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21 novembre 2024
LEOPOLD SENGHOR
LA CHRONIQUE HEBDO DE PAAP SEEN
LES OUBLIÉS DE NOTRE MÉMOIRE
EXCLUSIF SENEPLUS - L’appel a duré près de 3 heures. Le téléphone, agonisant, a surchauffé. La conversation a tourné autour d'une question. Senghor, père de la nation, leader néocolonial, prolongement de la colonisation française ? NOTES DE TERRAIN
L’appel a duré près de 3 heures. Le téléphone, agonisant, a surchauffé. C’est seulement à la fin que j’ai senti la chaleur du smartphone. Tellement l’entretien était passionnant. J’ai beaucoup appris. Je pensais bien connaître, dans ses grandes lignes, l’histoire politique du Sénégal. Mais j’ignorais certaines phases décisives de la lutte pour l’émancipation et le progrès social de notre pays. J’ai découvert des noms de héros méconnus. Des détails très émouvants, tristes. Et aussi, des histoires drôles. De femmes et d’hommes engagés dans la poétique de l’émancipation. Qui ont dit non, de la manière la plus radicale. Qui ont sacrifié une grande partie de leur existence pour un idéal de justice, de liberté et de démocratie. Depuis deux semaines, on se loupe au téléphone. Il est déconnecté, à chaque fois que j’appelle sur WhatsApp. Et quand il essaie de me joindre, je suis occupé.
Il faut dire que nous sommes dans deux régions du monde éloignées. Lui à Washington et moi, ici, à Dakar. Le décalage horaire est quand même important. Quatre heures de différence actuellement. Il est parvenu à me joindre en cette fin d’après-midi. Alors que je venais juste de rentrer de Rufisque. Exténué. J’allais terminer la lecture d’un roman de Boubacar Boris Diop. Le cavalier et son ombre. Puis je devais finir un travail, avant de préparer à manger et de me reposer. Le téléphone a vibré. J’ai vu qu’il s’agissait de René. J’ai fermé le livre. Nous avons commencé à parler des petites choses de la vie. Et, comme d’habitude, nous avons dévié sur la politique et les affaires du pays. Nous avons discuté de ce qui fait actuellement l’actualité, la statuaire coloniale.
Esprit universel et scrupuleux, il a commencé à faire l’inventaire de notre histoire. En s’attardant sur les détails. Sans jamais nier les complexités de la grande aventure humaine. Tous les deux, évidemment, sommes pour le déboulonnement des statues de ceux qui ont participé à l’aventure barbare de la colonisation. Et leur confinement dans les musées. Nous avons parlé de notre histoire, difficile et jonchée d’épines. Nous avons conclu que les blessures de la mémoire ne doivent pas nous pousser vers un jugement binaire. Nous avons aussi évoqué les femmes et les hommes qui se sont sacrifiés pour l'avènement d'une terre de liberté. Nous avons parlé de Senghor. Je lui ai dit que mon jugement, concernant le premier président de la République du Sénégal, a évolué. Je vois, aujourd’hui, ce dernier comme le bâtisseur de notre nation. Mais je le trouve très décevant. Il était doté d’une culture exceptionnelle. Il était ancré dans ses humanités africaines. Pourtant, il s’est fourvoyé dans son activité politique. Dans sa relation, aussi, avec des hommes de sciences et de culture, de son époque. Qu’il a beaucoup censuré. Dernièrement, j’ai lu son petit ouvrage, Pour une relecture africaine de Marx et d’Engels.
J’ai dit à René que je trouvais Senghor très contradictoire. Dans le recueil, Senghor fustigeait l’attitude des intellectuels africains de gauche. Qui, selon lui, «n’ont pas compris » le socialisme scientifique. Senghor était même catégorique et sans nuance. En affirmant que la majorité des intellectuels africains ont lu Marx et Engels « avec des yeux de parisiens, de londoniens et de new-yorkais ». Plus loin, il invitait à « penser et agir par nous-mêmes et pour nous-mêmes ». Et il ajoutait que les vertus nationales faisaient partie des productions non matérielles. Comment pouvait-il admettre que la langue était un élément à part entière de la superstructure, et refuser l’utilisation des langues nationales dans l’administration et les écoles ? Faut-il en déduire une schizophrénie des élites africaines. Qui doivent, tout le temps, négocier avec une juxtaposition de mondes. Et, pour certaines, ne veulent en aucun cas abandonner leurs privilèges - la maîtrise de la langue française en fait partie.
René m’a raconté une histoire, concernant le livre. La parution du recueil avait donné lieu à une controverse idéologique dans la presse d’Etat. Le Soleil avait, à l’époque, ouvert ses colonnes à Abdoulaye Elimane Kane. Le philosophe avait alors critiqué, dans une tribune, les idées du président-poète. Une première dans l’histoire de notre pays. La presse n’était pas libre. C’était donc un événement. Nous vivons une époque où la presse est épanouie. Où la liberté d’opinion est, presque, consacrée. Et oublions, parfois, que le chemin a été périlleux. Qu’il a fallu, à certains moments, l'intrépidité de porteurs de sacrifice. Sur Senghor, René m’a à peu près confié ceci : « Il faut juger les hommes selon le contexte. Senghor représentait le prolongement idéologique et institutionnelle de la colonisation. S’il n’avait pas le choix, on aurait pu le mettre du bon côté de l’histoire. Mais il y avait des femmes et des hommes de refus. Il n’en faisait pas partie. »
C’est exact. D’autres figures, connues ou ignorées de notre histoire, se sont dressées. Des forces patriotiques, qui n’ont pas transigé sur la souveraineté. On pourrait présumer que ces femmes et ces hommes sont venus tôt. Que nenni. C’était une période cruciale de notre nation. L’étape de la liberté pour tous - qui malheureusement a été manquée. Car partout ailleurs, le même cri gonflait les poitrines : l’être-soi. C’est-à-dire la liberté, la justice et l’égalité. Pour tous les hommes et les femmes. Pour tous les peuples. On doit, je le pense, à Senghor les institutions républicaines - quoique brinquebalantes - qui nous protègent aujourd’hui de l’arbitraire. Il est, à mon avis, le meilleur chef de l’Etat que nous ayons eu. Mais, il a assuré la pérennité d’un système colonial, semi-féodal et obscurantiste. Senghor a participé activement « à la stabilisation du système néocolonial ». À l’émergence d’un pouvoir maraboutique, obscurantiste.
Le rapport de forces de l’époque ne peut justifier, à lui tout seul, l’absence d’initiatives révolutionnaires. Pour sortir les masses sénégalaises de la longue nuit de l’oppression. En vérité, Senghor n’était pas un homme de l’Aube. Il ne faisait pas partie de ceux qui se lèvent lorsque le jour est encore brumeux. Qui savent que midi sera rude. Et minuit enveloppé par les ténèbres. Mais qui s’en vont porteurs d’espoir. Pour annoncer une nouvelle aurore. La tête haute, le front digne, le poing courageux. Ces femmes et ces hommes, qui n’attendent pas que « toutes les conditions subjectives et objectives soient réalisées », avant d’enfourcher leur monture. Comme l’écrivait Régis Debray, dans sa préface sur Les grands révolutionnaires d’Amérique latine. « C’est parce que la route est longue qu’il vaut mieux seller son cheval de bon matin plutôt que de pourrir sur pied en attendant le soir. Car à trop attendre l’espérance, elle aussi, pourrit toute seule. » Au Sénégal, ces femmes et ces hommes, qui ont, contre l'impérialisme et parfois contre la société, préféré la souveraineté et la dignité, sont nombreux.
René m’a révélé des histoires d’héroïsme, dont je n'avais pas connaissance. Ainsi, pendant trois heures, j’ai noté dans ma mémoire. Des récits. Des noms. Moussa Kane, Eugénie Aw, Marie Angélique Savané, Aloyse Ndiaye, Momar Coumba Diop, Bouba Diop, Penda Mbow, Fatima Dia, Pape Touty Sow, Alymana Bathily, Fatou Sow, Pathé Diagne, Amadou Top, Daba Fall, Sakhir Diagne, Dame Babou, El Hadj Amadou Sall, Nafissatou Diouf, Marithew Chimère Diaw, Mamadou Mao Wane, Ismaila Sarr, Abdoul Aziz Sow, Landing Savané, Mamadou Diop « Decroix », Jo Diop, Djiby Gning, Idrissa Fall, Boubacar Boris Diop, Mamadou Ndoye, Magatte Thiam, Samba Dioulé Thiam, Abdoulaye Bathily, Alioune Sall « Paloma », Ada Pouye, Abdou Fall, Mody Guiro, Mahmoud Kane, Awa Ly… Pour ceux qui sont encore là. Nous avons convoqué d’autres noms. Ceux des combattants des temps héroïques. Du PAI, et du RND pour la plupart. De Seydou Cissokho, Majmouth Diop, Tidiane Baïdy Ly, Mawade Wade, Madicke Wade - il ne s’agit pas de l’ancien ministre de la Justice -, Cheikh Anta Diop, Babacar Niang, Cheikh Mbacké Gaïnde Fatma, Bocar Cissoko, Amath Dansokho, Sémou Pathé Gueye, Abdoulaye Ly, Makhtar Diack, Ibrahima Sarr, Thioumbé Samb, Abdoulaye Gueye « Cabri, », Valdidio Ndiaye, Marianne d'Enerville, Rose Basse (arrêtée à la Bourse du travail en 1968 avec Christiane Sankalé, la mère de René), Seyni Niang, Félicia Basse, Samba Ndiaye, Omar « Blondin Diop », Papa Gallo Thiam… Quelles leçons ces « vies fiévreuses », insoumises nous apprennent-elles aujourd’hui ?
