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21 novembre 2024
LEOPOLD SENGHOR
QUAND SENGHOR DÉCOUVRAIT PARIS ET SES ÉLITES
L'ancien président mort il y a 20 ansfut-il un pont entre deux cultures ou un cheval de Troie ? Revenir aux racines intellectuelles de celui qui co-fonda la négritude, c'est éclairer le contexte d'une cristallisation du côté de la pensée
Senghor, mort il y a 20 ans, fut-il un pont entre deux cultures ou un cheval de Troie ? Revenir aux racines intellectuelles de celui qui co-fonda la négritude, c'est éclairer le contexte d'une cristallisation du côté de la pensée, et aussi une façon de se vivre Noir, à Paris, entre deux guerres.
Voilà vingt ans que Léopold Sédar Senghor est mort. Juste avant Noël, en 2001, et à Verson, en Normandie, c’est-à-dire plus près des bords de Loire, que de Dakar ou du delta du fleuve Saloum, sa région natale. Etudiant, c’est à ces châteaux de l’histoire de France, découverts en randonnant à vélo avec un autre étudiant, Indochinois celui-là, qu’il avait consacré son tout premier périple hexagonal, soixante-dix ans plus tôt. Boursier sénégalais dans la capitale d’un empire colonial sur le tard qui se prenait de passion pour l’exotisme, “les arts nègres”, le jazz et Joséphine Baker (arrivée des Etats-Unis trois ans auparavant dans le casting de la Revue nègre), Senghor avait débarqué à Paris en 1928. Il avait 22 ans. A l’époque, le Sénégal, où il était né en 1906, était encore une colonie française d’Afrique de l’Ouest, où les Pères blancs souvent se chargeaient de l’instruction.
La trajectoire de Léopold Sédar Senghor croise cette présence-là, à la fois coloniale et évangélisatrice, ses préférences et ses hiérarchies. Elle modèlera considérablement son histoire même si, troquant un sacerdoce pour un autre en cours de route, il deviendra finalement agrégé de grammaire - et pas curé comme il l’avait d’abord imaginé. La culture classique, légitime et élitaire, incorporée une fois arrivé à Paris, se chargera du reste de la part majoritaire de celui qui était le tout premier des agrégés littéraires à se trouver né sur le sol africain. Même si, par ailleurs, c’est à Paris aussi, où gravitent et transitent des intellectuels qui seront décisifs dans son élaboration de la négritude, qu’il découvre encore une bibliothèque tout autre, qui l’irrigue à son tour. Toute son histoire sera celle d’une trajectoire en forme de passerelle entre les deux.
Fils d’un commerçant plutôt à l’aise dans la région atlantique de Mbour, il avait en effet été envoyé à l’école des Pères blancs en 1913. D’abord dans sa petite ville côtière, puis à la mission de la ville plus importante ; et au collège à Dakar, enfin, à 130 kilomètres de son lieu de naissance, qui l’accueille en élève particulièrement doué à la scolarité fulgurante. Avant l’école catholique, il racontera qu’il avait seulement connu “un milieu animiste à cent pour cent”. Devenu entre-temps l’un des piliers de la négritude puis le premier chef de l’Etat du Sénégal rendu indépendant en 1960, et auteur prolixe, Senghor a en effet souvent détaillé son itinéraire dans des livres. C’est cette trame qu’on peut suivre pour arpenter son histoire et décomposer une façon tempérée de s’acclimater entre deux pays, deux cultures, jusqu’à sa mort voilà deux décennies.
Passeur métis ou idiot utile ?
En fait, la trajectoire de Senghor fut un pont, bien plus souvent, que cette posture de rupture à quoi une image trop figée, et simpliste, de ce que fut la négritude, tendrait à le figer. D’ailleurs, à trop ménager Paris en devenant l’un des vecteurs de sa culture, et en même temps son avocat, ses adversaires lui reprocheront d’avoir exonéré le colonialisme, et parfois d’avoir carrément incarné le néo-colonialisme. Au point que ce sont souvent des Blancs qui en tressent les louanges... à l’heure où il s’agit aussi, désormais, de faire l’inventaire de cette histoire-là, pour les intellectuels ouest-africains issus des générations qui lui ont succédé. Car Senghor fut à la fois le premier chef d’Etat d’un grand pays d’Afrique de l’Ouest devenu indépendant en 1960 et, durant toute la deuxième moitié du XXe siècle, celui sur qui la France s’appuiera durablement pour prolonger son empreinte, une fois l’empire défait.
La vie de Senghor permet d’éclairer sa place. Et, en particulier, ses débuts, de son arrivée à Paris à la fin des années 1920 et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale - où il sera libéré après avoir été fait brièvement prisonnier. Car celui que les médias français aiment de longue date instituer en chantre de la fierté noire fut sans doute un homme de rupture. Une rupture qui fut littéraire, épistémologique. Mais assez peu, à vrai dire, une rupture avec le centre névralgique du monde colonial, ses lieux de pouvoir politique, culturel, et symbolique. Parce qu'il fut notamment un intellectuel qui arrimait d’abord le continent noir du côté des élans, des émotions, et même de la féminité - “Sa faiblesse, est d’être émotion, élan d’amour plus que volonté réfléchie. Comme la Femme”, écrit Senghor. Et, aussi, parce qu’il forgera et défendra une “civilisation de l’universel” moins heurtée, ou frontale, que ce qu’on en a parfois retenu - aussi parce que Césaire, auquel il reste associé, était, lui, communiste et davantage révolté.
Premier académicien né sur le sol africain, il faut lire le discours - à la fois très long et très personnel - que lui offre en 1983 son ami Edgar Faure pour comprendre la place que Senghor occupe, à son élection à l’Académie française. Et depuis bien longtemps. Faure est celui qui avait fait de Senghor son secrétaire d’Etat, en 1955, sous la Quatrième République (“Le gouvernement qui se forme à la veille dela conférence de Bandoungne va pas commettre la folie de ne pas faire appel à vous”, justifiera-t-il a posteriori, trente ans plus tard).
SENGHOR, CHANTRE DU (NEO)COLONIALISME FRANÇAIS EN AFRIQUE
EXCLUSIF SENEPLUS - Son amour pour la France ne s’arrête pas aux inspirations littéraires. N’a-t-elle pas pour louable dessein de "greffer le rameau latin sur le sauvageon africain" ? Le "génie" belge n’a "pas fait autre chose au Congo", dira-t-il en 1951
Ce texte du chercheur en histoire Khadim Ndiaye (Québec, Canada) est tiré du livre L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Seuil, 2021). Nous le reproduisons ici avec l’accord de l'éditeur et de l’auteur.
Lorsque Léopold Sédar Senghor naît en 1906, le Sénégal est l’un des joyaux de l’Empire colonial français. Le territoire, qui abrite le siège du gouverneur de l’Afrique occidentale française (AOF), a été organisé au siècle précédent autour des « Quatre Communes » – Saint-Louis, Gorée, Rufisque et Dakar –, vieilles colonies héritées de l’Ancien Régime dont les habitants, imprégnés de culture et de valeurs françaises, jouissent de droits politiques particuliers. De 1848 à 1852, puis de nouveau à partir de 1879, ces quatre communes sont représentées à l’Assemblée nationale, d’abord par des Blancs, puis par des métis. En 1914, au seuil de la Grande Guerre, un Africain noir, Blaise Diagne, représente pour la première fois ces territoires singuliers, dont les habitants obtiennent deux ans plus tard la citoyenneté française. Né à Joal, à quelques dizaines de kilomètres au sud de Dakar, Senghor ne jouit pas de ce privilège : il reste un « sujet » français, soumis au Code de l’indigénat. Mais le désir de devenir pleinement français habite déjà son jeune esprit.
Une fierté française
Soucieux d’« élever ses fils à l’européenne », le père de Senghor confie en 1913 son éducation au Père Léon Dubois, d’origine normande, chef de la mission catholique de Joal, puis en 1914, à la mission Saint-Joseph de Ngasobil tenue par les Pères du Saint-Esprit où, en plus d’un enseignement religieux, on lui inculque l’amour des auteurs classiques français. Après le cycle primaire, le jeune Léopold est pris en charge, au collège Libermann de Dakar, par le père Albert Lalouse, un Sarthois convaincu de la supériorité de la civilisation occidentale et déterminé à transformer les jeunes Africains en « Français à peau noire[1] ». C’est finalement au Cours secondaire officiel et laïque, devenu lycée Van Vollenhoven, à Dakar, qu’il obtient son baccalauréat.
Baigné très tôt dans la culture française, suivi par l’administration coloniale qui se félicite de son parcours et qui lui accorde une bourse, Senghor fait partie de la petite minorité d’élèves destinée à constituer l’élite noire de la colonie. Conservant son siège de député jusqu’à sa mort en 1934, fonction qu’il cumule avec celle de maire de Dakar et, pendant un an, celle de sous-secrétaire d’État aux Colonies, Blaise Diagne est le porte-parole de cette élite et le défenseur attitré de la France, à partir des années 1920, alors que les idées d’émancipation, lancées notamment par le panafricaniste Marcus Garvey, se propagent en Afrique de l’Ouest. Lorsque, nanti de sa bourse coloniale, Senghor débarque à Paris en 1928, il bénéficie de l’appui de Diagne. C’est grâce à l’intervention de ce dernier qu’il obtient, de façon dérogatoire, la naturalisation française en 1933.
« Le type de ces élites indigènes dont la France a le droit d’être fière »
À Paris, l’admiration de Senghor pour la France et sa littérature se renforce. Élève d’hypokhâgne puis de khâgne au prestigieux lycée Louis-Le-Grand, il s’y forge des amitiés durables, notamment avec Georges Pompidou, futur président de la République, et Aimé Césaire, avec qui il fondera en 1935 une éphémère revue, L’Étudiant noir. Premier Africain lauréat de l’agrégation de grammaire, Senghor, qui enseigne alors dans divers lycées et publie ses premiers poèmes dans le magazine littéraire Cahiers du Sud, sort de l’anonymat en septembre 1937 : invité par les autorités coloniales à prononcer deux discours, un à Dakar, un à Paris, il éblouit son auditoire. Quelques jours plus tard, le 4 octobre, le quotidien d’extrême droite L’Action française lui consacre un article louangeur. Senghor est « le type de ces élites indigènes dont la France a le droit d’être fière », note le journal maurassien[2]. Il publie poèmes et articles dans des revues littéraires réputées : Volontés, Charpentes.
Ainsi s’ouvre une longue tradition. Pendant des décennies, les élites françaises verront en Senghor le reflet de leurs propres fantasmes. Amoureux de l’Hexagone, le poète sénégalais apparaît aux uns comme la preuve vivante du génie colonial français. Chantre de la « négritude », aux côtés de la femme de lettres martiniquaise Paulette Nardal ou d’Aimé Césaire, Senghor est décrit par d’autres comme l’incarnation de la renaissance culturelle africaine. C’est cette ambiguïté que l’on retrouvera tout au long de sa carrière.
Éloge du « métissage » colonial
Pour comprendre l’ambivalence de Senghor, il faut garder en tête que son amour pour la France ne s’arrête pas aux inspirations littéraires qui ont fait de lui l’un des grands poètes d’expression française. Il voue également une admiration ambiguë aux idéologues de la suprématie occidentale. Sous prétexte de valoriser la culture « nègre », il tend à donner une définition essentialiste des « Noirs » et des « Africains » que ne renieraient ni Maurice Barrès, dont Senghor est un disciple revendiqué, ni même Arthur de Gobineau, auteur en 1853 de l’Essai sur l’inégalité des races humaines, auquel le poète sénégalais se réfère explicitement.
La même ambivalence apparaît dans son attitude à l’égard des grandes figures de la colonisation, comme Faidherbe ou Lyautey, dont la stratégie consistait à valoriser certains éléments des sociétés africaines pour mieux asservir les masses indigènes. Passant sous silence les massacres qui ont ponctué la conquête du Sénégal, Senghor célèbre les « vertus » du conquérant : « Faidherbe s’est fait nègre avec les Nègres[3]. » Allusion aux efforts du gouverneur du Sénégal pour soumettre les sociétés africaines. Allusion aussi, sans doute, au fils métis que le même gouverneur eut avec une adolescente sénégalaise. « Si je parle de Faidherbe c’est avec la plus haute estime, jusqu’à l’amitié, parce qu’il a appris à nous connaître », affirmera Senghor en 1969[4].
Tiraillé entre deux aspirations – « ma vie intérieure a été trop tôt écartelée entre l’appel des Ancêtres et l’appel de l’Europe », écrit-il[5], Senghor fait l’éloge du métissage. L’Europe et l’Afrique, parce qu’elles sont en tout point opposées, dit-il, sont « deux mondes complémentaires ». Dans cette complémentarité, l’Europe, incarnant l’élément masculin, représente la raison et la volonté. Le continent africain tient pour sa part le rôle féminin : « Sa faiblesse, est d’être émotion, élan d’amour plus que volonté réfléchie. Comme la femme. » Un clin d’œil évident à Gobineau, pour qui la « variété mélanienne », espèce sensuelle par essence, est dotée de la « personnalité féminine » qui a besoin de l’« élément blanc » fécondant qui, seul, pourra l’élever.
Pour Senghor, la colonisation n’a rien, en soi, de condamnable. N’a-t-elle pas pour louable dessein de « greffer le rameau latin sur le sauvageon africain » ? Le « génie » belge n’a « pas fait autre chose au Congo », dira-t-il le 5 février 1951 devant un parterre d’écrivains belges[6]. À l’en croire, la pénétration européenne dans la psyché africaine est la matrice d’une nouvelle civilisation « afro-latine ». L’Europe, répète-t-il à l’envi, a pour mission de « féconder » l’Afrique, et de cette fécondation doit naître « un grand type métis culturel ».
« Nous ne sommes pas des séparatistes »
Incorporé dans un régiment d’infanterie coloniale en 1939, prisonnier des Allemands en 1940, il est transféré de camp en camp en France pendant plusieurs mois. Libéré début 1942 pour raisons de santé, il reprend sa carrière d’enseignant tout en participant à la résistance. Repéré par Robert Delavignette, directeur de l’École nationale de la France d’outre-mer (ENFOM), Senghor obtient en novembre 1944 la chaire de langues négro-africaines de cette prestigieuse institution.
Les questions soulevées à cette période par la Conférence de Brazzaville – dont les conclusions sont selon lui « un chef-d’œuvre qui fera date dans l’histoire mondiale[7] » – l’incitent à s’impliquer dans les débats publics[8]. C’est à cette période qu’il rédige son premier texte théorique sur les institutions franco-africaines. Ses propositions sont publiées début janvier 1945 dans un ouvrage intitulé La Communauté impériale française. Comme d’autres réformateurs coloniaux, Senghor prône un système fédéral capable d’articuler, et même de transcender, les concepts d’association et d’assimilation. Tout en s’appuyant sur les réflexions de Lyautey et de Delavignette, défenseurs du premier concept, le poète sénégalais défend l’« assimilation active et judicieuse » des Africains. Les colonisés, note-t-il, doivent « s’assimiler l’esprit de la civilisation française », pour que celle-ci « féconde les civilisations autochtones et les fasse sortir de leur stagnation ou renaître de leur décadence ». « Il s’agit d’une assimilation qui permette l’association, résume-t-il. C’est à cette seule condition qu’il y aura “un idéal commun” et “une commune raison de vivre”, à cette seule condition un Empire français[9]. »
Le 20 février 1945, suivant une recommandation du congrès de Brazzaville, une commission spéciale présidée par Gaston Monnerville est créée, chargée d’étudier la représentation des territoires d’outre-mer à l’Assemblée constituante. Les colonies africaines y sont représentées par Senghor, dont le nom a été proposé par Delavignette, et par le Dahoméen Sourou Migan Apithy. Mais les deux hommes déchantent en consultant les documents préparatoires de la commission : les territoires africains, constatent-ils, seront soumis au système discriminatoire du double collège qui confère aux colons un poids politique démesuré. Malgré leurs tentatives pour rééquilibrer les choses, Senghor et Apithy sont la cible de quelques étudiants africains établis à Paris, comme le Sénégalais Abdoulaye Ly et le Dahoméen Louis Béhanzin, qui critiquent leur « docilité ».
