris, 2017, p. 246.
[17] Bocar Niang et Pascal Scallon-Chouinard, « “Mai 68” au Sénégal et les médias : une mémoire en question », Le Temps des médias, vol. 1, n° 26, 2016, p. 166.
[18] René Collignon, « La lutte des pouvoirs publics contre les “encombrements humains” à Dakar », Revue canadienne des études Africaines, vol. 3, n° 18, 1984.
[19] Roland Colin, Sénégal notre pirogue, op. cit., p. 324.
[20] Abdou Diouf, in Afrique(s). Une autre histoire du xxe siècle, France Télévisions/INA/Temps noir, 2010.
[21] AFP, « Me Henri Leclerc : la torture est pratiquée au Sénégal », Bulletin d’Afrique n° 8817, 05 novembre 1975
JOAL EXIGE LE RAPATRIEMENT DES SENGHOR
Le retour des restes de Léopold Sedar Senghor, sa femme, Collette, et son fils, Philippe, qui étaient attendus à Joal hier à 11h, n’aura finalement pas eu lieu
En ce 20 décembre, qui marque l’anniversaire de la disparition du premier Président sénégalais, Léopold Sedar Senghor, les habitants de Joal, sa ville natale, avait bon espoir de recevoir les restes de la famille Senghor au complet. Mais, il faudra attendre encore. «Des lobbys» ont empêché l’accomplissement du vœu du défunt Président, dénoncent des membres du Cercle culturel Léopold Sédar Senghor.
Le retour des restes de Léopold Sedar Senghor, sa femme, Collette, et son fils, Philippe, qui étaient attendus à Joal hier à 11h, n’aura finalement pas eu lieu. Pourtant, le transfert était bien prévu, mais la famille maternelle du Président-poète n’est pas emballée par l’idée d’exhumer les restes de ces dépouilles pour les enterrer à Joal. Une attitude qui n’a pas manqué de créer des frustrations au niveau du Cercle culturel Léopold Senghor, qui a organisé une messe de requiem pour exiger le retour des restes des Senghor à Joal.
Cette messe de requiem, qui a été célébrée ce samedi à l’église de Joal par le curé doyen Jean Felix Diandy de la paroisse Notre Dame de la Puri¬fication de Joal, a enregistré la participation de plusieurs amis et sympathisants du Cercle culturel Léopold Sédar Senghor. Selon Michel Diouf, président, cette messe de requiem devait être célébrée le 20 décembre. «Mais puisque c’est un jour ouvrable, nous l’avons ramenée à aujourd’hui, samedi 18 décembre 2021, pour permettre à ceux qui le désirent, d’y assister.
Cette messe fait partie de notre calendrier annuel, qui tourne autour de quatre points. Il y a la naissance de Senghor, le 9 octobre, où nous organisons une marche silencieuse vers le cimetière ; le 20 décembre, date de sa mort, nous organisons une messe de requiem dans le royaume d’enfance.
En janvier, nous organisons le fameux drapeau du royaume d’enfance et au mois de juin, nous organisons tous les deux ans, le Salma d’Or, une distinction pour ceux qui ont œuvré pour la mémoire de Senghor. Voilà les quatre évènements qui ponctuent la vie du Cercle culturel Léopold Sédar Senghor», a déclaré le président du Cercle.
Il a profité de la fin de cette messe, pour rappeler que Joal est toujours dans cette optique de ramener les restes de Senghor à Joal. «Nous avons tenu beaucoup de réunions et un calendrier avait été établi. Il avait été prévu que le corps viendrait à Joal le 19 décembre 2021 à 11h et qu’ou aurait fait le transfert au cimetière catholique et le lendemain, on devait tenir une cérémonie pour magnifier Senghor», a rappelé Michel Diouf. Une vieille doléance qui ne sera pas satisfaite et qui n’a pas manqué de créer des frustrations dans la ville natale de Léopold Senghor.
D’ailleurs, Gabriel Diam, président d’honneur du Cercle culturel Léopold Sédar Senghor, ne cache pas sa colère. «Nous sommes encore surpris par ce qui se passe et pourtant on avait bien programmé le transfert des dépouilles de Senghor, Colette, sa femme, et Philippe, son fils. Nous sommes déterminés à suivre un programme, qui a été dégagé par la Fondation Léopold Sédar Senghor. C’est que le corps repose à Joal, comme l’avait souhaité ce dernier», a précisé M. Diam.
Pour montrer la détermination de la fondation à transférer les restes de Senghor à Joal, il a rappelé qu’avant leur slogan était «Joal attend», mais aujourd’hui le nouveau slogan, c’est «Joal exige que le corps de Senghor soit rendu, comme il l’a constamment demandé». «C’est pourquoi toutes les communautés sont venues lors de cette messe. Nous demandons que le programme continue, Senghor est, et restera fils de Joal.
Que le corps vienne ou ne vienne pas, Senghor restera toujours avec nous. Il y a ceux qui ne sont pas d’accord pour le transfert, ils ont mis en place un lobby. Mais nous sommes très déterminés et nous continuerons notre programme. Nous savons qu’il y a des hommes tapis dans l’ombre, qui ne veulent pas de ça. Mais qu’ils sachent que nous sommes déterminés», a averti le président d’honneur du Cercle culturel Léopold Sédar Senghor.