D’abord, que la génération actuelle est la moins courageuse de l’histoire du Sénégal. Ensuite, qu’elle est la plus pauvre. Intellectuellement. Elle manque d’épaisseur et de générosité. Ses élans d’émancipation sont minces. Même si elle étouffe. Elle est caractérisée par une torpeur politique et une incapacité idéologique. Si elle se bat parfois, les termes du problème sont flous. Combat-elle pour la justice sociale et les libertés individuelles ? Pour le progrès de la conscience ? Pour la démocratie spirituelle ? Met-elle la dignité de l’Homme au-dessus de tout ? Ou veut-elle seulement imposer un ordre nouveau, conservateur et toujours oppressant ? Il faut savoir, pour reprendre Fanon, si ceux qui se battent, aujourd’hui, disent « non à une tentative d’asservissement ». Ou s’ils sont seulement poussés par la fougue de leur bigoterie ? Enfin, nous pouvons dire que ce qui compte, c’est le souci de l’Homme et le courage de l’indépendance. Demain, c’est à cette aune que l'histoire jugera.
Retrouvez sur SenePlus, "Notes de terrain", la chronique de notre éditorialiste Paap Seen tous les dimanches.
Le mouvement qui s’oppose au racisme anti-noir à travers le monde se prolonge au Sénégal et ailleurs dans une remise en cause effective du colonialisme - SenePlus rend hommage à quelques patriotes sénégalais
Le mouvement qui s’oppose au racisme anti-noir à travers le monde se prolonge au Sénégal et ailleurs dans une remise en cause effective du colonialisme et principalement du néo-colonialisme qui perdure aujourd’hui encore en l’Afrique francophone tout particulièrement.
SenePlus rend hommage à quelques patriotes sénégalais qui ont porté ce combat toute leur vie :
EXCLUSIF SENEPLUS - Dans sa méthode de gestion de crise, l'ancien chef de l'Etat pouvait se révéler d’une brutalité inouïe et d’un art maîtrisé de la manœuvre périlleuse - PRÉSIDENT ET GESTION DE CRISE, ‘’QUAND L’HEURE EST GRAVE !’’
L’adage dit que c’est au pied du mur que l’on reconnaît le maître-maçon. Dans la même temporalité, c’est par et dans la gestion de crise(s) de magnitude ‘’secousse du régime’’ sur l’échelle d’une Nation-État, que l’on apprécie les choix, les décisions et le leadership d’un chef d’Etat dans sa fonction de président de la République. Le Think Tank Africa WorldWide Group en partenariat avec SenePlus vous propose Feuilleton managérial : Président et Gestion de crise, ‘’quand l’heure est grave !’’. Pour cette première épisode de ''Président et Gestion de crise ‘’quand l’heure est grave’’, Style et Méthode de gestion de crise du président Léopold Sédar Senghor (Léo le poète).
Sous Senghor, la gestion de crise, en tant que Management de la Très Haute Performance, était avant tout, Poésie et Figures de style. Tantôt en analogie (en comparaison, ou en métaphore, ou en allégorie, ou en personnification). Tantôt en substitution (en métonymie, ou en synecdoque, ou en périphrase, ou en antonomase). Mais toujours en Rhétorique et en Style. Dans son Style de gestion de crise ‘’l’heure est grave’’, le président Senghor, est poète en la matière. S’il n’est pas l’acteur principal, il en est le metteur en scène ou alors le réalisateur. Jamais dépassé par les événements. Dans sa Méthode de gestion de crise, Senghor pouvait se révéler d’une brutalité inouïe et d’un art maîtrisé de la manœuvre périlleuse. Au point que Senghor, tout en gérant et incarnant le pouvoir politique d’Etat, savait aussi jouer tantôt les figures de l’opposition (en antithèse, ou en antiphrase, ou en oxymore), tantôt jouer les figures de l’amplification (en hyperbole, ou en gradation, ou en répétition).
Le président Senghor, durant sa présidence (1962-1981) a eu à faire face à trois crises de magnitude ‘’secousse du régime’’: une crise politique, une crise universitaire et une crise alimentaire. Le président Senghor, au chapitre de sa gestion de sa crise politique de 1962, s’en est sorti haut la main, en parvenant à caporaliser le pouvoir judiciaire et faire coffrer Mamadou Dia, à la suite d’une parodie de justice. Avant de régner pendant vingt ans sans tempêtes politiques majeures ; en instaurant l’hyper-présidentialisme, un monarque républicain. Au chapitre de sa gestion de sa crise universitaire de Mai 68 qui a failli l’emporter pour de peu, lui et son régime, le président Senghor a pu redresser la barre et reprendre les choses en main, in-extremis, au prix de plusieurs concessions et compromis accordés. Enfin, le président Senghor va faire face à la pire crise alimentaire qu'a connue le Sénégal, la crise de la famine due à la grande sécheresse des années 1973-1974. On n’avait jamais vu une telle sécheresse au Sénégal, écrira le président Senghor, dans l’un de ses formidables textes. Le président Senghor se sortira de cette terrible crise alimentaire - la famine -, en s’endettant auprès du FMI et de la Banque mondiale. C’est d’ailleurs, l’acte fondateur des relations Sénégal-Institutions de Bretton Woods, qui jusqu’à ce jour, nous tiennent la gorge. Pour gérer cette crise, Senghor va s’offrir à l’Aide au Développement et ouvrir le Sénégal sur les marchés du Capitalisme libéral.
En 1980, le président Senghor a vu venir à vive allure et en grande chevauchée, un Nouvel Ordre Mondial, un nouveau Monde : la Mondialisation/Globalisation. Sentant qu’il a fait son temps et réalisant qu’il faut changer complètement de disque dur mental pour affronter les défis et les pièges du Monde Nouveau (la Mondialisation) qui pointait à l’horizon, Senghor organise sa succession en 1981, en se choisissant son propre successeur- un homme de son temps à l’époque -. Éminemment poète et foncièrement intellectuel, Senghor au sommet de son art, a préféré partir quand tout le monde lui demandait de rester que de rester quand tout le monde lui demandera de partir.
Lundi 1er Juin 2020, votre épisode (2/4) portera sur le président Abdou Diouf - Président et Gestion de crise, ‘’quand l’heure est grave!’’
OMAR BLONDIN DIOP : EN QUÊTE DE RÉVOLUTION AU SÉNÉGAL
Sa mort ne peut être isolée comme un malheureux accident de l’Histoire - Les méthodes autoritaires déployées par l’actuel gouvernement illustrent à quel point l’impunité se nourrit du passé
Le 11 mai 1973, les autorités sénégalaises annoncent la mort d’Omar Blondin Diop, jeune militant et artiste âgé de 26 ans détenu à la prison de Gorée. Depuis près d’un demi-siècle, la version officielle du suicide est largement contestée par de nombreuses voix dénonçant un assassinat. Retour sur le parcours de Blondin Diop et une période de quête de révolution au Sénégal.
En 2013, la famille d’Omar Blondin Diop organisa une cérémonie commémorative à sa mémoire, quarante ans après sa mort à Gorée. Pendant des siècles, l’île fut un point de transit majeur pour les navires européens déportant d’innombrables captifs asservis africains vers le continent américain. Dans le cadre de la commémoration, ses proches installèrent un portrait de lui dans son ancienne cellule, devenue depuis une salle d’exposition du principal musée historique du Sénégal. Le cliché date de 1970 ; Omar Blondin Diop était alors étudiant-professeur en philosophie, tout juste expulsé de France vers le Sénégal. Il participa, à l’image de nombreux autres étudiants de l’époque, aux manifestations de « Mai 68 ». Quelques années plus tard, le dissident devint martyr. À sa mort en détention, quatorze mois après avoir été condamné à trois ans de prison pour « atteinte à la sureté de l’État », les autorités sénégalaises affirmèrent qu’il s’était suicidé. Mais de nombreuses voix eurent de bonnes raisons de soupçonner son assassinat. Depuis lors, sa famille exige sans relâche que justice soit faite, et militants ainsi qu’artistes ont pris les devants dans le maintien de sa mémoire.