Senghor est échaudé par cette première expérience politique. Alors que la commission Monnerville rend son rapport à l’été 1945, il publie dans la revue Esprit un article offensif : « Défense de l’Afrique noire ». « Nous sommes rassasiés de bonnes paroles – jusqu’à la nausée –, de sympathie méprisante, lance-t-il ; ce qu’il nous faut, ce sont des actes de justice. Comme le disait un journal sénégalais : nous ne sommes pas des séparatistes, mais nous voulons l’égalité dans la cité[10]. » Il ne sera pas entendu : le gouvernement valide le système du double collège et toutes les dispositions qui marginalisent les « sujets » coloniaux.
L’Union française : une « maison familiale »
Cette première défaite ne l’empêche pas de se porter candidat aux élections du 21 octobre 1945. La colonie Sénégal-Mauritanie se voit attribuer deux sièges à l’Assemblée constituante : un pour le collège des citoyens, un pour le collège des non-citoyens. Lamine Gueye, candidat au siège des citoyens et représentant du parti socialiste, fait de Senghor son colistier pour le siège des sujets, à l’occasion d’un séjour de ce dernier au Sénégal. Tous les deux réaffirment dans leur manifeste électoral leur attachement à la France : « Enfants du Sénégal, totalement dévoués aux destins de ces vieilles terres françaises, notre seule ambition est de servir avec le maximum d’efficacité dans le cadre d’une République qui saura donner un peu de réalité à sa belle devise Liberté-Égalité-Fraternité. Vive la France ! Vive l’Afrique socialiste ! Vive la République[11] ! »
Victorieux, les deux députés s’installent à l’Assemblée constituante en janvier 1946. Senghor, membre de la commission chargée d’élaborer une nouvelle Constitution, approfondit ses réflexions sur les institutions impériales. Le rapport qu’il présente à la commission le 11 avril propose de compenser la sous-représentation des territoires d’outre-mer dans les institutions métropolitaines en dotant leurs assemblées locales de pouvoirs substantiels. Mais ses espoirs, pourtant modestes, sont douchés par le référendum du 5 mai, qui rejette le texte constitutionnel préparé par les députés.
Réélu à la deuxième Assemblée constituante, Senghor réitère ses propositions. Fort de sa théorie de la complémentarité et inspiré par les principes fédéralistes, il veut, dit-il, faire de l’Union française un « mariage plutôt qu’une association[12] ». Mais le débat entre les élus d’outre-mer et les membres du « Parti colonial » se durcit. Alors que les premiers réclament la liberté de gérer localement leurs propres affaires, les forces conservatrices s’insurgent contre l’idée d’une « fédération acéphale et anarchique ». La tension est à son comble. En août 1946, le député sénégalais s’emporte au cours d’un entretien donné à l’hebdomadaire socialiste Gavroche. « Nous sommes prêts s’il le fallait en dernier recours, à conquérir la liberté par tous les moyens, fussent-ils violents », tonne-t-il[13]. Cette surprenante interview, qui passe inaperçue, contient les déclarations les plus radicales qu’il ait jamais prononcées.
Lors des débats parlementaires de septembre 1946 sur les futures institutions de l’Union française, le député sénégalais revient à des sentiments plus conformes à sa modération habituelle. L’Union française, plaide-t-il, doit rejeter toute « prime à la sécession », pour devenir plutôt « une maison familiale, où il y aura sans doute un aîné, mais où les frères et les sœurs vivront vraiment dans l’égalité »[14]. Cette sage position, qui dissout l’égalité dans quelques « généralités culturelles », comme le remarque l’historien Yves Benot, esquive la question des « droits politiques réels »[15]. Le député sénégalais demeure donc fidèle aux directives de son parti, la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), qui refuse l’égalité politique aux colonisés. On est loin du panache d’Aimé Césaire, député de la Martinique alors proche du Parti communiste français (PCF), fustigeant en plein hémicycle l’hypocrisie des dirigeants français qui craignent, fulmine-t-il, « que le vin de la démocratie ne soit trop fort pour nos têtes exotiques[16] ».
« Si Senghor avait été à Bamako… »
Dix jours avant le vote du nouveau texte constitutionnel par l’Assemblée, le 28 septembre 1946, plusieurs députés africains signent un « Manifeste » convoquant les parlementaires des territoires africains sous administration française à un congrès au mois d’octobre à Bamako. Objectif : créer un grand mouvement politique africain capable de contrer les offensives conservatrices du lobby colonial.
Cet appel au rassemblement place les députés africains affiliés à la SFIO, donc au gouvernement, dans une position inconfortable. Soumis à d’intenses pressions de leurs « amis » socialistes français, et notamment de Marius Moutet, ministre de la France d’outre-mer, Lamine Gueye, Léopold Sédar Senghor, Yacine Diallo et Fily Dabo Sissoko, pourtant signataires du manifeste[17], décident de boycotter le congrès de Bamako. Selon l’historien Pierre Kipré, des chèques auraient été distribués par Moutet pour inciter ses « camarades » africains à se désolidariser du manifeste. Seul Sourou Migan Apithy, député socialiste du Dahomey-Togo, résiste aux pressions et participe au congrès, qui se tient du 19 au 21 octobre 1946[18].
Pensé au départ comme une alliance des forces politiques et syndicales d’Afrique française, le Rassemblement démocratique africain (RDA), le mouvement créé à Bamako et placé sous la présidence du député ivoirien Félix Houphouët-Boigny, est dès sa naissance privé du soutien d’un nombre important de députés africains et décide de compenser cette faiblesse par une alliance stratégique avec le groupe communiste au parlement français.
Senghor évoquera à plusieurs reprises cet épisode dans les décennies suivantes, incriminant alternativement le communisme de la direction du RDA et l’autoritarisme de la direction de la SFIO. « Mais je dois en toute modestie faire mon autocritique jusqu’au bout, avouera-t-il en 1957. Mon tort a été d’obéir aux ordres qui m’étaient imposés de l’extérieur[19] ». « Si Lamine [Gueye] et Senghor avaient été à Bamako, nous aurions écrit une autre page d’histoire », regrettera pour sa part Houphouët-Boigny[20].
En délicatesse avec la direction du parti, Senghor quitte la SFIO en 1948. Dans sa lettre de démission envoyée à Guy Mollet, il reproche aux dirigeants socialistes d’user de « pression administrative, de corruption, d’espionnage et de délation » dans les territoires d’outre-mer. Mais le député sénégalais s’abstient de dénoncer la répression qui s’abat sur les militants anticolonialistes, comme c’est notamment le cas à cette période à Madagascar et lors de la grève des cheminots en 1947.
Dans la foulée de sa démission, Senghor participe à la création d’un nouveau parti, le Bloc démocratique sénégalais (BDS), et se rapproche de Louis-Paul Aujoulat, député du Cameroun, qui quitte de son côté le Mouvement républicain populaire (MRP), pour constituer avec lui un nouveau groupe parlementaire : les Indépendants d’Outre-Mer (IOM).
Fort d’une dizaine de députés, ce groupe vient directement concurrencer les députés RDA. Il sert aussi de marchepied politique à Aujoulat, nommé secrétaire d’État à la France d’outre-mer en 1949, poste qu’il conservera jusqu’en 1953. Ce dernier, farouche adversaire de l’indépendance des colonies, notamment au Cameroun, crée en 1951 le Bloc démocratique camerounais (BDC), sur le modèle du parti frère sénégalais. Fervent catholique, et partisan comme lui de la « symbiose franco-africaine », Aujoulat est l’alter ego blanc de Senghor. « Ma peau est peut-être blanche, mais mon cœur est plus noir que celui de l’homme noir lui-même », assure-t-il[21].
Malgré les pourparlers engagés en 1950 par les IOM avec le RDA – alors en plein retournement stratégique – en vue de constituer un « Bloc africain » à l’Assemblée, aucune alliance n’est scellée entre Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouët-Boigny.
« Senghor est un homme loyal »
L’occasion manquée en 1946 à Bamako de créer un grand parti unifié ne sera pas rattrapée. Les rivalités personnelles et les manipulations gouvernementales, observe l’historienne Janet Vaillant, se sont combinées pour maintenir le clivage entre les deux hommes[22]. Les manœuvres des partis politiques pour contrôler des élus africains exacerbent les divisions.
Dans un rapport présenté au président de la République Vincent Auriol au lendemain des élections législatives de juin 1951, François Mitterrand, alors ministre de la France d’outre-mer, dresse un tableau optimiste des résultats électoraux en Afrique : « Tous les députés d’AOF, sauf deux hommes de valeur qui peuvent être inquiétants et qui sont Senghor au Sénégal et Houphouët en Côte d’Ivoire, sont pro-gouvernementaux[23]. » Houphouët est sous contrôle, précise-t-il, car les députés du RDA sont peu nombreux et inoffensifs. Quant à Senghor, il est « remarquable », estime Mitterrand : « Dans dix ans, il sera la principale personnalité du Sénégal. » Il faut donc « lui enlever ses armes » en manœuvrant le groupe des IOM auquel il appartient « de telle sorte qu’il n’ait pas de puissance parlementaire. »
Reçu à l’Élysée un an plus tard, le nouveau ministre de la France d’outre-mer, Pierre Pflimlin, peut rassurer le président de la République. « Senghor est un homme loyal, juge-t-il. Sa pensée est parfois ondoyante mais, à mon avis, il n’est pas dangereux au point de vue français. »
Le fédéralisme contre l’indépendance
S’il affectionne le concept de « liberté » et celui d’« autonomie », Senghor n’emploie jamais le mot « indépendance » dans les années 1950. Sauf pour en dénoncer les promoteurs. Car l’indépendance nationale est pour lui, comme pour beaucoup de ses contemporains, une « illusion », un « piège », une « notion périmée ». D’où son attrait pour une réforme fédéraliste de l’Union française, qui permettrait d’octroyer quelque liberté aux territoires d’outre-mer tout en renforçant leurs liens avec la métropole.
Dans La Communauté impériale française, publié en 1945, Senghor prône déjà un système institutionnel fédéraliste : les territoires français d’outre-mer seraient regroupés en six fédérations (dirigées par des gouverneurs métropolitains), qui seraient elles-mêmes représentées à Paris, à parité avec la métropole, dans un « parlement impérial » chargé des questions communes (défense, affaires extérieures, etc.). « Ce système, insiste-t-il, loin d’affaiblir l’autorité de la métropole, ne ferait que la renforcer puisqu’il la fonderait sur le consentement et l’amour d’hommes libérés, d’hommes libres ; loin d’affaiblir l’unité de l’Empire, il la souderait puisque le chef d’orchestre aurait pour mission non d’étouffer, en les couvrant de sa voix, les voix des différents instruments, mais de les diriger dans l’unité et de permettre à la moindre flûte de brousse de jouer son rôle. »
Senghor restera fidèle à cet idéal fédéraliste, seul antidote selon lui aux nationalismes qui persistent en Europe et s’éveillent en Afrique. Cet idéal inspire ses réflexions sur l’Eurafrique, dont il est un promoteur enthousiaste, et qui irrigue sa vision de l’Union française, dont la réforme est l’objet d’intenses débats dans les années 1950. Pris d’angoisse devant la montée des mouvements anticolonialistes, les revues et les journaux français ouvrent largement leurs colonnes au député du Sénégal, qui décrit la fédération comme l’unique solution pour prévenir en Afrique noire des insurrections comparables à celles qui ensanglantent l’Indochine et le Maghreb. « Le fédéralisme est la vérité du xxe siècle et l’avenir de l’Union française », écrit-il au mois de septembre 1955[24]. Sous la plume senghorienne, l’idéal fédéraliste apparaît donc comme la clé des grands défis de l’époque : il permettra à la France, cœur vibrant d’une civilisation eurafricaine en gestation, de tenir son rang sur la scène internationale en résistant aux « courants centrifuges » qu’alimentent conjointement le capitalisme et le communisme.
Le « masque » du néocolonialisme
Appelé pour la première fois au gouvernement en mars 1955, comme secrétaire d’État auprès du président du Conseil Edgar Faure, Senghor peut désormais sonner l’alarme depuis le sommet du pouvoir. « Il faut rebâtir l’Union française, réclame-t-il le 5 avril 1955. Dans dix ans, il sera trop tard. Le réveil du nationalisme aura alors tout disloqué. Chez les jeunes Africains encadrés par les communistes ce n’est plus de fédéralisme qu’on parle mais d’indépendance[25]. » Quelques jours plus tard, plusieurs projets de réformes du titre VIII de la Constitution, consacré à l’Union française, sont initiés.
Alors que la Conférence des nations afro-asiatiques se réunit fin avril 1955 à Bandung, le secrétaire d’État revient à la charge. C’est la prestigieuse revue La Nef – dirigée par l’épouse du président du Conseil, Lucie Faure – qui lui en donne l’occasion dans un numéro spécial sur l’Union française auquel est conviée la fine fleur du « réformisme » colonial (Gaston Monnerville, François Mitterrand, Maurice Duverger, Claude Cheysson, etc.). « Je ressens, comme beaucoup de Français, l’injustice commise à l’égard de la France, dont on a voulu faire le bouc émissaire de la conférence [de Bandung] », écrit Senghor, car « la France n’a jamais été raciste » et est « la moins “colonialiste” des puissances coloniales ». Face à la « gravité de la menace », insiste-t-il, la France doit accélérer les réformes fédérales en octroyant l’« autonomie interne » aux territoires d’outre-mer pour leur éviter d’avoir à choisir « entre l’uniforme de l’assimilation et le carcan de l’indépendance totale »[26].
Pareilles prises de position suscitent de vives réactions dans les milieux anticolonialistes. Invité par son ami « camerounais » Aujoulat pour une conférence à Douala sur l’avenir de l’Union française, Senghor est publiquement pris à partie en septembre 1953 par le vice-président de l’Union des populations du Cameroun (UPC), Ernest Ouandié, ulcéré par les odes pro-françaises du poète-député sénégalais. Invité en décembre 1954 au Ve congrès de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF), Senghor est interrompu en plein discours par les huées des étudiants. Et la scène se répète en février 1955 : invité à discourir sur « Le fédéralisme et la jeunesse » à la Cité universitaire de Paris, il est accueilli par les cris et les insultes de plus de deux cents étudiants.
Quelques mois plus tard, en août 1955, François Sengat Kuo, étudiant camerounais membre de la FEANF, tranche le cas Senghor dans les colonnes de la revue Présence africaine. Son fédéralisme, comme celui de Mitterrand et de quelques autres, explique l’auteur, « n’est qu’un masque, et un masque n’a jamais rien changé au visage de celui qui le porte ». Ce que Sengat-Kuo qualifie de « néo-colonialisme »[27]. Terme rare à l’époque, mais promis à un bel avenir.
