SenePlus | La Une | l'actualité, sport, politique et plus au Sénégal
26 avril 2025
LEOPOLD SENGHOR
LES DAMNÉS DE LEUR TERRE, par Elgas
LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR, LE PAIR NÉCESSAIRE
EXCLSIF SENEPLUS - Au Sénégal, on a appris à des générations de postulants intellectuels à aimer ou haïr Senghor. Il en a découlé une terrible méconnaissance de son œuvre. En fauchant tout ou presque, on passe sous silence que le pays lui est redevable
Photo Serge Philippe Lecourt |
Elgas |
Publication 30/08/2021
Inclure Léopold Sédar Senghor dans une série baptisée « Les damnés de leur terre » peut sembler relever de l’hérésie, tant l’homme a été le récipiendaire de tous les honneurs possibles et imaginables, surtout les plus officiels. Senghor fut en effet pourvu, et bien, en apparat, toges, breloques et médailles, et ce du tout-venant : universités, républiques, monarchies, cabinets, antres religieux. Partout il fut reçu avec diligence, et son personnage, sans aspérités trop prononcées, cheminant avec le prodige qui lui est propre, lui ouvrit en grand la porte des cénacles les plus prestigieux. Il suffit de faire quelques détours dans les notices biographiques disponibles – même les plus paresseuses – pour y voir, consignés sur des pages et des pages, bien mis en valeur, les trophées du bonhomme. Dans son pays, l’homme s’est fondu au fronton des bâtiments publiques, dans la mémoire collective, et même, lettrés et illettrés confondus, dans l’imaginaire collectif. Il préfère « pourrir dans la terre comme le grain de millet », vœu formulé dans son poème liminaire adressé à Léon Gontran Damas dans Hosties Noires (1948) pour devenir « la trompette et la bouche du peuple ». On peut constater sans le flatter que la graine a fleuri et qu’il est exaucé. Il eut sa griotte et cantatrice attitrée, Yandé Codou Sène, et aujourd’hui encore les louanges défient le temps.
Une mémoire chahutée
Tout ça bien sûr ne milite pas pour son inclusion dans la liste des Damnés de leur terre pas plus qu’à parier, Fanon ne l’aurait inscrit dans la sienne des Damnés de la terre (1961). Cependant, même chez ses admirateurs les plus fervents, on s’impose désormais la discrétion : on ne le célèbre plus véritablement qu’in petto, sans gros tapages. Même si l’empreinte du « père de la Nation » est là, imposante et irréfutable, tantôt fardeau, tantôt couronne, si partout son effigie trône, si Senghor reste dans les esprits, il y a loin encore pour qu’il soit dans les cœurs, en bonne place, avec de la bienveillance mémorielle et sur le temps long. Les cœurs sont divisés à son propos. Et pas n’importe lesquels. Il importe d’aller farfouiller dans ce malaise aux allures de crime originel, disons continental, pour essayer d’y voir clair sur cette tragédie familiale, celle d’un fils perdu par son amour illégitime.
Dans le pays Sérère qui le vit naître, pays du reste pépinière à héros nationaux, le fils de Joal reste un enfant prodige et un fils prodigue. Et dans les cœurs de ce Sine royal, ce premier fils dont la gloire illumine encore la filiation, est bien chanté en psaumes et autres élégies. Mais au-delà du carcan proche, des émules acquises, dans les cercles de savoir, c’est-à-dire dans l’épique querelle intellectuelle, Senghor est dans les cœurs certes, mais à une place ingrate : celle du père déserteur, renégat de la fierté nationale. Un patriarche inassumé, dont on est presque honteux, avec ses honneurs étrangers, sinon français, qui ne signent en définitive que l’opprobre. Ses titres n’ornent que la flamboyance de son tombeau, sur lequel l’on ne manque pas d’aller cracher ou « danser » généreusement. Car dans ce Dakar prescripteur de la tendance intellectuelle, et dans cette Afrique en quête d’une renaissance chahutée par diverses péripéties, Senghor a perdu. Vingt ans après sa mort, c’est une défaite sans l’ombre d’un doute, si on en juge par les forces en présences et les idées en vogue. Dans les manifestations nationales et continentales, il est vain d’attendre des slogans à sa gloire, la seule façon pour lui d’y figurer, c’est en effigie crucifiée et brûlée en place publique pour intelligence avec l’ennemi. Ses adversaires les plus illustres sont devenus les idoles de la jeunesse, les modèles des aspirants, et les alliés des activistes qui ont le vent en poupe.
Pourquoi donc aller au-delà de ce constat historique, de cette défaite consignée, d’où aucune rémission ou réhabilitation ne semble possible pour l’ancien président sénégalais ? Pourquoi enjamber ce verdict sanglant qui s’est imposé à mesure du temps ? Sans doute parce qu’il y a dans la damnation une part fatale, mais bien plus encore une part d’injustice, sans jouer ni les avocats, ni le contempteur assagi. Survoler les rangs de ceux qui ont eu des différends, parfois des inimitiés, souvent de la rancœur contre Senghor, c’est côtoyer une incroyable galaxie d’esprits lumineux devenus symboles du continent.
Un homme politique dur
Sur le champ politique d’abord, Senghor ne fut ni un saint ni un tendre. Il faut le dire d’emblée. Parachuté dans cet univers par la force des choses et son parcours qui l’y a mené naturellement, il fut un leader coriace sous des dehors avenants et charmants voire charmeurs. Avec une componction toute bourgeoise et des manières monacales, il joua un registre maîtrisé, celui de l’homme politique sans écarts extravagants. Cette tonalité lui est naturelle quand on connaît son ascendance, lui qui est d’un lignage noble du côté de son père, Basile Diogoye comme de sa mère, Gnilane. L’un fut commerçant prospère ; l’autre de la filiation des Guelwar. C’est donc un garçon bien né, précocement mélancolique, qui n’éprouva pas les rudesses et les incartades du destins qui corsent les caractères. Hormis l’épisode de la seconde guerre, où il fut prisonnier des Allemands, et celui plus tard de l’acharnement de la faucheuse contre sa descendance, ses premiers engagements ont ainsi été marqués par une certaine douceur. Il n’a eu besoin ni de chasser pour survivre ni de combattre pour s’imposer. Un tel pedigree est une part importante de son identité.
Si l’indépendance fut acquise au Sénégal, enfant gâté de colonie, dans la dévolution et non au combat, cet état de fait institua une transition en douceur, presqu’une continuité. Incarnation de cette étape, Senghor devait fatalement susciter des querelles de positionnements, point de cristallisation des reproches de ses pairs. Car le modèle Senghor tout promis à son destin, était tout de même à rebours de la rupture sèche prônée par les mouvements panafricains et la dynamique des indépendances. S’il en partageait le fond et les optiques, dans l’impulsion de la négritude qu’il contribua à conceptualiser, il ne fut à l’inverse ni combattant, ni rebelle, encore moins activiste ; et à bien des égards, il parut se satisfaire de ce costume taillé sur mesure sans soubresauts majeurs. Était-ce au nom d’un sens du compromis déjà consommé qui cadrait bien avec son tempérament en quête de consensus, et donc tout compte fait une philosophie du pouvoir bien étudiée ? Ou alors était-ce un lien viscéral avec le colonisateur de nature presqu’affective par les liens de la langue, de la littérature et de sa foi chrétienne réelle et profonde ? Était-ce la bonne mesure pour gouverner ces pays nouvellement indépendants où il y avait tout à défaire et tout à refaire ? Sans doute un peu des trois.
L’amour coupable et la tâche indélébile
Et il ne sert à rien d’occulter l’aspect, très important, de sa francophilie bien réelle et de son amour – coupable ? – pour la France qui le lui a bien rendu. S’il s’en défend « ah je ne suis pas la France, je le sais » c’est pour dire plus loin, dans le même poème qui chante les tirailleurs, s’agissant toujours de la France « que ce peuple de feu […] a distribué la faim de l’esprit comme de la liberté à tousles peuples de la terre conviés solennellement au festin catholique ». On peut en trouver d’autres, facilement, des extraits sans équivoque, sur cet attachement et cette fascination. Un amour proche de la déférence, et contre les intérêts de son pays, arguent avec raison ses jurés. Cet amour pour le bourreau a fédéré l’essentiel des reproches à son endroit, et les noms d’oiseaux rivalisent de sarcasme pour l’accabler. Du nègre de maison au suppôt, il y a le choix. On est à un point de l’histoire où aimer la France pour un Sénégalais, fût-il Senghor, est une tare irrémissible. Aimer le Sénégal pour un Français, un acte d’ouverture. Une drôle d’asymétrie…dans une quête d’égalité.