La mort d’Omar Blondin Diop ne peut être isolée comme un malheureux accident de l’Histoire. Il s’agit, au contraire, d’un épisode tragique se situant dans une longue série de violences menées par l’État du Sénégal. Il est peu courant de mettre l’accent sur les mouvements de résistance au régime de Léopold Sédar Senghor, ou de leur donner du crédit, car le premier président du Sénégal (1960-1980) réussit à ériger le pays en « exemple démocratique ». Les récits officiels des décolonisations africaines ont souvent résumé le processus de libération du colonialisme européen à la naissance d’États nouvellement indépendants. Or, la persistance d’intérêts étrangers, soutenus et alimentés par nombre de classes dirigeantes nationales, fut un spectacle courant dès les années 1960. Suite aux indépendances politiques nominales, les autocraties du continent, soutenues par les anciennes métropoles coloniales, firent le pari de maintenir leur pouvoir en étouffant les perspectives révolutionnaires de mouvements appelant à l’émancipation de l’impérialisme et du capitalisme. Le Sénégal n’a certes pas connu les mêmes crises politiques que ses voisins, mais la mythification de « l’humanisme républicain » du « poète-président » Léopold Sédar Senghor a brouillé notre appréciation de son action politique. Sous l’Union progressiste sénégalaise, le parti unique qu’il dirigea, les autorités déployèrent des méthodes brutales de répression ; intimidant, arrêtant, emprisonnant, torturant et tuant ses dissidents [1]. Omar Blondin Diop fit partie de ceux-ci.
Blondin Diop est né dans la colonie française du Niger en 1946. Son père, médecin africain, avait été transféré de Dakar, la capitale administrative de l’Afrique-Occidentale Française, à Dosso, petite ville près de Niamey. Ses positions politiques n’étaient pas des plus radicales, mais les autorités coloniales le soupçonnaient de sentiment anti-français en raison de ses activités syndicales et son soutien à la Section française de l’internationale ouvrière [2]. Craintive du renforcement des mouvements anticoloniaux aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, la métropole surveillait de près ceux qu’elle dénommait « éléments anti-français ». Une fois que sa famille fut autorisée à rentrer au Sénégal, Blondin Diop passa son enfance essentiellement à Dakar. À l’âge de 14 ans, il s’installa en France, où son père reprit ses études de médecine [3].
Blondin Diop vécut en France pour la majeure partie des années 1960. À Paris, il poursuivit des études littéraires et approfondit sa connaissance des classiques de la philosophie occidentale, d’Aristote et Kant à Hegel et Rousseau [2]. Dans la foulée de son admission à l’École normale supérieure, il commença à fréquenter des cercles militants et participa activement aux débats organisés par divers groupes de gauche [4]. C’est une époque où les mouvements anticapitalistes en Europe puisaient leur inspiration de la Révolution culturelle en Chine et s’opposaient avec virulence à l’ingérence militaire américaine au Vietnam. Les étudiants africains en France, au nombre de dix mille en 1968, militaient davantage dans des logiques nationales ou panafricaines. Blondin Diop, pour sa part, avait un pied dans les deux mondes. Peu de temps après avoir entendu parler du militant sénégalais, le cinéaste Jean-Luc Godard le sélectionna pour jouer dans son film La Chinoise (1967) [5]. Inspiré par les écrits de Spinoza, Marx et Fanon [6], Blondin Diop cultivait l’éclectisme théorique – entre le situationnisme, l’anarchisme, le maoïsme et le trotskisme, il puisait sa pensée politique d’une multitude de courants idéologiques, en se donnant la liberté de toujours voir le monde à travers ses propres lunettes [7].
En raison de ses activités politiques, Blondin Diop fut expulsé de France vers le Sénégal à la fin de l’année 1969. Aux côtés d’autres camarades sénégalais ayant étudié en Europe, il participa au Mouvement des jeunes marxistes-léninistes, dont une des scissions donna naissance au front anti-impérialiste And Jëf. Repoussant les structures formelles, Blondin Diop promut la performance artistique et développa le projet d’un « théâtre dans la rue qui dira ce qui préoccupe et intéresse le peuple », étroitement lié au Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal. Se penchant sur l’art et son potentiel révolutionnaire, Blondin Diop écrit : « Avant de jouer dans un quartier il faudra en connaître les habitants, s’implanter parmi eux notamment parmi les jeunes [...]. Notre théâtre ira sur les lieux de rassemblement de la population (marchés, cinéma, stades) [...] S’efforcer donc de donner à chaque thème, à chaque situation, à chaque personnage, une dimension africaine. […] Surtout fabriquer soi-même tout ce qu’il est possible de fabriquer [...] Conclusion morale : Plutôt la mort que l’esclavage » [8].
Le Sénégal indépendant était un espace néo-colonial. Senghor s’était initialement opposé à l’indépendance immédiate, plaidant plutôt pour une autonomie progressive sur vingt ans [9]. Ainsi, lorsqu’il devint président, il appela régulièrement au soutien de la France. En 1962, Senghor accusa hâtivement son collaborateur de longue date Mamadou Dia, président du Conseil des ministres, d’avoir tenté un coup d’État contre lui – Dia fut par la suite arrêté et emprisonné pendant plus d’une décennie [10]. En 1968, à l’éclatement d’une grève générale à Dakar, qui s’étendit au reste du pays, la police réprima le mouvement avec l’aide des troupes militaires françaises [11]. La proximité de Senghor avec la France atteint son apogée en 1971, à l’occasion de la visite d’État du président français Georges Pompidou, ami proche et ancien camarade de classe [12]. Pendant plus d’un an, Dakar s’était préparé à son bref séjour de 24 heures. Sur la voie principale du cortège officiel, les autorités avaient réhabilité routes et bâtiments, tentant d’invisibiliser tout signe de pauvreté dans la capitale.
Pour nombre de jeunes militants radicaux, ce fut la goute de trop ; la réception du président français était une provocation ouverte [3]. Quelques semaines auparavant, un groupe s’inspirant du Black Panther Party américain et des Tupamaros uruguayens incendia le centre cultural français de Dakar. Au moment de la visite, il tenta d’attaquer le cortège présidentiel mais les quelques jeunes furent arrêtés. Parmi les condamnés figuraient deux frères de Blondin Diop. Lui aussi croyait en l’action directe mais n’était pas impliqué dans l’attaque ; il était retourné à Paris quelques mois plus tôt, après la levée de sa mesure d’expulsion [13]. Dans la tourmente, Blondin Diop décida, avec plusieurs amis, de quitter la France afin de s’initier à la lutte armée. À bord de l’Orient-Express, ils traversèrent l’Europe en train, avant d’atteindre un camp syrien composé de fedayins palestiniens et de guérilléros érythréens. Leur plan était d’enlever l’ambassadeur de France au Sénégal en échange de leurs camarades emprisonnés [14]. Au bout de deux mois, Blondin Diop et ses amis passèrent du désert à la ville. Ils avaient l’espoir d’obtenir le soutien du Black Panther Party, qui avait brièvement ouvert un bureau international à Alger. Mais une scission au sein du mouvement les obligea à revoir leur stratégie. Après un court passage à Conakry, ils se dirigèrent à Bamako, lieu de résidence d’une partie de la famille Blondin Diop. De là, ils se réorganisèrent.
La police arrêta le groupe à la fin du mois de novembre 1971, quelques jours avant une visite d’État du président Senghor, sa première dans le pays depuis l’éclatement de la Fédération du Mali en 1960. Les services de renseignement maliens, sous la tutelle du directeur notoire de la sûreté Tiékoro Bagayoko, les avaient étroitement surveillés pendant des mois. Dans la poche de Blondin Diop, ils trouvèrent une lettre mentionnant le plan d’évasion de ses camarades en prison. Extradé vers le Sénégal, il fut condamné à trois années de réclusion. Pour la majeure partie de leurs journées à Gorée, les détenus n’étaient pas autorisés à quitter leur cellule. Afin de minimiser les interactions, ils ne pouvaient être en présence de la lumière du jour qu’une demi-heure le matin et une demi-heure l’après-midi. Jours et nuits se confondirent, les nuits s’éternisèrent, la torture y était courante [3].
La nouvelle tomba le 11 mai 1973 : Omar est mort. Il avait 26 ans. L’annonce fit l’effet d’une bombe. Des centaines de jeunes prirent d’assaut les rues et inscrivirent sur les murs de la capitale : « Senghor, assassin ; On tue vos fils, réveillez-vous ; Assassins, Blondin vivra ». D’emblée, l’État du Sénégal maquilla le crime. Allant à l’encontre des ordres officiels, le juge d’instruction chargé de l’affaire inculpa deux suspects. Il avait découvert dans le registre de la prison que Blondin Diop s’était évanoui la semaine précédant l’annonce de sa mort « par suicide » et l’administration pénitentiaire fit comme de rien n’était. Mais avant qu’il n’eût le temps de procéder à l’arrestation d’un troisième suspect, les autorités le remplacèrent par un autre juge qui mit fin aux poursuites judiciaires par « ordonnance d’incompétence » [15]. Tous les 11 mai jusque dans les années 1990, les forces armées encerclèrent la tombe de Blondin Diop afin d’empêcher toute forme de commémoration publique [3].