[1] Joseph-Roger de Benoist, Léopold Sédar Senghor, Beauchesne, Paris, 1998, p. 17.
[2] Claude Queveney, « Les élites indigènes et la culture », Action française, 4 octobre 1937.
[4] Senghor prononces ces paroles le jeudi 4 avril 1969 dans son message à la nation à Saint-Louis du Sénégal à l'occasion de la célébration du 9e anniversaire de l'indépendance.
[5] Cité in Joseph-Roger de Benoist, op. cit., p. 19.
[6] Discours devant le Pen Club des écrivains belges de langue française, 5 février 1951, in Liberté I. Négritude et Humanisme, Seuil, Paris, 1964, p. 122-125.
[7] Lettre adressée à Raymond Postal, citée in Ernest Milcent et Monique Sordet, Léopold Sédar Senghor et la naissance de l’Afrique moderne, Seghers, Paris,1969, p. 78.
[8] La conférence de Brazzaville est organisée par le gouvernement provisoire de la France libre (Comité français de la libération nationale) entre le 30 janvier et 8 février 1944. Réunissant les gouverneurs des territoires coloniaux d’Afrique, elle pose les fondations d’une modernisation des structures coloniales. L’idée étant d’éviter l’effritement de l’Empire français, fragilisé par les concurrences étrangères et les revendications des colonisés.
[9] Robert Lemaignen, Léopold Sédar Senghor et Sisowath Youtevong, La Communauté impériale française, Alsatia, Paris, 1945.
[10] Léopold Sédar Senghor, « Défense de l’Afrique noire », Esprit, juillet 1945.
[11] Cité in Abdoulaye Ly, Les Regroupements politiques au Sénégal (1956-1970), Kartala, Paris, 1992.
[12] Cité in Joseph-Roger de Benoist, op. cit., p. 47.
[13] Entretien avec Gavroche, 8 août 1946, in Liberté II. Nation et voie africaine du socialisme, Seuil, Paris, 1971, p. 17-18.
[17] La présence de Senghor parmi les signataires est sujette à caution. Selon l’historien Joseph-Roger de Benoist, Senghor a transmis sa signature par télégramme : marié le 12 septembre 1946 avec Ginette Éboué (fille de Félix), il était en voyage de noces, loin de Paris, au moment où le manifeste est élaboré.
[18] Pierre Kipré, Le Congrès de Bamako ou La naissance du RDA en 1946, Chaka, Paris-Dakar, 1989.
[19]Cité in Joseph-Roger de Benoist, op. cit., p. 49.
[20] Cité in Ernest Milcent, L’AOF entre en scène, Éditions Témoignage chrétien, Paris, 1958, p. 86.
[21] Cité in Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, Kamerun !, La Découverte, Paris, 2011, p. 125.
[22] Janet Vaillant, Vie de Léopold Sédar Senghor. Noir, Français et Africain, Karthala, Paris, 2006.
[24]Marchés Coloniaux du monde, n° 514, 17 septembre 1955.
[25] In Afrique-Nouvelle, n° 400, 5 avril 1955, cité in Joseph-Roger de Benoist, op. cit., p. 68.
[26] Léopold Sédar Senghor, « Pour une solution fédéraliste », La Nef, n°9, juin 1955.
[27] François Sengat-Kuo, « La France fait son examen de conscience ou “le fédéralisme sauvera-t-il l’Union française” ? », Présence africaine, août-septembre 1955, p. 94.
SENGHOR A POSÉ LES BASES DES ALTERNANCES DÉMOCRATIQUES AU SÉNÉGAL
L'ancien président aura marqué durablement le monde francophone des idées et de la culture, ainsi que l’édification de la démocratie dans son pays. Le journaliste Ibou Fall, qui lui consacre une biographie, revient sur cet homme d’État atypique
Décédé le 20 décembre 2001, le président Léopold Sédar Senghor aura marqué durablement le monde francophone des idées et de la culture, ainsi que l’édification de la démocratie dans son pays. Le journaliste Ibou Fall, qui lui consacre une biographie, revient sur cet homme d’État atypique, qui aura renoncé de lui-même au pouvoir en cours de mandat.
Sur un continent abonné aux mandats présidentiels illimités et autres coups d’État à répétition, l’exemple que Léopold Sédar Senghor a légué reste emblématique. Le 31 décembre 1980, alors que son cinquième mandat courait jusqu’en 1983, le président sénégalais annonce sa démission après avoir exercé le pouvoir depuis l’indépendance, en avril 1960.
Son Premier ministre de l’époque, Abdou Diouf, le remplace jusqu’à la fin de son mandat. Senghor fait ses valises et rejoint la France, où il passera en Normandie – région d’où est originaire la famille de son épouse française, Colette – les vingt dernières années de sa vie. C’est là, à Verson (Calvados), qu’il s’est éteint le 20 décembre 2001, il y a tout juste vingt ans, avant d’être inhumé à Dakar, au cimetière catholique de Bel-Air.
Chantre de la négritude aux côtés, notamment, d’Aimé Césaire et de Léon-Gontran Damas, avec qui il fonda en 1935 la revue contestataire L’Étudiant noir, Léopold Sedar Senghor s’illustrera ensuite par sa francophilie assumée, à l’heure des indépendances, désireux de conserver un lien privilégié avec l’ancienne puissance coloniale plutôt que de couper franchement le cordon ombilical. Au point de déporter dans un bagne du Sénégal oriental, pendant plusieurs années, son Premier ministre Mamadou Dia, adepte d’une vision intransigeante de l’indépendance, mâtinée de socialisme, et trois autres de ses ministres.
Une posture qui lui vaut une réputation mitigée sur le continent et dans la diaspora où, du fait de son approche fort conciliante avec Paris, il écoperait sans doute aujourd’hui du surnom péjoratif de « Bounty » (Noir à l’extérieur, Blanc à l’intérieur).
Vieux briscard de la presse sénégalaise – notamment satirique -, Ibou Fall vient de consacrer un ouvrage à cet homme complexe, à la fois despote éclairé (durant les années qui ont suivi l’indépendance) et père fondateur de la démocratie sénégalaise (du parti unique au multipartisme intégral), poète enraciné dans la culture sénégalaise et africaine, mais aussi académicien français à partir de 1983, militant de la négritude et Normand d’adoption, président catholique d’un pays à 90 % musulman…
Si Senghor : sa nègre attitude (Forte impression SA, Dakar) n’élude pas les zones d’ombre du personnage, Ibou Fall se montre plutôt favorable à ce monument de l’histoire sénégalaise, à la fois culturelle et politique. Il revient pour Jeune Afrique sur la trajectoire ambivalente du président-poète.
Jeune Afrique : Êtes-vous parvenu à faire la part des choses entre Senghor l’Africain, chantre de la négritude, et Senghor le francophile, régulièrement accusé d’être demeuré le vassal de l’ancien colonisateur ?
Ibou Fall : Selon moi, Senghor avait raison quant à la démarche à adopter par rapport à la décolonisation et aux liens qu’il souhaitait maintenir avec la France. Il avait compris que nous avions des lacunes en ce qui concerne notre stature dans l’histoire et qu’une alternative se posait à nous à l’heure de la décolonisation : soit nous adoptions une posture guerrière en nous démarquant complètement de ce que la France avait pu nous apporter ; soit nous en faisions une rencontre, une forme de métissage. Senghor a choisi de retenir ce que la France avait pu apporter au Sénégal, afin d’en faire un atout plutôt qu’un handicap.
EXCLUSIF SENEPLUS - Vingt ans après sa mort, l'heure est à son éloge en France. Il fut pourtant un ardent défenseur du système imaginé à Paris pour perpétuer la domination coloniale, et un président autoritaire dont la police pratiquait la torture
Vingt ans après sa mort, le 20 décembre 2001, l’heure est, en France, à l’éloge du « poète-président ». Qualifié par Le Monde de « chantre de la fierté noire », il est érigé par Le Figaro en pionnier du combat contre la « cancel culture ». Il fut pourtant un ardent défenseur du système imaginé à Paris dans les années 1950 pour perpétuer la domination coloniale et, à partir de 1960, un président autoritaire dont la police pratiquait la torture. Le second volet de cette série s’intéresse au Senghor d’après l’indépendance.
« La résistance à l’oppression est le devoir le plus sacré en démocratie. » En février 1957, lors du congrès de son parti, le Bloc populaire sénégalais (BPS), Léopold Sédar Senghor, député français de la circonscription du Sénégal, harangue les foules et lance un appel à la mobilisation. « Nous arriverons à ce but, dussions-nous aller en prison, dussions-nous mourir », disait-il déjà à ses partisans quelques mois plus tôt [1]. Des mots inhabituels dans la bouche du poète. C’est qu’il a perdu la bataille de la loi-cadre Defferre, promulguée à l’été 1956, qui disloque l’Afrique-Occidentale française (AOF) et l’Afrique-Équatoriale française (AEF) en même temps qu’elle instaure des gouvernements semi-autonomes dans chacun des territoires qui les composent.
Au député sénégalais, qui rêvait de transformer l’AOF et l’AEF en fédérations africaines, le gouvernement français a préféré l’option défendue par son rival ivoirien, Félix Houphouët-Boigny. Ministre du gouvernement français et cosignataire de la loi-cadre, ce dernier voit d’un mauvais œil le système fédéral promu par Senghor qui transforme, selon lui, la Côte d’Ivoire en « vache à lait de l’AOF ». Le Sénégalais devra se résigner à une Afrique « balkanisée ».
Capable d’analyses subtiles et de protestations lucides, Senghor dépense une énergie considérable, sous la IVe République, à défendre la modernisation du système colonial. Déterminé à maintenir son pays dans l’aire d’influence française, l’ancien député devient, sous la Ve République, l’un des piliers du néocolonialisme français en Afrique. Le poète dont on chante les louanges à Paris se transforme en despote dans son propre pays.
L’impensable séparation
Alors que l’État français vacille en Algérie en 1958, le président de Gaulle soumet au vote par référendum son projet de Ve République, qui prévoit de remplacer l’Union française par une « Communauté française ». Selon la nouvelle Constitution, qui reprend les principes de la loi-cadre, l’État français conserve le contrôle des affaires « communes » (politique étrangère, défense, monnaie, justice, enseignement supérieur, etc.) tandis que les États africains se voient confier la gestion de leurs affaires intérieures.
Peu avant le référendum, fixé au 28 septembre, Senghor, dirigeant du BPS, et Lamine Guèye, responsable de la branche sénégalaise de la SFIO, qui viennent de fusionner leurs partis au sein de l’Union progressiste sénégalaise (UPS), se retrouvent pour décider de l’attitude à adopter à l’approche du scrutin. À la grande surprise de Mamadou Dia, président du Conseil de gouvernement et bras droit de Senghor, ce dernier lui confie ses réserves, ne voulant « pas déroger à une promesse non avouée qu’il avait faite au gouvernement français […] de rester dans la Communauté ». L’indépendance du Sénégal est sans doute envisageable, précise-t-il, mais pas avant « vingt ans » [2]. Signe du malaise que cette décision provoque au sein du BPS, Senghor et Dia s’absentent lors de la visite de De Gaulle au Sénégal le 26 août 1958 : le premier est en vacances en Normandie avec sa belle-famille, le second est en Suisse pour une cure de repos. Un mois plus tard, les résultats du référendum sont formels : le Sénégal restera dans le giron français.
Fin décembre 1958 à Bamako, Senghor orchestre l’officialisation de la Fédération du Mali, ensemble regroupant le Sénégal, le Soudan français, la Haute Volta et le Dahomey. Mais les pressions de la France et de la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny découragent les deux derniers. Le projet fédéral, désormais limité au duo soudano-sénégalais, se structure alors autour de trois hommes forts : Léopold Senghor (président de l’Assemblée fédérale), Modibo Keïta (président du gouvernement), Mamadou Dia (vice-président du gouvernement).
« Le général de Gaulle est un bon père de famille »
Le vent de la décolonisation soufflant sur l’empire, de Gaulle saisit l’opportunité pour octroyer des indépendances encadrées aux colonies françaises d’Afrique, conditionnées à la signature simultanée d’« accords de coopération » dans tous les domaines clés de l’action de l’État. Le chef de l’État officialise cette évolution devant l’Assemblée de la Fédération du Mali en décembre 1959. Interrogé par la télévision française un mois plus tard, Senghor rassure les téléspectateurs : « Quand un enfant est devenu grand et a atteint sa majorité, il prend ses responsabilités et décide de fonder un foyer. Les parents s’en émeuvent d’abord, et puis ils acceptent car les liens familiaux ne sont pas rompus. Le général de Gaulle est un bon père de famille et c’est pourquoi il a accepté l’accession du Mali à l’indépendance » [3].
Mais les tensions ne tardent pas à éclater. Proclamée le 20 juin 1960, l’indépendance de la Fédération du Mali attise les rivalités entre les dirigeants sénégalais et soudanais. Les deux camps s’accusent mutuellement de vouloir prendre le dessus [4]. Keïta dénonce une « tentative de sécession du gouvernement du Sénégal » et des « dirigeants Sénégalais plus français que les Français et qui voulaient franciser le Mali ».
Proclamant le 19 août 1960 le retrait de son pays de la Fédération, Senghor s’emporte sur les ondes de Radio Sénégal accusant les Soudanais de vouloir « coloniser » les Sénégalais et les réduire « en esclavage ». Et le voilà qui appelle une nouvelle fois à la résistance en invoquant les mânes des glorieux ancêtres, Ndiadiane Ndiaye et Lat Dior Diop en tête. « Pour ma part, je suis prêt à mourir […] pour que vive le Sénégal », ajoute-t-il [5].
La République du Sénégal fait le choix d’un parlementarisme à deux têtes : Senghor dispose du prestige de la fonction de président de la République tandis que Dia, président du Conseil des ministres et ministre de la Défense, détient le véritable pouvoir décisionnel. Dès l’été 1960, le régime affirme son autorité en interdisant le Parti africain de l’indépendance (PAI), marxiste-léniniste et anti-impérialiste, et écartant la contradiction en dehors de l’UPS, qui se transformera en quelques années en parti unique. Mais au sommet de l’État naissent des clivages de plus en plus difficiles à canaliser.
Vers un présidentialisme autoritaire
Senghor et ses fidèles se réjouissent de la place privilégiée que lui accorde l’ancienne puissance coloniale : « L’indépendance est complétée par la coopération », estime-t-il, et « la dignité nationale ne s’oppose pas au maintien de notre amitié avec la France » [6]. En face, Dia et ses sympathisants – qui se rapprochent du bloc soviétique, et, dans le cadre d’une planification agricole ambitieuse, souhaitent renforcer les coopérations paysannes – inquiètent les milieux d’affaires franco-sénégalais ainsi que les chefs religieux tirant bénéfice de la traite arachidière.
En décembre 1962, un groupe de députés senghoristes dépose une motion de censure à l’encontre de Dia. Le même jour, Senghor réquisitionne le chef des para-commandos et remplace le chef d’état-major des forces armées, fidèle à Dia, par un de ses proches, Jean-Alfred Diallo. Alors qu’il est prévu que, le 17 décembre, les différentes sensibilités s’affrontent à l’intérieur du parti-État, comme cela se faisait jusque-là, le Parlement annonce finalement qu’il tranchera lui-même le contentieux par un vote dans l’après-midi. Pris de court, Dia fait arrêter quatre députés meneurs, en vertu de la « primauté du parti » [7].