Si on réussit à passer l’objet de la querelle centrale sur Senghor que l’on vient d’évoquer, on peut noter sur le plan politique d’autres griefs qui l’empoignent. Depuis les désaccords avec Lamine Gueye – autre fils chanté du pays – au lendemain de la seconde guerre sur des choix politiques jusqu’à la scission avec la fédération du Mali en 1960, en passant par sa répression des débordements de 1963 et de 1968, Senghor a montré un certain art martial de la gestion politique. On ne compte plus ses concurrents, anciens amis devenus opposants, et victimes de ses « punitions » aux inclinations très carcérales et de répressions sanglantes. On pourrait tourner la question à loisir, chercher des arguments à décharge, et si en face on n’eut pas que des saints, Senghor avait quand même une conception de la démocratie très peu inclusive, étroite et violente. Son empressement à couper court à la parole contraire n’honorait ni ses engagements intellectuels, ni son legs politique. La tâche est là au milieu du front, ombre ravageuse sur sa réputation de rondeur bienveillante. Mamadou Dia, Blondin Diop, Pathé Diagne, Cheikh Anta Diop.... Ils sont nombreux à avoir subi son arbitraire, sans toujours mériter ce funeste sort. Dans le contexte très porteur pour les idées d’émancipation des années 50 /60, bâillonner la dissidence ne pouvait déboucher que sur un effet désagréable et rétroactif, lequel, avec le temps, était promis à consacrer les victimes d’hier avec le privilège habituel des victimes : celui d’être encensées outre-mesure en passant ainsi vite sur leurs propres manquements et forfaits. Le symbole de cette célébration par défaut, c’est Mamadou Dia, devenu depuis son martyre, l’anti-Senghor qui suscite les regrets et compile les bénéfices de la comparaison.
La théorie et la pratique du pouvoir : une dissonance
Si Senghor a eu du flair dans ses écrits politiques, sur sa vision du socialisme, en pressentant par exemple rapidement la dissonance entre le marxisme théorique et les réalités africaines, il n’en tira pas de bénéfice dans l’immédiat. Il a partagé ce constat avec Amady Ali Dieng, intellectuel sénégalais, qui s’était montré sceptique sur les Damnés de la terre de Fanon dont il produisit une remarquable critique. Mais ces nuances et intuitions visionnaires dans ses idées politiques, généreusement expliquées dans le tome 2 de Liberté, Nation et voie africaine du socialisme (1971), semblent parties en pures pertes. Car politiquement, l’époque vouait un culte au Marxisme, et si lui - d’ailleurs primo-communiste dans ses premiers engagements et aspirant socialiste plus tard - n’a pas été particulièrement tenté par les promesses du Marxisme, à l’examen d’aujourd’hui, il n’eut pas tort. L’héritage du Marxisme sur le continent comme matrice idéologique est constamment battu en brèche et rétrospectivement, son pressentiment fut le bon. De telles pièces à conviction ne pesèrent pas bien lourd dans la balance de son procès. On jeta le bébé avec l’eau du bain. Du politique, on ne lut ainsi que très peu le théoricien, mais on accabla généreusement le praticien du pouvoir, avec ses dents de glace dans le velours de l’apparence.
Des questions légitimes se posent dès lors. Comment un tel élan théorique a-t-il pu se laisser aller à une gestion politique aussi virile, avec des inflexions dictatoriales par moment ? Cela reste un mystère. Toujours est-il, avec un tel passif, tous les acquis de Senghor sont foulés aux pieds par l’acte d’accusation, dans le procès historique qui s’est ouvert avant sa mort et qui est aujourd’hui encore entretenu. Les mots sont durs à son endroit ; le verdict plus encore. À même en oublier que les vertus prêtées au rôle prééminent des confréries dans la gouvernance politique au Sénégal, fut un legs de l’administration coloniale que Senghor a veillé en entretenir. Ce que le Sénégal se gargarise d’avoir comme modèle de régulation sociale est un compromis colonial, une entente cordiale entre colonisateurs et chefs locaux que Senghor a formalisée par la suite, et intégrée comme une tradition perçue comme endogène. Ces bases de la stabilité politique du Sénégal portent une part de son mérite et ses soutiens, peu bruyants mais bien nombreux, ne manquent pas souvent de saluer ces actes forts : son départ en transition douce en 1980 quand le continent voyait des satrapes s’accrocher au pouvoir et la survivance de sa vision culturelle qui a perdu de son ascendant depuis son départ.
Littérature, de la controverse légitime aux attaques personnelles
Même fortune dans le champ littéraire ou presque, le poète fédère contre lui la crème du continent : Stanislas Adotevi, Wolé Soyinka, Mongo Béti, et bien d’autres illustres noms, se sont payés Senghor, en termes souvent redoutables, sans toujours avoir tort. Les critiques d’Adotevi dans Négritude et Négrologues (1972) et de Soyinka dans la même veine, étaient de l’ordre de la controverse des idées, notamment les désaccords sur la Négritude. À ce titre, elles ajoutaient de la matière au débat, malgré la rudesse des charges. Mais chez beaucoup d’autres de ses détracteurs, les attaques ont vite migré du terrain des idées à celui de la personne en elle-même. Même chez ses supposés amis, il n’a pas toujours été en odeur de sainteté comme le symbole une malédiction chronique qui empoissonne son héritage. Il ne fut par exemple pas un régulier de Présence Africaine, temple de l’époque, où il ne publia aucun livre, tout au plus quelques textes dans la Revue. On n’y garde pas le souvenir d’un combattant, d’un ami de la maison, de la cause, porté par exemple par la fièvre du moment.
Même Césaire, l’ami indéfectible qui ne l’a jamais renié, a admis en termes sibyllins que Senghor n’avait pas que des « répulsions » pour la France, pour faire dans l’euphémisme. Les deux hommes resteront pourtant jumeaux de la Négritude, siamois, avec l’ardeur flamboyante pour l’Antillais et le charme diplomatique du Sérère. Et même quand Sartre préface son Anthologie de la poésienègre et malgache (1948), dans l’abrasif Orphée Noir, il semble y avoir là encore une dissonance, entre le philosophe ami des opprimés et Senghor lui-même, le dernier des opprimés. Les deux textes semblent varier d’épaisseur politique, ils ne portent pas la même charge, et produisent un drôle d’écho disharmonieux, comme si Sartre ou Senghor s’étaient trompé, l’un ou l’autre, dans leur choix. Un concerto aux tons en décalage.
Le pair et le repère
Tout cela produit une chose : on se paie Senghor. C’est même devenu une mode. Un défi. Un passage initiatique pour les aspirants intellectuels. Parmi les premiers à recevoir les honneurs, premier admis dans les enceintes prestigieuses, quand bien même la docilité en même temps que le mérite l’y ont propulsé, Senghor ne pouvait devenir qu’un punching-ball. Un baromètre à partir duquel se mesure la jauge du positionnement intellectuel. Une sorte de boussole qui indique une direction que l’on s’empresse de ne pas suivre, à l’exception d’un dernier quarteron d’irréductibles dont la voix ne porte guère hors des cercles de poésies dépolitisées.
La presse et les travaux universitaires se sont fait l’écho de cette querelle, et dans les éléments récurrents, dont on ne fera pas l’inventaire ici – d’autres plus qualifiés l’ont fait fort bien – on retiendra les phrases devenues elles-mêmes les chefs d’accusation : « l’émotion est nègre, la raison Hellène ». « « La colonisation est un mal nécessaire ». Des livres ont été écrits, en défense ou en accusation de ces éléments, et si des siècles ne parviennent pas à en faire une exégèse admise pour tous, c’est qu’il y a trop à comprendre ou pas assez. Tout est évident ou parfaitement complexe. Et ce n’est par manque d’avoir ratiociné au mot près pour traduire ces extraits. Les protagonistes du débat figés dans leurs camps prennent peu en considération les avis inverses. Il faut des coupables et des héros. Et à ce jeu, Senghor n’avait pas les arguments pour peser devant ces « preuves » on ne peut plus accablantes.