Depuis des décennies, Omar Blondin Diop a été une source d’inspiration pour militants et artistes [16]. Expositions, peintures et films continuent de revisiter son histoire – une qui fait tristement écho au contexte politique d’aujourd’hui. Les méthodes autoritaires déployées par l’actuel gouvernement du Sénégal illustrent à quel point l’impunité se nourrit du passé. Ces dernières années, celui-ci s’est efforcé de restreindre la liberté de manifestation, détourner les fonds publics et abuser de ses pouvoirs. Tant que la responsabilité politique devant le peuple ne demeure qu’un concept théorique attrayant pour les bailleurs de fonds internationaux, les pratiques du passé sont vouées à perdurer. Être activiste au Sénégal aujourd’hui, c’est courir le risque de se faire intimidé, arrêté, emprisonné arbitrairement ; Guy Marius Sagna et tant d’autres en ont fait les frais. Dans ce contexte, l’État sénégalais ne compte pas réouvrir le dossier Omar Blondin Diop. Toutefois, comme le répète sa famille, « quelle que soit la longueur de la nuit, le soleil finit toujours par se lever ».
Florian Bobin est étudiant en Histoire africaine. Ses recherches portent sur les luttes de libération dans l’ère post-coloniale, notamment au Sénégal sous la présidence de Léopold Sédar Senghor. Loin d’être une finalité, cet article est une contribution synthétique d’un projet de recherche biographique en cours. Il a été rendu possible grâce aux ressources inestimables et au précieux temps de la famille, des ami(e)s et des connaissances d’Omar Blondin Diop, ainsi que militant(e)s et chercheur(se)s. Profonds remerciements à : Dialo Diop, Cheikh Hamala Diop, Alioune Sall ‘Paloma’, Ousmane Blondin Diop, Pape Konare Niang ‘Niangus’, Alymana Bathily, Jean-Claude Lambert, Omar Blondin Diop Jr, Mareme Blondin Diop, Khaly Moustapha Leye, Antoine Lefébure, Gilbert Vaudey, Bertrand Gallet, Michelle Zancarini-Fournel, Marc-Vincent Howlett, Patrick Talbot, Roland Colin, Aziz Salmone Fall, Ndongo Samba Sylla, Karim Ndiaye, Marie-Angélique Savané, Pape Touty Sow, Amadou Diagne ‘Vieux’, Ibez Diagne, Mansour Kebe, Ousmane Ndongo, Alioune Diop, Papalioune Dieng, Ndèye Fatou Kane, Kibili Demba Cissokho, Bara Diokhane, Barka Ba, Majaw Njaay, Khouma Gueye, Maky Sylla, Alhassane Diop, Hugues Segla, Fatimata Diallo Ba, Khalil Diallo, Awa Mbengue, Vincent Meessen, Pascal Bianchini, Françoise Blum, Martin Mourre, Omar Gueye, Armelle Mabon, Christelle Lamy, Woppa Diallo, Yannek Simalla, Leo Zeilig, David Morton, Tristan Bobin, Njoki Mbũrũ, Njambanene Koffi.
En couverture : Vincent Meessen, Quinconce, 2018. Détail d’une série sérigraphique représentant Omar Blondin Diop lisant le 12ème numéro de L’Internationale situationniste (1969), Dakar, vers 1970. Photo originale de Bouba Diallo.
[2] Cette information provient de Dialo Diop (frère d’Omar Blondin Diop) en conversation avec Cases Rebelles (9 mai 2018) et Omar in Memoriam (11 mai 2018).
[3] Cette information provient de Cheikh Hamala Diop (frère d’Omar Blondin Diop) en conversation avec Florian Bobin (12 juillet 2018 & 4 juillet 2019).
[4] L’historienne Michelle Zancarini-Fournel met l’accent sur le rôle de Blondin Diop dans la mobilisation étudiante en 1968 (leurs chemins s’y sont croisés) dans son avant-propos « En souvenir d’Omar » de l’ouvrage collectif Étudiants africains en mouvement : contribution à une histoire des années 1968 (Éditions de la Sorbonne, 2017, pp. 11-12). « Il n’a probablement pas fréquenté beaucoup les cours cette année-là, mais il était de tous les débats organisés par les groupes politiques d’extrême gauche », écrit-elle.
[5] L’actrice et auteure Anne Wiazemsky décrit la rencontre entre Blondin Diop et Jean-Luc Godard, son partenaire à l’époque, dans son roman Une année studieuse (Gallimard, 2012, pp. 157-158). Après avoir appris que le réalisateur cherchait « un étudiant marxiste-léniniste », Antoine Gallimard proposa Blondin Diop, un ami à lui. Sous le charme du militant sénégalais, Godard le sélectionna par la suite pour jouer « Camarade X » dans le film La Chinoise (1967).
[6] Cette information provient d’Alymana Bathily (ami proche d’Omar Blondin Diop) en conversation avec Florian Bobin (9 juillet 2019).
[7] Alioune Sall ‘Paloma’ (un ami proche d’Omar Blondin Diop) insiste sur la nécessité de comprendre Blondin Diop comme un être complexe, aux multiples facettes, dans son témoignage à l’occasion du 40ème anniversaire de la mort de son ami (10 mai 2013).
[8] L’artiste Vincent Meessen a publié le « Projet de théâtre urbain » de Blondin Diop (vers 1970) dans son livre L’autre Pays (Sternberg Press, 2018, pp. 38-39).
[9] Cette information provient de Roland Colin (directeur du cabinet du président du Conseil sénégalais Mamadou Dia, 1957-1962) en conversation avec Étienne Smith et Thomas Perrot pour Afrique contemporaine (2010, p. 118).
[10] Depuis l’indépendance du Sénégal en 1960, le président du Conseil Mamadou Dia appelait avec insistance pour la décentralisation des administrations publiques et le renforcement des collectivités paysannes. Vers la fin de l’année 1962, les tensions grandissantes au sein du parti au pouvoir (l’Union progressiste sénégalaise, UPS) ont vu s’opposer sympathisants de Senghor et de Dia. Au sein des premiers, certains décidèrent de voter une motion de censure à l’encontre du gouvernement Dia. À l’époque, chaque décision passait en premier lieu par le parti, étant entendu qu’il représentait la seule force politique reconnue. Dia s’opposa à une motion qu’il jugeait illégitime et Senghor l’accusa de « tentative de coup d’État ». Le 18 décembre 1962, Senghor ordonna l’arrestation de Dia, aux côtés des ministres Valdiodio N’diaye, Ibrahima Sarr, Joseph Mbaye et Alioune Tall. Ils furent incarcérés dans l’aride région de Kedougou jusqu’en 1974. Mansour Bouna Ndiaye (jeune cadre de l’UPS en 1962) et Roland Colin (directeur de cabinet de Mamadou Dia, 1957-1962) partagent leur version de la « crise de décembre 1962 » dans leurs mémoires respectifs Panorama politique du Sénégal ou Les mémoires d’un enfant du siècle (Les Nouvelles Éditions Africaines, 1986, pp. 136-154) et Sénégal notre pirogue : au soleil de la liberté (Présence africaine, 2007, pp. 253-293). Colin témoigna également dans Archives d’Afrique (Radio France Internationale, 2019).
[11] Cette information provient de l’historien Omar Gueye dans son ouvrage Mai 1968 au Sénégal, Senghor face au mouvement syndical (Éditions Karthala, 2017, p. 246).
[12] Léopold Sédar Senghor et Georges Pompidou se rencontrèrent en 1928 au prestigieux lycée Louis-le-Grand. Maintenant une profonde amitié à travers les années, ils collaborèrent politiquement par la suite, de manière quasi continue entre 1962 et 1974. Alors que Senghor fut président du Sénégal (1960-1980), Pompidou devint premier ministre (1962-1968) et président (1969-1974) de la France. Quand Pompidou visita Dakar en février 1971, Senghor déclara sur le tarmac de l’aéroport : « Le peuple sénégalais se sent particulièrement honoré de recevoir le président de la République française […]. Car l’amitié franco-sénégalaise remonte à près de trois siècles. […] Enfin, je suis heureux d’accueillir dans mon pays un vieux camarade de lycée et un ami ».
[13] Les autorités sénégalaises se félicitèrent de l’implication du Président Senghor dans la levée de la mesure d’expulsion du territoire français de Blondin Diop (Livre Blanc sur le suicide d’Oumar Blondin Diop, République du Sénégal, 1973, pp. 14-15). Les historiens Françoise Blum et Martin Mourre exposent ses motivations potentielles dans leur article Omar Blondin Diop : d’un monde l’autre (Centre d’histoire sociale des mondes contemporains, 2019) : « Les sources de police expliquent cette intervention par le désir de Senghor de débarrasser le Sénégal du très actif Omar Blondin. Il aurait préféré le savoir en France. De notre côté, nous pensons plutôt que Senghor était soucieux que l’étudiant puisse poursuivre des études brillamment commencées et soit donc l’un des fleurons de la future élite sénégalaise ». Il semble évident que Senghor se voyait en Blondin Diop : tous deux étaient Sénégalais, éduqués en France et de formation littéraire classique. Surement percevait-il en son jeune compatriote un potentiel descendant politique. Mais Blondin Diop était réputé pour sa critique acerbe de la politique senghorienne. Le suivant de près à la fin des années 1960, les autorités préféraient sans doute le savoir en dehors du pays.