Dans la foulée, le président de l’Assemblée nationale rassemble les parlementaires à son domicile pour achever la procédure. Le lendemain, Dia est arrêté, accusé d’avoir tenté, avec ses ministres Valdiodio Ndiaye, Ibrahima Sarr, Joseph Mbaye et Alioune Tall, un « coup d’État ». La formule, reprise telle quelle, circule rapidement à travers la presse française – majoritairement acquise à la cause de Senghor [8] – qui présente les événements comme un duel entre un homme d’État plein de sagesse et un rebelle impulsif et fougueux. « Les Sénégalais avaient pris conscience des dangers de cette entreprise de subversion […] et confirmaient leur attachement au président Senghor, explique la télévision française. En quarante-huit heures, le Sénégal a achevé sa révolution : tentative de coup d’État, épuration et réforme tendant au régime présidentiel » [9].
Senghor ne s’en est jamais caché : il cultive une appétence pour l’autorité hiérarchique. À l’antenne de la Radiodiffusion Télévision Française la semaine suivant l’arrestation de Mamadou Dia et des « diaïstes », il lâche : « Le régime de l’exécutif bicéphale, nous en avons fait l’expérience, est vraiment impossible. Dans l’étape actuelle de notre évolution, j’ai été amené […] à constater que le régime présidentiel est le seul viable » [10].
Élu avec 100 % des voix
La tension monte en ce début 1963 alors que se prépare le procès du camp Dia, défendu par un pool d’avocats français et sénégalais composé notamment de Robert Badinter et Abdoulaye Wade. En mai, après plusieurs jours de plaidoiries enflammées, le verdict, d’une sévérité sans précédent, provoque une onde de choc : réclusion à perpétuité pour l’ancien président du Conseil, vingt ans pour Valdiodio Ndiaye, Ibrahima Sarr et Joseph Mbaye, cinq pour Alioune Tall. Les prisonniers politiques sont aussitôt conduits aux confins du Sénégal oriental dans l’enceinte fortifiée de Kédougou.
Dès mars, Senghor fait adopter une nouvelle Constitution lui conférant les pleins pouvoirs. Une nouvelle position de force qu’il met à l’épreuve – sans intention aucune de défaite – lors des premières élections présidentielles et législatives depuis l’indépendance. Un cortège de manifestants, composé d’ouvriers, d’étudiants et d’intellectuels, dont un certain nombre militant au PAI clandestin et au PRA/S (Parti du regroupement africain section Sénégal, dissidence du BDS en 1958), conteste la légitimité de cette échéance électorale à candidat unique. Sans surprise, les résultats donnent Senghor vainqueur à 100 % des voix. La situation se tend, la rue gronde et crie : « À bas Senghor ! », « Tous au palais ! ».
Des hélicoptères survolant la capitale lâchent des grenades lacrymogènes sur la foule. Les militaires encerclent le périmètre et tirent à balles réelles dans le tas. Plusieurs manifestants, ensanglantés, retiennent leur souffle à quelques mètres de camarades abattus, gisant sur le bitume du quartier de la Medina. Les autorités dressent un bilan de quarante morts et deux-cent-cinquante blessés, tandis que l’opposition parle d’au moins cent décès. Loin d’être interprété par Senghor comme un signe de désaveu, il s’agit, selon lui, d’une violence apolitique et étrangère, alimentée par « des chômeurs, dont la plupart n’étaient pas des Sénégalais » [11].
Opposition étouffée, militants torturés
Bien qu’affaiblie par la répression, l’opposition poursuit sa mobilisation clandestinement. Le PAI a vu un certain nombre de ses cadres contraints à l’exil, à l’image de son dirigeant Majhemout Diop. Devenu un refuge d’opposants sénégalais, Bamako voit ainsi transiter tous les militants du parti en partance vers Moscou, Alger ou Prague. À Cuba, Fidel Castro et Che Guevara accueillent en 1964 un groupe d’une trentaine de combattants qui souhaitent se former à la lutte armée avant de lancer une insurrection armée au Sénégal oriental et en Casamance. Mais sur le chemin du retour en 1965, l’un d’entre eux dénonce l’opération auprès de l’ambassade sénégalaise au Mali [12].
S’ensuivent d’importantes arrestations dans les rangs du parti, tandis que Senghor intensifie sa pression sur le régime de Modibo Keïta, enclavé et esseulé, pour qu’il durcisse sa relation avec les exilés sénégalais. Dans la presse officielle paraît la « confession » d’un maquisard affirmant que les combattants auraient embarqué dans l’aventure « quelquefois contraints, quelquefois trompés » [13]. Dans les commissariats et prisons, les militants détenus sont torturés à l’électricité ou au goulot (technique consistant à insérer l’extrémité du col d’une bouteille en verre dans l’anus jusqu’à effusion de sang), notamment sous le commandement du commissaire français André Castorel [14].
Ces premières années à la tête du Sénégal permettent au président Senghor d’étouffer l’opposition : « Dans un pays sous-développé, le mieux est d’avoir, sinon un parti unique, du moins un parti unifié, un parti dominant, où les contradictions de la réalité se confrontent, entre elles, au sein du parti dominant, étant entendu que c’est le parti qui tranche », déclare-t-il en janvier 1963.
Les étudiants dans le viseur
Secrétaire général de l’UPS en plus d’être chef de l’exécutif, Senghor dispose de tous les leviers du pouvoir. Sa stratégie consiste à convoiter les cadres des partis d’opposition, leur proposant de rejoindre la grande coalition gouvernementale. C’est ainsi qu’une partie de la direction du Bloc des masses sénégalaises (BMS), parti fondé par l’intellectuel de renom Cheikh Anta Diop, rallie la majorité présidentielle en 1964. L’année suivante, le PRA/S – dirigé par Amadou Mahtar Mbow, Abdoulaye Ly et Assane Seck – amorce des discussions avec les autorités et décide de fusionner avec l’UPS en 1966. C’est la consécration du règne de Senghor : bien que réprimé et ses meneurs poursuivis pendant des années, le PRA/S était la seule entité politique d’opposition durablement autorisée depuis 1960 ; toutes les autres (partis politiques, syndicats, associations étudiantes) ont connu une courte période légale avant d’être rapidement dissoutes. Ainsi, pour les plus hostiles à la récupération par l’appareil étatique, le régime ne ménage pas ses efforts pour les contraindre à baisser les bras. Dans le viseur, en particulier : les étudiants.
En février 1966, les pensionnaires de l’Université de Dakar organisent une marche pour protester contre le coup d’État ayant renversé le président ghanéen Kwame Nkrumah. En route vers les ambassades des États-Unis et du Royaume-Uni, ils sont violemment arrêtés. Alors que l’université se met en grève, les étudiants africains non sénégalais sont expulsés et le campus ferme. Tenant à conserver son image de démocrate vis-à-vis des invités du monde entier qui séjournent à Dakar pour le Festival mondial des arts nègres (FESMAN) en avril 1966, le président Senghor lâche provisoirement du lest, autorisant une poignée d’organisations étudiantes.
Mais la situation se crispe à nouveau en 1968 : au Sénégal comme dans bien d’autres pays, la jeunesse réclame plus de libertés et d’égalité face à l’autorité. Au mécontentement conjoncturel de la compression des bourses d’études s’ajoute le fait que l’Université de Dakar, près d’une décennie après l’indépendance, demeure française : rattachée à l’Académie de Bordeaux, dispense un programme français, elle est présidée par un recteur français et composée majoritairement d’enseignants français. À l’initiative de l’Union démocratique des étudiants du Sénégal (UDES) et l’Union des étudiants de Dakar (UED), les étudiants expriment leur mécontentement dès mars, dans un climat déjà tendu quelques semaines après une élection présidentielle que le candidat sortant a – comme la précédente – remporté avec 100 % des voix.
« Une nouvelle opposition téléguidée de l’étranger »
L’atmosphère est électrique à Dakar en mai 1968. La jeunesse engagée du pays, enfants de l’indépendance, accuse Senghor de n’être rien d’autre qu’« un valet de l’impérialisme français ». Ils s’abreuvent des écrits de Frantz Fanon, d’Hô Chi Minh et de Mao Zedong, rêvent d’unité africaine et du renversement des régimes « réactionnaires » et « contre-révolutionnaires » du monde entier. Le 24 mai, l’UDES convoque une assemblée générale et lance un appel au boycott des examens et, surtout, à la grève générale et illimitée, qui sera enclenchée le 27. Les autorités ferment les établissements scolaires le 29 et prennent d’assaut le campus, provoquant au moins un mort, Salmon Khoury, et des dizaines de blessés. Plusieurs centaines de Sénégalais – étudiants et travailleurs de l’université – sont alors internés dans le camp militaire Archinard, d’où ils ne ressortiront qu’une dizaine de jours plus tard, tandis que plus d’un millier d’étudiants africains sont expulsés et renvoyés dans leurs pays d’origine.
L’état d’urgence est déclaré. Le 31, autour de la Medina, l’armée – désormais chargée du maintien de l’ordre – procède à l’arrestation de plus d’un millier de manifestants mobilisés en soutien aux étudiants ; au moins deux d’entre eux y perdent la vie. Pris de court, Senghor songe à céder le pouvoir au chef d’état-major général des armées Jean-Alfred Diallo, qui décline l’offre, préférant plutôt un élargissement de son champ de compétences.
C’est le 30 que le président sort de son silence, saisissant sa première allocution publique depuis le début de la crise pour accuser les grévistes de « faire “même chose que les toubabs [Européens]” pour singer les étudiants français sans modifier une virgule ». « Le plus grave, poursuit-il, est que des étudiants non sénégalais ont prétendu faire la loi dans un établissement public sénégalais » [15]. Comme en 1963, Senghor tente de disqualifier l’opposition à son régime en arguant qu’elle est « téléguidée de l’étranger ». Dans le même temps, il décide de coordonner la riposte avec l’aide des troupes françaises – stationnées à Dakar pour protéger l’aérodrome de Yoff et la centrale électrique de Bel-Air [16] – et tient informé en permanence l’ambassadeur de France au Sénégal, Jean de Lagarde, sur l’évolution de la situation [17].
Se débarrasser des « encombrants humains »
La proximité que Senghor entretient avec la France contrarie de plus en plus cette jeune opposition de la génération 68. En prévision de la visite officielle du président français Georges Pompidou au Sénégal fixée pour février 1971, les autorités lancent plusieurs grands chantiers visant à embellir Dakar en façade. Cette opération s’accompagne d’une action énergique visant à débarrasser la capitale de ce que Senghor appelle les « encombrements humains », c’est-à-dire, toujours selon ses termes, « les bana-bana ou marchands ambulants et les petits cireurs qui racolent les touristes, sans parler des voyous ; les faux talibés qui mendient, quand ils devraient être à l’école ; les lépreux, handicapés physiques et aliénés qui devraient être dans les hôpitaux ou centre medico-sociaux » [18].
En guise de contestation, un groupe de jeunes militants de gauche se mobilise dans la nuit du 15 au 16 janvier et met le feu au ministère des Travaux publics ainsi qu’au Centre culturel français, symbole à leurs yeux du néocolonialisme. Ils échappent de peu aux services de renseignement mais ne comptent pas en rester là. Le 5 février, le président Senghor accueille Pompidou sur le tarmac de l’aéroport de Dakar, réjoui de recevoir dans son pays un ancien camarade de classe et ami de longue date. « Le peuple sénégalais se sent particulièrement honoré de recevoir le président de la République française. […] Car l’amitié franco-sénégalaise remonte à près de trois siècles », s’émeut-il.
Lorsque le cortège présidentiel arrive au centre-ville, sous les acclamations d’une foule vêtue de pagnes et de t-shirts vantant l’amitié franco-sénégalaise, les jeunes militants qui ambitionnaient de faire dérailler les festivités officielles sont cernés avant de pouvoir passer à l’action. Les policiers mobilisés trouvent dans leur sac des cocktails molotov et des tracts révolutionnaires. Senghor, qui échappa lui-même à une tentative d’attentat en 1967, profite de l’occasion pour créer un précédent : les jeunes révolutionnaires sont condamnés à de lourdes peines d’emprisonnement.
La mort d’Omar Blondin Diop
Dans la foulée, le chef de l’État sénégalais confie le ministère de l’Intérieur à Jean Collin, ancien cadre de l’administration coloniale française affecté au Sénégal et au Cameroun dans les années 1940-1950. Connu pour son culte de la docilité et ses méthodes musclées, Collin conservera une mainmise sur les commissariats et prisons du pays pendant une décennie. Dès son arrivée, il fait enrôler de force dans l’armée une douzaine d’« agitateurs » étudiants. Le 26 mai 1972, l’un d’entre eux, Al Ousseynou Cisse, est tué puis décapité à la frontière bissau-guinéenne par les troupes coloniales portugaises. Un an plus tard, Omar Blondin Diop – jeune philosophe, militant actif du « Mai 68 » parisien, inculpé pour avoir projeté la libération des camarades dakarois arrêtés en marge de la visite de Pompidou – est quant à lui retrouvé mort dans sa cellule de la prison de Gorée.
Le juge chargé de l’affaire découvre à l’époque des éléments accablants prouvant qu’il s’agit non d’un suicide, comme le prétend Senghor devant la presse, mais bien d’un homicide. Plusieurs témoignages et documents font par ailleurs état d’une altercation entre Jean Collin et Blondin Diop suite à laquelle le ministre aurait ordonné aux gardes de châtier le détenu [19]. Pour autant, Senghor vouera une confiance totale à Jean Collin, son neveu par alliance, qu’il maintient au ministère de l’Intérieur jusqu’à son départ du pouvoir.
Senghor prépare sa succession à partir de 1976, faisant modifier la Constitution pour permettre au Premier ministre – poste qu’il rétablit en 1970 et confie à Abdou Diouf – de remplacer le président en cas de vacance du pouvoir. « Je t’ai dit que je voulais faire de toi mon successeur et c’est pourquoi il y a cet article 35, confie Senghor à Diouf en août 1977. Je vais me présenter au suffrage des électeurs en février 1978 et, si je suis élu, je compte partir […]. À ce moment, tu continueras, tu t’affirmeras et tu te feras élire après » [20]. Entre-temps, la contestation battant son plein après la mort d’Omar Blondin Diop, Senghor, vivement critiqué, rebat les cartes.
Une succession programmée
Pour diviser la contestation, il ouvre le champ politique, rétablissant le multipartisme tout en l’encadrant sévèrement. Les militants jugés trop « radicaux » continuent pour leur part d’être durement châtiés. C’est le cas par exemple des militants du front anti-impérialiste And Jëf, atrocement torturés en 1975 : les commissaires écrasent méthodiquement leurs cigarettes sur la peau des détenus, arrachent un à un leurs ongles de pied ou procèdent à des simulations de noyade [21].
Le 31 décembre 1980, Senghor remet sa lettre de démission au président de la Cour suprême, qui valide l’accession d’Abdou Diouf à la présidence de la République. Aux lendemains de son arrivée au pouvoir, le nouveau chef de l’État, fonctionnaire de l’administration depuis l’indépendance, oscille entre la fidélité à Senghor, son mentor politique, et la réforme, rendue nécessaire par l’affirmation des mouvements d’opposition autorisées dans leur intégralité à partir de 1981. Malgré des promesses de « désenghorisation », le nouveau régime se situera dans la continuité du précédent. Le désormais ancien chef d’État, admis à l’Académie française en 1983, se retire dès lors en Normandie, à Verson, où il décède le 20 décembre 2001 à l’âge de 95 ans.