L’homme et l’œuvre broyés ?
Dans tout cela, y a-t-il finalement de la place pour la Littérature ? D’entendre sa voix poétique, inaliénée, dans un souffle de création non captif des déformations politiques ? Pas tellement sûr. Dissocier l’homme de l’artiste ? C’est encore la prétention de la frontière, oublier que l’homme entier était à la fois poésie et politique, génial et vil ; de Joal et de Verson, ombre et lumière, et qu’à tout prendre, il faut le prendre en entier et renoncer aux idoles parfaites… Senghor était d’un temps où la Littérature ne se faisait pas seulement, comme un caprice esthétique ou une purge de quelques obsessions ; pas seulement un divertissement. Elle se pensait avec une certaine démangeaison épidermique. Elle investissait la langue, le mot, le rythme, elle portait une métaphysique. Habitée par un démon, elle était un art chevillé au corps, possessif et entêtant. Elle était investie d’une mission. Si celle de Césaire fut évidente pour beaucoup, le contretemps Senghorien ne manquait pas de cette fibre. Du séminaire de Ngazobil sur la petite côte sénégalaise de l’enfant du Sine à l’académie française du Quai Conty pour le serviteur du français, en passant par Louis-le-Grand, l’agrégation, et une carrière de professeur de Lettres à Tours, sans oublier les grandes étapes à Dakar et à Verson en Normandie, c’est une sacrée trajectoire. Une vie pleine qui ne pouvait pas offrir que de l’éclat, de la vertu, un lisse héritage.
Elle reste la colonne vertébrale d’une œuvre poétique, majeure, que même ses détracteurs les plus chevronnés lui reconnaissent. Dans le Tome 1 dans Liberté, Négritude et humanisme, discours, conférences (1964) on retrouve toute la grammaire de la poésie de cette œuvre résolument panafricaine qui a toujours été son obsession. Dans le jeu des phrases à monter en épingle, sa poésie offre nombre de repaires sublimes tant elle est une des plus belles esthétiquement, philosophiquement, avec ses portées humanistes, sa profondeur endogène, et sa délicate fragilité. Tant elle porte l’énergie de sa langue, de son pays, de son Joal, dans cet universel déjà horizontal chez lui qui est devenu la référence des épistémologies du Sud. Un Michel Torga avant l’heure « l’universel, c’est le local sans les murs ». Un festin désormais admis dont il est exclu au motif de la tâche originelle de traîtrise qui semble tout défaire, comme l’acide attaque la matière. Sans doute est-ce la plus grande injustice contre son œuvre. Vue et filtrée à travers lui, broyée même, toute sa dimension panafricaine, militante, qu’il a obsessionnellement nourrie jusqu’au Festival des arts nègres (1966), et partant, sa politique culturelle, est soustraite de son legs majeur. En fauchant tout ou presque, on passe sous silence que le Sénégal lui est redevable d’une part de son rayonnement. « Notre noblesse nouvelle est non de dominer le peuple mais d’être son rythme et son cœur », écrivait-il dans Hosties noires. Il le fit le long de toute son œuvre, toute – et c’est notable – orientée vers l’Afrique et les Mondes Noirs malgré l’évident tropisme français. Poèmes, récits, théories politiques, journaux, lettres, discours, anthologies, essais, tout est là, prêt à plaider pour lui, à l’enfoncer aussi.
Comment faire un bon parricide ? L’exemple de Tchicaya
Dans sa biographie de Tchicaya U Tam’si, Boniface Mongo-Mboussa décrit la relation du poète congolais à Senghor. Tchicaya ne voulait haïr ou détester Senghor comme on nous l’enseigne à presque tous, mais seulement le « tuer ». Un parricide littéraire, rien d’autre, à la fois hommage et envol. S’affranchir du carcan sans le renier. La leçon de Tchicaya n’a pas été apprise ou retenue. L’option binaire a prospéré. Au Sénégal, on a appris à des générations de postulants intellectuels, dans un sens comme dans l’autre, à aimer ou haïr Senghor, pas à le tuer hélas. Une telle injonction, produite par la déformation de l’Histoire, a bien opéré. On ne prend plus la peine de le lire, puisque le tribunal a rendu son verdict. Il en a découlé une terrible méconnaissance de son œuvre, en même temps qu’une grande admiration et haine à doses pas toujours égales. Comme s’il n’existait pas cette zone grise, qui ne saurait être une tiédeur, mais bien la fabrique de vrais esprits tiraillés, capables de faire un choix et d’élucider un texte avec des arguments non biaisés dès le départ.
Comme l’acte inaugural de la difficulté du continent à ne pas entretenir un débat sain et serein, l’affaire « Senghor » est symptomatique de l’incapacité, devenue désormais hélas pathologie aigue aujourd’hui, de ne pas critiquer sans destituer. De ne pas porter le désaccord sans l’hostilité. En désignant les « traitres » du continent, c’est l’extrême étendue de leur qualité qu’on restreint à une petite portion, réceptacle des crachats ainsi invités à s’abattre. Défier cet ordre, c’est réinstituer Senghor à l’agenda et le lire, véritablement, et seulement après se faire un avis. Pas sûr que cette option ait du succès.
Dans Ndessé toujours dans Hosties noires, sublime chant crépusculaire, ode amère à la mère, Senghor écrit en chute du poème au plus fort du Spleen : « Mère, je suis un soldat humilié, qu’on nourrit de gros mil. Dis-moi donc l’orgueil de mes pères ! » La petite ironie de l’histoire, c’est que Sédar, son prénom sérère, signifie « celui qui ne sera jamais humilié ». Il ne le fut jamais en réalité, mais tous les honneurs qui l’ont inondé, l’ont aussi un peu coulé dans la momification vivante. Ils masquent une blessure intérieure, celle de ne pas avoir assez gagné les cœurs pour rester dans les mémoires avec le bon rôle. Senghor et sa mansuétude pleine de sagesse et de dérision, le savaient sans doute : sa défaite est sublime parce qu’elle porte une part de victoire indicible, inavouable. Et le triomphe de ses adversaires, paradigme à l’œuvre aujourd’hui, porte ses parts d’ombre et ses défaites qu’on n’osera jamais dénoncer, parce que c’est le sens de l’Histoire peu importe la destination. Avoir tort avec Cheikh Anta Diop sera toujours plus acceptable qu’avoir raison avec Senghor. Loi de l’époque, du nombre, du vent de l’histoire, du mouvement ; loi de la justice ! C’est la condition même du pair nécessaire, dans tous les sens du terme. Celui qu’il nous faut, pour le meilleur et le pire.
Léopold Sédar Senghor préférait qu’on retienne de lui le poète, plutôt que le président. Il a pourtant joué le tout premier rôle dans l’indépendance du Sénégal
Léopold Sédar Senghor préférait qu’on retienne de lui le poète, plutôt que le président. Il a pourtant joué le tout premier rôle dans l’indépendance de son pays, le Sénégal.
Distribution : Nicolas Mouen (comédien), Senny Camara (musicienne, kora).
Le théâtre des indépendances est un podcast théâtral librement inspiré par l'histoire des indépendances africaines, racontée en six épisodes par six « Pères de la Nation ». Une série écrite et mise en scène par Vladimir Cagnolari, produite et captée par le festival Africolor et adaptée par RFI pour une écoute au casque.
Par Fadel DIA
SENGHOR EST MORT
L'arbre du ministre de l'Enseignement supérieur cache la forêt des Sénégalais qui font croire que le pays à l’origine de la Francophonie est devenu celui où la langue française est la plus mal parlée
«Nous sommes le seul pays africain francophone qui ont des UVS…Nous sommes le seul pays africain…qui vont recevoir un lot de 6000 ordinateurs...». Je voudrai d’abord rassurer tous ceux qui me font le plaisir de me lire quelquefois dans les colonnes de ce journal : ces propos ne sont pas de moi. Hélas! Hélas, parce qu’on aurait pu me les pardonner en invoquant mon âge, car la presse n’est pas souvent tendre pour les personnes dites du troisième âge, puisqu’on y lit souvent ce genre de fait divers : « un vieillard de 60 ans a été renversé par une charrette»
Hélas, parce qu’on aurait pu penser qu’il s’agit forcément de propos tenus dans l’intimité, puisque je ne suis pas de ceux auxquels on tend un micro, qu’il s’agit d’une opinion personnelle, lancée à la légère, au fil d’une conversation…
Hélas, parce que ces propos ont été tenus par un ministre de la République et que le seul fait que celui-ci leur ait survécu est la preuve, pour ceux qui en doutaient encore, que Senghor n’est plus aux affaires.