[14] Cette information provient d’Alioune Sall ‘Paloma’ en conversation avec Françoise Blum et Martin Mourre pour Maitron (8 mai 2019).
[15] Cette information provient de Moustapha Touré (doyen des juges d’instruction du tribunal de Grande instance de Dakar, en charge du dossier Blondin Diop) en conversation avec La Gazette (21 décembre 2009). Dans cet entretien, il raconte les coulisses de l’affaire et l’ingérence de l’État dans la procédure judiciaire : « J’avais pris la décision d’inculper les agents pénitentiaires qui avaient sous leur responsabilité la garde du détenu Oumar Blondin Diop. Ils étaient trois, mais je n’avais prononcé que l’inculpation de deux d’entre eux, en attendant de le faire pour le troisième. A l’époque, nous étions sous le règne absolu d’un parti unique. L’ordre qui était en vigueur laissait peu de liberté de manœuvres aux hauts fonctionnaires que nous étions. Et pourtant, j’avais accompli avec responsabilité et de façon loyale mon devoir de juge, là où d’autres auraient choisi de faire autre chose, en obéissant aux ordres émanant de l’autorité politique. J’avais naturellement refusé et étais arrivé à une décision d’inculpation, car j’étais convaincu, contre l’avis de mon ministère et de l’Etat, que le détenu ne pouvait pas se suicider. Cela était impossible dans les conditions où le rapport d’autopsie présenté voulait faire accréditer la thèse du suicide. J’ai été renforcé dans une telle conviction par les relevées sur la main courante [registre] de la prison. Celle-ci portait des mentions édifiantes à cet égard. Cette main courante mentionnait en effet que le détenu Oumar Blondin Diop s’était évanoui, dans le courant de la semaine où il a été déclaré mort par suicide. Or, il n’a été mentionné nulle part sur cette même main courante d’examen médical ordonné, en vue de déterminer les causes de l’évanouissement constaté. Les circonstances laissaient voir des indices crédibles et concordants, tendant à prouver que le suicide, officiellement évoqué pour justifier la mort d’Oumar Blondin Diop, était en réalité un maquillage. J’ai alors décidé, dans le secret de mon cabinet d’instruction d’inculper. Après cette inculpation, jugée téméraire à l’époque, j’ai immédiatement été affecté. Dix jours après, j’ai été promu président du tribunal de Dakar et conseiller à la Cour d’Appel. Disons qu’à l’époque c’était comme une sorte de promotion-sanction qui tentait de masquer sa vraie nature ».
ALIOUNE DIOP, LA GRANDE OMBRE DES LUMIÈRES TRANSAFRICAINES
La silhouette d'Alioune Diop fut de tous les rendez-vous de la pensée - Métronome de la circulation des idées, il favorisa avec le concours de la trinité de la négritude (Césaire, Senghor, Damas), le bouillonnement du Paris Noir
" Il y a 40 ans Alioune Diop s'éteignait à Paris. Que le voile de l'oubli ne tombe pas sur sa mémoire "...
Ces mots simples et intenses reçu aujourd'hui de l'une des filles du défricheur de talents et organisateur de l'intelligentsia transafricaine que fut Alioune Diop, nous rappellent à l'impératif de mémoire et au devoir de reconnaissance envers un homme auquel nous devons tellement d'éblouissement.
Dans " Les précurseurs de Kafka ", un essai d'archéologie du savoir, Jorge Luis Borges identifie les figures qui ont rendu possible l'éclosion du génie de Prague. Quiconque entreprendrait dans le paysage intellectuel de l'Afrique d'après la seconde guerre mondiale une rétrospective similaire, croiserait les pas de ce meneur d'hommes à presque toutes les intersections. Les grandes dates qui jalonnent le parcours des clercs africains sont liées au fondateur de la Revue puis des éditions Présence Africaine.
En fait de présence, la silhouette de Alioune Diop fut de tous les rendez-vous de la pensée. Initiateur à Paris puis à Rome, avant les indépendances, des premier et second Congrès des écrivains et artistes noirs en 1956 et 1959, il inspira en 1966 le Festival Mondial des Arts Nègres qui se tînt à Dakar et vit triompher les princes du verbe que furent Léopold Sédar Senghor et André Malraux.
Métronome de la circulation des idées, il favorisa avec le concours de la trinité de la négritude (Césaire, Senghor, Damas), le bouillonnement du Paris Noir sous l'influence du mouvement Harlem Renaissance. Alioune Diop stimula les rencontres entre les plumes du Continent et celles d'outre-atlantique à partir de son carrefour parisien. L'écrivain étasunien Richard Wright appartient à cette déferlante, cette vague prometteuse de lendemains enchanteurs.
Ce hub fut le foyer de la protestation morale des grandes voix de l'émancipation et des savoirs ethnographiques endogènes. Fédérateur, il faisait cohabiter des sensibilités aussi hétéroclites que celles de Léopold Sédar Senghor et de son cadet Cheikh Anta Diop.
Le Congrès de la Sorbonne réunissait les Haïtiens Jean Price-Mars, Jacques-Stephen Alexis, René Depestre et l'Ivoirien Bernard Dadié pour lequel ce raout constitua une sorte de révélation de l'interchangeabilité des situations de domination.
Dadié publia plus tard " Iles de tempête ", un drame auquel l'île magique, tient lieu de décor historique. Jacques-Stephen Alexis, auteur chez Gallimard de " Compère Général Soleil ", développa dans les colonnes de la Revue Présence Africaine sa théorie du réalisme merveilleux. Dadié publie en 1959 chez Présence Africaine une de ses chroniques sur les grandes métropoles, "Un Nègre à Paris ". Sur Rome il consigna également des notes de voyage et de curiosités qu'il publia en 1969 par l'entremise de l'éditeur qui fut un ami bienveillant. C'est le sujet de sa chronique citadine, " La ville où nul ne meurt ".
Protégé de Abdoulaye Sadji avec lequel il avait milité au cours de ses années dakaroises au Comité d'études franco-africaines et au Rassemblement Démocratique Africain (RDA) de 1945-1946 à son retour en Côte d'Ivoire en 1947 pour rejoindre la section ivoirienne du RDA, Dadié doit à ce compagnonage et à ce bouillon de culture la transposition littéraire du patrimoine de l'oraliculture, celui des contes.
Maximilien Laroche et Laennec Hurbon ont montré dans leurs travaux sur les cultures populaires, la prégnance des contes de Bouki et Malice, la version haïtienne des fabuleuses histoires ouest-africaines de Bouki l'hyène et Leuk le lièvre, dont Senghor et Sadji sont les plus célèbres passeurs. Alioune Diop a fait éclore le talent littéraire de Dadié autant que Pierre Seghers et Gabriel D'Arboussier. Senghor l'avait pressenti en 1944 à Dakar sans que cela ne se concrétise par une publication.
Il y aurait tellement à dire sur Alioune Diop et sur l'aventure séminale de Présence Africaine !
Avant le début du confinement je m'étais rendu Rue des écoles devant la grille close de la librairie, sur les traces des deux poètes dont la médiation m'accompagne (Dadié, Senghor) pour m'imprégner de cette ambiance de l'immuable quartier latin.
À l'heure de repenser d'un point de vue prospectiviste l'Afrique d'après les hégémonies... je songe à ces clercs épris de fraternité universelle, qui n'ont pas hésité à interpréter le monde à travers un idéal de justice, de dignité, de liberté retrouvées.
Honneur à Alioune Diop auquel Frédéric Grah Mel consacre une très instructive biographie aux Presses Universitaires de Côte d'Ivoire (PUCI) : "Alioune Diop le bâtisseur inconnu du monde noir ".
"N'EÛT ÉTÉ LE NON DE LA GUINÉE, LE SÉNÉGAL SERAIT UN TERRITOIRE FRANÇAIS"
Plus jeune prisonnier politique du Sénégal sous Senghor, Dialo Diop revient dans cet entretien sur les conditions d'acquisition de l'indépendance du pays
Plus jeune prisonnier politique du Sénégal sous Senghor, Dialo Diop revient dans cet entretien sur les conditions d'acquisition de l'indépendance du Sénégal.
M. Diop, frère de l'activiste sénégalais Oumar Blondin Diop, est aussi l'ancien secrétaire général du Rassemblement national démocratique (RND), formation politique fondée par le savant Cheikh Anta Diop,
Il dénonce la Françafrique et déclare que le processus d'indépendance n'est pas encore achevé.
A-t-on donné à l'Afrique une réelle indépendance en 1960?