Florian Bobin est chercheur en histoire. Ses recherches portent sur les luttes de libération et la violence d’État au Sénégal depuis l’indépendance de 1960. Il coréalise actuellement un documentaire sur ce sujet et rédige une biographie d’Omar Blondin Diop.
Notes
[1] Roland Colin, Sénégal notre pirogue : Au soleil de la liberté. Journal de bord 1955-1980, Présence Africaine, Paris, 2007, p. 61.
[2] Roland Colin, Étienne Smith et Thomas Perrot, « Alors, tu ne m’embrasses plus Léopold ? Mamadou Dia et Léopold S. Senghor », Afrique contemporaine, vol. 1, n° 233, 2010.
[3] Radiodiffusion Télévision Française (RTF), Michel Mitrani, Georges Penchenier (dir.), « Léopold Sédar Senghor sur l’indépendance de la Fédération du Mali », Cinq colonnes à la une, 15 janvier 1960, https ://www.inamediapro.com/notice/I00002967?preview
[4] Sékéné Mody Cissoko, Un combat pour l’unité de l’Afrique de l’Ouest, la Fédération du Mali (1959-1960), Nouvelles Éditions Africaines, Dakar, 2005.
[5] Joseph-Roger De Benoist, Léopold Sédar Senghor, Beauchesne, Paris, 1998, p. 120.
[7] Roland Colin, Sénégal notre pirogue, op. cit., p. 289.
[8] Mouhamadou Moustapha Sow, « Crise politique et discours médiatiques au Sénégal. Le traitement informationnel des événements de décembre 1962 à Dakar », Revue d’histoire contemporaine de l’Afrique, vol. 1, 2021.
[12] Pascal Bianchini, « Les paradoxes du Parti africain de l’indépendance (PAI) au Sénégal autour de la décennie 1960 », 2016, https://bit.ly/3GlapPl
[13] « Du parti gouvernemental publie la ‘confession’ d’un ancien maquisard », Le Monde, 13 mars 1965.
[14] Becaye Danfakha, « Le vécu de la torture subie par les militants PAI et d’autres sénégalais », in Comité national préparatoire (CNP) pour la commémoration du 50e anniversaire du Parti africain de l’indépendance (PAI). “Réalité du Manifeste du PAI au xxie siècle”, Presses universitaires de Dakar, Dakar, 2012.
[15] Léopold Sédar Senghor, « Message à la nation sénégalaise », 30 mai 1968.
[16] Omar Gueye, Mai 1968 au Sénégal, Senghor face au mouvement syndical, Karthala, Paris, 2017, p. 246.
[17] Bocar Niang et Pascal Scallon-Chouinard, « “Mai 68” au Sénégal et les médias : une mémoire en question », Le Temps des médias, vol. 1, n° 26, 2016, p. 166.
[18] René Collignon, « La lutte des pouvoirs publics contre les “encombrements humains” à Dakar », Revue canadienne des études Africaines, vol. 3, n° 18, 1984.
[19] Roland Colin, Sénégal notre pirogue, op. cit., p. 324.
[20] Abdou Diouf, in Afrique(s). Une autre histoire du xxe siècle, France Télévisions/INA/Temps noir, 2010.
[21] AFP, « Me Henri Leclerc : la torture est pratiquée au Sénégal », Bulletin d’Afrique n° 8817, 05 novembre 1975
JOAL EXIGE LE RAPATRIEMENT DES SENGHOR
Le retour des restes de Léopold Sedar Senghor, sa femme, Collette, et son fils, Philippe, qui étaient attendus à Joal hier à 11h, n’aura finalement pas eu lieu
En ce 20 décembre, qui marque l’anniversaire de la disparition du premier Président sénégalais, Léopold Sedar Senghor, les habitants de Joal, sa ville natale, avait bon espoir de recevoir les restes de la famille Senghor au complet. Mais, il faudra attendre encore. «Des lobbys» ont empêché l’accomplissement du vœu du défunt Président, dénoncent des membres du Cercle culturel Léopold Sédar Senghor.
Le retour des restes de Léopold Sedar Senghor, sa femme, Collette, et son fils, Philippe, qui étaient attendus à Joal hier à 11h, n’aura finalement pas eu lieu. Pourtant, le transfert était bien prévu, mais la famille maternelle du Président-poète n’est pas emballée par l’idée d’exhumer les restes de ces dépouilles pour les enterrer à Joal. Une attitude qui n’a pas manqué de créer des frustrations au niveau du Cercle culturel Léopold Senghor, qui a organisé une messe de requiem pour exiger le retour des restes des Senghor à Joal.
Cette messe de requiem, qui a été célébrée ce samedi à l’église de Joal par le curé doyen Jean Felix Diandy de la paroisse Notre Dame de la Puri¬fication de Joal, a enregistré la participation de plusieurs amis et sympathisants du Cercle culturel Léopold Sédar Senghor. Selon Michel Diouf, président, cette messe de requiem devait être célébrée le 20 décembre. «Mais puisque c’est un jour ouvrable, nous l’avons ramenée à aujourd’hui, samedi 18 décembre 2021, pour permettre à ceux qui le désirent, d’y assister.
Cette messe fait partie de notre calendrier annuel, qui tourne autour de quatre points. Il y a la naissance de Senghor, le 9 octobre, où nous organisons une marche silencieuse vers le cimetière ; le 20 décembre, date de sa mort, nous organisons une messe de requiem dans le royaume d’enfance.
En janvier, nous organisons le fameux drapeau du royaume d’enfance et au mois de juin, nous organisons tous les deux ans, le Salma d’Or, une distinction pour ceux qui ont œuvré pour la mémoire de Senghor. Voilà les quatre évènements qui ponctuent la vie du Cercle culturel Léopold Sédar Senghor», a déclaré le président du Cercle.
Il a profité de la fin de cette messe, pour rappeler que Joal est toujours dans cette optique de ramener les restes de Senghor à Joal. «Nous avons tenu beaucoup de réunions et un calendrier avait été établi. Il avait été prévu que le corps viendrait à Joal le 19 décembre 2021 à 11h et qu’ou aurait fait le transfert au cimetière catholique et le lendemain, on devait tenir une cérémonie pour magnifier Senghor», a rappelé Michel Diouf. Une vieille doléance qui ne sera pas satisfaite et qui n’a pas manqué de créer des frustrations dans la ville natale de Léopold Senghor.
D’ailleurs, Gabriel Diam, président d’honneur du Cercle culturel Léopold Sédar Senghor, ne cache pas sa colère. «Nous sommes encore surpris par ce qui se passe et pourtant on avait bien programmé le transfert des dépouilles de Senghor, Colette, sa femme, et Philippe, son fils. Nous sommes déterminés à suivre un programme, qui a été dégagé par la Fondation Léopold Sédar Senghor. C’est que le corps repose à Joal, comme l’avait souhaité ce dernier», a précisé M. Diam.
Pour montrer la détermination de la fondation à transférer les restes de Senghor à Joal, il a rappelé qu’avant leur slogan était «Joal attend», mais aujourd’hui le nouveau slogan, c’est «Joal exige que le corps de Senghor soit rendu, comme il l’a constamment demandé». «C’est pourquoi toutes les communautés sont venues lors de cette messe. Nous demandons que le programme continue, Senghor est, et restera fils de Joal.
Que le corps vienne ou ne vienne pas, Senghor restera toujours avec nous. Il y a ceux qui ne sont pas d’accord pour le transfert, ils ont mis en place un lobby. Mais nous sommes très déterminés et nous continuerons notre programme. Nous savons qu’il y a des hommes tapis dans l’ombre, qui ne veulent pas de ça. Mais qu’ils sachent que nous sommes déterminés», a averti le président d’honneur du Cercle culturel Léopold Sédar Senghor.
Les hommes politiques sénégalais n’écrivent pas souvent, et quand ils le font, ce sont en majorité de très mauvais livres peu lus et qui tombent vite dans l’oubli. Un homme politique le relevait récemment : le commentaire politique à la petite semaine l’emporte sur le travail de fond qui propulse des idées et des propositions. Quant aux journalistes, s’imposent à eux en démocratie une obligation de documenter le cours politique de notre pays et de laisser aux prochaines générations des clés de compréhension des mœurs de notre époque.
Par exemple, j’ai toujours été chagriné par l’absence d’une bonne biographie de Abdoulaye Wade, qui est un personnage fascinant. Ont écrit sur lui, ses pires adversaires dans des livres où l’anathème et la haine supplantent la démarche argumentative. Sinon ce sont des courtisans qui ont commis des hagiographies sans grand intérêt. Dans les deux cas, on peut rappeler la phrase de Talleyrand : «Tout ce qui est excessif est insignifiant.»
Le dernier livre du talentueux et iconoclaste journaliste, Ibou Fall, a été pour moi une bouffée d’oxygène. Pour le vingtième anniversaire de la disparition de Senghor, il vient de publier «Senghor, sa nègre attitude» (Editions Forte Impression). La plume de Ibou Fall, vive et caustique, décortique la trajectoire du poète-Président en lien avec l’histoire politique de notre pays. Le résultat offre une belle fresque sociale, un remarquable livre d’histoire politique.
Le journaliste ouvre son récit par la «si courte lettre» de Senghor au président de la Cour suprême, «gardienne vigilante de la Constitution», pour l’informer de sa décision de quitter la tête de l’Etat, cédant ainsi, par le biais de l’article 35, les rênes du pays à son longiligne successeur. L’auteur qualifie ce geste «d’art de partir» qui relève «du savoir-vivre, de la bienséance, de la politesse» et j’ajouterais de la courtoisie républicaine.
Ibou Fall nous offre aussi une immersion en pays seerer pour nous familiariser avec ses mythes, valeurs, traditions et subtilités. Il gomme des idées reçues sur Senghor que véhiculent ceux qui ne le connaissent pas ; ceux qui jugent plus utile de pérorer au risque de mettre à nu leur ignorance, que d’aller à la quête du savoir disponible auprès d’une multitude de sources historiques.
Ibou Fall nous familiarise avec une autre facette de Senghor peu mise en avant : sa figure sociale de «député kaki», à travers notamment son combat en métropole pour la hausse du prix de l’arachide, son statut d’homme du peuple, figure de la gauche sénégalaise, qui lui permit de battre aux législatives de 1951, grâce aux voix des «sans-dents», Lamine Guèye, candidat de la bourgeoisie.
Dans «Senghor, sa nègre attitude», Ibou Fall ne se limite pas à nous conter le parcours de celui qu’il appelle non sans une certaine affection «Sédar Gnilane», lui le fils de Mamadou Dia. Il nous rappelle des figures oubliées comme Ibrahima Seydou Ndaw, Caroline Faye, Théophile James, Abbas Guèye, André Guillabert, André Peytavin, Etienne Carvalho, Léon Boissier-Palun ou encore Jean Collin.`
Le satiriste, avec un humour qui ne déroge pas à l’exigence d’érudition, offre un panorama de l’histoire du Sénégal des dernières années de la colonisation à la période actuelle. Il décrit la violence du fait colonial, l’alliance puis l’affrontement entre deux monuments de notre pays, Senghor et Lamine Guèye, la grève des cheminots de 1947, qui permit de faire vaciller la puissance coloniale et mit en avant le grand syndicaliste, Ibrahima Sarr, le référendum et le «Oui» de 1958, l’érection puis la chute dramatique de la Fédération du Mali, l’épisode de Mai 68, la mort de Omar Blondin Diop, les derniers jours du Président-poète et les tentatives de ses anciens amis de l’effacer de la mémoire nationale.
L’ouvra¬ge est enfin une photographie des mœurs sénégalaises d’hier à aujourd’hui. Il nous montre qu’au fond, pas grand-chose n’a changé depuis 1958. Le Sénégal, les Sénégalais, nos mœurs, nos pratiques, nos grandeurs et nos misères sont peints avec précision, et surtout sans concession.
Ibou Fall rappelle aussi le degré de fidélité des hommes politiques au Sénégal. Pêle-mêle, il cite la trahison vis-à-vis de Senghor dès qu’il eut le dos tourné, les artisans du complot contre Mamadou Dia, la duplicité de Abdoulaye Wade lors de la création du Pds, les manœuvres politiciennes qui ont permis l’éviction de Babacar Ba, les indélicatesses avec les finances publiques, les reniements au gré des espèces sonnantes et trébuchantes…
On y lit un condensé du Sénégal d’hier à aujourd’hui. Ibou Fall a photographié le Sénégalais dont Senghor, en bon catholique bien éduqué, disait que son «destin est d’appartenir à l’élite mondiale, de rivaliser avec les meilleurs sur la planète». Sommes-nous encore dignes de ces mots ?
LES BONNES FEUILLES DU LIVRE D'IBOU FALL SUR SENGHOR
Sous la plume truculente et incisive de son talentueux auteur, le lecteur découvre des facettes inédites de celui qui a dirigé ce pays pendant 20 ans, avant de passer pacifiquement la main. Extraits
L’ouvrage que le journaliste Ibou Fall consacre à l’ancien président Senghor, paraît un peu plus de vingt ans après la disparition de ce dernier. Sous la plume truculente et incisive de son talentueux auteur, le lecteur découvre des facettes inédites de celui qui a dirigé ce pays pendant 20 ans, avant de passer pacifiquement la main. En hommage à ce que le pays aurait souhaité faire une «Année Senghor», mais que le Covid a plombé, Le Quotidien publie ici quelques extraits de l’ouvrage que son auteur présentera demain à la Fondation Léopold Sédar Senghor.
«Abdou Diouf et Jean Collin, le duo
Léopold Sédar Senghor renonce donc à ses charges de Président de la République du Sénégal. Ou plutôt, de cette République sénégalaise que son alchimie traîne tant à faire bourgeonner. Trente-cinq haletantes années et un article trente-cinq, il lui aura fallu.
L’aboutissement d’un processus dont le déclic capital est la modification du mode de succession par l’article 35 de la Constitution en décembre 1978. Un tour de passe-passe par lequel le Premier ministre succède au président de la République en terminant son mandat.
Senghor qui l’annonce à son successeur durant ses vacances de 1977 en Normandie, a déjà dans le viseur l’élection de 1978, pour un dernier magistère qui prend fin en 1983.
Il pense rendre les armes à mi-chemin, fin 1981
Le poète président ne jurerait pas la main sur une bible qu’Abdou Diouf pourrait se faire élire comme un grand pour lui succéder. Déjà, lorsqu’il s’agit de l’imposer à la tête de la coordination de l’Union progressiste sénégalaise, UPS, de Louga, il faut demander à Moustapha Cissé (parrain du tristement célèbre député Cissé Lô, « El Insultero ») de faire le ménage au point de dissoudre le conseil municipal que dirige Mansour Bouna Ndiaye…
Le longiligne Lougatois n’est pas le foudre de guerre, la bête politique capable de drainer les foules et embarquer les « barons » socialistes à sa suite. Les fortes têtes se voient mal, après le fascinant Senghor, accepter l’autorité d’un bien terne fonctionnaire : Amadou Cissé Dia, Alioune Badara Mbengue, Magatte Lô, Amadou Karim Gaye, Mady Cissokho, Lamine Diack.