Parce que ces propos ont été tenus sur une télévision à vocation nationale, face à l’interviewer vedette de la chaine, et à une heure de grande écoute et qu’ils n’ont pas échappé à la presse.
Parce qu’il ne s’agit pas d’un simple lapsus, puisque le bafouement d’une règle aussi élémentaire que l’accord du verbe avec son sujet, qui attire ici notre attention, a été répété à plusieurs reprises.
Parce qu’il ne s’agit pas de n’importe quel ministre, mais de celui qui est chargé de l’enseignement supérieur, censé être la référence suprême du bon usage de la langue française.
Parce que c’est précisément en français, langue officielle du Sénégal, que s’exprimait le ministre, la langue par laquelle se fait l’acquisition du savoir dans nos écoles, nos collèges, nos lycées et nos universités. Une langue dont les règles fondamentales sont fixées depuis des siècles, gravées sur du marbre et que nos maitres et nos professeurs s’acharnent à enfoncer dans la tête de nos enfants, même quand elles heurtent leur raisonnement, car le français qu’on écrit n’est pas forcément celui qu’on entend !
Quelle sera désormais la crédibilité de nos éducateurs, si celui qui aurait dû donner l’exemple foule aux pieds ces règles ? Au fond, tous ceux qui enseignent la grammaire française auraient dû manifester dans la rue, voire observer un jour de grève, car c’est la fiabilité même du savoir qu’ils dispensent qui est remise en cause. Je ne sais pas si notre pays est « le seul pays africain qui ont des UVS », mais je peux dire que c’est le seul pays francophone qui ont si peu de respect pour Grevisse et les Robert ! Car l’arbre du ministre cache la forêt des Sénégalais, étudiants, enseignants, hommes et femmes de la politique ou de la société civile qui, sur les ondes des radios (y compris sur RFI, la « radio mondiale »), ainsi que sur les écrans de télévision, font croire que le pays qui a été à l’origine de la Francophonie est devenu celui où la langue française est la plus mal parlée.
Senghor est bien mort, et une autre preuve est que le théâtre Daniel Sorano, qu’il avait fondé, est fermé : ses portes sont ouvertes mais sa scène est désespérément vide. Depuis combien de temps n’y a-t-on pas joué une pièce de théâtre, une vraie, avec un texte de qualité, quelle que soit sa langue, qui enrichit le cœur et l’esprit ? Le théâtre n’est pas le seul à avoir déserté Sorano où ne retentissent plus les sonorités de l’ensemble instrumental, où ne résonnent plus les pas des danseurs de Sira Badral. Mais il n’y a pas que le théâtre. Le premier long métrage cinématographique « négro-africain » réalisé en Afrique est l’œuvre d’un cinéaste sénégalais, et notre pays ne compte pratiquement qu’une salle de cinéma.
Le premier artiste noir admis à l’Académie française des beaux-arts est sénégalais, et aucune de ses œuvres ne figure dans nos rues et dans nos places. Il est vrai que ce paradoxe ne se limite pas à la culture puisque le Sénégal qui, depuis des années, figure au premier rang africain dans le classement des équipes nationales de football, ne possède aucun terrain de football homologué pour une rencontre internationale !
Senghor est mort, lui qui cultivait la ponctualité, et si l’exactitude est la politesse des rois, alors tous nos politiques sont d’une incorrigible incivilité. Toutes les réunions qu’ils président, toutes les rencontres auxquelles ils sont conviés, se tiennent avec des retards qui ne se résument pas au quart d’heure de courtoisie mais peuvent s’étirer sur des heures.
L’imponctualité est devenue le travers le mieux partagé au Sénégal et elle est à l’origine d’un cercle vicieux : l’important ce n’est plus de venir à l’heure, mais juste de venir avant les officiels, forcément en retard, dont l’arrivée conditionne le début des travaux ! Ce manque de ponctualité n’est pas seulement une marque d’impolitesse, c’est aussi un énorme gaspillage de temps et d’énergie qui contribue à administrer chaque jour la preuve qu’au fond, si nous ne sortons pas du sous-développement, c’est que nous ne travaillons pas assez.
Dis-moi avec quel retard se tiennent les réunions chez toi, et je te dirais dans quelle catégorie de pays tu vis ! Senghor est mort, lui qui se tenait à égale distance des religieux, alors qu’aujourd’hui entrer en politique c’est commencer par se chercher un guide religieux et que nos présidents ont besoin d’un copilote pour nous gouverner. C’est un attelage périlleux, d’abord pour le religieux car la politique est toujours une forme de compromis, voire de compromission, mais aussi pour les gouvernants, parce que l’affaissement du politique marque le début du désordre.
Cette confusion des rôles est un frein à nos libertés, et si au temps de Senghor on pouvait aller en prison pour avoir critiqué le pouvoir, aujourd’hui on peut se faire lyncher pour avoir exprimé une opinion religieuse qui ne reflète pas, dans ses moindres détails, la doxa ambiante. J’aurai pu multiplier les exemples et, contrairement à ce que pensent certains, les reproches formulés plus haut ne sont pas « un détail de notre histoire ».
Evidemment tout l’héritage de Senghor n’est pas à perpétuer et il y a aussi des usages qu’il avait instaurés ou maintenus dans notre pays et que nous avons eu bien raison de jeter aux oubliettes. Je citerai, à titre d’exemple, ces vestes à queue de pie qu’il s’imposait et imposait à son protocole, par tous les temps, ainsi que son mépris des tenues africaines. Il n’était pas non plus un modèle de démocrate, son patriotisme était pour le moins trouble, et les vingt ans pendant lesquels il a gouverné notre pays ont été de dures années pour ceux qui se battaient pour le desserrement de la pression de l’ancienne métropole sur notre économie et sur nos esprits. Mais il faut lui reconnaitre ce mérite qu’il avait tenté de nous guérir de ce qu’il appelait nos « thiakhaneries » où se mêlent à la fois le culte de l’arrangement (le massala), une grande légèreté (« garaawul ! »), et l’illusion que notre pays est béni de Dieu.
Senghor avait fait plus que prêcher l’exemple, il avait créé ex nihilo une administration pour nous apprendre « l’organisation et la méthode ». Malheureusement les résultats n’avaient pas été à la hauteur de ses espérances et aujourd’hui, plus de quarante ans après son départ du pouvoir, on peut dire que, dans ce domaine comme dans d’autres, nous avons peu appris et beaucoup oublié…
UN TABLEAU DE SOULAGES AYANT APPARTENU À SENGHOR AUX ENCHÈRES SAMEDI EN FRANCE
Cette huile sur toile abstraite constituée de larges traits noirs faisant penser à une sorte de totem asymétrique est estimée "de 800.000 à un million d'euros", précise l'hôtel des ventes
Un tableau de l'artiste français Pierre Soulages ayant appartenu au poète et ancien président du Sénégal Léopold Sédar Senghor va être mis en vente samedi à Caen dans l'ouest de la France, selon l'organisateur Caen Enchères.
Cette huile sur toile abstraite constituée de larges traits noirs faisant penser à une sorte de totem asymétrique est estimée "de 800.000 à un million d'euros", précise l'hôtel des ventes.L'oeuvre intitulée "Peinture 81 x 60 cm, 3 décembre 1956" a été acquise par Léopold Sédar Senghor peu de temps après sa réalisation par "son ami" Pierre Soulages, relate Caen Enchères. Son actuelle propriétaire, qui souhaite rester anonyme, est une amie de la soeur de l'épouse du poète décédé en 2001.