60 ans après l'accession des pays africains à leur souveraineté, le Dr Dialo Diop est interrogé par Rose-Marie Bouboutou, Maxime Domegni et Alassane Dia.
par Florian Bobin
LE MYTHE SENGHOR À L’ÉPREUVE DU SOUVENIR DE L’INDÉPENDANCE
Rappeler qu’il fut et poète et président n’est, en soi, que factuel. Mais associer les deux et refuser de reconnaître l’autoritarisme dont il fit preuve, sous prétexte qu’il fut poète, relève d’un négationnisme historique dangereux
Le 4 avril 2020, Radio France Internationale a publié le portrait de Léopold Sédar Senghor, premier président du Sénégal (1960-1980), dressé par le professeur de littérature et critique Boniface Mongo Mboussa. À l’occasion des soixante ans de l’indépendance du pays, le message est clair : « Senghor a dirigé son pays en professeur, avec méthode et esprit d’organisation. Pendant la saison scolaire, il est président au Sénégal ; en été, il est poète en Normandie ». En somme, Mboussa nous explique que son action politique s’est nourrie de son œuvre poétique car, « poète-président, Senghor ne fut pas l’un sans l’autre ».
Ce récit officiel, devenu monnaie courante depuis plus d’un demi-siècle, est périlleux car il fait l’éloge, en filigrane, de « celui dont la plume importa davantage que l’épée ». Quand bien même le Sénégal n’a pas connu les mêmes crises politiques que ses voisins, la mythification de « l’humanisme républicain » du « poète-président » Léopold Sédar Senghor a brouillé notre appréciation de son action politique. Sous l’Union progressiste sénégalaise (UPS), le parti unique qu’il dirigea, son régime déploya des méthodes brutales de répression ; intimidant, arrêtant, emprisonnant, torturant et tuant ses dissidents. Rappeler qu’il fut et poète et président n’est, en soi, que factuel. Mais associer les deux et refuser de reconnaître l’autoritarisme dont il fit preuve, sous prétexte qu’il fut poète, relève d’un négationnisme historique dangereux. Le pire des défauts est de les ignorer.
Né à Joal en 1906, Léopold Sédar Senghor quitte le Sénégal à l’âge de 22 ans. Arrivé en France en 1928, il y fréquente les cercles littéraires d’intellectuels noirs. Dans les colonnes de L’Étudiant Noir, aux côtés d’écrivains comme Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas, il décrit sa volonté de porter « un mouvement culturel qui a l’homme noir en but, la raison occidentale et l’âme nègre comme instruments de recherche ; car il y faut raison et intuition » [1]. Alors que se développe le courant de la négritude, Senghor poursuit ses études et obtient l’agrégation de grammaire en 1935, devenant ainsi professeur de lettres classiques. D’après son ancien collaborateur Roland Colin, la négritude pour Senghor est davantage un idéal qu’une réalité : heurté à une confiscation identitaire dès le plus jeune âge, à l’école des « pères blancs », il cherchera à la conquérir tout au long de sa vie. « Depuis l’âge de sept ans jusqu’à la fin de sa vie, Senghor a été un homme aux prises avec ses contradictions, avec des sensibilités intimes qui le portaient vers des projets qu’il n’avait pas les moyens d’installer dans sa vie personnelle, à la hauteur de ses aspirations », analyse Colin [2].
Au sortir de la Second Guerre mondiale, Senghor intègre la commission Monnerville, chargée d’assurer la nouvelle représentation des territoires sous occupation coloniale à la future Assemblée constituante française. L’année suivante, il rejoint les rangs de la Section française de l’internationale ouvrière et siège, aux côtés de Lamine Guèye, en tant que député du Sénégal et de la Mauritanie. Dans la foulée, Senghor participe à la création du Bloc démocratique sénégalais, ancêtre de l’UPS, avec Mamadou Dia et Ibrahima Seydou N’daw.
Aimé Césaire disait de Senghor qu’il « savait qu’un jour les Français partiraient ; seulement il prenait son temps. Au fond, il les aimait » [3]. Lorsque, dans son poème « Tyaroye », écrit au lendemain de la tuerie de centaines de tirailleurs au camp militaire de Thiaroye le 1er décembre 1944, Senghor déplore une France « oublieuse de sa mission d’hier », il ne se positionne pas en dehors du cadre colonial. Pour Lilyan Kesteloot, professeur des littératures africaines et critique littéraire, il « avoue [ici] que [la France] représente encore pour lui un idéal de justice, d’honneur, de fidélité à l’engagement pris » [4]. Sa légère défiance ne remet donc pas en cause un solide sentiment républicain qui le voit passionnément chanter, dans Hosties Noires (1948), la bravoure de Charles de Gaulle et Felix Éboué, deux figures de la résistance française à l’occupation allemande.
Naturellement, Senghor est tiraillé quand de Gaulle revient au pouvoir en 1958. Ce dernier promeut alors ardemment le projet de « Communauté française », prévoyant une relative autonomie des colonies en Afrique tout en les maintenant sous tutelle française. De nombreuses plateformes politiques africaines aspirent à trouver une position commune autour du référendum prévu pour septembre 1958 et décident de se regrouper à Cotonou dans un congrès tenu en juillet. L’UPS y envoie une délégation et décide, à son tour, de rallier la position du « non ». Mais à l’approche du vote, Senghor émet ses réserves, ne voulant pas déroger « à une promesse non avouée qu’il avait faite au gouvernement français – à Pompidou et à Debré en fait – de rester dans la Communauté ». Une séparation brutale avec la France n’est pas une option pour lui. « Oui, l’indépendance, personne ne peut y renoncer, mais prenons le temps », argumente-t-il. « Combien de temps ? », lui demande son camarade Dia, en apprenant ce soudain revirement de position. « Vingt ans ! », Senghor lui rétorque-t-il, avant que les deux ne tombent d’accord sur une échéance de quatre ans [5].
Les accords de transfert de compétences de la France à la Fédération du Mali sont finalement signés le 4 avril 1960, mis en application le 20 juin. En à peine deux mois, des tensions internes font cependant éclater l’ensemble fédéral. Au Sénégal, un régime parlementaire à deux têtes, dans lequel Senghor dispose du prestige de la fonction de président de la République, est instauré. Dia, pour sa part, est chargé d’appliquer les politiques intérieures en tant que président du Conseil des ministres et détient le véritable pouvoir décisionnel. Rapidement, les deux camps se polarisent.
En poussant pour la décentralisation de la fonction publique et le renforcement des collectivités paysannes, la politique de Dia met à mal les intérêts de la France. Une faction au sein de l’UPS prépare alors une motion de censure à l’encontre de son gouvernement. Le président du Conseil s’y oppose, au nom de la primauté effective du parti. Accusé de mener un coup d’État, il est arrêté dans la foulée, incarcéré jusqu’en 1974 aux côtés des ministres Valdiodio N’diaye, Ibrahima Sarr, Alioune Tall et Joseph Mbaye [6]. Tout juste deux semaines après les événements, Senghor estime que « dans un pays sous-développé, le mieux est d’avoir, sinon un parti unique, du moins un parti unifié, un parti dominant, où les contradictions de la réalité se confrontent entre elles au sein du parti dominant, étant entendu que c’est le parti qui tranche ». En refusant une motion de censure déposée par des membres du parti, sans que celle-ci soit discutée en interne au préalable, c’est précisément ce que Dia fait. Mais il n’a plus le soutien de Senghor qui, l’année suivante, renforce le poids du pouvoir exécutif en supprimant le poste de président du Conseil.
Dans le contexte international des mobilisations anti-capitalistes et anti-impérialistes de 1968, l’université de Dakar concentre les frustrations. Les tracts qui y circulent accusent Senghor d’être un « valet de l’impérialisme français » et de nombreux étudiants estiment que le pays n’est rien de plus qu’une « néo-colonie ». Le maintien de l’ordre confié à l’armée, les descentes sur le campus provoquent au moins un mort et des centaines de blessés. Étudiants et syndicalistes sont alors déportés et internés dans les camps militaires d’Archinard et Dodji. Non seulement Senghor fait-il appel aux troupes françaises stationnées à Dakar afin de protéger l’aérodrome de Yoff et la centrale électrique de Bel-Air [7], mais il tient également une correspondance régulière avec l’ambassadeur de France au Sénégal à propos de l’évolution de la situation [8]. Au plus fort de la crise, le président propose même au général Jean-Alfred Diallo de prendre le pouvoir s’il le souhaite [9].
Senghor accueille le président français Georges Pompidou au Sénégal pour la première fois en février 1971. À son arrivée, il déclare : « Le peuple sénégalais se sent particulièrement honoré de recevoir le président de la République française […]. Car l’amitié franco-sénégalaise remonte à près de trois siècles. […] Enfin, je suis heureux d’accueillir dans mon pays un vieux camarade de lycée et un ami ». Emblématique de l’ambiguïté des rapports post-coloniaux, cette visite d’État est contestée pendant des semaines par un groupe de jeunes militants. En guise de protestation, ils incendient le Centre culturel français de Dakar, symbole de la culture française au Sénégal. Au moment de la visite, leur tentative d’attentat sur le cortège officiel est déjouée de peu. Ses commanditaires écopent de lourdes peines d’emprisonnement.