On y compte aussi Caroline Faye, rare îlot féministe dans un océan de machisme, Adrien Senghor, l’influent neveu et, surtout, Babacar Bâ, mythique ministre des Finances dont la popularité dans le bassin arachidier et les milieux d’affaires bat tous les records. On le pressent à un moment comme l’héritier de Senghor, son successeur. Il faut à Jean Collin, marionnettiste hors-pair, des trésors d’ingéniosité pour l’écarter de la course à la succession, avec le concours d’Abdoulaye Diack, Ahmed Khalifa Niasse et… Abdoulaye Wade !
Oui, vous lisez bien : Maître Abdoulaye Wade, Laye Ndiombor, le futur ex-Pape du « Sopi »… Le premier congrès du PDS ne se tient pas innocemment à Kaolack. Un vieux compte à régler : en 1971, Abdoulaye Wade rêve tout haut du ministère des Finances, en remplacement de… Jean Collin. Senghor lui préfère Babacar Bâ.
Vous connaissez la suite
Abdou Diouf est un premier de la classe. Il fait ses devoirs et sait ses leçons, a l’échine souple, subodore le bon plaisir du maître, reste à sa place. Senghor voudrait bien qu’il fasse preuve de plus d’audace. Il n’en fera rien, à juste titre.
Ça fait longtemps que le poète président mise sur l’austère Abdou Diouf, longiligne administrateur des colonies sans aspérité, qu’il regarde avec un certain agacement de temps à autre : pas assez de caractère. Il n’en jette pas.
C’est paradoxalement cette congénitale « tare » qui en fait l’idéal successeur. Le pays que Senghor laisse derrière lui n’a pas besoin d’un aventurier fantaisiste qui en saperait les fondements en deux décrets audacieux sous le couvert d’un nationalisme de bon aloi.
Il se raconte qu’il est même question, pour booster sa popularité auprès des militants, de transférer les fonds politiques à la Primature. Diouf, alors Premier ministre et numéro deux du PS décline poliment l’offre. L’argent lui fait peur mais, surtout, il confie à un proche sur ce sujet : « Boûr dafa fîr (Un patron est toujours jaloux de sa cote d’amour)… Si c’est moi qui détiens les fonds politiques, les militants se mettront à me glorifier en oubliant Senghor dans leurs éloges ; le Président finira par en prendre ombrage et me limoger ».
Abdou Diouf se plie en huit, se fait plus que tout petit, et reste donc obstinément dans l’ombre de son patron. Au point que Senghor lui adresse un courrier teinté d’agacement : « Monsieur le Premier ministre, je constate qu’en dépit de mes instructions, vous persistez à toujours vouloir être derrière. Vous êtes le chef du Gouvernement de la République, donc vous devez être à côté du chef de l’État ».
La retenue d’Abdou Diouf, qui n’a de cesse de se faire oublier, est tout de même payante. Ce n’est pas de son côté qu’on guette les « coups d’État » ni même les coups d’éclats. Il est obéissant jusqu’au moindre détail, tant qu’on ne lui demande pas de jouer les hâbleurs.
Abdou Diouf n’est pas Mamadou Dia…
Le Lougatois est même plutôt prompt à se placer sous l’autorité des autres. Il se met d’ailleurs sous la protection de Jean Collin, habile manœuvrier, qui tire les ficelles des renseignements et du maintien de l’ordre depuis le ministère de l’Intérieur, à quelques jets de pierre du Palais présidentiel.
Ah, Jean-Baptiste Collin… Un Sénégalais pas comme les autres.
Né le 19 septembre 1924 à Paris, élève à Louis-le-Grand, ensuite formé sur les bancs de l’École nationale d’Administration de la France d’Outre-Mer, ENFOM, et à l’École des Langues orientales, il est parachuté au Cameroun où il sévit une décennie durant, au sein de l’administration coloniale. Puis il pose son baluchon au Sénégal à la fin des années quarante, à Diourbel plus précisément.
Nommé directeur de l’Information et de Radio-Dakar, il passe chef de cabinet du président du Conseil de Gouvernement, Mamadou Dia.
Résolument plus sénégalais que les Sénégalais ordinaires, Jean Collin est, entre autres, le rédacteur du fameux discours de Maître Valdiodio Ndiaye face à De Gaulle le 26 août 1958.
Pire, il passe outre les consignes de l’UPS, et vote « Non » lors du référendum de septembre 1958 qui vise à instaurer la Communauté franco-africaine. Il est même viré pour cette frasque et se retrouve gouverneur du Cap-Vert avant son come-back dans le gouvernement de Mamadou Dia, comme secrétaire général.
On le soupçonne d’être un communiste viscéral. Personne ne pourra jamais le prouver. Jean Collin est presque de la maison Senghor, lui qui épouse, en premières noces, Adèle Senghor, une nièce du Président et rêve un moment de lui succéder. Jusqu’à ce que l’évidence lui saute aux yeux : avec sa couleur de peau, lui, le « Sénégalais d’ethnie toubab » ne serait jamais élu. Il jette alors son dévolu sur le très conciliant Abdou Diouf, lequel voue une sorte de vénération à son aîné de l’ENFOM…
Abdou Diouf est l’exécutant obéissant qui ne se permet même pas en rêve de foucade sécessionniste contre la Françafrique. Il assimile la leçon en bas âge. Surgi de son ténébreux Louga natal, Saint-Louisien d’adoption, il tient tant à s’extirper de la fange indigène qu’il passe le bac quasiment sur son lit d’hôpital.
À l’École d’Administration de la France d’Outre-Mer, ça apprend à toiser la négraille avec quelque commisération, à mâter les récalcitrants et à deviner la direction des intérêts de la Métropole. Léopold Sédar Senghor y enseigne, Abdou Diouf y apprend, c’est même un premier de la classe. De ces monstres froids, fayots appliqués, ces cocktails de complexes, peu sûrs d’eux, larbins studieux, sans âme, inquiets de la moindre désapprobation des profs, à l’écoute des soupirs du maître, égocentriques oublieux, qui ne se retournent pas sur ceux qui les propulsent vers les sommets, détruisant sans un frisson de miséricorde tout ce qui fait salissure sur leur habit de lumière.
C’est après huit années d’hésitations qu’en 1970 Senghor se résout à créer le poste de Premier ministre, qu’il accompagne de son néologisme, la Primature.
Il n’est plus question de bicéphalisme depuis l’affaire Mamadou Dia. Le p’tit gars de Joal règne en maître absolu. Il ne peut composer qu’avec un collaborateur obéissant au doigt et à l’œil. L’administrateur de colonie Abdou Diouf n’a pas un poil de sourcil plus haut que l’autre. Il se fond idéalement dans le moule.
Le député kaki (…) Ah, Senghor et Dia…
Leur première rencontre commence mal. Escale à Fatick de Léopold Sédar Senghor, candidat à la députation en 1945. Mamadou Dia, directeur d’école hyperactif, se charge de lui parler au nom des populations qui l’accueillent sur la place du marché. Il ne cherche pas ses mots : « Je ne comprends pas que vous, jeune agrégé, au lieu de vous soucier de prendre la direction de l’enseignement en Afrique, vous vous préoccupiez d’avoir un mandat politique »…
Le candidat Senghor, diplomate, déjà fin politique, se fait également pédagogue face à l’impétueux directeur d’école : « Je comprends votre point de vue ; mais vous avez tort, parce que la politique, aussi, peut changer les mœurs, introduire un nouveau souffle ».
Le ton est donné ?
Amadou Moustapha Dia, né à Khombole le 10 juillet 1910, dans l’aride Baol, fils de policier ayant perdu la vie dans l’exercice de ses fonctions, est un premier de la classe. En 1927, au concours d’entrée à l’École Normale William Ponty de Gorée, il est le major de toute l’AOF. Très vite, il gravit les échelons d’enseignant, à Saint-Louis puis Fissel, avant de devenir directeur d’école à Fatick.
Mamadou Dia considère, en ce temps-là, la politique comme une activité avilissante, indigne du pieux musulman, de l’honnête homme, du pédagogue passionné de paysannat qu’il est… Jusqu’au jour où les notables de Fatick viennent le rencontrer en délégation.
Il est question de constituer une Assemblée territoriale : ils veulent que Mamadou Dia représente Fatick. En un mot comme en cent, qu’il entre en politique… Ils se chargent de le faire inscrire sur la liste SFIO, au moyen du parrainage de « Djaraaf » Ibrahima Seydou Ndaw et… Léopold Sédar Senghor. Il s’y plie en se bouchant le nez : il est en fin de compte l’un des douze élus du Sine-Saloum, parmi les cinquante membres du Grand Conseil de l’AOF. C’est son premier pas dans ce monde qu’il considère comme glauque.
Enfin, pas vraiment : avant ça, il publie déjà des textes subversifs sur la misère paysanne dans les journaux de l’époque, propose les coopératives comme solutions à l’économie rurale… Il tient une chronique, « Le Carnet du Pétitionnaire », dans Le Réveil du Rassemblement Démocratique Africain d’Houphouët ou bien, parfois, ses coups de sang giclent dans L’AOF de la SFIO.
Ce n’est pas exactement de la politique politicienne mais son engagement préfigure au moins une carrière de redresseur de torts. Senghor le lit régulièrement. Quand le député vient en tournée au Sénégal, il fait escale à Fatick. Lui et Mamadou Dia se parlent désormais beaucoup ; ils se voient aussi à Dakar. Et, durant les réunions de la SFIO, face aux obligés de Lamine Guèye, Mamadou Dia défend les positions de Senghor avec abnégation, même en son absence ; il devient son inconditionnel, son poulain, son complice ; ils s’écrivent aussi quand Senghor est en France…
La SFIO, tenue sous couple réglée par Lamine Coura, ne fait pas vraiment de la place à Senghor qui s’y sent à l’étroit. Sa voix dans les instances de la SFIO est inaudible, celle du défenseur de la paysannerie, des masses, des « petites patries » contre l’assimilation, la gabegie et le favoritisme des élites…
Un incident supplémentaire vient émailler la coexistence devenue difficile entre Senghor et Lamine Guèye intervient au moment de désigner un représentant du Sénégal à l’Assemblée de l’Union française.
Senghor propose son « poulain » Mamadou Dia ; Lamine Guèye impose Djim Momar Guèye, Kaolackois plein d’urbanités, expert-comptable, alors à la tête du Parti des Travaillistes indépendants, créé après son exclusion de la SFIO en 1946…
Sauf que Senghor n’est pas homme à renoncer, en dépit des apparences. Il tient à faire venir Mamadou Dia à Paris ; c’est son homme de confiance, il a besoin de son bagout, sa fougue, de faire entendre sa voix et sa vision à l’Assemblée de l’Union française, surtout sur les questions économiques… Il fait finalement passer un mode de scrutin à la proportionnelle pour que Mamadou Dia remporte en novembre 1948 le troisième siège destiné à l’AOF, celui de Conseiller Général de l’Union française, et devienne Grand Conseiller, basé à Paris.
S’ils s’entendent si bien, Senghor et Dia, au fond, c’est bien parce qu’ils ont un ennemi en commun : les féodalités de l’époque, contre lesquelles ils bataillent afin d’implanter le BDS dans tout le Sénégal. Les commandants de cercle, les chefs de canton, l’élite bourgeoise des Quatre Communes dont Maître Lamine Guèye est le Commandeur.
Senghor et ses acolytes forment le « parti des Badolos », des sans-culottes, si vous préférez, où affluent marabouts et talibés, paysans, ouvriers, instituteurs, petits commerçants et affairistes, artisans, agents intermédiaires…
Ils sont les indigènes que les Français regardent de haut. Le Sérère et le Toucouleur – ah, ces ruraux ! – que la société honorable wolofe examine comme une paire de bêtes curieuses, avec condescendance.
Le « député kaki » catholique, court sur pattes et à l’accent exotique, ne peut pas peser lourd face à l’altier Maître Lamine Coura Guèye, le dandy, citadin Saint-Louisien et Maire de Dakar, érudit de l’islam, docteur en droit, qui, de surcroît, quelque temps avant, lui met le pied à l’étrier…
Au fond, c’est la guerre du métissage qui est lancée : celui, rêvé par Maître Lamine Guèye qui tend à fondre tout ce beau monde de l’Outre-Mer dans la même catégorie de Français. Même nationalité, mêmes références, mêmes devoirs, mêmes droits et, à terme, même teint basané…
Le parfait assimilé.
Senghor imagine l’Universel autrement : l’identité de chacun acceptée dans son intégrité, avec, dans un foisonnement de différences, les accents, les croyances, les superstitions, les cultures et leurs « forces émotionnelles » pour s’accorder dans une symphonie de l’Humain.
« Assimiler mais ne pas être assimilé », précise-t-il au besoin.
Ironie de l’Histoire ? C’est la loi Lamine Guèye, promulguée le 1er juin 1946, qui fournit à Senghor la base électorale suffisante pour renverser son ex-mentor. Lorsque les législatives arrivent en 1951, les tranchées sont creusées entre deux visions du Monde Noir : Senghor face à Lamine Guèye, c’est le pays profond contre les villes de la Côte ouest, le rural contre le citadin, le rebelle face à l’obligé, l’authentique contre le déraciné, le Wolof contre les autres…
L’électeur doit choisir entre l’humble ou le mondain. Maître Lamine Guèye fait le beau dans les Quatre Communes ; Léopold Sédar Senghor laboure le pays profond. Il commence par rencontrer les chefs religieux, Serigne Fallou Mbacké et Serigne Ababacar Sy, sensibles à cette marque de considération que ne leur manifeste pas vraiment Lamine Guèye, musulman comme eux.
Anecdote qui est un classique dans l’univers mouride : lorsque Senghor rencontre Serigne Fallou, entre autres promesses de campagne, il s’engage à aider à l’achèvement des travaux de la mosquée de Touba. Et au moment où il prend congé de son hôte, Serigne Fallou, dans la pure tradition de chez nous, lui tend une liasse de billets en guise de frais de transport. Senghor le remercie, rajoute un billet symboliquement et retourne la liasse à Serigne Fallou en lui demandant de considérer cela comme un acompte, une obole pour la grande mosquée, en attendant qu’il soit en position de faire plus…
Lamine Guèye, lors de son escale à Touba en fin de campagne, quand Serigne Fallou lui tend une liasse au sortir de sa visite, la met machinalement dans sa poche en le remerciant.
Une différence de postures des deux candidats que le dignitaire mouride arbitre en faveur de Senghor, qui fait alors montre d’une plus grande perspicacité des codes de conduite de la société rurale… C’est une des raisons pour lesquelles la campagne de stigmatisation de Senghor par les militants de la SFIO, qui pointent du doigt sa foi chrétienne, sera de nul effet. Senghor, le Sérère catholique, est, malgré tout, des leurs… (…)
Enfin, la République du Sénégal
Une autre histoire commence, celle du face-à-face entre Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia. Apparemment, ils sont complices. Mais la République du Sénégal est bicéphale. Un président de la République élu le 05 septembre 1960 par un collège électoral, sérère du Sine et catholique ; un chef de l’Exécutif venu du Baol, musulman, investi deux jours plus tard par l’Assemblée nationale.
Senghor, c’est secret de polichinelle, est ce chantre du métissage, poète balloté entre l’animisme originel et le catholicisme, esthète tourné vers l’Occident judéo-chrétien, la culture hellène, la France de la raison discursive, de la méthode et de l’organisation. Le regard qu’il porte sur « son » Sénégalais, n’est pas très optimiste : hédoniste peu travailleur, vaniteux que l’éthique n’étouffe pas. Il lui faut « amender son être », vaste programme n’est-ce pas, et son métissage avec la culture francophone est la clé majeure qui lui ouvre les portes de la citoyenneté universelle. Là, pas de doute, il y a du boulot.