Disparue en 2019, Colette Senghor avait légué le tableau à sa soeur décédée en 2020.L'oeuvre se trouvait dans la maison des Senghor à Verson, près de Caen, où le couple a vécu à partir des années 80.Elle est caractéristique du travail du peintre dans les années 50, avant qu'il passe à l'outrenoir, cet univers imaginé par Soulages en 1979 lorsqu'il a pris le virage du noir complet.En 2019 un Soulages a atteint 9,6 millions d'euros (frais compris) aux enchères à Paris.
L'ancien président sénégalais était un fervent admirateur du peintre aujourd'hui âgé de 101 ans."La première fois que je vis un tableau de Pierre Soulages ce fut un choc. Je reçus au creux de l'estomac un coup qui me fit vaciller, comme le boxeur touché qui soudain s'abîme", écrit le premier Africain devenu académicien dans Lettres Nouvelles (1958)."Les peintures de Soulages me rappellent toujours les peintures, voire les sculptures négro-africaines", ajoute le chantre de la négritude, mouvement pour la défense des valeurs culturelles du monde noir qu'il a inventé avec l'Antillais Aimé Césaire.
Outre ce tableau, Léopold Sédar Senghor possédait également "un petit croquis" du peintre "où il avait écrit +amitiés Pierre Soulages+", selon Me Solène Lainé, commissaire-priseur.
par Hamidou Anne
LES MASSES DE GRANIT DE SENGHOR
Aujourd’hui, les critiques légitimes du président-poète foisonnent. Mais de nombreux imprudents profanent son œuvre non sans une certaine mauvaise foi. Personne ne niera la hauteur de l’homme qui a imaginé un grand dessein pour un petit pays
Il y a 40 ans, Senghor quittait volontairement sa fonction de président de la République. Fait inédit dans une Afrique où la mode était plutôt aux autocrates assoiffés de pouvoir. Le père de la Nation sénégalaise devrait d’ailleurs inspirer de nombreux chefs d’Etat qui rêvent encore de mourir au pouvoir.
Il y a 19 ans, il nous quittait après avoir eu une vie politique et intellectuelle exceptionnelle. Senghor est le plus grand Président africain. Il est le plus illustre des Sénégalais. Le devoir d’inventaire continue de s’exercer au sujet de l’œuvre de l’homme qui, comme toute œuvre humaine, par essence imparfaite, contient des impasses et des horreurs. Mais personne ne niera la hauteur de l’homme qui a imaginé un grand dessein pour un petit pays. Il a compris très tôt que l’homme est la plus grande ressource pour un pays et non l’or, le pétrole ou le gaz.
En 2020, Senghor apparaît encore plus moderne que nombre de ses détracteurs ; lui qui a bâti notre pays par l’arme miraculeuse de la culture. Par elle, il a érigé l’enracinement, l’ouverture et le recours aux humanités au rang de culte. Au rendez-vous du donner et du recevoir, le Sénégal, pays de lettrés, de peintres, de comédiens, offre des réponses aux questions existentielles de notre contemporanéité.
Napoléon a laissé à la France ce qui s’appelle des «masses de granit», c’est-à-dire les institutions républicaines comme le préfet ou le lycée qui, deux siècles plus tard, demeurent. Les masses de granit dispersées sur le sol de la Nation par Senghor constituent le socle de notre politique culturelle. L’Université des mutants, le musée dynamique, le Festival mondial des arts nègres, le théâtre Daniel Sorano, l’Orchestre national, le Ballet national la Linguère, les Manufactures des arts décoratifs, l’Ensemble lyrique et l’Ecole artistique de Dakar sont l’œuvre de Senghor. Le Sénégal venait ainsi avec ses apports fécondants pour contribuer aux communs de l’universel.
Senghor définissait la culture comme l’ensemble des valeurs de création d’une civilisation. Par la culture, l’homme crée, dépasse le présent, prolonge l’histoire et dispose pour l’avenir. C’est aussi par la culture qu’un génie a fait d’un minuscule point sur le globe qui s’appelle Sénégal un contributeur majeur à la «Civilisation de l’Universel». Cette civilisation dont il nous dit qu’elle «serait composée des apports, complémentaires, de tous les continents et de toutes les races, sinon de toutes les Nations». «Tout ce qui monte converge», dit Teilhard de Chardin. Senghor a propulsé le Sénégal au rendez-vous des convergences créatrices du monde par la culture.
Aujourd’hui, les critiques légitimes de Senghor foisonnent. Mais de nombreux imprudents profanent son œuvre non sans une certaine mauvaise foi, voire une méconnaissance coupable. Taper sur Senghor est un sport national, notamment pour expliquer que notre retard économique est du fait d’un poète occupé par ses vers et non par la production de richesses. Critique absurde, car c’est par la culture qu’une Nation produit pour se mesurer à l’universel. La culture est le lieu de sophistication de la société, la base du commerce et donc de l’économie.
Les impasses épistémiques actuelles du capitalisme donnent raison à Senghor. Plutôt que l’économie, il a commencé par la culture pour bâtir une humanité non dépouillée de sens et de spiritualité qui font défaut à un monde des évidences technologiques.
Senghor demeure plus qu’actuel, notamment durant cette période de pandémie qui confine les artistes et les créateurs et les coupe de leurs lieux d’expression et de monstration. Les artistes vont continuer à souffrir, car il n’y a pas, depuis 40 ans, une politique culturelle ambitieuse capable de porter un progrès économique et social. Nous n’avons pas structuré une économie de la création en vue d’intégrer pleinement les artistes au cœur de notre outil productif.
Le Sénégal est l’œuvre de Senghor. A la négation de la dignité noire, il opposa la négritude. Président de la République, il utilisa la culture comme instrument de construction d’un discours et d’une identité africaine afin d’extirper notre pays de la Grande nuit. Si le Sénégal est une Nation debout, une et indivisible, c’est d’abord grâce à Senghor. Ses successeurs n’ont pas été à sa hauteur. Un rapide tour d’horizon de la classe politique suffit pour se dire que nous n’aurons peut-être plus jamais un homme d’Etat à la hauteur de Léopold Sédar Senghor.
CES COMPAGNONS DE L'INDÉPENDANCE SACRIFIÉS PAR SENGHOR
Qu’a retenu l’Histoire du rôle de Mamadou Dia et de Valdiodio Ndiaye dans l’accession du pays à l’indépendance ? Éclipsés par la trace indélébile laissée par le président-poète, leurs noms ont été jetés aux oubliettes par l’écriture d’une histoire biaisée
Jeune Afrique |
Manon Laplace |
Publication 25/10/2020
En 1962, le président Léopold Sedar Senghor fait arrêter puis condamner son Premier ministre, Mamadou Dia, et quatre de ses ministres, qui voulaient bousculer les intérêts français au Sénégal. À l’occasion du soixantième anniversaire de l’indépendance, Jeune Afrique revient sur cette page méconnue de l’histoire post-coloniale.
Qu’a retenu l’Histoire du rôle de Mamadou Dia et de Valdiodio Ndiaye dans l’accession du Sénégal à l’indépendance, le 4 avril 1960 ? Éclipsés par la trace indélébile laissée par Léopold Sédar Senghor, président-poète et « père de l’indépendance », leurs noms ont été « jetés aux oubliettes par l’écriture d’une histoire politique et biaisée », tranche d’emblée l’historien sénégalais Iba Der Thiam.
Pourtant, Mamadou Dia, chef du premier gouvernement indépendant du Sénégal, et Valdiodio Ndiaye, qui fut un temps son ministre de l’Intérieur, ont été bien plus que des seconds couteaux dans l’histoire contemporaine du pays.
Disgrâce
Longtemps considéré comme le protégé de Senghor, auprès de qui il siégea à l’Assemblée nationale française, Mamadou Dia est président du Conseil dès 1956, avant de rempiler en 1960 lors de l’Indépendance. Il est l’homme de la politique intérieure et des affaires économiques. Léopold Sédar Senghor, lui, a la main sur la politique extérieure. Une organisation bicéphale du pouvoir, calquée sur celle de la IVe République française, qui va rapidement mettre à nu les dissensions entre les deux hommes et valoir à Mamadou Dia de tomber en disgrâce, dès 1962.