Parmi les condamnés figurent deux frères d’Omar Blondin Diop, jeune militant et artiste devenu une figure emblématique du militantisme politique révolutionnaire au Sénégal. Emprisonné en mars 1972 sur l’île de Gorée, il est retrouvé mort dans sa cellule le 11 mai 1973. Les autorités défendent rapidement la thèse du suicide mais de nombreux témoignages, dont celui du juge d’instruction chargée de l’affaire, font état d’un crime maquillé. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, qui entretient avec vigueur le mythe des « conditions humaines de détention » des prisonniers politiques, est le sulfureux Jean Collin, neveu par alliance du président [10]. Le poème de Senghor « Il est cinq heures », paru dans le recueil Lettres d'hivernage (1973), semble faire part du drame : « Il y a Gorée, où saigne mon cœur mes cœurs / […] le fort d’Estrées / Couleur de sang caillé d’angoisse ».
Aux côtés d’autres camarades, Blondin Diop avait participé à la fondation du Mouvement des jeunes marxistes-léninistes, regroupement qui donnera naissance au front anti-impérialiste And Jëf. Frappé par plusieurs vagues d’arrestations massives en 1975, ses militants sont sévèrement torturés dans les geôles du régime de Senghor : mégots de cigarette sur la peau, pendaison par les pieds, chocs électriques dans les parties génitales.
Senghor annonce sa démission de la présidence du Sénégal le 31 décembre 1980. Après la réinstauration en 1970 du poste de Premier ministre, anciennement président du conseil, il modifie la Constitution en 1976 afin d’assurer que son dauphin Abdou Diouf puisse prendre l’intérim. Dès 1977, il lui expose son plan : « Je t’ai dit que je voulais faire de toi mon successeur et c’est pourquoi il y a cet article 35. Je vais me présenter au suffrage des électeurs en février 1978 et, si je suis élu, je compte partir […]. À ce moment, tu continueras, tu t’affirmeras et tu te feras élire après ». Senghor se retire ainsi du Sénégal pour s’installer en France, où il y conceptualise sa normandité.
Le temps où Léopold Sédar Senghor chante, dans « Prière de Paix » (1948), le peuple « qui fait front à la meute boulimique des puissants et des tortionnaires » semble lointain. Lui-même est décrié, au cours de sa présidence, comme incarnation de ces puissants, à la source de la gestion néo-coloniale du pays. Bien que déclarant en 1963 que « l’opposition est une nécessité, […] la dialectique de la vie, de l’Histoire », sa légalisation n’intervient au Sénégal qu’à partir de 1981, après un multipartisme limité initié en 1976. Jusque-là, certains partis politiques (comme le Parti africain de l’indépendance, le Bloc des masses sénégalaises ou le Parti du regroupement africain) existent pour un temps, mais sont rapidement dissous ou absorbés par le parti unique.
L’indépendance du Sénégal n’est ni une coïncidence de l’Histoire ni un généreux cadeau octroyé par la France. Elle est un idéal d’émancipation de la conquête du profit par les terres, les corps et les esprits d’ailleurs que le temps ne tarit pas, pour laquelle des générations successives se sont battues, de Lamine Arfang Senghor en 1927 devant la Ligue contre l’impérialisme à Valdiodio N’diaye en 1958 devant les fameux « porteurs de pancartes ». L’indépendance n’est pas une finalité, mais un préalable. Si, comme nous l’indique Boniface Mongo Mboussa, « rigueur et dignité » sont les valeurs qui caractérisent Léopold Sédar Senghor, nous nous devons de refuser la complaisance dans notre souvenir de sa présidence. Décisive dans l’édification de la nation sénégalaise, il nous est indispensable de continuer à nous pencher sur ses non-dits, la culture de répression politique qu’elle maintint et la porte ouverte qu’elle laissa à la permanence d’intérêts étrangers. Être poète permet à l’âme de s’exprimer, mais ce n’est pas la garantie d’une gestion poétique des affaires politiques.
Florian Bobin est étudiant en Histoire africaine. Ses recherches portent sur les luttes de libération en Afrique dans l’ère post-coloniale, notamment au Sénégal sous la présidence de Léopold Sédar Senghor.
[4] Lilyan Kesteloot. Comprendre les poèmes de Léopold Sédar Senghor (Issy les Moulineaux : Les Classiques africains, 1986), 40.
[5] Roland Colin. Op. cit., 117-118.
[6] Mansour Bouna Ndiaye. Panorama politique du Sénégal ou Les mémoires d’un enfant du siècle (Dakar : Les Nouvelles Éditions Africaines, 1986), 136-154.
[7] Omar Gueye. Mai 1968 au Sénégal, Senghor face au mouvement syndical (Paris : Éditions Karthala, 2017), 246.
A l'occasion des 60 ans de l'indépendance du Sénégal ce 4 avril, le professeur de littérature et critique Boniface Mongo Mboussa retrace le parcours de son premier président : Léopold Sédar Senghor
A l'occasion des 60 ans de l'indépendance du #Sénégal ce 4 avril, le professeur de littérature et critique Boniface Mongo Mboussa retrace le parcours de son premier président : Léopold Sédar Senghor, entre poésie et politique.
Avec la voix de Christophe Paget. ---
1- Construire un intellectuel
Léopold Sédar Senghor naît le 9 octobre 1906, à Joal, au sud de Dakar, dans une famille sérère bourgeoise. Elève dans diverses congrégations, passionné de littérature, il obtient son bac et une bourse pour étudier en France, où il débarque en 1928. Agrégé de grammaire en 1935, il enseigne à Tours et Saint-Maur ; il fréquente les intellectuels parisiens. Avec le Martiniquais Aimé Césaire et le Guyanais Léon Gontran-Damas, il exprime le concept de négritude. Mobilisé en 1939, captif pendant 20 mois, Senghor s’inspire de cette expérience pour son premier recueil, « Hosties noires ». Son « Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache » est préfacée par Jean-Paul Sartre.
2 - Construire une œuvre
L’œuvre de Senghor est une ode à l’Afrique. Cet éloge valorise l’art nègre, célèbre la femme et la civilisation africaine. Senghor est un poète de la mémoire. Un homme travaillé par la fuite du temps. Le poète se veut Dyali (griot), avec une mission bien précise : glorifier son lignage, ses amis, ses morts, son pays et sa civilisation. "Chants d’Ombre", "Ethiopiques", "Liberté" sont quelques-uns de ses plus célèbres recueils.
3 - Entrer en politique…
et en sortir Senghor a toujours dit qu’il était tombé en politique. Il ne mentait pas. La politique l’a rattrapé au pays en 1945, alors qu’il était venu collecter la poésie orale sérère pour sa thèse. Sollicité avec insistance par son aîné Lamine Gueye de la SFIO, il devient député à l’Assemblée nationale française. Réélu en 1951, il sera notamment secrétaire d’Etat dans le gouvernement d’Edgar Faure. Le 5 septembre 1960, il est élu président du Sénégal naissant, dont il écrit l’hymne national. Il sera réélu à la tête du pays jusqu’à sa démission le 3 décembre 1980, au profit de son dauphin Abdou Diouf.
4- Présider pendant l’année, être poète l’été
Senghor a dirigé son pays en professeur, avec méthode et esprit d’organisation. Pendant la saison scolaire, il est président au Sénégal ; en été, il est poète en Normandie, patrie de sa seconde épouse, Colette Hubert. Pour Senghor, « interpréter poétiquement le monde » ne s’oppose pas à le « changer » politiquement. D’où ce beau titre, Poésie de l’action, qu’il donne à son autobiographie parue en 1980.
5- Défendre les mêmes valeurs
Dans sa poésie, Senghor célèbre sa terre natale, la fraternité, la mémoire, l’honneur, la bravoure. En politique, il prône un digne enracinement tout en s’ouvrant au monde, à la France. D’où la francophonie. On le lui a reproché. C’était oublier son sens de la fidélité. Il savait ce qu’il devait à la France, à ses professeurs de Louis-Le-Grand, à Paris. Dans le conflit qui l’oppose, en 1962, au président du Conseil Mamadou Dia, Senghor agit là aussi avec bravoure et sang-froid, saisissant l’opportunité pour écarter celui qui commençait à lui faire de l’ombre.
6- Devenir immortel !
Poète-président, Senghor ne fut pas l’un sans l’autre. Il a assumé avec rigueur et dignité ses deux fonctions. Mais dès 1979, à la question : « S'il fallait choisir, que voudriez-vous sauver de votre triple vie d'homme politique, de professeur et de poète ? », Senghor répond : « Mes poèmes, c'est là l'essentiel. » Son élection à l’Académie française, en 1983, lui donnera raison.
"SENGHOR NE SÉPARE PAS LA POÉSIE DE LA POLITIQUE"
De Joal où il voit le jour en 1906, à Verson, où il meurt en 2001, Léopold Sédar Senghor marque le XXe siècle de ses talents littéraires autant que politiques. Le critique littéraire Boniface Mongo-Mboussa revient sur la dualité d’un homme exceptionnel
De Joal, au Sénégal, où il voit le jour en 1906, à Verson, en France, où il meurt en 2001, Léopold Sédar Senghor marque le XXe siècle de ses talents littéraires autant que politiques. Le critique littéraire Boniface Mongo-Mboussa revient sur la dualité d’un homme exceptionnel.