Pour l’économiste Mamadou Dia, mutant surgi de son rude Baol, profondément musulman, « son » peuple sénégalais, est intègre, travailleur, austère jusqu’à l’ascétisme, socialisant, autogestionnaire, autocentré, ancré dans les valeurs islamiques, plutôt tourné vers l’Orient et le monde arabe. Enfin, il doit l’être, et c’est un impératif catégorique… En effet, ça ne rigole pas. (…)
Retour aux affaires sénégalo-sénégalaises.
On en est à la distribution des tâches, pour ne pas dire le partage du pouvoir, entre Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia.
Le président de la République est quasiment dans la représentation, surtout à l’étranger, tandis que le président du Conseil de Gouvernement… gouverne, selon les directives de l’Union progressiste sénégalaise.
L’UPS décide et le gouvernement s’exécute.
Senghor, le… poète président, semble trop aérien, lui qui voit une Afrique unie, un espace francophone homogène, du métissage en veux-tu, en voilà, une civilisation universelle…
On jurerait des utopies.
Justement, à l’étranger, ça préfère parler à celui qui gouverne. Surtout qu’avec Mamadou Dia, ça papote économie, programme, coopération. Des sujets aussi rébarbatifs que sérieux.
Heureux hasard, le président du Conseil tient à desserrer l’étau de l’ancienne métropole en multipliant les partenaires, d’Ouest en Est et du Nord au Sud… La posture des non-alignés lui parle, les expériences communistes ou socialistes l’inspirent : il visite la Yougoslavie, l’URSS et rentre, des étoiles plein les yeux.
Ce qu’en pensent Paris et les autres puissances occidentales ? Il n’en a rien à battre. Senghor ? Euh, il n’en dit rien mais n’en pense pas moins. Finalement, il se tourne les pouces, quand il n’enregistre pas les récriminations des parrains de l’Ouest, comprenez Paris et le monde occidental, et des milieux d’affaires que les options de Mamadou Dia, le socialiste autogestionnaire, inquiètent prodigieusement.
Si en plus, Mamadou Dia se lance dans des projets du genre, Air Afrique ou Banque africaine de Développement pour accentuer l’autonomie de l’Afrique vis-à-vis des anciennes puissances coloniales, le vase a tendance à déborder…
Au plan local, la guerre déclarée à « l’économie de traite » qui fait leur fortune, ses coopératives, son animation rurale, ses appels à l’austérité hérissent du beau monde. Les « capitalistes » ne l’aiment pas et, ça tombe bien, lui non plus ne les porte pas en grande estime.
Il y a aussi ceux qu’il considère comme des féodaux qui exploitent éhontément la naïveté des paysans, les marabouts, pour les nommer, qui s’inquiètent.
Le président du Conseil ne les aime pas vraiment et ne s’en cache pas. Son ambition est de réduire leur influence à sa plus simple expression… Son programme scolaire, qui insiste sur l’éducation islamique et l’enseignement de l’arabe, est, malgré les apparences, une vraie offensive contre les religieux.
S’y ajoutent les coopératives paysannes : les jours sont comptés pour l’insupportable « tôl’ou alarba », comprenez l’offrande des disciples au maître d’école coranique via des travaux champêtres volontaires le mercredi.
Signe des temps, sa rencontre avec Henri-Charles Gallenca, patron de la Cotonnière de l’Afrique de l’Ouest, COTOA, et président de la Chambre de Commerce de Dakar, surnommé alors « le Maître du Sénégal » n’est pas un grand moment de fraternité.
Les « affairistes » privilégiés du pouvoir colonial auxquels il ajoute les intermédiaires libano-syriens et les indigènes collaborationnistes, sont dans son collimateur. (…)
Mamadou Dia n’a pas peur de se faire des ennemis. À ce moment précis, il revient plutôt à ses ennemis d’être inquiets. On le dit bouillant, impulsif et inflexible. On le surnomme même « Mamadou Premier », c’est vous dire…
C’est, bien sûr, sur son dos qu’on met l’interdiction du Parti africain de l’Indépendance de Majmouth Diop qui, lors des municipales de 1960, à Saint-Louis, fusil au poing, s’insurge avec ses camarades, pour exiger l’indépendance, entre autres, la vraie.
À l’UPS, quelques pontes du régime préfèrent Senghor à Dia, plus accommodant. Même si les instances du Parti accordent le blanc-seing au président du Conseil, en coulisses, il y en a qui grommellent. On se serre la ceinture depuis trop longtemps. Maintenant qu’on a pris la place du Blanc, faudrait peut-être la desserrer, non ?
Ben lui, il fait bloquer les salaires des députés, des ministres et des fonctionnaires sous prétexte de donner le bon exemple au peuple. L’amour de la patrie vaut bien quelques sacrifices, n’est-ce pas ? Ce n’est pas pour rien qu’il snobe les quartiers résidentiels du Plateau ou Fann résidence, pour crécher en pleine Médina, au milieu du bon gros peuple…
Problème : les soutiens du genre Abdoulaye Ly, Mahtar Mbow, Diaraf Diouf, qui forment alors une aile gauche radicale favorable à son option, son style, ne sont plus dans le Parti depuis l’intention annoncée de voter « Oui » à la Communauté avec la France. Il y a, certes, de jeunes pousses qui montent en puissance dans l’administration, du style Babacar Bâ ou Abdou Diouf, mais ce ne sont là pour l’heure que des exécutants appliqués.
Ses relations avec Senghor se sont beaucoup distendues depuis quelque temps. Ils ne se voient plus régulièrement. Ne se parlent plus vraiment, ne partagent plus la popote en bonne et franche camaraderie. Chacun est occupé à remplir ses fonctions, c’est vrai. Il y a cependant une fêlure qui s’est silencieusement agrandie, depuis le tête-à-tête de Gonneville-sur-Mer en 1958, au cours duquel ils ont lâché le « Oui, mais ».
Autour de Mamadou Dia, il y a quelques camarades que Senghor n’aime pas trop et qui le lui rendent bien. Par exemple, Valdiodio Ndiaye, le « bété-bété » du Saloum, avocat fortuné, la ramène un peu trop à son goût. Joseph Mbaye, dont la tête ne lui revient pas. Et puis, surtout, il y a l’insupportable Obèye Diop, dont la finesse d’esprit et le talent écrasent Pierre Senghor, son frère établi à Bambey, qui s’y sent à l’étroit… On n’a pas idée !
Il y a aussi qu’on est en plein état d’urgence depuis l’affaire malienne. Les libertés sont restreintes : la presse est censurée, le citoyen ordinaire prié de se tenir à carreau. La guerre est déclarée à l’alcoolisme, à la prostitution, de même qu’au gaspillage durant les cérémonies familiales, tandis qu’un projet de Code de la Famille basé sur la Charia est en gestation. Des bars sont fermés, et il arrive que la police interpelle les jeunes filles dont les jupes sont jugées trop courtes pour être innocentes.
C’est ce que Mamadou Dia appelle remplacer la société coloniale par une société libre… Et comme un pied-de-nez à ceux qui l’accusent d’islamisme radical, il confie la responsabilité de la conduite de son plan de développement au… Père Lebret, un Dominicain.
On s’y perd pour bien moins que ça…
(…)
Par Babacar TOURE
SENGHOR
Si le poète s’abreuve à la source du terroir et exhale des voluptés toutes de rythmes, de couleurs, de sonorités et de formes, l’homme politique a structuré une démarche que ne renierait pas Machiavel
Quand Abdoulaye Ndiaga Sylla m’a demandé un éditorial sur Senghor l’occasion de son 90ème anniversaire, j’ai cru pouvoir m’en tirer en faisant, comme d’habitude. C’est-à-dire attendre d’être tiraillé, pris en tenaille entre le couperet du «deadline» et l’exigence de dégager une perspective à la fois pour l’événement et le traitement qui sera réservé par votre journal. En réalité, je ne faisais pas comme d’habitude. Je me dérobais tout simplement car, je ne savais pas –que dire, quoi dire sur Senghor- tant l’homme multidimensionnel est un nœud de contradiction. Au point qu’il devient insaisissable.
En effet, si le poète s’abreuve à la source du terroir et exhale des voluptés toutes de rythmes, de couleurs, de sonorités et de formes, l’homme politique a structuré une démarche que ne renierait pas Machiavel.
L’influence de la culture gréco-latine mâtinée un zeste d’orientalisme ou pêle-mêle s’entrelacent le Tigre et l’Euphrate, les oracles de Delphes et les Pangols du Sine, la Muse et Cerbère Paradoxes. J’éviterai de m’attarder sur l’homme d’Etat a mis un coup d’arrêt brutal au projet Diaiste d’une libération économique par une politique s’appuyant sur un communalisme inspiré de la civilisation agraire. Je me tairai sur celui qui, combattant d’une main la balkanisation de l’Afrique, a œuvré de tout son être pour arrimer le Sénégal au char de la France. Donné en civilisationnel sénégalais à la civilisation de l’Universel. Raté un certain rendez-vous du donner et du recevoir qui évoque, pour l’essentiel, l’alliance du cavalier et du cheval. Qu’avions-nous besoin de prouver à l’Occident, en particulier à la France que nous les nègres, n’étions nègre que par assimilation, c’est-à-dire par le pouvoir absorbant d’une célébration culturelle proche du Culte ? Exagération. Certes. Pour un adolescent pétri d’idéaux communautaires et piqué par le rêve d’un grand soir rendu pratiquement cauchemardesque par la furia d’un régime répressif à volonté, Senghor et l’Union progressiste sénégalaise (UPS) étaient voué aux gémonies. Des images.
La répression et l’interdiction du Parti africain de l’indépendance (PAI), l’éclatement de la Fédération du Mali, les fusillades des allées du Centenaire qui virent les forces de l’ordre de tirer sur la foule, tuant des manifestants, le quasi bannissement de certaines formation politiques et de leurs leaders dont le professeur Cheikh Anta Diop, la dure répression du mouvement social en 1968 et 1969, puis en 1971 et 1973 avec l’arrestation des animateurs de « Xarebi », organe de And Jëf, alors contraint comme le Pai et la Ligue démocratique, entre autres, à la clandestinité. L’agrégé en grammaire réglait parfois les querelles de l’homme politique avec les opposants Cheikh Anta Diop a été contraint de changer le titre du journal du Rassemblement national démocratique (RND) « Siggi » (relever la tête) contre « Taxaw (debout) parce que « Moussé » Léopold lui disputait la lettre « g » qu’il estimait être de trop. Sembène Ousmane, écrivain et cinéaste, mais surtout critique inspiré de la bourgeoisie bureaucratique et compradore et de l’obscurantisme, n’a pu montrer son film « Ceddo » à ses compatriotes qu’une fois le gardien du temple (sic) parti dans sa douce Normandie. Motif, le Ceddo de Sembène devait immoler un « d » sur l’autel de l’orthographe senghorienne. Trônant entre César et Démosthène, il a voulu bâtir Athènes, Rome et Persepolis alors que la jeunesse réclamait Sapartes et Dèkheulé, illuminée par les leurres des soviets et bruissant de la cadence des gardes rouges. Le socialiste qui a voulu tout encadrer, intimant à l’Etat un rôle pionnier de bâtisseur et de promoteur n’a pu empêcher de naufrage d’une économie de traite, servie par la logique des comptoirs (post) coloniaux.
Le malaise paysan et le saupoudrage, aux pesticides des agriculteurs agressés à la fois par la sécheresse et l’Oncad (Organisme d’encadrement du monde rural : Ndr) pour leur refus de s’acquitter de l’impôt, autant de souvenirs que la mémoire collective a inscrit au passif des proches collaborateurs du président-poète qui n’a jamais pu tenir sa promesse de faire porte le prix au producteur d’arachides à 5000 f cfa la tonne (Barigot juni) Cependant, il faut être juste, rendre à Sédar, ce qui appartient à Senghor. L’image de ce vieux jeune homme, vêtu de kaki, le chef protégé d’un chapeau parcourant sous un soleil de plomb les campagnes sénégalaises est resté indélébile dans les mémoires Senghor affectionnait particulièrement les tournées économiques, ponctuées de mesures incitatives et de remises de dettes en faveur des paysans. Ce paysans qui, à deux reprises, sauront gré à ce fils du terroir, d’être des leurs, d’avoir une fibre paysanne. Contre Lamine Guèye l’urbain, le citoyen des quatre communes, à l’orée de l’indépendance. Contre le mouvement social et estudiantin ensuite, en mai 1968. Aujourd’hui encore, les hameaux les plus reculés du pays ont gardé en mémoire, la voix chantonnant du fils de Diogoye, le «traitant».
Mieux encore, ceux qui l’ont connu gardent le souvenir d’un mentor attentionné ayant eu, au moins, pour dessein de prendre sa société parla main, pour guider ses premiers pas vers des objectifs clairement définis. Il en est, au plan comportemental, de cette fixation sur l’esprit d’organisation et de méthode, sans lequel rien de grand et de durable ne se réalise, autant de cet encadrement de l’activité économique, à la limite de l’étouffement afin que les différences de revenus et de ressource ne dépassent jamais des indices à un chiffre. Dessein, identifié également que ces lois majeures sur le domaine national (1964), le Code de la femme, pardon de la famille (1972) et l’ouverture démocratique, avec l’étape des courants de pensée qui constituent toutes autant de challenges conscients pour une société en mouvement.
Mais, le père de «Leuk le lièvre» dont les roueries ont peuplé l’imaginaire des « enfants de l’indépendance » s’était-il mépris au point de n’avoir pas saisi le levier économique arrivé à la doctrine et à l’éthique mouride du travail ? Il est vrai que le catholique si cher au second khalif des Mourides Serigne Falilou Mbacké et à Thierno Seydou Nourou Tall, Khalife et famille d’El Hadj Oumar ne s’est pas rendu compte de la parenté doctrinale entre les préceptes de Bamba et les prémisses de Calvin (cf l’éthique protestante du Capitalisme). Sans doute, aurions-nous, tel Prométhée, volé le feu, à l’instar des Japonais et autres dragons, Asie dont certains n’étaient à l’époque-guère mieux lotis que nous. Mais, puisque sous le régime du Parti-unifié pas unique-l’Union progressiste sénégalais, ni Aline Jaata Sitoé, ni Lamine Senghor, encore moins les femmes de Nder n’avaient droit de cité, le terreau culturel, comme le ferment spirituel, rampes de lancement de toute économie, souffriront de relégation sous les coups de boutoir de l’élite senghorrienne.
Paradoxes toujours. C’est pourtant ce même Senghor qui a fait de Mme Caroline Diop, la première femme député et ministre d’un gouvernement d’Afrique de l’Ouest. Ses rapports avec la presse étaient plus ou moins ambigus. Pendant la période où les libertés étaient sous haute surveillance et les partis d’opposition en hibernation légale, les titres de la presse politique faisaient fureur.
Seuls les journaux «Promotion» et « Le politicien » tenaient le haut du pavé de la presse indépendante de l’époque, à côté du mensuel « Africa international ». Si le poète-président préférait s’adresser directement à ses compatriotes à travers des allocutions radiotélévisées, la presse étrangère avait ses faveurs. Senghor n’hésitait pas non plus à sévir contre certains patrons de la presse privée. Ce fut le cas quand il a envoyé Mame Less Dia, fondateur du premier hebdomadaire satirique africain et Boubacar Diop, Directeur de « Promotion », en prison. Sans parler du code de la presse adoptée en 1979, véritable corset que le pouvoir utilisera au besoin, couplé des dispositions inique du code de procédure pénale. Autres images. Le peloton d’exécution pour Abdou Ndaffkhé Faye et Moustapha Lô. Le premier accusé du meurtre du député Demba Diop.