Au sein du premier gouvernement Dia, une autre figure montante de la politique sénégalaise : Valdiodio Ndiaye, charismatique avocat à qui l’on a confié le portefeuille de l’Intérieur. De son nom, il ne reste aujourd’hui que les lettres noires qui ornent l’enceinte du lycée éponyme, sis à Kaolack, ville fluviale du bassin arachidier dont il était originaire.
Toute une génération a pourtant été marquée par son discours sur la Place Protêt (rebaptisée Place de l’Indépendance en 1961), à Dakar, le 26 août 1958. Alors que le président est en Normandie et que Mamadou Dia est retenu en Suisse pour une cure, c’est Valdiodio Ndiaye qui reçoit le Général de Gaulle, lequel achève à Dakar un périple africain qui l’a mené à Fort-Lamy (actuelle N’Djamena), Alger, Brazzaville, Abidjan ou encore Conakry.
Une tournée dans les colonies, un mois seulement avant le référendum constitutionnel qui posera les bases de la Ve République. À travers ce vote, les colonies africaines doivent choisir : la « communauté avec la France », en votant oui ; ou « l’indépendance dans la sécession », en votant non.
Plaidoyer indépendantiste
Devant une foule galvanisée et un général de Gaulle « visiblement irrité », selon certains récits de l’époque, Valdiodio Ndiaye déroule son plaidoyer en faveur de l’indépendance sénégalaise. « Le peuple d’Afrique, comme celui de France, vit en effet des heures qu’il sait décisives et s’interroge sur le choix qu’il est appelé à faire. Dans un mois, le suffrage populaire, par la signification que vous avez voulu donner à sa réponse Outre-mer, déterminera l’avenir des rapports franco-africains. Il ne peut donc y avoir aucune hésitation. La politique du Sénégal, clairement définie, s’est fixé trois objectifs qui sont, dans l’ordre où elle veut les atteindre : l’indépendance, l’unité africaine et la Confédération », tonne-t-il.
Amnésie collective
Aujourd’hui, peu de traces subsistent de ces premières revendications indépendantistes. Dans une forme d’amnésie collective, le Sénégal n’a retenu que la chute de Mamadou Dia et de ses ministres Valdiodio Ndiaye, Ibrahima Sarr, Joseph Mbaye et Alioune Tall.
« On les a décrit comme ceux qui avaient conjuré contre la sécurité de l’État, éludant complètement le rôle qu’ils ont joué dans l’indépendance sénégalaise. Pourtant, si la question de l’indépendance avait été uniquement entre les mains de Senghor, nous serions peut-être encore sous domination française », analyse Iba Der Thiam.
En décembre 1962, les cinq hommes sont arrêtés, accusés par le président Senghor de fomenter un coup d’État. En mai 1963, alors que le procureur général n’a requis aucune peine, Mamadou Dia est condamné à perpétuité, tandis que ses quatre ministres écopent de 20 ans d’emprisonnement. Ils seront graciés onze ans plus tard, avant d’être finalement amnistiés en 1976.
Le président et poète a fréquenté le Petit séminaire de Ngazobil de 1914 à 1922. Selon l’abbé Étienne Sène, cela a permis au jeune apprenant de mieux développer sa vie spirituelle, intellectuelle et communautaire. Découverte de ce lieu d’apprentissage
En cette période de l’année, la route Mbour-Joal, bordée par une flore verdoyante et des champs de mil et d’arachide en arrière-plan, offre un paysage féérique aux voyageurs. À trois kilomètres de Joal, après les villages de Mbaling, Warang, Nianing, Mbodiène et Pointe Sarène, le vaste domaine du séminaire de Ngazobil se dévoile à droite, juste en face de l’intersection de la voie menant à Nguéniène. Bien gardé et entouré de fils barbelés, il faut montrer patte blanche pour y entrer. Après une présentation au portail, le préposé à la sécurité nous indique que seul l’abbé Étienne Sène, directeur du Petit séminaire, est habilité à donner des informations. Le Petit séminaire Saint Joseph se trouve dans ce grand domaine boisé de l’église. Pour arriver au bâtiment principal, le véhicule roule encore près de deux kilomètres. Les locaux du séminaire, qui ont servi de première école au Président Léopold Sédar Senghor, trônent à côté du site de la première chapelle construite dans ce domaine en 1804.
En ce samedi 22 août, les lieux sonnent creux parce que les élèves sont libérés pour 10 jours. Le bâtiment principal qui a accueilli Senghor en 1914 est cerné par plusieurs variétés d’arbres bien entretenus. En contrebas de la cour de l’établissement, l’océan Atlantique se déploie dans toute sa grandeur et avec son éclat bleu. La salle de cours de l’ancien Président accueille d’autres écoliers, mais elle est laissée en l’état par les responsables pour conserver son authenticité, car servant souvent de lieu de pèlerinage. Comme lors du passage du jeune Léopold Sédar Senghor, le dortoir des pensionnaires se trouve toujours au premier étage. La cantine, elle, se situe dans un bâtiment non loin de la mer.
C’est ce cadre qui a accueilli l’enfant Senghor âgé de huit ans. Après avoir quitté son oncle maternel à Djilor, en 1913, Senghor est venu à Joal où il est confié au révérend père Dubois, de la mission catholique de Joal. Ce dernier s’occupe de lui une année avant de l’envoyer à Ngazobil. Il y a été admis en 1914. Le poète s’en souvient dans son œuvre « Poésie de l’action » : « À l’âge de 7 ans, il (mon père) m’enleva des bras de ma mère et de mon oncle pour m’envoyer à la mission catholique de Joal. Pendant un an, le père Dubois, un Normand, m’a dégrossi avant de me faire entrer à la mission catholique de Ngazobil, à 6 km au nord de Joal, sur les bords de l’Atlantique ». Au passage de Senghor, les Noirs étaient minoritaires dans le collège. Il y avait en majorité des Européens, notamment des Français, des Libano-Syriens et des métis. « En somme, c’étaient des fils de bourgeois qui étaient à Ngazobil. Ils vivaient dans une relative harmonie. Il y avait des musulmans mêlés aux chrétiens. Ses parents ont très tôt choisi de l’envoyer ici ; ce qui n’était pas évident parce que le Sérère n’envoyait pas comme ça son fils à l’école. Son père a été courageux », confie abbé Étienne Sène, teint noir et grand de taille. Depuis, dit-il, Ngazobil a été pour la Petite-côte un centre de rayonnement spirituel et intellectuel, en plus des corps de métier, notamment l’imprimerie, la menuiserie et l’agriculture qui y étaient pratiqués. À l’époque de Léopold Sédar Senghor, l’enseignement était donné en français mais aussi en wolof, « des langues dans lesquelles on devait savoir lire et écrire pour enraciner les élèves dans les valeurs culturelles des terroirs ». C’est pourquoi Senghor parlait bien le français, le sérère ainsi que le wolof, même si jusqu’à six ans, il ne comprenait que sa langue maternelle, explique le religieux.
Le Président-poète a été reconnaissant concernant les connaissances et les valeurs apprises à l’école. Lors de son passage dans le sanctuaire du savoir, le 12 février 1970, il révéla : « C’est à Ngazobil que je suis formé intellectuellement. J’ai appris le français et le wolof en même temps, j’ai appris le latin de 1914 à 1922. Mais, j’ai appris autre chose à Ngazobil. J’ai appris à travailler de mes mains, le travail manuel. J’ai appris aussi à soigner les animaux, les lapins, les tourterelles. Et j’ai appris à aimer les animaux et les arbres ».
Avec le cadre qui place ce Petit séminaire entre les plantations, la mer et les fontaines, Senghor ne pouvait que vivre en harmonie avec la nature. Abbé Étienne Sène fait savoir que l’activité au séminaire tournait autour de trois aspects : la vie spirituelle, la vie intellectuelle et la vie disciplinaire ou communautaire ; et Senghor avait bien assimilé cela à travers l’étoile sérère. D’après ce dernier, la tête de l’Homme est en relation avec Dieu ; avec ses bras, il est relation avec les autres ; avec ses pieds, l’Homme est en relation avec la nature en plus d’être, en général, en relation avec lui-même.