Boniface Mongo-Mboussa : L’œuvre de Senghor est une ode à l’Afrique. Cet éloge du continent s’opère à la fois sur le plan intellectuel et poétique. Du point de vue intellectuel, c’est la valorisation de l’art nègre ; sur le plan poétique, c’est la célébration de la femme africaine, des paysages et des civilisations du continent.
Senghor est un poète élégiaque, un poète de la mémoire. Un homme travaillé par la fuite du temps, partagé entre un passé harmonieux perdu à jamais - le fameux royaume d’enfance -, un présent violent, insaisissable, et un futur hypothétique, dont l’issue est fatalement la mort. Dans tout cela, le poète se veut Dyali(griot), avec une mission bien précise : glorifier son lignage, ses amis, ses morts, son pays et sa civilisation.
Pourquoi le Normalien passionné de littérature s’engage-t-il en politique ?
Senghor a toujours pensé qu’il était tombé en politique. On ne l’a jamais cru, du moins pas tout à fait. Et pourtant, il ne mentait pas en disant cela. La politique l’a rattrapé au pays en 1945, alors qu’il était venu collecter la poésie orale sérère pour l’écriture d’une thèse.
Sollicité avec insistance par Lamine Gueye pour être candidat au deuxième collège pour l’élection au poste de député de l’Union française à la Constituante, il a fini par accepter l’offre de Lamine Gueye et de la S.F.I.O. Ensuite, tout s’enchaîne. En 1956, il est nommé secrétaire d’État à la présidence du Conseil dans le gouvernement d’Edgar Faure. En 1959, il est élu président de l’Assemblée de l’éphémère fédération du Mali. Le 5 septembre 1960, il est élu président du Sénégal pour un mandat de 7 ans. Il sera réélu en 1963, 1968, 1973 et 1978. Le 3 décembre 1980, il se démet de ses fonctions présidentielles au profit d’Abdou Diouf.
Au long de ces vingt ans de présidence, est-il resté poète ?
Senghor a dirigé son pays en professeur. C’est-à-dire avec méthode et esprit d’organisation, deux valeurs chèrement acquises chez les Pères blancs et à Khâgne à Paris ! Sa vie dans l’année était ainsi organisée : pendant la saison scolaire, il est président au Sénégal ; en été, il est poète en Normandie, à Verson, patrie de sa seconde épouse Colette Hubert. Dans sa poésie, je l’ai dit, il célèbre la culture africaine ; dans sa politique, il donne la primauté à la culture sur l’économique. Senghor ne sépare pas la poésie de la politique. Pour lui, « interpréter poétiquement le monde » ne s’oppose pas à le « changer » politiquement. D’où ce beau titre, Poésie de l’action, qu’il donne à son autobiographie intellectuelle et politique, parue en 1980.
Les valeurs défendues dans son œuvre sont-elles celles appliquées dans sa politique ?
Dans sa poésie, il célèbre sa terre natale, la fraternité, la fidélité, la mémoire, la dignité, l’honneur, la bravoure. En politique, il a été très digne. Il prône l’enracinement tout en s’ouvrant en monde, à la France. D’où la francophonie. On le lui a reproché. C’était oublier son sens de la fidélité. Il savait ce qu’il devait à la France, aux Pères blancs qui l’ont éduqué, à ses maîtres de Louis-Le-Grand, à son condisciple Pompidou, à Paris.
Dans l’affaire qui l’oppose à Mamadou Dia, est-il encore fidèle à ces valeurs ?
À l'indépendance, Senghor hésite encore entre la vie politique et la carrière de professeur, surtout de poète. Il doute de la solidité des « républiquettes » issues de la balkanisation de l’Afrique. Mamadou Dia, lui, n'a pas ces états d'âme. Il prend sa fonction de président du Conseil - qui conduit l'action du gouvernement - très au sérieux. Il impose un système d'économie agricole qui prend de court les marabouts féodaux, la chambre de commerce de Dakar et les intermédiaires, dont certains sont membres de l'Assemblée nationale.
Irrités, ces derniers l'accusent d’autoritarisme - ce qui est en partie vra-, collectent des signatures pour une motion de censure. Dia se cabre, fait évacuer l'Assemblée et arrête quatre députés leaders. Mais les députés se retrouvent au domicile de Lamine Gueye, le président de l'Assemblée, et votent la motion de censure. Dia est accusé d'avoir fomenté un coup d'État - un coup d'État constitutionnel. Et il est condamné.
Une condamnation si sévère qu'elle divise encore la société sénégalaise. Ce que beaucoup de Sénégalais reprochent à Senghor, ce n'est pas tant le fait d'avoir arrêté Dia. Ce dernier avait par impulsivité violé la constitution. Ce qu’ils reprochent à Senghor, c'est la sévérité avec laquelle il s'est servi de cette opportunité pour se débarrasser de Dia, qui commençait à lui faire de l'ombre. Dans ce conflit, Senghor a agi avec méthode, sang-froid et ruse. Il avançait masqué derrière les députés ; Dia, lui, entier et droit, n’a pas fait dans la dentelle. D'où sa chute. Encore une fois, Senghor a prouvé qu'il pouvait être poète et politicien.
Mais, finalement, a-t-il été plutôt un président ou plutôt un poète ?
Finalement… Un poète-président ! Pas l’un sans l’autre. Mais s’il fallait choisir, sans hésiter, il aurait choisi le poète. Il n’était pas dupe de la vanité de la gloire politique. Il a toutefois assumé avec rigueur et dignité ses deux fonctions. En cela, il a porté un démenti à l’injonction de Platon, qui interdisait au poète le droit de diriger la cité.
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SOULEYMANE BACHIR DIAGNE À CŒUR OUVERT
L’Islam et les mille et une controverses qu’il suscite, l’universalisme, la pensée de feu Léopold Sédar Senghor, Boubacar Boris Diop, sont au menu de cet entretien spécial réalisé par e-media avec le brillant philosophe sénégalais
L’Islam et les mille et une controverses qu’il suscite, l’universalisme, la pensée de feu Léopold Sédar Senghor... Des sujets au menu de cet entretien spécial réalisé par Pape Alioune Sarr, avec le brillant philosophe Souleymane Bachir Diagne, diffusé mardi dernier sur iTV, la chaine du groupe Emedia Invest.
La pensée de l’intellectuel vivifie le dialogue presque inexistant entre croyants. Souleymane Bachir Diagne ne fuit pas le débat, il adore même la disputation avec les autres auteurs qui tranchent d’avec ses idées, ce dont les philosophe français Rémi Brague et Michel Onfray constituent la meilleure illustration.
« LE PLURALISME N’EST PAS LA NÉGATION DE LA VÉRITÉ »
Comment alors renouer avec la tradition qui faisait foi dans les sociétés anciennes comme celle de Bagdad ? Souleymane Bachir Diagne propose une autre lecture, une nouvelle approche pour les Musulmans. Si aujourd’hui les débats qui aliment les passions médiatiques surtout en Occident ne manque pas de mettre un trait d’union entre l’Islam et l’islamisme, l’auteur de Comment philosopher en islam ne décolère pas face à ce qu’il qualifie d’amalgame nourri par les semeurs du désordre qui veulent instrumentaliser la religion à d’autres fins. Pour lui, il est important de retenir qu’il est dans l’ordre des choses qu’il y ait du pluriel car « le pluralisme n’est pas la négation de la vérité » et c’est là, dit-il, une manière de comprendre que les religions puissent être universelles sans que cela ne signifie nécessairement un conflit ou un choc des civilisations, pour reprendre le politiste américain Samuel Huntington.
Loquace sur ce débat, Souleymane Bachir Diagne aura toutefois été laconique sur un autre qui a alimenté les passions médiatiques, cette fois-ci sous nos tropiques : ses divergences avec l’écrivain Boubacar Boris Diop à propos de l’éminent Cheikh Anta Diop. Il pose, à cet effet, le curseur sur Léopold Sédar Senghor dont il analyse les pensées sous le prisme de celles de Henri Bergson. Loin d’opposer le chantre de la Négritude et l’auteur de Nations Nègres et Culture, Bachir recommande de s’approprier leur héritage : « C’est absurde de considérer que Senghor - Cheikh Anta Diop, c’est un jeu à somme nulle où ce qui élève l’un, abaisse l’autre... »
Last but not least, le professeur s’est également exprimé sur le sujet de "prophètes" qui apparaissent et défraient la chronique au Sénégal. Mais, sans jamais verser dans l’humour mal placé. Il exprime plutôt son inquiétude sur la religiosité singulière au pays de la Téranga. « Ce qui est plus étonnant, c’est qu’apparemment, tous ceux qui se déclarent prophètes, ont quand même des gens qui les suivent... On a l’impression que toute aberration peut avoir quand même des fidèles et des disciples. Et ça, ce n’est pas très rassurant... »