Le second, de tentative d’assassinat sur la personne du président Senghor. Justice sévère, mais justice quand même, comme il en a été convenu, dans le discours officiel, pour justifier le verdict de 1962 contre le président Mamadou Dia et ses amis. Ce ne sera pas l’un des moindres paradoxes que vivra le « président-poète-humaniste », chantre de la Négritude et apôtre de la Civilisation de l’Universel qui se retrouvera contraint de publier un livre blanc-qu’il n’aimera certainement pas voir figurer dans une bibliothèque-sur la mort, en détention, d’Omar Blondin Diop, intellectuel révolutionnaire qui, à bien des égards, se présentait en antithèse de Senghor. Il n’empêche ! Nombre de ses opposants, surtout parmi les intellectuels iront-non pas à Canossa, mais à rebrousse-poil de leur propre critique. L’académicien, premier chef d’Etat démissionnaire de son propre gré ( ?!) aura tôt fait de détourner le regard impertinent de ceux qui, entre Lagos et Alger, avaient eu l’outrecuidance de chercher à effacer le 1er festival mondial des arts nègres (indigènes et diaspora).
Evacuée la critique «cryptopersonnelle» d’un Soyinka revenu à de meilleurs sentiments. Le tigre pourra désormais crier à tue-tête sa tigritude, et même esquiver sa proie. Paradoxe encore. Senghor rassasié par tout ce festin, semble se détacher de plus en plus de ces joutes. Il ne professe plus. Il ne revendique plus. Il observe, constate et se fait à son « ce que je crois » qu’il redevient ce qu’il a peut-être toujours rêvé et qui s’offre à lui au moment même où les ténèbres planent sur sa mémoire et que son Ebène de corps subit les assauts du temps et de l’espace, un honnête homme, un citoyen du monde. C’est ce Senghor là que j’ai approché. Cette première rencontre avec Senghor, simple, courtoise, agréable, fit naître en moi un regret. Que ne l’ai-je rencontré plus tôt ? Quelle stature, quelle exquise personnalité ! Ondoyante, certes, mais rassurante. Un confort. Une heure et demi avec cet homme, passionné, curieux du monde, éblouissant de vivacité, mais aussi capable d’humour et d’espièglerie. Précis comme un métronome sur l’horaire de ses audiences, généreusement abstrait dans la déclinaison de ses thèmes favoris qui ont rythmé l’élan du poète et innervé les réflexions du penseur. Je me rappelle, un jour, il nous fit de grandes déclarations en nous présentant les tableaux ornant le vestibule de sa villa. Et Senghor avocat de l’Eurafrique, conservateur de cette trinité-oh pardon de la trilogie des peuples souffrants-juifs, arabes et nègres-nous fit découvrir une facette de sa personnalité, que nous étions loin de soupçonner. Un matin de décembre.
Devant lancer le 1er numéro de « Sud Hebdo », en cette veillée préélectorale de l’après hivernage 1987, nous étions à la recherche d’un sujet accrocheur, un sujet de lancement. Sept ans plus tôt, en janvier 1981, Senghor avait lâché la bride et passé la main à son Premier ministre Abdou Diouf qui, après avoir achevé le mandat du démissionnaire, affrontera, pour la première fois, les électeurs en 1983. Les élections mouvementées de février 1988 pointaient à l’horizon. C’est à quelques encablures de ce rendez-vous avec l’histoire se faisant, que Senghor nous reçut, mon collègue Ibrahima Baaxum et moi, en sa résidence dakaroise baptisée par quelque esprit chahuteur, « les dents de la mer », évocation du haut du mur de la villa, conçue en dents de scie, face à l’océan, le film « jaws » ou (« les dents de la mer ») était passé par là, et l’imagination (de Senghor ?) a fait le reste. Alors qu’il s’extasiait devant ses tableaux et se pâmait des délices de l’Amérique et de ses musées, de son dynamisme et du «melting-pot», sitôt ses hôtes américains partis, fascinés et conquis, Senghor me fit un clin d’œil complice et lâcha, d’un ton enjoué «Tu sais Babacar, il m’a bien fallu sortir le grand jeu car ils (les occidentaux : Ndlr) nous prennent tous pour des sauvages ». Mon collègue Pape Ndoye, qui officiait ce jour comme photographe faillit s’étrangler ; tellement cette sortie de Senghor était inattendue. Alors, faut-il aujourd’hui brûler ce qu’on a adoré hier ou faut-il adorer aujourd’hui ce qu’on a brûlé naguère ? La célébration du 90ème anniversaire de Léopold Sédar Senghor, l’enfant de Joal, le retraité de Verson, pose de manière ciselée la dialectique, de l’osmose. Des influences réciproques. Positives comme négatives. Cela, c’est aussi Senghor. Du moins, croyons-nous.
Texte paru pour la première fois en 2001
SENGHOR, CHRONIQUE D’UNE GOUVERNANCE FORCÉE
Retour sur certains événements politiques ayant marqué le parcours de cet homme multidimensionnel dont la carrière politique a débuté en 1945 pour prendre fin en 1981
En prélude à la commémoration des vingt ans après la disparition du poète président Léopold Sédar Senghor, Sud quotidien revient sur certains événements sur le plan politique qui ont marqué le parcours de cet homme multidimensionnel dont la carrière politique a débuté en 1945 pour prendre fin en 1981.
L’entrée de Léopold Sédar Senghor dans l’arène politique s’est fait progressivement entre les années 1930 et 1940. Brillant intellectuel noir très influent dans le milieu universitaire Parisien, ce professeur de lettres classiques semblait au départ destiner à une carrière exclusivement universitaire. Mais, l’avènement des deux guerres mondiales (1914-1918 et 1939- 1945) est venu basculer cette trajectoire du fils de Basile Diogoye Senghor et de Gnilane Ndiémé Bakhoum.
Coopté au sein de la Commission Monnerville, mise sur pied en 1945 par le ministère des Colonies pour réfléchir sur les modalités de représentation des colonies dans les futures Assemblées de la France d’après seconde guerre mondiale, Léopold Sédar Senghor qui n’était pas auparavant connu des milieux politiques et administratifs, entama le début d’un long et riche parcours politique qui s’est terminé par sa démission en décembre 1980 de la présidence de la République du Sénégal au profit de son Premier ministre d’alors, Abdou Diouf en vertu de l’article 35 de la Constitution du Sénégal. En effet, de député à l’Assemblée nationale constituante en 1945, Senghor va par la suite être élu à l’Assemblée Nationale et conserver son siège jusqu’a la fin de la quatrième République (4 octobre 1958). Parallèlement à cette présence à l’Assemblée nationale française, l’ancien professeur de lettres classiques au Lycée Descartes à Tours, en fin stratège, va également se construire une forte image et une grande personnalité politique au plan local grâce à une stratégie politique orientée non seulement vers l’électorat rural avec comme partenaire les autorités religieuses et coutumières. Mais aussi en s’appuyant sur son propre appareil politique, le Bloc démocratique sénégalais (Bds) fondé en 1948 avec Mamadou Dia et Ibrahima Seydou Ndao. C’est cette formation politique devenue par la suite au gré des jeux d’alliances et autres fusions, l’Union progressiste sénégalais (Ups) puis le Parti socialiste (Ps) en décembre 1976 qui va d’ailleurs propulser le couple Senghor et Dia au sommet du nouvel Etat du Sénégal indépendant après l’éclatement de la fédération du Mali.
SENGHOR ET DIA, DE LA COLLABORATION À L’ANTAGONISTE DE 1962
Propulsés au sommet du jeune Etat du Sénégal à la suite de la crise du 18 août 1960 qui a scellé définitivement le sort de la fédération du Mali, Léopold Sédar Senghor qui occupait jusqu’ici le poste de Président de cette fédération et Mamadou Dia, celui de vice-président du gouvernement fédéral opte pour un régime parlementaire bicéphale de type quatrième République française. En sa qualité de nouveau président de la République du Sénégal, Senghor avait pour mission de représenter la République et d’incarner l’unité nationale et garantir la continuité de l’Etat mais aussi jouer à l’arbitre en cas de crise. Pour sa part, Mamadou Dia en tant que nouveau président du Conseil des ministres et Secrétaire général du parti au pouvoir avait la charge de définir la politique de la Nation, rendre compte a l’Assemblée nationale, dont il tenait son investiture. Seulement, après deux ans de mise en œuvre, ce système politique va à son tour connaitre une grave crise institutionnelle le 14 décembre 1962 suite à une motion de censure contre le gouvernement dirige par Mamadou Dia introduite par le députe Théophile James au nom de ses 41 collègues. La suite des événements sera marquée par la dissolution du gouvernement et l’arrestation de Mamadou Dia accusé par Senghor de tentative de « coup d’Etat ». Au centre de ce divorce entre les deux hommes dont la collaboration a commencé avec la création du Bloc démocratique sénégalais, se trouvait une profonde divergence au sujet de la place de la France dans la nouvelle politique de développement du Sénégal. En effet, spécialiste des questions économiques, Mamadou Dia militait pour une rupture plus nette avec la France et une sortie progressive planifiée de l’économie arachidière. Position que ne partageait par le président Senghor. La conséquence directe de cette crise est l’adoption d’une Constitution qui prône un régime politique hyper présidentialiste avec la concentration de tous les pouvoirs entre les mains du président de la République que nous connaissons aujourd’hui. Prévu dans le nouveau texte fondamental, les fonctions de Premier ministre ont été cependant drastiquement encadrées. En effet, désormais le Premier ministre ne tient plus son investiture de l’Assemblée nationale mais plutôt du décret de nomination du président de la République qui peut à tout moment mettre fin à ses fonctions.
SENGHOR OÙ UNE VISION SINGULIÈRE DE LA DÉMOCRATIE AVEC LE RÈGNE DU PARTI UNIQUE
S’il avait farouchement dénoncé la centralisation de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) au point de quitter cette formation pour fonder le Bloc démocratique sénégalais, l’ancien député à l’Assemblée nationale française, Léopold Sédar Senghor, optera tout de même pour une démarche similaire après son élection à la présidence de la République du Sénégal. En effet, après la crise de 1962, le nouveau président va instaurer un système de règne sans partage du pouvoir et de l’espace politique Sénégalais. Toutes les formations politiques d’opposition créées par ses anciens camarades avec qui il était en désaccord idéologique sont interdites obligeant ainsi leurs leaders à prendre le chemin de la clandestinité au nom de l’unité nationale. De 1966 jusqu’en 1974, cette gestion autocratique du pouvoir et de l’espace politique sénégalais sera ainsi érigée en règle de gouvernance au Sénégal. Mais à partir de 1974, l’adoption de la Loi n° 76-01 du 19 mars 1976 portant révision de la Constitution instaurant un pluralisme politique limité à trois courants politiques va progressivement évoluer d’abord en 1978 vers la création d’un quatrième parti politique (la loi n° 78-60 du 28 décembre 1978) puis vers un multipartisme intégral avec la loi 81-17 du 6 mai 1981 après son départ et l’arrivée au pouvoir du président Abdou Diouf.
SENGHOR OU L’ART DELA CONSTRUCTION D’UN ETAT NATION
Père de l’indépendance du Sénégal, le président Léopold Sédar Senghor a grandement contribué à la construction et la consolidation de l’Etat nation du Sénégal. Si le Sénégal a pu traverser les graves crises de 1962 et de 1968, c’est grâce à son esprit d’ingéniosité. D’ailleurs, parlant de la capacité managériale de l’homme, feu Assane Seck, son ancien ministre d’Etat témoignera à ces termes. « Il savait, en expert, tout en déjouant les pièges têtus des intérêts personnels ou de groupes, distinguer dans l’écheveau emmêle des faits quotidiens d’importance nationale ou internationale, l’essentiel a réaliser coûte que coûte » . Sur le plan de la rigueur dans le travail administratif, le président Senghor a également beaucoup fait avec son ancien dauphin, Mamadou Dia, père de l’administration sénégalaise. Adepte d’un travail raffiné et bien fait, l’ancien chef de l’Etat ne laissait rien passer. « Mes fonctions de secrétaire général nous mettaient, plusieurs fois par semaine, en présence des représentants de l’industrie et du commerce, des syndicats et des milieux professionnels. Nous entrions en mouvement pour changer l’Etat de choses dont nous héritions de la colonisation. « Le mouvement réel qui doit supprimer l’Etat de choses actuel» disait Senghor, reprenant Marx », ajoutait encore feu Assane Seck. Il faut souligner également que le président Senghor ne s’est pas seulement contenté à veiller personnellement à la construction et à la consolidation de notre appareil administratif. En effet, prenant très au sérieux les crises identitaires que les indépendances ont réveillé dans certains pays africains, le président Senghor s’est fortement impliqué à la consolidation de la cohésion nationale. Et ce, allant même jusqu’à instituer le cousinage à plaisanterie entre certains groupes ethniques au Sénégal. Il s’agit entre autres, des Sérères, des Diolas et des Al Pulaar pour raffermir les liens entre les membres de ces différentes communautés
LE RETRAIT DELA SCÈNE POLITIQUE PAR LA GRANDE PORTE EN 1981.
Le retrait de Léopold Sédar Senghor de ses fonctions de président de la République du Sénégal est sans doute l’un des évènements politiques phares de l’actualité politique africaine des années 1980. En effet, après avoir réussi, contre tout attente à se maintenir au pouvoir dans un environnement politique africain marqué par un vent de coups d’état militaire qui a balayé plusieurs chefs d’Etat, le président Senghor dont le règne n’avait pourtant rien d’un long fleuve tranquille a réussi tout de même à quitter le pouvoir par la grande porte après vingt ans de règne. Mieux, le poète président a même eu le temps de choisir et préparer son successeur en la personne du président Abdou Diouf pendant environ dix ans avant de lui transmettre pacifiquement le pouvoir. Ce retrait volontaire du pouvoir à l’âge de 74 ans, intervenant à un moment où sa cote de popularité est à un niveau pourtant très élevé puisqu’il venait d’être réélu avec 82 % des suffrages, lors de la présidentielle du 26 février 1978, marquée pour la première fois dans l’histoire du pays, par une participation de plusieurs candidats, a surpris plus d’un.
SENGHOTR, UN IMMORTEL EN NORMANDIE
Il y a 20 ans disparaissait le premier président du Sénégal. Pour lui rendre hommage, près de 200 habitants se sont réunis à Verson. Avec un invité prestigieux : le récent prix Goncourt Mohamed Mbougar Sarr
Il y a 20 ans jour pour jour disparaissait Léopold Sédar Senghor. Premier président du Sénégal, de 1960 à 1980, premier Africain à siéger à l’Académie française, celui qu’on appelait le « poète-président » est né à Joal au Sénégal. Mais il s’est éteint à Verson, petit village normand, où il vécut avec sa femme Colette des années 1960 jusqu’à sa mort.
Pour lui rendre hommage, près de 200 habitants se sont réunis. Avec un invité prestigieux : le récent prix Goncourt Mohamed Mbougar Sarr. Avec qui ils ont pu échanger autour de la figure du poète.