Pour le directeur du Petit séminaire de Ngazobil, Senghor y a marqué son passage en tant qu’élève brillant avec une bonne vie intellectuelle. « Il a lui-même confié qu’il était d’un caractère difficile, qu’il ne se laissait pas faire, même face aux grands. Mais, Ngazobil a transformé sa personnalité et l’a aidé justement à pouvoir vivre en communauté. Il a mis l’accent sur l’organisation, la méthode et le travail », analyse-t-il, les yeux rivés sur des documents de son bureau retraçant le parcours du Président-poète.
Senghor et la possibilité de devenir prêtre
Même si, d’après certaines thèses, Senghor caressait le vœu d’être prêtre, Abbé Étienne Sène nous dit que cela n’a pas pu être prouvé. Ce qui est clair, Senghor, à cette époque de l’assimilation, était « fier de sa culture sérère et voulait préserver ses valeurs culturelles ». « L’éducation sérère a beaucoup marqué la vie de Senghor. Il a grandi auprès de son oncle maternel ; ce qui est important chez les Sérères. Il pratiquait l’élevage et l’agriculture ; il a été berger comme tous les petits Sérères. Il était aussi un bon lutteur. Et, malgré sa petite taille, il était teigneux. Il était enraciné et n’a pas voulu être assimilé en étant prêtre à l’époque », résume-t-il. Devenu Président de la République, Senghor est passé à Ngazobil pour rendre visite aux séminaristes. D’ailleurs, sur les murs du bâtiment, plusieurs de ses clichés et citations évoquant ses liens avec le séminaire décorent les allées. Après huit ans au Petit séminaire de Ngazobil, il rejoint le collège Libermann de Dakar où le père Albert Lalousse a imprimé sa marque dans le cursus de l’étudiant Léopold Sédar Senghor.
Historique de Ngazobil
Le site de Ngazobil ou « puits de pierre » en langue sérère a été découvert en 1848 par le révérend père Bessieux qui se rendait à la mission catholique de Joal. Du fait de la bonne position géographique du site, le missionnaire décide d’en faire un établissement pour éloigner les enfants des rapports très fréquents avec le monde et le mouvement des affaires de Dakar. Mais aussi pour leur apprendre à cultiver la terre tout en poussant aux études ceux qui montreraient le plus d’aptitude.
En mars 1849, Aloys Kobes envoie le père Chevalier, avec un autre père et six frères, pour fonder l’établissement, souligne l’actuel directeur du Petit séminaire de Ngazobil. Toutefois, les débuts ont été difficiles parce que le roi du Sine et ses « ceedo » (guerriers) étaient contre l’établissement. En janvier 1851, le roi envoya des représentants à Gorée pour demander la suppression du Petit séminaire Saint-Joseph de Ngazobil. À ces difficultés et celles dues aux intempéries vinrent s’ajouter les maladies qui forcèrent les missionnaires à partir les uns après les autres quand ils ne mouraient pas sur place. Toutefois, Mgr Kobes n’abandonne pas cette idée du Petit séminaire de Ngazobil et l’œuvre a vu le jour dès que les circonstances ont été meilleures. Au début, ce séminaire avait aussi une vocation agricole aux côtés de l’éducation avec au moins 1000 hectares pour la culture du coton, de l’arachide, du mil, etc. Jusqu’à présent, en face de la chapelle, la forge qui regroupait les différents ateliers est toujours sur le site. Depuis 1940, la structure accueille les enfants en fin de cycle élémentaire et qui ont émis le souhait de devenir prêtre, informe abbé Étienne Sène. Par ailleurs, elle prend maintenant en compte les diocèses de Thiès et de Dakar pour la formation des prêtres. Cette année, le Petit séminaire de Ngazobil a 123 pensionnaires qui sont tous en mode internat. Ils ont les mêmes activités que Senghor et ses camarades d’alors. Lors du passage de l’élève Senghor, les pensionnaires n’étaient pas sélectionnés pour devenir prêtres prioritairement, mais ceux qui avaient la vocation étaient accompagnés et les autres poursuivaient leurs études classiques.
À PROPOS DE SENGHOR
Le 31 décembre 2020, cela fera exactement 40 ans que l'ancien président aura renoncé à l’exercice du pouvoir. Existera-t-il un jour en terre sénégalaise, aventure humaine plus fabuleuse que celle de Léopold Sédar Senghor ? Si Sédar Gnilane m’était conté…
Ce 31 décembre 2020, cela fera exactement 40 ans que Léopold Sédar Senghor aura renoncé à l’exercice du pouvoir.
Existera-t-il un jour en terre sénégalaise, aventure humaine plus fabuleuse que celle de Léopold Sédar Senghor ? Si Sédar Gnilane m’était conté…
C’est le 31 décembre 1980 que Léopold Sédar Senghor fait ses adieux au peuple sénégalais, cédant le pouvoir à Abdou Diouf, à la suite d’un processus enclenché quelques années plus tôt.
La légende prête surtout à Senghor le dessein de vouloir très tôt lâcher les rênes du pouvoir pour se consacrer à sa passion, la littérature. Il rêve, dit-on, de son siège au Collège de France au début des années soixante. La crise de 1962 bouleverse ses plans… Il reste finalement deux décennies à la barre.
Sa démission en 1980 est par-dessus tout l’acte fondateur qui pose une tradition de successions apaisées au pouvoir. Abdou Diouf part élégamment après sa défaite contre le Père Wade en 2000, tout comme le « Pape du Sopi » tire sa révérence en 2012 face à son tombeur Macky Sall. Ils ne peuvent pas faire moins que Senghor, qui aura fixé le seuil de l’intolérable en renonçant volontairement à ses fonctions suprêmes.
Après avoir conduit à l’indépendance, sans effusion de sang, ce peuple qui n’a pas une âme de martyr et que sa vertu n’étouffe pas, Senghor lègue à la postérité un Etat solide et une aura diplomatique spéciale. Une république dont l’ADN fait parfois dire que le Sénégal est, non pas un pays africain, mais un pays en Afrique…
Dans le monde francophone, bien après son retrait de la vie publique, Léopold Sédar Senghor sera constamment célébré : l’homme du monde, l’homme de lettres, l’homme d’Etat, le militant de la dignité noire et le chantre de la francophonie. Il y a de tout cela et bien plus dans ce personnage exceptionnel. Une université, des ponts, des rues, des lieux publics portent son nom, des statues le célèbrent, et les distinctions l’honorent partout sur la planète.
Le p’tit gars de Djilor, ce lieu-dit du Sine, en plein pays sérère, est né officiellement le 9 octobre 1906. Le rejeton de Gnilane Bakhoum, prénommé d’abord Sédar, puis baptisé Léopold par son polygame de paternel, traversera son époque de part en part, lui laissant une marque qu’aucun Sénégalais ne pourra sans doute jamais égaler. Poète, intellectuel, homme politique, homme d’Etat, citoyen du monde…
Il aura endossé tous les manteaux avec une égale classe.
Le garnement, sous l’œil bienveillant de « tokor » Waly Bakhoum avec lequel il garde des vaches, devient le brillant élève de lettres classiques auquel le député Blaise Diagne donne sa chance en lui permettant de poursuivre ses études supérieures en France. Frappé de plein fouet par la culture française, ce prodigieux cerveau se mettra en ébullition. Avec Césaire, Damas, Alioune Diop et compagnie, l’intellectuel surgi du pays sérère portera en France le débat sur la condition de l’homme noir que l’artiste, le poète, déclamera.
Lorsqu’il croise en 1945 Maître Lamine Coura Guèye, alors qu’il poursuit des recherches en linguistique sur le sérère, l’agrégé de grammaire ne se doute pas qu’il signe un long bail avec la politique, en passant par le portail communiste… Le rural, ce sujet français qu’il est, s’apprête à détrôner le citadin, le citoyen des « Quatre Communes » sevré de pouvoir suprême depuis ce temps.
Après leur réconciliation qui accouche de l’UPS, Lamine Guèye ayant perdu de sa superbe, finira au Perchoir jusqu’à sa mort en 1968. Et aucun des présidents qui se succèderont au Palais présidentiel depuis soixante ans ne viendra des fameuses « Quatre communes ».
Quant à Senghor, son ascension est irrésistible : député, maire, conseiller général, ministre français, puis, au final, président de la République du Sénégal en 1960, après l’échec de la Fédération du Mali. Il le restera vingt longues années.
En 1980, lorsque ce poète-chef d’Etat renonce solennellement à sa fonction officielle, il a 74 ans, est apparemment en bonne santé ; le pays, en dépit des fatales difficultés du sous-développement, est sous contrôle. Senghor est à mi-mandat suite à l’élection de 1978, durant laquelle Abdoulaye Wade, son principal challenger est loin derrière lui. Les troubles qui auraient pu mettre à mal la République ou faire s’effondrer l’Etat, sont derrière nous.
Senghor tient son gouvernail d’une main de fer depuis deux décennies et rien ne semble mettre en péril son autorité grandissante, contrairement à ses scores électoraux qui se rabotent, certes, mais si peu. Il survit à la crise de 1962, aux tensions sociales de 1968 et 1973, aux changements climatiques brusques de la Françafrique. Une première décennie de quasi totalitarisme… Au total, deux peines capitales, une quarantaine de morts dans un soulèvement populaire au cours duquel les forces de l’ordre tirent sur la foule. La fin du bicéphalisme, des emprisonnements à la pelle, la fermeture de l’université en 1968, une rugueuse chasse à l’homme, l’enrôlement sous les drapeaux des grévistes et l’expulsion des agitateurs étrangers, quelques bavures mortelles, dont celle qui coûte la vie à Oumar Diop Blondin…
Lorsque Senghor quitte le pouvoir, les scores à la soviet du parti unique sont du passé, la République s’ouvre à la démocratie avec ses « quatre courants » depuis 1974 : sur la scène politique, on croise des communistes, des socialistes, des libéraux et des conservateurs. Ça ne cache pas vraiment une autre opposition, plus virulente celle-là, plus ou moins clandestine mais toujours républicaine. Cheikh Anta Diop lui dispute le leadership de la défense du monde noir, Mamadou Dia, libre depuis 1974, dénonce la mal-gouvernance, et les gauchistes radicaux dissidents du PAI, le néocolonialisme. Rien de bien méchant. Y a un début de revendication islamiste avec Ahmed Khalifa Niasse, « l’Ayatollah de Kaolack » plus versatile qu’une girouette.
Et, en 1977, un journal satirique, Le Politicien, rajoute de la gouaille au tableau d’une animation culturelle et sociale bon enfant où la populace plébiscite ses artistes populaires tandis que l’élite adule sa propre sophistication.
Au plan économique, la vie n’est pas rose, il est vrai : une longue période de sècheresse dans la décennie ’70 vide les greniers et assèche les cours d’eaux. Les ruraux désertent les champs et se ruent vers les villes pour surtout y gonfler les rangs des chômeurs. Y a un début de bourgeoisie affairiste locale mais l’essentiel de l’économie est aux mains des entreprises françaises : les marchés publics sont leur chasse gardée et les ressources naturelles, leurs propriétés privées.
Question couleur locale, quelques « diamantaires » sur le retour sonnent la révolte économique et mènent grand train. Mais, en réalité, les Sénégalais jouent dans la cour des petits.
La stabilité politique est-elle à ce prix ? Ailleurs sur le continent, le nationalisme économique des nouvelles républiques accouche de coups d’Etat… Les dictatures qui se mettent en place ont pour mission de veiller sur les biens de la Françafrique. Bongo, Mobutu, Eyadéma, Sassou-Nguesso, Moussa Traoré, Bokassa… Ceux qui échappent au contrôle de l’ancienne puissance coloniale, même s’ils sont le soutien du bloc de l’Est, virent à la paranoïa. En Guinée, Sekou Touré ne dort que d’un œil et les Guinéens ont perdu le sommeil, tandis qu’au Bénin, Kérékou mène son monde à la trique, comme Boumédienne en Algérie. Les seuls régimes « stables » sont ceux qui obéissent au doigt et à l’œil à l’Elysée : Hassan II, Ould Dada, Ahidjo, Senghor, Houphouët prennent régulièrement la température de Paris, pour être informés à temps des avis de tempête…
Quand arrivent les années 80, l’ère de l’exercice solitaire du pouvoir touche à sa fin. Dans le monde, les premières fissures des régimes autoritaires sont béantes. La chute du Shah d’Iran en sera sans doute l’illustration la plus symbolique. S’y ajoute l’exécution de William Tolbert, au Libéria, lui qui fut président de l’OUA, pour faire parcourir un frisson d’horreur sur tout le continent africain en avril de cette année 1980.
Cet épisode tragique convainc définitivement Senghor de ne pas s’éterniser au pouvoir. Certes, des renseignements exagérément alarmistes sont distillés par ses successeurs devenus impatients de prendre sa place. Mais vous savez bien, quand on s’accroche à son fauteuil, rien ni personne n’y peut grand-chose de raisonnable. Senghor et Colette partiront sans se retourner ; lui, entrera à l’Académie française et se fera oublier des Sénégalais, pour finir cloîtré à Verson jusqu’à sa mort, le 20 décembre 2001.
Et depuis, même si le nom de Sédar Gnilane semble évoquer une maladie honteuse chez bon nombre de nos compatriotes, jamais Sénégalais n’aura plus fait pour le Sénégal…
VIDEO
SENGHOR RACONTÉ DANS WENDELU
C'est une plongée profonde et riche en enseignements que les animateurs et invités de l'émission Wendelu ont effectué dans la vie du président poète.
C'est une plongée profonde que les animateurs et invités de l'émission Wendelu ont effectué dans la vie du président poète.
par Siré Sy
MULTIPLE PHOTOS
LA GAUCHE SÉNÉGALAISE, UNE HISTOIRE EXPLICATIVE
EXCLUSIF SENEPLUS - Il s’agit, à travers cette série en collaboration avec le Think Tank Africa WorldWide Group, de revenir sur la trajectoire des mouvements révolutionnaires et nationalistes depuis Léopold Sédar Senghor
A la suite de la série du Feuilleton Managérial ‘’Président et Gestion de crise : quand l'heure est grave !’’, le Think Tank Africa WorldWide Group, en partenariat avec votre portail d’informations www.seneplus.com, vous propose une nouvelle série du feuilleton Managérial intitulé ‘’La Gauche sénégalaise, une histoire explicative’’.
Ainsi, il s’agira dans un jet d'articles, de revenir sur la trajectoire, les espérances, les obstacles et les échecs des partis de la Gauche et des mouvements révolutionnaires et nationalistes, sous les régimes du président Senghor (1960-1981), du président Abdou Diouf (1981-2000), du président Abdoulaye Wade (2000-2012) et du président Macky Sall. Et des futurs possibles des partis de la Gauche et des mouvements révolutionnaires nationalistes (2020-2050).
Pour rappeler, témoigner, célébrer, analyser et mettre en perspective, les contextes historiques, les luttes épiques, les batailles idéologiques, les combats politiques, les contradictions internes, les espérances collectives, les victoires remportées et les échecs subis, de cette Gauche sénégalaise dont l'une des manifestations des promesses du ‘’Grand Soir’’, aura été aussi l'arrivée au pouvoir de l'homme Macky Sall, fondamentalement épris et traversé par des idéaux de la Gauche et foncièrement pragmatique de la praxis de droite.
Feuilleton Managérial ‘’La Gauche sénégalaise, une histoire explicative’’, parce que ce sont les Hommes (hommes et femmes) qui font et écrivent l’Histoire qui en retour les révèle au grand jour. Nous reviendrons sur le militantisme, l'intégrité et les sacrifices d’illustres camarades - connus ou inconnus du grand public - et dont la contribution a été fondamentale dans la lutte, pour que le combat continue.
Feuilleton Managérial ‘’La Gauche sénégalaise, une histoire explicative’’, sera aussi une histoire ‘’clandestine’’ parce que la Gauche sénégalaise a été longtemps dans la clandestinité. Feuilleton Managérial ‘’La Gauche sénégalaise, une histoire explicative’’, sera aussi une histoire à visage découvert et à cœur ouvert, parce que depuis 1974 (multipartisme limité) puis 1993 (ouverture démocratique et ‘’entrisme’’) et depuis, ses épisodes se sont joués et se jouent encore au grand jour.
Feuilleton Managérial ‘’La Gauche sénégalaise, une histoire explicative’’, ce sera au courant du mois de Septembre 2020, en exclusivité sur seneplus.com.